Notes
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[1]
Tels sont les cinq premiers : 1 / forme récente écrite et savante ; 2 / à la très grande durée de vie ; 3 / présente dans plusieurs langues ; 4 / possédant un grand pouvoir multiplicateur ; 5 / et d’une valeur esthétique exceptionnelle. Cf. l’introduction à son Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, Paris, [P.O.L., 1990] Gallimard, 1999, p. 11. Dans son effort de réactivation des genres fixes Roubaud est lui-même l’auteur de sonnets. Cf., par exemple les vingt sonnets de La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Paris, Gallimard, 1999, pp. 197-218.
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[2]
W. Pötters enseigne la linguistique romane à l’université de Wurzburg. Son œuvre porte pour l’essentiel sur les fondements mathématiques des œuvres littéraires. Outre ses travaux sur le sonnet, il faut au moins indiquer son Pétrarque (Chi era Laura ? Strutture linguistiche e matematiche nel Canzoniere di Francesco Petrarca, Bologna, 1987) et son Boccace (Begriff und Struktur der Novelle. Linguistiche Betrachtungen zu Boccacios « Falken », Tûbingen, 1991).
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[3]
Sur le milieu de Frédéric II, il faut renvoyer à Kantorowicz. Cf. aussi les actes du colloque consacré à Federico II e le scienze, édité par Pierre Toubert et Agostino Paravicini Baggiani, Palermo Sellerio, 1994
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[4]
Nascita del sonetto, Metrica e matematica al tempo di Federico II, p. 9. Furio Brugnolo évoque à ce titre l’importance de Leonardo Fibonacci.
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[5]
Cf. L. Biadene, Mordufologia del sonnetto nei secoli XIII-XIV, Florence, 1977 (il s’agit de la reproduction anastatique du dixième fascicule vol. IV des Studi di Filologia Romanza, 1888) ; E.H. Wilkins, « The Invention of the Sonnet », in The Invention of the Sonnet and Other Studies in Italian Literature, Roma, 1959, p. 11-39 ; W. Mönch, Das Sonett. Gestalt und Geschichte, Heidelberg, 1955, p. 55 sq ; H. Friedrich, Epochen der italienischen Lyrik, Francfort, 1964, p. 30 sq. ; H.-J. Schlütter, Sonett. Mit Beiträgen von R. Borgmeier, und H.W. Wittschier, Stuttgart, 1979.
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[6]
H.-J. Schlütter, op. cit., p. 1 sq.
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[7]
H. Friedrich évoque avec mépris « une théorie Kitt- et une théorie Flick- », op. cit., p. 30.
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[8]
Cf. H.-J. Schlütter, op. cit., p. 1 sq.
-
[a]
« Le plus important traité de métrique du xive siècle est sans aucun doute la Summa artis rithimici vulgaris dictaminis d’Antonio da Tempo (1332). Dans cette œuvre, l’auteur définit le sonnet avec beaucoup de clarté comme une composition de 14 hendécasyllabes : « ad haec sciendum est quod sonetus simplex sive consuetus debet ex quatuordecim versibus quorum quilibet debet esse undecim sillabarum ». Nascita del Sonetto, op. cit, p. 38. En plus de ces définitions empruntées aux manuels, Pötters cite deux méta-sonnets sur le sonnet : celui de Pieraccio Tedaldi (1285-1330) et celui d’Antonio Pucci (1310-1388).
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[b]
Cf. la présentation des sonnets de Giacomo da Lentini et de J. L. Borgès in Nascita del Sonetto, op. cit., p. 23-24.
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[c]
L’ordre de la présentation des trois modèles est inverse dans le livre. On trouve modèle A = 14 vers de 11, modèle B = 7 x 22 ; C = 8 vers. Cf. Nascita del Sonetto, op. cit., p. 27. Pötters cite les travaux de Weinmann, op. cit., p. 38 sq., Avalle, 1990, p. 495 sq. et Brugnolo, 192, p. 262 sq.
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[9]
Cf. L. Biadene, op. cit., p. 5. [cf. Nascita del Sonetto, op. cit, p. 33-37].
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[10]
Ibidem, p. 6.
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[11]
Cf. le sonnet CXCVIII du Canzoniere de François Pétrarque, à partir de l’édition littérale autographe, Cod. Vat., Roma, aux soins de la Société philologique romaine, 1904. [Nascita del Sonetto, op. cit, p. 31-32].
-
[12]
Il s’agit du Sonnet XXXV du Canzoniere présenté selon la version de la bibliothèqe vaticane, Vat. Latin. 3195. Le codex contient pas moins de 317 exemples de ce modèle de présentation graphique. On pourra consulter l’édition en facsimilé : Francisci Petrarche laureati poete Rerum vulgarium fragmenta. L’originale del Canzoniere di Petrarca. Codex Vaticano Latino 3195 reproduit en phototype, aux soins de M. Vattasso, Milan, Hoepli, 1905.
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[13]
Parmi les nombreux travaux portant sur l’esthétique numérologique de Dante, cf. par exemple M. Hardt, Die Zahl in der Divina Comedia, Francfort, 1973. Pour le nombre dans le Décameron, cf. W. Pötters, Begriff und Struktur der Novelle. Linguistiche Betrachtungen zu Boccacios « Falken », Tûbingen, 1991. Pour la structure numérique du Canzoniere, cf. infra 11.
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[d]
Sur les valeurs 22 et 7, cf. Nascita del Sonetto, op. cit, p. 45 sq.
-
[14]
Pour les aspects mathématiques discutés ici, ainsi que pour les éléments d’histoire des mathématiques, cf. J. Tropfke, Geschichte der Elementarmathematik, Berlin, Lepipzig, 1921, (IV, 195-238). Ici, en particulier, IV, p. 233.
-
[15]
Ibidem, IV, p. 210-214. [Nascita del Sonetto, op. cit, p. 46-47].
-
[e]
En 1983, Pötters insistait essentiellement sur le rapport 22 / 7. Au terme de son enquête, c’est plutôt le rapport 14/11 qui lui semble indiquer l’origine mathématique du sonnet. Il y consacre près d’une quarantaine de pages du livre (p. 47-81). « Dans la plus grande partie des traités médiévaux de mathématiques qui font partie de notre corpus, les instruments numériques qui sont utilisés régulièrement pour la mesure des figures circulaires (cercle, demi-cercle, cylindre, cône, sphère) ne sont pas tant les termes de la fraction 22 / 7 mais justement le 11 et le 14 » (p. 47). Pötters étudie d’abord ce rapport chez Archimède (« la fraction 11 / 14 qui correspond à π / 4 exprime deux importantes relations géomètriques : le rapport cercle / carré circonscrit ; le rapport du quadrant au diamètre à l’intérieur du cercle ») ; puis dans l’Artis cuiuslibet consummatio, 1193, dans le Liber embadorum, 1145, dans le Liber mensurationum, de la deuxième moitié du xiie siècle, dans le De quadratura circuli de Franck de Liège (1050). et pour finir dans la Practica geometriae de Fibonacci (1220). Il conclura : « l’enquête historique et mathématique dont nous n’avons présenté que quelques résultats choisis au sein d’un corpus d’une vingtaine de textes appartenant à des époques différentes (1050, 145, 1150, / 87, 1220 et 1497 / 1509) nous permet de soutenir notre thèse au moyen d’arguments plus convaincants : dans un grand nombre des plus importants traités de géométrie rédigés entre le XIème et le xvie siècle (dont beaucoup offrent les pierres de touche de cette discipline), il est constamment fait appel aux valeurs 11 et 14 quand il s’agit de proposer des instruments pour la mesure du cercle » (p. 75).
-
[f]
Cf. annexe.
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[16]
Cf. W. Pötters, Chi era Laura ? Strutture linguistiche e matematiche nel Canzoniere di Francesco Petrarca, Bologna, 1987.
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[g]
Cf. Nascita del sonetto, p. 88. Pour les modèles graphiques, cf. ici même note c.
1Un mystère formel : tel est le sixième et dernier trait que Jacques Roubaud retient dans sa présentation du sonnet. « Le sonnet, poursuit-il, est presque toujours présenté comme une forme fixe, étroitement contrainte. Cela est vrai à tout moment de son histoire et de ses migrations. Ce caractère est tantôt mis à son crédit, fait partie de son prestige, tantôt au contraire lui est reproché, le discrédite » [1]. Voudrait-on réduire ce mystère à sa plus simple expression, la formule en serait : pourquoi donc quatorze vers de onze syllabes ? Car il faut d’emblée rappeler que le sonnet naît en Italie et que son vers est cet hendécasyllabe que les Français adapteront en alexandrins. Toutes les autres questions sont secondaires et comme dérivées de cette première : disposition bipartite du sonnet en 8/ 6 ou en 12/ 2, distribution des rimes.
2Les travaux de Wilhelm Pötters offrent à ce mystère une explication des plus convaincantes. Ils se fondent sur la genèse mathématique du mètre du sonnet [2]. Sa thèse est stupéfiante : le sonnet offrirait une transposition et une projection poétique du problème de la figura magistralis utilisée dans la mathématique médiévale pour illustrer le calcul du rapport entre le cercle et ses carrés (le carré inscrit et le carré circonscrit). Le sonnet ne naîtrait pas dans un milieu de seuls poètes mais au sein de ces mathématiciens que Frédéric II avait réunis à sa cour [3]. Pötters a mené l’enquête à travers les fonds mathématiques de l’époque. Ses recherches lui permettent d’établir la coïncidence entre les nombres fondamentaux du sonnet (11 et 14,donc, mais aussi leur produit 154, le nombre total de syllabes que compte le sonnet) et les valeurs communément utilisées au Moyen Age pour résoudre les problèmes connexes de la quadrature du cercle.
3Il serait pourtant insuffisant d’évoquer des coïncidences quand l’effort du chercheur est de prouver qu’il faut y voir l’application consciente de logiques et de spéculations mathématiques à la « logique de la poésie ». Furio Brugnolo commente dans sa belle introduction au livre de Pötters : « ce dossier fait du sonnet (qui ne se trouve pas par hasard être le premier genre lyrique né et conçu de manière complètement indépendante par rapport à la dimension acoustique et musicale typique du Moyen-Age, c’est-à-dire destiné à la seule perception de la lecture, visuelle et mentale) l’emblème des transformations décisives que la posée lyrique a connues à la cour de Frédéric II et qui l’ont fait évoluer en un sens profondément laïc et intellectuel » [4].
4Il était difficile de trancher dans la démonstration technique offerte par le livre de W. Pötters, Nascita del sonetto, Metrica e matematica al tempo di Federico II, Longo Ravenna Editore, 1998.
5Il nous a semblé préférable de traduire l’article plus ancien qui en annonçait les thèses. Il se trouve dans les Miscellanea Vittore Branca, Firenze, Olschki, 1983.
6Du programme à sa réalisation on ne trouve pas de grands bouleversements mais d’importantes confirmations bibliographiques. W. Pötters consacre notamment une partie du livre à fonder ses intuitions mathématiques par des lectures savantes des mathématiciens de la cour de Frédéric II. A chaque fois que ces informations pouvaient enrichir la lecture de l’article, nous les avons indiquées en notes. A la différence des notes de l’auteur, les nôtres sont appelées par des lettres [a,b,c,..].
7Nous reprenons aussi au livre la bibliographie consacrée aux nombres du sonnet que W. Pötters offre dans son introduction.
8Puisse-t-elle inviter le lecteur de Po&sie à se pencher à nouveau sur ces mystères formels du sonnet.
9Bibliographie sur la numérologie du sonnet
10Paul Oppenheimer, « The Origin of the Sonnet », in Comparative Literature, n° 34, 1982, p. 289-304 ;
11Gino Arrighi, « Sulla struttura del sonetto », in Atti della Fondazione Giorgio Ronchi, n° 38, 1984, p. 676-677 ;
12Guglielmo Gorni, « Le forme primarie del testo poetico. Il sonetto », in Letteratura italiana, III, Le forme del testo. Teoria e poesia, Torino, Einaudi, 1984, p. 472-487.
13Christopher Kleinhenz, The Early Italian Sonnet : The First Century, 1220-1321, Lecce, Millela, 1986 ;
14Cristina Montagnani, « Appunti sull’origine del sonetto », in Rivista di letteratura italiana, n° 4, 1986, p. 9-64 ;
15Aimo Sakari, « La forme des sonnets à l’école sicilienne », in Acte du 9e congrès des Romanistes Scandinaves, édités par Elina Suomela-Härmä et Olli Välikangas, Société Néophilologique, 1986, p. 313-319 ;
16Pierre Blanc, « Sonnet des origines, origines du sonnet : Giacomo da Lentini » in Le sonnet à la Renaissance des origines au xviie siècle. Actes des troisièmes journées rémoises, édités par Yvonne Bellanger, Paris, Aux amateurs du Livre, 1988, p. 9-18 ;
17P. Weinmann, Sonnet-Idealität und Sonnet-Realität. Neue Aspekte der Gliederung des Sonetts von seinen Anfängen bis Petrarca, Tübingen, Narr, 1989 ;
18D’Arco Silvio Avalle, « Paralogismi aritmetici nella versificazione tardoantica e medievale » in Metrica classica e linguistica, actes du colloque d’Urbino réunis par R.M. Danese, F. Gori, C. Questa, Urbino, Quattro Venti, 1990, p. 495-526 ;
19Furio Brugnolo, « Libro d’autore e forma canzoniere : implicazioni petrarchesque », in Lectura Petrarce, XI, 1991, Firenze, Olschki, 1992, p. 259-290 ;
20Aurelio Roncaglia, « Note d’aggiornamento critico su testi del Notaro e invenzione del sonetto », in In Ricordo di Giuseppe Cusimano, édité par G. Rufino, Centro di studi filologici e linguistici italiani, 1992, p. 9-25 ;
21Roberto Antonelli, « La scuola poetica alla corte di Federico II », in Federico II e le scienze, édité par Pierre Toubert et Agostino Paravicini Baggiani, Palermo Sellerio, 1994, p. 309-323 ;
22Furio Brugnolo, « La Scuola poetica siciliana », in Storia della letteratura italiana, dirigée par Enrico Malato, vol. I, Roma, Salerno Editrice, 1995, p. 265-337 ;
23Remo Fasani, « Numerologia del sonnetto », in Studi e problemi di critica testuale, n° 54, 1997, p. 87-94.
Le cercle du sonnet
24Le problème de la création du sonnet dans la littérature italienne du xiiie siècle n’a pas encore reçu de solution définitive.
25Dans cet essai je propose une nouvelle tentative d’explication. Elle part de l’hypothèse selon laquelle l’erreur des enquêtes précédentes consiste à faire dériver le sonnet de formes poétiques préexistantes plutôt que de le considérer comme une véritable invention.
1 – L’état de la question
26Les publications relatives à l’histoire et au statut actuel des recherches sur le sonnet ne manquent pas [5].
271.1. L’histoire des différentes théories proposées pour expliquer l’origine de ce mètre est bien résumée par Wilkins dans son célèbre article sur « l’invention du sonnet » publié pour la première fois en 1915. Aujourd’hui encore la question est dominée par l’oscillation entre les deux positions dont le grand pétrarquiste américain offrait l’esquisse. Selon la première hypothèse, le sonnet serait né de la combinaison de deux formes de strophes d’origine différente : la canzuna sicilienne (le strambotto) constituerait la base du huitain (les deux quatrains), et les deux tercets se seraient développés à partir du tornello toscan. La deuxième hypothèse attribue l’origine du sonnet à une transformation de la chanson provençale.
281.2. Le bilan de ces deux hypothèses tient en peu de mots [6]. Ce qui dépose en faveur de la dérivation provençale du mètre c’est la bipartition de la strophe de la chanson en frons et cauda qui anticiperait sur la structure typique du sonnet. Pourtant, on ne saurait expliquer avec cette hypothèse la différence entre l’ordre régulier des rimes (ababaabab) qui caractérise le huitain du sonnet primitif et la riche variation des rimes propre à la chanson. En revanche, l’autre hypothèse, qui entend dériver le huitain du sonnet du strambotto sicilien, permet de souligner l’identité formelle des rimes. Mais cette théorie, si convaincante pour ce qui est du huitain, reste problématique dans son ensemble. Il semble en effet difficile d’imaginer comment deux strophes populaires d’origine géographique aussi différente ont pu s’unir pour donner naissance à un nouveau mètre appelé à devenir une des formes poétiques les plus savantes de toute la littérature occidentale [7].
291.3. Quoi qu’il en soit, si l’on se limite à l’hypothèse de ces deux sources, aucune des deux théories exposées n’est en mesure d’expliquer la singularité de cette nouvelle création. Pour approcher le mystère de la véritable origine du sonnet, il vaut mieux le considérer comme le produit d’une inspiration poétique autonome. Il faut donc identifier la particularité de l’invention au-delà des effets historiques de généalogie et de superposition.
2 – Les faits
30L’ambiguïté de l’état de la question nous conduit à un nouvel examen des aspects objectifs sur lesquels on pourrait fonder une théorie de l’origine du sonnet.
312.1. Dès les premiers exemples qui sont venus à notre connaissance, la forme idéale du sonnet trahit son origine savante. En effet, le sonnet, comme on le reconnaît d’habitude, ne fut pas inventé par les poètes, mais au sein de la cour des fonctionnaires impériaux de la cour de Frédéric II [8].
322.2. Deuxième certitude : dans sa définition la moins sujette à caution, le sonnet est une composition de 14 hendécasyllabes [a]. Les lois fondamentales de la versification impliquent une série d’autres données numériques, comme par exemple 44 / 33 / 22 / 11 syllabes pour les unités sémantiques et rythmiques fondamentales (quatrains, tercets, distique, vers) et une totalité de 14 par 11 = 154 pour la totalité de la composition [b].
332.3. Une troisième donnée empirique est offerte par la présentation graphique du sonnet dans les codes médiévaux. La disposition originaire des 14 hendécasyllabes rimés ne sera différente de l’ordre en quatre strophes typique du sonnet (deux quatrains + deux tercets) qu’à un stade plus avancé de son évolution. Les codes médiévaux présentent trois manières d’écrire un sonnet [c].
342.3.1. Dans la première forme, les huit vers du huitain sont écrits sur quatre lignes, deux par ligne. Pour ce qui est des tercets, les deux premiers vers sont disposés sur une seule ligne, sur laquelle commence aussi le troisième vers qui finit sur la ligne suivante dont la moitié reste libre. Et ainsi pour le deuxième tercet. Cette disposition graphique sur huit lignes se trouve par exemple dans le Codex Laurenziano-Rediano IX, 63 [9].
352.3.2. Une variante de cette première forme offre une disposition légèrement différente des tercets. Dans ce cas aussi les tercets embrassent quatre lignes, mais l’ordre en est inversé. Le premier vers des tercets est seul sur une ligne et les deux autres occupent la ligne suivante. On consultera par exemple le Codex Palatino 418 [10].
362.3.3. Dans la troisième forme, le sonnet se présente sur sept lignes identiques. On trouve donc toujours deux hendécasyllabes ensemble. Cette forme graphique est celle que choisit Pétrarque pour 317 exemples du Canzoniere (Cod. Vat. 3195, cf. aussi Cod. Vat. 3196) [11].
372.4. Or la disposition graphique des autographes de Pétrarque représente dans sa forme graphique l’état primitif du sonnet si l’on considère que Giacomo da Lentini a « inventé » le sonnet comme composition de sept distiques rimés ababababcdcdcd. Il convient donc de se demander si la disposition graphique choisie par Pétrarque est arbitraire ou délibérée, sans omettre que nous évoquons un poète qui a passé plusieurs dizaines d’années de sa vie à « limer ses vers ». Une explication de son choix implique une nouvelle réponse au problème de la nature originelle du sonnet.
382.5. Résumons-nous : une nouvelle théorie de l’origine du sonnet peut et doit se donner comme base un ensemble très étroit de données objectives : il s’agit : a) d’une invention savante, b) de 14 hendécasyllabes, c) selon la disposition des 14 hendécasyllabes en 7 distiques de 22 syllabes que met en évidence la présentation graphique reproduite.
39On tient que seule la théorie qui sera capable d’expliquer ces trois aspects originels du sonnet peut se présenter comme une théorie à la fois plausible et historiquement convaincante.
3 – La théorie
41Avec la présentation en sept distiques de vingt-deux syllabes (c) la composition des quatorze hendécasyllabes, qui constitue le prototype du sonnet (b), trahit bien son origine savante (a). La théorie développée dans ce paragraphe part de l’hypothèse qu’au Moyen-Age, la littérature est dominée par une esthétique numérique rigoureuse [13].
423. 1. Voici donc la thèse d’une explication numérico-esthétique du sonnet : dans la disposition en sept distiques de vingt-deux syllabes, on peut reconnaître les mesures concrètes d’un cercle. Si on choisit 7 comme rayon, le cercle formé par ce rayon possède une circonférence dont la moitié est 22 [d].
43Le cercle ici dessiné et le sonnet inscrit dans la disposition originelle possèdent une parfait cohérence numérique grâce à l’identité de leurs mesures de base : 7 et 22.
443.2. Avant d’aborder de plus près le problème de la concordance structurale entre le sonnet et le cercle, il convient de souligner une autre coïncidence de faits numériques qui se trouve à l’origine de la congruence constatée. Les mesures de base du sonnet inscrit dans la forme 7 par 22 et du cercle correspondant de rayon 7 rappellent respectivement le numérateur et le dénominateur de la fraction 22 / 7. Or, la fraction 22 / 7 représente, comme on le sait bien, mais comme on l’oublie un peu facilement, cette fameuse grandeur mathématique découverte par Archimède et qu’on appellera π dans les mathématiques modernes à partir du xviie siècle [14].
45La fraction 22 / 7 fut découverte par Archimède à travers un calcul dont il fut peut-être l’inventeur. Il s’agit d’un procès d’approximation graduel qui combine le calcul des polygones inscrits et des polygones circonscrits. En confrontant les valeurs des périmètres et des aires des deux polygones, Archimède découvrit une grandeur moyenne constante qui oscillait entre les valeurs (= 3, 140 845) et (3, 142 857). Avec cette grandeur Archimède définit la relation constituée par la circonférence et le diamètre (à savoir par la moitié de la circonférence et le rayon). Des deux fractions proposées par Archimède, la valeur 22 / 7 est la mieux connue. Le Moyen Âge tout entier la considérait comme la clef du calcul du cercle [15].
463.3. Interpréter la disposition graphique 7 par 22 du sonnet à travers les termes de la géométrie du cercle nous permet de prouver mathématiquement la figure concrètement circulaire du sonnet en général. Avec les formules traditionnelles du sonnet nous pouvons déterminer les autres mesures fondamentales d’un cercle défini par le rayon 7. Je propose d’appeler un tel cercle Sonettkreis (c’est-à-dire cercle du sonnet), parce que toutes les mesures fondamentales du dit cercle concordent de manière parfaite avec les nombres caractéristiques de la versification du sonnet.
47En partant du rayon 7 et en calculant avec le π d’Archimède 22 / 7, les mesures identiques du cercle et du sonnet sont les suivantes :
48Si le rayon = 7, le diamètre 14. 14 est aussi le nombre des vers rimés dans un sonnet.
49La circonférence du Sonnetkreis se calcule au moyen de la formule :
50c = 2rπ = 14 x 22 / 7 = 44. Résultat : la circonférence concorde avec la somme des syllabes d’un quatrain ; la moitié de la circonférence correspond à la quantité des syllabes d’une seule ligne du sonnet autographe du Canzoniere de Pétrarque, à savoir 22 ; et un seul vers hendécasyllabe (= 11) est égal à un quart de la circonférence de notre cercle (= 1 / 4 c).
51L’aire du Sonnetkreis (et c’est cette dernière nous offre la plus parfaite coïncidence numérique entre le sonnet et le cercle) peut se calculer au moyen de la formule A = r2π, donc, avec les nombres donnés 72 x 22 / 7 = 154. Résultat : l’aire du Sonnetkreis est identique à la somme de toutes les syllabes du sonnet car 14 vers de 11 syllabes donnent bien un total de 154 syllabes.
52Il est donc établi de manière irréfutable par une preuve mathématique que les grandeurs du Sonnetkreis représentent ces mesures de base auxquelles aucun auteur de sonnet ne pourrait se soustraire à moins d’enfreindre les lois classiques de la versification du mètre. Les nombres mis en évidence constituent les mesures de « l’esclavage » matériel de son génie ; parce que l’auteur d’un sonnet ne peut pas ne pas compter les 154 unités (14 par 11), qu’il le fasse de manière instinctive ou en toute connaissance de cause [e]. Pourtant les nombres sont aussi les moyens de sa libération poétique ; parce que, malgré ces contraintes qui entravent son inspiration poétique, ou plutôt grâce aux régularités mathématiques créées par la versification, le poète s’élève à la plus parfaite expression esthétique de ses pensées et de ses sentiments.
533.4. Soulignons désormais une particularité mathématique vraiment extraordinaire du cercle du sonnet. La relation c / d ou plutôt la relation entre la moitié de la circonférence, c’est-à-dire 22, et la moitié du diamètre, c’est-à-dire le rayon 7, correspond à π non seulement dans sa qualité de relation mais aussi dans l’identité des nombres mêmes qui constituent le π classique d’Archimède et les mesures du Sonnetkreis, qui sont les mesures du sonnet même. Les concordances mathématiques-métriques peuvent être synthétisées en une formule :
55La formule implique une définition de la nature géométrique du sonnet :
57La définition du sonnet implique à son tour une théorie analogue de son origine : le sonnet est né de l’idée de transformer en poésie le cercle de base d’Archimède. Le sonnet est donc de la géométrie en forme métrique, concrétisation linguistique du mystère du cercle et de la solution classique du nœud formulé par Archimède [f]. Le sonnet est une invention, e spiritu numeri, elle fut sans doute proposée dans le cercle des fonctionnaires savants de la cour sicilienne de Frédéric II. Le sonnet est un cercle : la parfaite union des points opposés, la connexion des antithèses, la conciliation des opposés, « reines Ebenmass der Gegensätze », comme le définit A.W. Schlegel dans le sonnet qu’il consacre précisément à « Das Sonnet ».
583.5. En vertu de sa nature mathématique, la théorie exposée est évidente de manière autosuffisante. Cependant, à partir du moment où nous ne possédons aucune attestation explicite de la part de « l’inventeur » du sonnet qui pourrait prouver que notre reconstruction mathématique est fondée, il faudra trouver des preuves indirectes pour confirmer notre théorie. Nous pouvons trouver ce genre de preuve indirecte dans une interprétation mathématique des Rime sparse de Pétrarque. En partant de la structure concrètement circulaire du sonnet, on pourrait démontrer que le cercle géométrique est aussi le modèle architectonique du « cycle » de sonnets recueillis par Pétrarque dans son Canzoniere. La démonstration détaillée d’une mathématique secrète consacrée au calcul du cercle que le poète a dissimulé dans l’organisation formelle de son œuvre fera l’objet d’une prochaine publication [16].
Tableau récapitulatif des équivalences numériques entre le cercle et le sonnet [g]
Tableau récapitulatif des équivalences numériques entre le cercle et le sonnet [g]
Notes
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[1]
Tels sont les cinq premiers : 1 / forme récente écrite et savante ; 2 / à la très grande durée de vie ; 3 / présente dans plusieurs langues ; 4 / possédant un grand pouvoir multiplicateur ; 5 / et d’une valeur esthétique exceptionnelle. Cf. l’introduction à son Anthologie du sonnet français de Marot à Malherbe, Paris, [P.O.L., 1990] Gallimard, 1999, p. 11. Dans son effort de réactivation des genres fixes Roubaud est lui-même l’auteur de sonnets. Cf., par exemple les vingt sonnets de La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Paris, Gallimard, 1999, pp. 197-218.
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[2]
W. Pötters enseigne la linguistique romane à l’université de Wurzburg. Son œuvre porte pour l’essentiel sur les fondements mathématiques des œuvres littéraires. Outre ses travaux sur le sonnet, il faut au moins indiquer son Pétrarque (Chi era Laura ? Strutture linguistiche e matematiche nel Canzoniere di Francesco Petrarca, Bologna, 1987) et son Boccace (Begriff und Struktur der Novelle. Linguistiche Betrachtungen zu Boccacios « Falken », Tûbingen, 1991).
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[3]
Sur le milieu de Frédéric II, il faut renvoyer à Kantorowicz. Cf. aussi les actes du colloque consacré à Federico II e le scienze, édité par Pierre Toubert et Agostino Paravicini Baggiani, Palermo Sellerio, 1994
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[4]
Nascita del sonetto, Metrica e matematica al tempo di Federico II, p. 9. Furio Brugnolo évoque à ce titre l’importance de Leonardo Fibonacci.
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[5]
Cf. L. Biadene, Mordufologia del sonnetto nei secoli XIII-XIV, Florence, 1977 (il s’agit de la reproduction anastatique du dixième fascicule vol. IV des Studi di Filologia Romanza, 1888) ; E.H. Wilkins, « The Invention of the Sonnet », in The Invention of the Sonnet and Other Studies in Italian Literature, Roma, 1959, p. 11-39 ; W. Mönch, Das Sonett. Gestalt und Geschichte, Heidelberg, 1955, p. 55 sq ; H. Friedrich, Epochen der italienischen Lyrik, Francfort, 1964, p. 30 sq. ; H.-J. Schlütter, Sonett. Mit Beiträgen von R. Borgmeier, und H.W. Wittschier, Stuttgart, 1979.
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[6]
H.-J. Schlütter, op. cit., p. 1 sq.
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[7]
H. Friedrich évoque avec mépris « une théorie Kitt- et une théorie Flick- », op. cit., p. 30.
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[8]
Cf. H.-J. Schlütter, op. cit., p. 1 sq.
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[a]
« Le plus important traité de métrique du xive siècle est sans aucun doute la Summa artis rithimici vulgaris dictaminis d’Antonio da Tempo (1332). Dans cette œuvre, l’auteur définit le sonnet avec beaucoup de clarté comme une composition de 14 hendécasyllabes : « ad haec sciendum est quod sonetus simplex sive consuetus debet ex quatuordecim versibus quorum quilibet debet esse undecim sillabarum ». Nascita del Sonetto, op. cit, p. 38. En plus de ces définitions empruntées aux manuels, Pötters cite deux méta-sonnets sur le sonnet : celui de Pieraccio Tedaldi (1285-1330) et celui d’Antonio Pucci (1310-1388).
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[b]
Cf. la présentation des sonnets de Giacomo da Lentini et de J. L. Borgès in Nascita del Sonetto, op. cit., p. 23-24.
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[c]
L’ordre de la présentation des trois modèles est inverse dans le livre. On trouve modèle A = 14 vers de 11, modèle B = 7 x 22 ; C = 8 vers. Cf. Nascita del Sonetto, op. cit., p. 27. Pötters cite les travaux de Weinmann, op. cit., p. 38 sq., Avalle, 1990, p. 495 sq. et Brugnolo, 192, p. 262 sq.
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[9]
Cf. L. Biadene, op. cit., p. 5. [cf. Nascita del Sonetto, op. cit, p. 33-37].
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[10]
Ibidem, p. 6.
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[11]
Cf. le sonnet CXCVIII du Canzoniere de François Pétrarque, à partir de l’édition littérale autographe, Cod. Vat., Roma, aux soins de la Société philologique romaine, 1904. [Nascita del Sonetto, op. cit, p. 31-32].
-
[12]
Il s’agit du Sonnet XXXV du Canzoniere présenté selon la version de la bibliothèqe vaticane, Vat. Latin. 3195. Le codex contient pas moins de 317 exemples de ce modèle de présentation graphique. On pourra consulter l’édition en facsimilé : Francisci Petrarche laureati poete Rerum vulgarium fragmenta. L’originale del Canzoniere di Petrarca. Codex Vaticano Latino 3195 reproduit en phototype, aux soins de M. Vattasso, Milan, Hoepli, 1905.
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[13]
Parmi les nombreux travaux portant sur l’esthétique numérologique de Dante, cf. par exemple M. Hardt, Die Zahl in der Divina Comedia, Francfort, 1973. Pour le nombre dans le Décameron, cf. W. Pötters, Begriff und Struktur der Novelle. Linguistiche Betrachtungen zu Boccacios « Falken », Tûbingen, 1991. Pour la structure numérique du Canzoniere, cf. infra 11.
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[d]
Sur les valeurs 22 et 7, cf. Nascita del Sonetto, op. cit, p. 45 sq.
-
[14]
Pour les aspects mathématiques discutés ici, ainsi que pour les éléments d’histoire des mathématiques, cf. J. Tropfke, Geschichte der Elementarmathematik, Berlin, Lepipzig, 1921, (IV, 195-238). Ici, en particulier, IV, p. 233.
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[15]
Ibidem, IV, p. 210-214. [Nascita del Sonetto, op. cit, p. 46-47].
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[e]
En 1983, Pötters insistait essentiellement sur le rapport 22 / 7. Au terme de son enquête, c’est plutôt le rapport 14/11 qui lui semble indiquer l’origine mathématique du sonnet. Il y consacre près d’une quarantaine de pages du livre (p. 47-81). « Dans la plus grande partie des traités médiévaux de mathématiques qui font partie de notre corpus, les instruments numériques qui sont utilisés régulièrement pour la mesure des figures circulaires (cercle, demi-cercle, cylindre, cône, sphère) ne sont pas tant les termes de la fraction 22 / 7 mais justement le 11 et le 14 » (p. 47). Pötters étudie d’abord ce rapport chez Archimède (« la fraction 11 / 14 qui correspond à π / 4 exprime deux importantes relations géomètriques : le rapport cercle / carré circonscrit ; le rapport du quadrant au diamètre à l’intérieur du cercle ») ; puis dans l’Artis cuiuslibet consummatio, 1193, dans le Liber embadorum, 1145, dans le Liber mensurationum, de la deuxième moitié du xiie siècle, dans le De quadratura circuli de Franck de Liège (1050). et pour finir dans la Practica geometriae de Fibonacci (1220). Il conclura : « l’enquête historique et mathématique dont nous n’avons présenté que quelques résultats choisis au sein d’un corpus d’une vingtaine de textes appartenant à des époques différentes (1050, 145, 1150, / 87, 1220 et 1497 / 1509) nous permet de soutenir notre thèse au moyen d’arguments plus convaincants : dans un grand nombre des plus importants traités de géométrie rédigés entre le XIème et le xvie siècle (dont beaucoup offrent les pierres de touche de cette discipline), il est constamment fait appel aux valeurs 11 et 14 quand il s’agit de proposer des instruments pour la mesure du cercle » (p. 75).
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[f]
Cf. annexe.
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[16]
Cf. W. Pötters, Chi era Laura ? Strutture linguistiche e matematiche nel Canzoniere di Francesco Petrarca, Bologna, 1987.
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[g]
Cf. Nascita del sonetto, p. 88. Pour les modèles graphiques, cf. ici même note c.