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Article de revue

À Lille, un front uni pour défendre les immigrés

Pages 41 à 44

Notes

  • [1]
    « De la clandestinité à la reconnaissance », Interview de Saïd Bouziri et Driss El Yazami, Plein droit n° 11, juin 1990.

1Le Nord-Pas-de-Calais a une longue tradition en matière de migration. Dès la fin du xixe siècle, des Belges et des Polonais sont recrutés pour assurer l’essor de l’exploitation minière, de la métallurgie, du textile et de la chimie, dans la région de Fourmies, Valenciennes, Douai et l’agglomération Lille-Roubaix-Tourcoing. Au début du xxe siècle, ce sont les Kabyles qui viennent travailler dans les mines de Courrières. Dans les années 1920, les Maghrébins, dont on évalue le nombre à 6 000, servent de variable d’ajustement à la conjoncture économique et sociale.

2Après la guerre, pour faire face aux besoins de la reconstruction, le mouvement s’accélère. Les Algériens arrivent en nombre : moins de 4 000 en 1948, ils sont près de 23 000 en 1951. Cette immigration est jeune et politisée. Les militants nationalistes du Parti du peuple algérien (PPA), auquel succède le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) de Messali Hadj, sont très présents. Ils accueillent, aident et encadrent les nouveaux arrivants. Fin 1955, l’arrestation et le transfert en Algérie de cadres messalistes vont affaiblir le mouvement et ouvrir la voie à l’implantation du FLN. Après l’indépendance, le FLN, en liaison avec le consulat d’Algérie et via l’Amicale des Algériens, continue à exercer une emprise très forte sur l’immigration algérienne. Quand, en 1973, le Mouvement des travailleurs arabes (MTA), créé en juin 1972 par des militants proches de la Gauche prolétarienne, lance des consignes de manifestations après les crimes racistes de Marseille, c’est encore l’Amicale qui organise et encadre quasi militairement celle de 3 000 Algériens dans les rues de Lille. Le PSU y est alors le seul parti représenté.

3Petit à petit, l’immigration change de nature. À partir des années 1960, les Houillères font appel aux Marocains pour remplacer les mineurs français, dans la perspective du plan Jeanneney de démantèlement progressif des mines.

4Dans le contexte des années post-68, et à partir des mobilisations démarrées à Marseille et à Lyon, le MTA renforce progressivement son implantation. En réponse aux circulaires Marcellin-Fontanet de 1972 qui interdisent toute régularisation, il lance des mots d’ordre de grève dans les entreprises où la main-d’œuvre immigrée est majoritaire. Des grèves de la faim se multiplient à travers toute la France [1]. Celle du Vieux-Lille, rue des Pénitentes, est soutenue par des universitaires du SNESup et des membres du Secours Rouge. Suivie pendant 50 jours, elle sera la plus longue de toutes.

5La grève à l’usine Pennaroya de Lyon se répercute dans la filiale d’Escaudoeuvres, près de Cambrai. L’usine Peugeot à Lille et la Thomson à Lesquin sont aussi touchées. L’apparition du MTA dans le paysage politique du Nord et les revendications spécifiques aux immigrés, suscitent de vigoureux débats dans les syndicats et les partis de gauche au motif qu’elles rompraient « l’unité de la classe ouvrière ». Ces débats se poursuivront durant toutes les années 1970 à la lumière de la crise, de la montée de la gauche et de la fermeture des frontières. Durant ces années, l’action du MTA aura été l’occasion d’un réveil de la conscience politique et militante immigrée qui se confirmera au cours des décennies suivantes.

L’ère Mitterrand : le rôle de catalyseurs de la LDH et du MRAP

6Ces mobilisations ne sont pas étrangères à l’engagement d’une grande opération de régularisation après l’arrivée de la gauche au pouvoir, qui concernera près de 130 000 personnes. À Lille, fief de Pierre Mauroy, le bilan de la régularisation est dans l’ensemble satisfaisant mais laisse, comme partout, des gens sur le bord de la route. La fin de l’opération de régularisation en septembre 1982 entraîne rapidement une grève de la faim – et de la soif – de 13 immigrés, soutenus par un groupe trotskyste local.

7Cette grève conduit la Ligue des droits de l’Homme (LDH) et le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) à intervenir. Les deux associations ont renouvelé leurs cadres locaux, désormais plus dynamiques et en bons termes avec le PS, le PCF, les groupes d’extrême gauche et les associations immigrées.

8Ils font d’abord cesser la grève de la soif, puis affrontent le préfet de police et obtiennent la régularisation des 13 grévistes. Dès lors, ces deux organisations vont devenir les interlocutrices régulières de la préfecture. Ce qui n’empêche pas de très nombreux conflits : sur la question des non-régularisés, mais aussi à propos de la création du centre de rétention (CRA) de Lesquin, de l’organisation de la campagne gouvernementale contre le racisme « Vivre ensemble avec nos différences », de l’attitude des forces de l’ordre lors des manifestations contre la venue de Jean-Marie Le Pen à Lille, qui ont réuni 3 000 personnes.

9En 1983, la LDH et le MRAP animent, du 25 au 27 novembre, un collectif d’associations, partis et syndicats pour l’accueil à Lille de la Marche contre le racisme et pour l’égalité des droits. Parmi ces organisations, la Coordination Immigrés, regroupant associations d’immigrés et individus, joue un rôle central : aucune décision n’est prise sans son accord. La Marche rassemble 1 500 personnes dans les rues de Lille, Roubaix et Tourcoing. Elle s’arrête aux Biscottes, Wazemmes, Bois Blancs, à l’Alma et à la Bourgogne où des comités de quartiers réunissent de nombreux immigrés non organisés. Il s’agit de la plus importante manifestation depuis 1981.

10L’influence des associations immigrées se renforce progressivement. Lors de la grande manifestation lancée par la LDH à Roubaix : « OK, je marche, pour une région multicolore », qui rassemble 5 000 personnes le 24 juin 1987, la parole est donnée, après Yves Jouffa, président de la LDH et Harlem Désir, président de SOS Racisme, à un représentant du collectif des associations d’immigrés.

11Cette manifestation, qui est un réel succès, permet de donner de la visibilité aux associations Texture de Lille et Miroir de Roubaix, très actives dans la mobilisation et la réflexion sur la citoyenneté. À la conférence de presse du 24 juin, Saïd Bouamama, animateur de Texture, s’exprime entre Yves Jouffa et Harlem Désir. Par un travail suivi et approfondi, Texture participe à l’auto-nomisation du mouvement immigré. Elle a lancé en 1987 une riche réflexion et des brochures sur la citoyenneté. Elle s’affirme dans les luttes antiracistes des années 1990 et dans les mobilisations de quartiers. Elle participe aussi au Réseau contre les lois Pasqua qui rassemble au niveau national 40 associations et multiplie, jusqu’en 1996, réunions, manifestations et parrainages.

12Le passage de relais entre associations de défense des droits de l’Homme et associations immigrées se fera à l’occasion de la grève de la faim de sept Guinéens, parents d’enfants français, entamée à Lille le 7 juin 1996. Cette grève démarre en dehors de la sphère associative mais bénéficie vite d’un large soutien. Les débats y sont vifs car deux orientations se dégagent. La LDH et le MRAP privilégient le débat et la pression sur le préfet pour obtenir la régularisation de ces parents. Plusieurs associations de l’immigration contestent, elles, cette démarche et privilégient la mobilisation de la base, mais sans en avoir encore tous les moyens. La ligne LDH-MRAP l’emporte, tous les grévistes et leurs familles sont régularisés. La satisfaction est unanime. La victoire est célébrée par tous, sans exclusive. D’autant plus que, durant les vacances d’été, 269 parents d’enfants français sont régularisés dans le Nord. Les premiers à l’être obtiennent une carte de résident de 10 ans, mais les suivants n’obtiendront qu’une carte de séjour de 1 an, conformément aux instructions contenues dans une circulaire Debré du 9 juillet 1976.

Le temps du Comité de sans-papiers (CSP)

13Les débats autour de la grève des Guinéens de 1996 ont révélé la volonté des immigrés de sortir du giron des organisations françaises. L’occupation à Paris, en 1996, des églises Saint-Ambroise et de Saint-Bernard, la montée de l’extrême droite, les lois Pasqua et la timidité de la gauche renforcent le désir d’autonomie. La nature de l’immigration a beaucoup changé depuis les années 1980 avec l’arrivée de migrants d’Afrique subsaharienne et d’Asie. Comme à Paris, un Comité de sans-papiers (CSP) voit le jour à Lille, en septembre 1996, puis s’élargit au département (CSP 59). Le milieu associatif est bousculé et quelques semaines sont nécessaires pour retrouver un équilibre. Le rôle de la LDH et du MRAP reste important mais, désormais, avec le CSP, les immigrés ont une structure représentative propre.

14Le CSP a le mérite d’imposer le concept de « sans-papiers » et de lui donner une visibilité Chaque mercredi, un rassemblement devant la préfecture est organisé et la présence du CSP dans toutes les manifestations sociales lilloises affirme la transversalité du mouvement. Les mobilisations pour les titres de séjours et les grèves de la faim de Lille sont structurées et un local spécifique est enfin obtenu auprès de la ville et de la région (en octobre 1997 au Centre hospitalier régional, puis de façon permanente à Fives).

15Le succès de la grève des Guinéens ouvre la voie : 15 grèves de la faim seront menées de 1996 à 2013. Le CSP y joue un rôle essentiel. Si la CGT et SUD seront souvent des partenaires actifs, les sans-papiers lillois n’étant pas des salariés travaillant de manière continue dans des entreprises ou dans la restauration, les syndicats ne joueront pas un rôle central dans cette lutte. La question de l’emploi demeure néanmoins au coeur des mouvements – une promesse d’embauche puis un contrat de travail conditionnent toujours la régularisation.

16Le 10 octobre 1996, éclate une nouvelle grève de la faim, puis d’autres encore : en janvier 1997, en novembre 1997, en juin puis en octobre 1998, en juin puis en octobre 1999. Le retour de la gauche au pouvoir ralentit le mouvement mais il reprendra dès que la loi Chevènement, du 11 mai 1998, montre les limites de la volonté socialiste.

17Chacune des grèves se déroule selon le même schéma : mouvement spontané ou organisé de sans-papiers, prise en charge par le CSP, création d’un comité de soutien et de personnalités par la LDH et le MRAP, qui rencontre la préfecture, parfois en présence du CSP. La demande est toujours la régularisation globale, mais on accepte in fine le critère d’« examen bienveillant » de tous les cas individuels. Un va-et-vient s’instaure entre les négociateurs et l’assemblée générale des grévistes. Les résultats sont variables. Les régularisations, toujours jugées insuffisantes, installent pourtant l’idée que la grève de la faim est la solution lorsque les demandes à la préfecture se sont révélées vaines ou quand l’application des accords passés avec elle paraît trop lente. Ces grèves de la faim font du CSP un acteur incontournable de la vie de l’immigration et de la vie politique de la métropole lilloise. Outre les nombreux soutiens locaux (J.-C. Casadessus, chef de l’orchestre national de Lille, Stuart Seide, directeur du Théâtre du Nord, Mgr Brunin, évêque auxiliaire de Lille), le CSP attire à Lille Léon Schwartzenberg et Mgr Gaillot qui plaident la cause des sans-papiers en meeting, mais aussi en préfecture.

Grandeurs et misères de la grève de la faim

18Le mouvement des grèves de la faim culmine en mai 2004. Il rassemble 470 grévistes à la Bourse du travail. Femmes et enfants s’entassent également dans les centaines de tentes alors installées. La préfecture est paralysée : investir la Bourse du travail risquerait de donner un essor supplémentaire au mouvement, et que faire de grévistes affaiblis par le jeûne ? Sans compter que la grève bénéficie d’une forte couverture médiatique – y compris à l’étranger.

19En désespoir de cause, le préfet se retourne vers son ministre de tutelle qui mandate le conseiller d’État Jean-Marie Delarue pour trouver une sortie « honorable ». Ce haut fonctionnaire arrive à Lille avec une solide réputation d’homme de dialogue, d’indépendance et d’ouverture. Immédiatement après une visite au préfet, il rencontre durant plus de 10 heures les responsables du CSP 59, de la LDH, du MRAP et de la Cimade dans les locaux de l’Église réformée. Échange sans concessions. Enregistrement des revendications. Retour au préfet puis au ministre, puis aux associations et proposition d’un texte d’accord discuté, amendé et signé par le conseiller d’État et les quatre associations. Une partie porte sur le règlement de la grève, une autre sur l’amélioration de l’accueil en préfecture, une troisième comporte des propositions d’avenir : rencontres régulières en préfecture, dépôts de dossiers par les associations, calendrier.

20L’accord est acclamé. La grève a duré 49 jours mais pendant les trois années qui suivent, les rapports avec la préfecture seront apaisés et régis selon les accords, fondés, non plus sur la suspicion, mais sur la construction de « parcours d’intégration ». Chaque mois, une trentaine de dossiers présentés par les associations sont régularisés. Il n’y a pas de régularisation générale, mais les succès obtenus entretiennent l’espoir et tarissent les grèves de la faim.

21La nomination de Nicolas Sarkozy au ministère de l’intérieur, puis son élection à la présidence de la République changent la donne. Le préfet Aribaud, qui avait accompagné honnêtement l’application des accords Delarue, est limogé en 2006 et remplacé par Daniel Canepa venu du cabinet de Nicolas Sarkozy et nommé pour organiser la chasse aux immigrés et la liquidation des accords Delarue. L’occasion lui en est donnée avec le déclenchement, en juin 2007, de la grève de la faim spontanée de 54 sans-papiers algériens et guinéens exaspérés par les contrôles au faciès, les placements en rétention et les expulsions. Après avoir jeûné secrètement chez eux, les grévistes se présentent à la mi-juillet au CHR. Ils sont refoulés et, comme en 2004, ils se retrouvent à la Bourse du travail. Mais la situation est alors très défavorable : c’est l’été, la mobilisation est difficile, le préfet veut mettre un terme à l’exception lilloise. Le CSP, mis devant le fait accompli, peine à organiser le soutien.

22Le préfet agit avec habileté et cynisme ; il investit la Bourse du travail avant que les grévistes n’aient pu s’organiser ; il répartit et divise les grévistes dans plusieurs hôpitaux de la région ; il brise le front du soutien, en contactant plusieurs associations qui gèrent des dossiers de sans-papiers mais qui ont toutes des contentieux avec le CSP 59, dont elles critiquent tant le positionnement que le discours. Le 11 août, le préfet leur fait signer un protocole incluant l’arrêt de la grève… sans l’accord des intéressés ! Ces associations font du démarchage, lit par lit, pour faire accepter l’accord. Sans succès. Le front CSP-LDH-MRAP parvient à redresser la barre en concluant un accord « honorable ». Honorable seulement pour les grévistes qui obtiennent alors leur régularisation. Le concert organisé à l’issue du mouvement et réunissant plusieurs milliers de participants, place de la République, est le chant du cygne d’une victoire sans lendemain.

23Le cas des grévistes est traité avec bienveillance, mais désormais sans l’appui des quatre associations des accords Delarue. Un collège de neuf associations désignées par le préfet et intitulé Codrese (Commission départementale de réexamen des situations des étrangers) regroupe pêle-mêle associations militantes (minoritaires), associations humanitaires modérées et associations satellites de la préfecture. Le CSP 59 en est exclu. Le règlement intérieur de cette structure assure la mainmise de l’administration. Il donne lieu à des débats biaisés par la composition de l’instance et se durcira au fil des ans. Dès son installation, le nombre des régularisations est limité. Elles se réduiront encore par la suite. Les changements de gouvernement entraîneront un retour fragile et provisoire du CSP dans une instance qui ne donne finalement que l’illusion du dialogue. La Codrese signe l’abandon de l’idée de « parcours d’intégration » : la dominante répressive restera le credo sous Sarkozy comme sous Hollande et sous Macron.

Renouvellement ?

24Une dernière grève de la faim se déroule fin 2012 dans l’Église réformée de Fives, puis en plein air sur le Parvis Saint-Maurice dans le centre de Lille. Sans résultat probant. Elle marque la fin du cycle des jeûnes à Lille.

25Mais le mouvement perdure. Et se renouvelle. Le CSP mobilise ses militants dans toutes les manifestations sur la place de Lille : pour les papiers, contre le racisme, mais aussi pour les droits des femmes, contre la réforme du code du travail ou sur les retraites.

26D’autres mouvements indépendants se sont aussi mobilisés : pour la régularisation des réfugiés yougoslaves, pour les conditions de séjour des Roms, pour les réfugiés du Littoral. Ces derniers ont toujours reçu le soutien du CSP même si leur revendication relève surtout de la liberté de circulation. Le mouvement de soutien qui entoure les réfugiés réclame dignité et assistance humanitaire. Toutes ces luttes ont marqué et marquent encore les habitants du Nord, mais elles sont d’une autre nature que celles menées par les sans-papiers pour l’accès à la citoyenneté et à tous les droits dont bénéficient les autres citoyens.

27L’existence même du CSP 59 est un succès. Son action se manifeste aussi par le développement du Front uni de l’immigration des quartiers, du Comité Afrique, des Indigènes de la République et d’autres structures dont on peut parfois critiquer les positions mais pas leur rôle dans le débat politique et social.

28Les avancées ont été réalisées à chaque fois que les sans-papiers ont réussi à rassembler largement derrière eux associations et syndicats, personnalités et élus, montrant que la tâche d’élargissement du dialogue et du rassemblement est sans doute vitale, et à tout le moins nécessaire pour donner un écho national aux luttes locales et dépasser les contradictions et divergences entre associations.

29Vitale mais sans doute plus difficile encore dans la recomposition politique macronienne que sous les présidents Sarkozy et Hollande.


Date de mise en ligne : 23/06/2020

https://doi.org/10.3917/pld.125.0041

Notes

  • [1]
    « De la clandestinité à la reconnaissance », Interview de Saïd Bouziri et Driss El Yazami, Plein droit n° 11, juin 1990.

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