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Le verdict a été rendu le 12 décembre 2018 : les citoyens belges (deux journalistes, une assistante sociale, un bénévole) qui avaient hébergé chez eux des migrants, en 2017, ont été acquittés. Les huit autres prévenus, de nationalité étrangère et sans titre de séjour en Belgique, ont été condamnés pour trafic d’êtres humains à des peines de prison de 12 à 40 mois, sept d’entre eux bénéficiant d’un sursis.
1 Pouvez-vous revenir pour nous sur les différentes étapes qui permettent de comprendre la réaction des collectifs de sans-papiers au moment de la dite « crise des réfugiés » à Bruxelles ?
2 Youri Lou Vertongen : Tout commence en juillet-août 2015, lorsque les demandes d’asile (émanant principalement de Syriens) s’intensifient aux abords des bureaux de l’Office des étrangers à Bruxelles, en charge du traitement des demandes pour toute la Belgique. Cette administration avait reçu pour instruction de limiter le nombre de dossiers à enregistrer à 250 par jour – chiffre largement sous-estimé au regard du nombre de demandeurs qui arrivaient quotidiennement dans la capitale. Faute de pouvoir s’enregistrer, les migrants se sont installés dans le parc Maximilien, situé en face de l’Office, en attendant (plusieurs jours, voire plusieurs semaines) d’être pris en charge par les autorités administratives. Je précise que ce parc est une étendue de gazon d’un hectare environ, à peine délimité par quelques éléments de végétations, coincé entre les tours d’une cité populaire et les hauts buildings du quartier des affaires. À la grande différence des campements cachés dans les interstices en périphérie des villes, ce parc et le camp qu’il abrite alors sont en plein centre-ville !
3 Quelles sont les premières réactions des habitants du quartier lorsque le parc se mue en « camp de réfugiés » ?
4 YLV : Les premiers à se mobiliser aux côtés des familles syriennes encampées dans le parc sont les collectifs de sans-papiers, rassemblés, pour la plupart, au sein de la Coordination des sans-papiers dans laquelle chaque collectif mobilisé dispose de porte-parole. Ces sans-papiers sont des militants, présents depuis plusieurs années en Belgique, ils ont l’expérience des luttes, connaissent les politiques et les enjeux migratoires en Belgique ainsi que la réglementation. Ils sont, par ailleurs, connus et reconnus par le reste du milieu associatif acquis à la cause des migrants à Bruxelles. Ils sont les premiers à installer une cuisine mobile dans le camp, qui devient vite le lieu central du parc. On assiste bien à une tentative d’aide humanitaire de la part des sans-papiers vis-à-vis des réfugiés. Mais cette aide vise également à créer une alliance politique avec les demandeurs d’asile, afin d’articuler les différents pans de la migration dans la lutte. Les sans-papiers sont en effet convaincus (au point d’en faire un slogan) que « les demandeurs d’asile d’aujourd’hui seront les sans-papiers de demain ». Les sans-papiers reconnaissent que la demande d’asile est le meilleur moyen d’obtenir des papiers dans la Belgique d’alors, mais ils mettent en garde contre les revirements possibles, et probables, d’un gouvernement de droite. De plus, ils ne sont pas dupes et savent d’expérience qu’une partie de ces demandeurs d’asile (et de ceux qui arrivent encore) seront bientôt déboutés et rejoindront les rangs des sans-papiers. C’est d’ailleurs cette conviction qui légitime leur action : les migrants, quelle que soit leur situation, partagent une condition commune par rapport au « Régime des frontières », sont victimes des mêmes types de répressions et subissent tous, de plein fouet, les conséquences d’une forme de xénophobie systémique.
5 Comment s’articule cette solidarité des sans-papiers avec les actions des membres des ONG humanitaires par exemple ?
6 YLV : C’est là que commence le deuxième acte. À peine quelques jours plus tard, via les réseaux sociaux et sous l’impulsion de membres d’ONG, de professeurs d’université et de citoyens « apolitiques » (du moins s’affichant comme tels) se constitue la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés. Pour ce collectif de fait, il s’agit d’apporter son soutien aux réfugiés en lançant des mobilisations via des réseaux sociaux. La stratégie est payante : la Plateforme gagne rapidement en visibilité médiatique et voit ses rangs renforcés par l’arrivée de nouveaux bénévoles chaque jour. Tous les moyens (financiers, humains) dont elle dispose sont mobilisés pour prendre en charge le fonctionnement du parc. En quelques jours, l’organisation du campement prend de l’ampleur : une cinquantaine de tentes, plusieurs dizaines de bénévoles, des collectes de vêtements, des traducteurs, un cabinet médical, des barnums, etc. La Plateforme attire de nombreux médias et contribue sans doute à disposer l’opinion belge favorablement sur le sujet de l’accueil des demandeurs d’asile.
7 Dans le bal des bénévoles – reconnaissables au « gilet jaune » qu’ils arborent sur les épaules – qui s’activent dans le parc et en rythment les journées, les collectifs de sans-papiers, présents depuis le départ, semblent marginalisés. Les acteurs de la Plateforme entendent en effet hiérarchiser les priorités et l’urgence du moment est, de leur point de vue, l’accueil digne des exilé·e·s – consolidant par là même la distinction entre demandeurs d’asile et sans-papiers. Les collectifs de sans-papiers, pour les raisons énoncées précédemment, refusent cette distinction génératrice d’inégalités entre les migrants. Ils reprochent, en outre, aux membres de la Plateforme de ne pas suffisamment les inclure dans l’organisation du camp, de ne pas prêter attention à leurs revendications et, surtout, de se substituer à la parole des migrants (« les premiers concernés ») dans les médias. Quand ils en font la remarque, on leur rétorque que les demandeurs d’asile n’ont ni les codes ni les connaissances nécessaires pour s’exprimer dans la presse... Les assemblées générales tenues sur le campement se tendent à cause de ce clivage entre les sans-papiers et les néo-militants. Les collectifs de sans-papiers finissent alors par planter leurs tentes à côté de celles des demandeurs d’asile pour bien marquer la nécessité d’une convergence des luttes. Mais la Plateforme campe sur ses positions. Pendant ce temps, les demandeurs d’asile continuent d’affluer et les tentes de se multiplier dans le parc.
8 Quel rôle joue le gouvernement fédéral dans cette tension entre la Plateforme citoyenne et les militants sans-papiers ?
9 YLV : Nous en venons à l’acte 3 de mon histoire. Il débute lorsque le gouvernement belge, en réponse aux sollicitations de la Plateforme pour augmenter le nombre de dossiers traités chaque jour, prend prétexte de la présence de sans-papiers sur le camp pour refuser de venir en aide aux demandeurs d’asile. Il demande alors à la Plateforme de faire le ménage et d’expulser les sans-papiers du campement si elle veut que le gouvernement accède à ses requêtes en termes d’accueil des demandeurs d’asile. Les autorités placent les groupes citoyens dans une position délicate, mais la Plateforme, au nom de l’urgence sanitaire et sous la pression du gouvernement, finit par céder. Au cours des mois de septembre-octobre 2015, de nombreux témoignages rendent compte de l’attitude très ambivalente de certains citoyens de la Plateforme... Certains se plaignent notamment de la présence de familles Roms ou de clochards sur le campement, qui « n’ont rien à y faire ». Et comme tous peuvent s’exprimer au nom de la Plateforme, chaque intervention publique fait naître un nouveau porte-parole prompt à appuyer les catégories du « régime des frontières ». Cette position constitue une insulte irréparable aux yeux des collectifs de sans-papiers, qui reprochent aux bénévoles de la Plateforme, ignorant tout de la situation des étrangers en Belgique et de l’histoire de leurs luttes, de faire le jeu du gouvernement.
10 Cette stratégie de division du gouvernement fonctionne-t-elle ?
11 YLV : Cette stratégie fonctionne parfaitement. Le gouvernement finit par mettre à la disposition de la Plateforme un bâtiment à proximité du parc pour héberger les familles syriennes. L’accès en est réservé aux demandeurs d’asile... La tension s’accroît encore lorsque la Plateforme organise le déménagement des familles syriennes et les escorte jusqu’au bâtiment. À peine ont-elles quitté le parc que la police intervient violemment pour expulser ou rafler les sans-papiers. Les tensions s’exacerbent et le torchon brûle entre la Plateforme et les collectifs de sans-papiers : la première continue à donner la priorité aux demandeurs d’asile quand les seconds évoquent la trahison d’un acteur ignorant tout de la migration... Personne ne demande leur avis aux demandeurs d’asile primo-arrivants dont l’autonomie est sérieusement mise en cause. Leur mise à l’abri est néanmoins présentée comme une victoire par la Plateforme (et les médias qui la suivent) : ne sont-ils pas logés dans un bâtiment en dur, plutôt que dans un parc public, à l’approche de l’hiver ?
12 Comment les collectifs de sans-papiers ont-ils réagi ?
13 YLV : Les syndicats et les petites associations, restés aux côtés des sans-papiers, accusent le coup de l’évacuation violente et des dissensions, alors qu’ils avaient cru que des actions collectives seraient possibles. Quant aux sans-papiers, ils travaillent d’arrache-pied à l’auto-nomisation des collectifs de lutte... L’acte 4 s’ouvre quand les collectifs de sans-papiers, avec l’appui des milieux des squats bruxellois, décident d’ouvrir un bâtiment désaffecté de 11000 m2 pour y installer une « Maison des migrants » ouverte à tous. Ils entendent y articuler les enjeux humanitaires propres aux primo-arrivants et les enjeux politiques portés par les collectifs de sans-papiers. Pendant 6 mois, ils développent de multiples activités à destination des habitants du quartier, au nombre desquelles la réouverture de la cantine mobile. Cet espace devient tellement important que des ONG humanitaires qui avaient suivi la Plateforme hors du parc demandent qu’y soient hébergées les familles de réfugiés qui ne cessent d’affluer ! Quand le squat ferme ses portes au cours de l’année 2016, la « crise migratoire » a eu raison de la politique d’« accueil » et les Syriens, comme bien d’autres avant eux, ne sont désormais plus les bienvenus en Belgique. Pourtant, les arrivées se poursuivent. De leurs côtés, les collectifs de sans-papiers sont retombés dans l’invisibilité de leur condition et peinent toujours à trouver leur place dans la dynamique « welcome refugees », qui apparaît désormais comme la matrice originelle du débat migratoire.
14 Afin de donner un nouvel élan à la mobilisation des sans-papiers, les collectifs de la Coordination organisent une grande manifestation qu’ils intitulent « La Crise oubliée des Sans-papiers », en référence à la désormais omniprésente « Crise des réfugiés ». La manifestation a lieu en juin 2016 et attire nettement moins de monde que celles qui mobilisaient autour du slogan « welcome refugees », mais elle permet aux sans-papiers de faire remarquer que les demandeurs d’asile ne constituent plus une catégorie protégée par le gouvernement. Certains ministres n’hésitent pas à tenir des propos pour le moins polémiques dans les médias et à exprimer leur désir « d’évoluer dans un monde dans lequel le droit d’asile ne serait plus possible ». Constatant la droitisation du gouvernement, la Plateforme se transforme de l’intérieur et décide d’œuvrer à la mise en contact des migrants avec des hébergeurs volontaires, de manière à organiser au mieux l’hébergement des demandeurs d’asile chez des particuliers. Ce nouveau mode d’action prend une ampleur considérable puisqu’à la fin 2017, plus de 40000 particuliers sont inscrits sur la page Facebook de la Plateforme et se déclarent prêts à héberger. Petit à petit, les activités de la Plateforme sont étendues à toutes les personnes précaires, avec des rendez-vous quotidiens organisés entre hébergeurs et hébergés. La rhétorique de la charité est toujours mise en avant mais, dorénavant, les profils des personnes qui bénéficient des services de la Plateforme sont très différents – cette dernière ne tenant pas compte des statuts administratifs.
15 Quelle est la situation aujourd’hui ?
16 YLV : Aujourd’hui, les structures d’appui aux demandeurs d’asile et la Coordination des sans-papiers se sont sensiblement rapprochées, conscientes d’avoir été trahies par le même gouvernement. La Plateforme jouit désormais d’une image plus positive, y compris aux yeux des sans-papiers qui profitent de son aura médiatique. Notons toutefois que les discours officiels de la Plateforme font toujours la distinction, dans les moyens alloués, entre sans-papiers et demandeurs d’asile, pour continuer à bénéficier du soutien d’un maximum d’hébergeurs – aux tendances politiques très hétérogènes allant du centre droit à l’extrême gauche – mais pour lesquels l’accueil des réfugiés ne se discute pas. Aujourd’hui, le gouvernement belge a considérablement réduit les critères permettant d’accéder à une protection internationale. En conséquence, plus personne ne veut déposer de demande d’asile en Belgique, persuadé qu’elle sera rejetée. Le gouvernement belge a même inventé une nouvelle catégorie pour désigner les demandeurs d’asile qui préfèrent poursuivre leur chemin vers la Grande-Bretagne plutôt que de déposer leur demande en Belgique : « les transmigrants ». Pour le gouvernement, il n’est pas question d’accueillir ces transmigrants puisqu’ils n’ont pas vocation à rester en Belgique où ils refusent de déposer une demande d’asile. Or, personne n’est dupe : c’est bien la situation créée par le gouvernement qui les dissuade de solliciter une protection.
17 Quelles sont les prochaines échéances dans la lutte des sans-papiers ?
18 YLV : À l’approche d’échéances électorales en Belgique, au printemps 2019, la Coordination des sans-papiers lance une nouvelle campagne à partir d’une enquête qu’elle a réalisée sur leurs conditions de vie en Belgique, qui doit apporter des arguments objectifs à l’instauration d’une vague de régularisation massive. Mais au même moment, le gouvernement développe un arsenal juridique visant à mettre à mal les réflexes solidaires des hébergeurs. Un projet de loi autorisant des visites domiciliaires chez les particuliers hébergeurs a finalement été abandonné après que la Plateforme a mené une campagne auprès de ses propres bénévoles hébergeurs. Le retrait du projet de loi ne signifie pas pour autant la fin des poursuites contre les hébergeurs : une dizaine de personnes ayant hébergé des migrants ont été arrêtées et font l’objet d’un procès politique. Le « délit de solidarité » n’existant pas en Belgique, les autorités cherchent d’autres motifs, dont le premier est la traite des êtres humains. Les peines encourues sont particulièrement sévères [1]. La Plateforme, ainsi que les collectifs de sans-papiers, se sont montrés extrêmement solidaires avec ces hébergeurs : prise en charge des frais d’avocat, coordination du soutien juridique et politique. Elle s’appuie sur leur procès pour politiser ses actions. On peut parler d’une reconfiguration discursive par les membres de la Plateforme après avoir éprouvé eux-mêmes la répression d’État.
19 Tous les acteurs de cette histoire ont donc fini par se rapprocher même si la Plateforme affirme être incompétente sur les questions de régularisation que portent les collectifs de sans-papiers (elle y était opposée à l’origine...). Des alliances stratégiques se nouent et des manifestations communes sont organisées avec les sans-papiers qui ont fini par faire admettre à tous que les demandeurs d’asile d’aujourd’hui seront les sans-papiers de demain. L’année 2019 risque d’être très intéressante du point de vue de la mobilisation de la cause des migrants...
Notes
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[1]
Le verdict a été rendu le 12 décembre 2018 : les citoyens belges (deux journalistes, une assistante sociale, un bénévole) qui avaient hébergé chez eux des migrants, en 2017, ont été acquittés. Les huit autres prévenus, de nationalité étrangère et sans titre de séjour en Belgique, ont été condamnés pour trafic d’êtres humains à des peines de prison de 12 à 40 mois, sept d’entre eux bénéficiant d’un sursis.