Notes
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Les douze organisations requérantes étaient : La Cimade, le Collectif national droits de l’homme Romeurope, Emmaüs France, la Fédération des associations de solidarité avec tou-te-s les immigré-e-s (Fasti), la Fondation Abbé Pierre, le Gisti, la Cabane juridique/Legal Shelter, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la Magistrature, Terre d’Errance.
1 Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni, condamnés pour avoir aidé des exilé·e·s dans la région de la Roya, se sont pourvus devant la Cour de cassation, en invoquant l’inconstitutionnalité des dispositions qui avaient servi de fondement à leur condamnation, à savoir les articles L. 622-1 et L. 622-4 du Ceseda. Étaient invoqués non seulement le principe de nécessité et de légalité des délits et des peines mais aussi l’atteinte portée par ces dispositions au principe de fraternité. La Cour de cassation, par deux décisions du 9 mai 2018, a accepté de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), estimant que cette question, « en ce qu’elle tend à ériger en principe constitutionnel la fraternité », présentait un caractère nouveau.
2 Douze organisations membres du collectif des Délinquants solidaires, dont le Gisti [1], représentées par Me Paul Mathonnet, ont décidé d’intervenir volontairement devant le Conseil constitutionnel, de même que SOS Soutien Ô sans papiers et la Ligue des droits de l’Homme. La Commission nationale consultative des droits de l’Homme a, elle aussi, présenté des observations.
3 L’audience a eu lieu le 26 juin 2018 et le Conseil constitutionnel a rendu sa décision le 6 juillet. Il a reconnu que la fraternité était un principe à valeur constitutionnelle dont se déduit « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans condition de la régularité de son séjour sur le territoire national ».
4 Il a considéré, d’une part, que l’aide à la circulation devait bénéficier des mêmes causes d'exemption de poursuites que celles prévues pour l’aide au séjour et, d’autre part, que l’exemption limitée à certains types de prestations et aux actes visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique de l’étranger est trop étroite et devait en conséquence être élargie à « tout autre acte d’aide apportée dans un but humanitaire ».
5 Il a refusé en revanche de considérer que l’aide à l’entrée, même inspirée par des préoccupations humanitaires et dépourvue de toute visée lucrative, puisse bénéficier des exemptions prévues par la loi.
6 Bien que le Conseil consacre une avancée incontestable en invitant le législateur à intégrer le principe de fraternité dans ses délibérations, cette décision reste donc très en retrait au regard de ce que les associations l'invitaient à juger. On mesurera cet écart à la lecture de la plaidoirie de Paul Mathonnet à l’audience du 26 juin 2018, reproduite ci-après.
7 Il y pointait le climat de suspicion généralisée qui résulte de l’existence de l’incrimination contestée, puisqu’elle permet de présumer que toute aide constitue a priori un délit. D’où la menace qui pèse plus largement sur les fondements d’une société démocratique : en réprimant l’élan spontané à aider autrui, on porte atteinte au respect de l’autre et, finalement, au principe de fraternité. La plaidoirie démontrait enfin – et, sur ce point, le Conseil constitutionnel a jugé en sens inverse – que l’immunité devait inclure aussi l’aide à l’entrée trop rapidement qualifiée d’irrégulière s’agissant de personnes à la recherche d’une protection : l’aide au franchissement des frontières peut avoir et, de fait, a souvent un but humanitaire. Il n’est que de rappeler l’exemple des bateaux de sauveteurs en Méditerranée ou celui des guides de montagne qui, pour dissuader de jeunes gens d’emprunter des chemins dangereux, leur montrent la voie à suivre.
8 « Monsieur le Président,
9 Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,
10 J’ai l’honneur d’intervenir au nom de douze organisations : des associations caritatives, humanitaires, d’aide aux étrangers, des organisations syndicales, qui portent la voix de quatre cents autres organisations signataires d’un manifeste intitulé Délinquants solidaires. Leur position est la même que celle exprimée dans de si nombreuses tribunes émanant d’intellectuels, par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) dans plusieurs de ses délibérations, dans les réserves émises par le Défenseur des droits, dans les interventions des Églises. Tous, demandent la suppression effective de ce qui est communément dénommé le délit de solidarité.
11 C’est dire si votre décision est attendue de la société civile.
12 Et ce d’autant plus que la situation s’apparente aujourd’hui à un dialogue de sourds qu’il convient de désamorcer. Car, selon les autorités de l’État, le délit de solidarité aurait été supprimé avec la loi du 31 décembre 2012 au moyen des clauses d’exemption prévues par le 3° de l’article L. 622-4 du Ceseda. En réalité, il n’en est rien.
13 D’abord, les exemptions créées par la loi précitée du 31 décembre 2012 ne concernent que l’aide au séjour ; pas l’aide au transport et à l’entrée, même si cette aide a lieu dans un but humanitaire. Que l’Aquarius franchisse les eaux territoriales, et le délit est constitué.
14 Ensuite, s’agissant du seul séjour, ce ne sont pas tous les actes de solidarité, dénués de contrepartie, qui sont exclus de la répression, mais seulement certains. Offrir un vêtement, permettre à un étranger de prendre une douche, encaisser pour son compte un mandat postal : tous ces actes de solidarité qui, d’une part, ne relèvent pas des prestations d’hébergement, de restauration, etc., énumérées par la loi et, d’autre part, ont lieu sans que l’étranger soit en difficulté au point de souffrir dans sa dignité ou son intégrité physique, relèvent encore de la répression.
15 Vous l’avez compris, et cela vous a déjà été démontré, les termes de l’article L. 622-4 sont bien trop restrictifs.
16 Mais ce n’est pas tout. Même lorsqu’ils commettent des actes exemptés et non punissables, les aidants sont inquiétés, à l’image de ce guide de montagne contraint de s’expliquer à la gendarmerie après avoir porté secours à une femme enceinte.
17 Car, au lieu de définir de manière précise ce qui doit être puni, autour de ce qui constitue la cible de la répression : les filières à but lucratif, le législateur a maintenu une incrimination « râteau » qui permet de présumer que toute aide constitue a priori un délit, sauf à ce que soit rapportée la preuve que l’on se trouve dans l’un des cas d’exemption. Il en résulte un climat de suspicion généralisée : toute aide est suspecte, puisqu’elle est en principe punissable, sauf preuve contraire. Il est ensuite facile à l’administration d’utiliser des instruments de police judiciaire au prétexte de vérifier qu’une aide, pourtant d’évidence désintéressée, relève bien des causes d’exemption. Audition libre, garde à vue avec inscription dans un fichier de police : tous ces actes ont pour effet de dissuader des citoyens ordinaires de pratiquer la solidarité à leur modeste mais si précieuse échelle.
18 Et il me revient de dire que cette dissuasion est malheureusement délibérée dans certains territoires de notre République – des territoires où, pour éviter des « points de fixation », « kystes » ou autres phénomènes désignés de manière cynique au moyen de ce vocabulaire médical, l’administration tente d’éviter que la population apporte son aide. Oui, il existe des territoires de non-accueil, où rien n’est fait pour assurer un accueil digne, où l’on pratique le refoulement ou la rétention dans des locaux insalubres et où, corrélativement, toute aide apportée par les citoyens est considérée comme un obstacle à l’action de l’État.
19 Ainsi, la solidarité peut encore être un délit ; et lorsqu’elle ne l’est pas, elle est suspecte, voire regardée comme un acte de défiance à l’égard des autorités publiques.
20 La loi a été déviée de sa cible : les filières à but lucratif. Elle est désormais instrumentalisée à des fins de police administrative, voire dénaturée pour un combat d’ordre politique. C’est cette réalité que les associations intervenantes voulaient d’abord faire entendre.
21 Mais c’est, ensuite, à long terme que le plus grave se réalisera : lorsque ceux qui pratiquent cette générosité deviendront, à force, de moins en moins nombreux. Cela à la faveur d’un risque d’« autocensure » que la CNCDH a relevé avec justesse. Alors, quand disparaîtra l’élan spontané à aider l’autre, quelle que soit sa situation administrative, disparaîtront également le respect de l’autre et tout ce que notre société a construit depuis plusieurs décennies pour que ce respect soit effectif. C’est là l’inquiétude la plus sérieuse. Et c’est là que le principe de fraternité invoqué par les requérants prend tout son sens.
22 Nous n’avons aucun doute sur la possibilité que vous avez de juger que si la fraternité ne se décrète pas, et ne s’impose pas, les actes qui la mettent en œuvre – ces gestes désintéressés ou humanitaires – doivent être protégés de toute restriction qui ne serait pas justifiée.
23 Cette idée n’a rien d’incongru puisque vous avez déjà, par deux fois, exigé du législateur ou du juge qu’il préserve de la répression les organisations à vocation humanitaire. Il s’agit donc, ici, uniquement d’étendre cette protection à toute personne, physique comme morale.
24 Il ne s’agit pas de consacrer une obligation constitutionnelle de fraternité, mais une protection constitutionnelle de ceux qui décident de mettre en œuvre ce principe.
25 Par là même, vous serez conduit à ne pas réserver la solidarité aux seuls actes nécessaires à la sauvegarde de la dignité, comme le fait aujourd’hui la loi. L’entraide ne se limite pas au secours ; la fraternité dépasse la sauvegarde de la dignité humaine.
26 Vous serez conduits, en outre, à vous montrer exigeants quant à la précision des termes employés pour marquer le désintéressement : autrement dit, l’absence de contrepartie. Car il convient de ne pas confondre fraternité et altruisme : il n’y a pas de solidarité sans intérêt. L’altruisme c’est le don, et la solidarité le partage. Toute contrepartie n’est pas à exclure, lorsqu’elle procède, soit de la satisfaction d’un intérêt purement moral, soit d’un geste de remerciement, puisque la fraternité est, en principe, réciproque. La contrepartie doit être soit monnayée – ce que propose la CNCDH – soit disproportionnée – ce que proposent les associations.
27 Cela étant posé, ce n’est bien évidemment pas d’une immunité totale dont il est question : vous vous limiterez seulement à exiger du législateur qu’il opère une conciliation entre le droit de pratiquer des gestes de fraternité et les autres droits ou objectifs à valeur constitutionnelle qui s’y opposent. En revanche, et ce sera là une nouveauté, vous n’exercerez plus le simple contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, mais un contrôle de proportionnalité, comme dans toutes les situations où la loi pénale vient heurter un droit protégé. Et, quelle que soit son intensité, ce contrôle de proportionnalité vous conduira ici à la censure.
28 Cela pour deux raisons, qui tiennent en deux mots : inadéquation et disproportion.
29 En premier lieu, il y a une inadéquation manifeste entre l’incrimination de l’aide au séjour, d’une part, et l’unique objectif poursuivi, qui est la maîtrise des flux migratoires et la lutte contre l’immigration illégale, d’autre part.
30 Car, aider au séjour, ce n’est pas aider à l’entrée. Et moins encore faire obstacle à l’exercice, par l’État, de son droit de décider ou non du maintien d’un étranger sur notre territoire. Il n’existe aucun rapport entre, d’un côté, des gestes de solidarité à l’égard d’étrangers déjà en France et, de l’autre, les mouvements migratoires. Le fameux appel d’air n’existe pas. Et y aurait-il appel d’air, nous n’allons pas devenir inhumains pour assurer, par cette inhumanité, la maîtrise de l’immigration…
31 En réalité, si la loi reste nécessaire, c’est uniquement pour lutter contre l’aide à des fins lucratives. Celle qui fait commerce des frontières et exploite la misère ainsi que le désespoir des candidats à l’immigration. C’était l’objectif que le législateur mettait lui-même en avant en 2012. C’est le modèle préconisé par le droit de l’Union européenne qui n’oblige les États à incriminer l’aide au séjour que si cette dernière est réalisée « à des fins lucratives ».
32 L’objet de la loi dépasse donc largement le but qui lui est assigné, et à ce titre, déjà, la censure est encourue.
33 En second lieu, il y a une disproportion manifeste à réprimer tout acte d’entraide, même à but humanitaire, s’agissant autant de l’aide au séjour, que de l’aide à l’entrée et à la circulation.
34 Que l’on pense un instant aux navires de réfugiés ou aux guides de montagne qui, pour dissuader de jeunes gens d’emprunter des chemins dangereux, leur montrent la voie à suivre. Cette aide au franchissement est à but humanitaire ; elle est en tout état de cause parfaitement désintéressée.
35 Quoi qu’il en soit, ne nous trompons pas de débat. D’abord, si l’on parle de flux migratoires, ce ne sont pas ces gestes désintéressés qui font que les migrants quittent leur pays ; ce ne sont pas ces gestes qui les font venir en Europe. L’aide désintéressée n’est apportée qu’à l’égard de migrants qui sont déjà là. Et à très modeste échelle. Ce sont les filières à but lucratif qui alimentent les « flux ». Ensuite, si l’on parle de contrôle aux frontières, l’aide ne suppose pas l’emploi de manœuvres ou de procédés tendant à faire échec aux mesures de contrôle. Elle ne porte pas atteinte aux pouvoirs de l’État en ce domaine. L’atteinte à l’objectif de maîtrise des frontières est donc limitée quantitativement et qualitativement.
36 Par conséquent, l’atteinte portée à cet objectif de maîtrise des frontières est limitée et ne justifie pas que l’on empêche toute aide, y compris celle qui, désintéressée, procède d’un geste de simple fraternité. C’est là que réside la disproportion.
37 En définitive, il vous appartient de faire fixer par le législateur la limite entre l’aide à but lucratif, pénalement réprimée, et l’aide désintéressée.
38 Pour ce faire, trois possibilités vous sont offertes.
- Vous pourrez en premier lieu prononcer la censure partielle proposée par les requérants. Avec – nous l’ajoutons – une réserve d’interprétation quant à la notion de contrepartie, qui ne doit pas exclure la satisfaction d’un intérêt purement moral, ni être retenue en présence d’un simple geste de remerciement. Mais cela laissera en l’état l’article L. 622-1, et n’enlèvera rien de l’effet dissuasif que nous avons décrit. Il est à craindre que si vous ne l’y forcez pas, le législateur ne modifie jamais cet article.
- Vous pourriez sinon prononcer la censure globale des articles L. 622-1 et L. 622-4 : c’est la solution la plus logique. Sans doute, cette abrogation pourrait affecter certaines poursuites utiles, car exercées contre des filières lucratives. Cela étant, les autorités de poursuite disposent de nombreuses qualifications alternatives, notamment le délit de traites d’êtres humains, qui peuvent servir de fondement et permettre le maintien de ces poursuites.
- Reste une troisième et dernière solution. Vous procéderez à une abrogation à effet différé, le temps que le législateur décide clairement de ce qu’il faut punir, en précisant, au titre des effets que votre décision remet en cause, que les poursuites en cours ne pourront avoir lieu que selon le dispositif qui vous est proposé à titre de censure partielle, c’est-à-dire uniquement si l’aide au séjour, à l’entrée comme à la circulation a eu lieu avec une contrepartie directe ou indirecte. Cette solution est tout à fait inédite, mais nous paraît tout à fait praticable, et préférable aux deux précédentes.
40 Pour finir, nous ne doutons pas que la solution que vous allez retenir ne résulte pas d’une simple application du droit positif, et qu’il sera certainement question de volonté ; or nous pensons que l’effort que vous devez entreprendre doit être réalisé, ici et maintenant.
41 Nous en sommes pour notre part convaincus : c’est le moment, et demain il sera trop tard. Car à l’heure où souffle un vent mauvais en Europe, il est plus jamais nécessaire d’affirmer que la question migratoire ne trouvera jamais sa solution dans la construction de forteresses aux murailles de haine ou d’indifférence, et que la France, elle, assume au contraire que la fraternité est une donnée de la solution, voir la clef du problème.
42 S’ils avaient sous leurs yeux la situation actuelle, ni le législateur révolutionnaire, ni les rédacteurs du préambule de 1946, ni les auteurs de celui de 1958 n’auraient levé leur plume ; ils l’auraient certainement appuyée encore plus fort afin de signifier que, pour reprendre les termes de Jaurès, aller à un idéal, tel celui de la fraternité, n’a de sens que pour le transposer ensuite dans le réel.
43 Pour ces raisons, vous déclarez contraires à la Constitution les dispositions contestées. »
Notes
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Les douze organisations requérantes étaient : La Cimade, le Collectif national droits de l’homme Romeurope, Emmaüs France, la Fédération des associations de solidarité avec tou-te-s les immigré-e-s (Fasti), la Fondation Abbé Pierre, le Gisti, la Cabane juridique/Legal Shelter, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, le Syndicat des avocats de France, le Syndicat de la Magistrature, Terre d’Errance.