Notes
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[1]
Ce texte est une version sensiblement remaniée d’un chapitre « The Field : a Leibnizian Perspective in Sociology » inMathieu Hilgers, Eric Mangez (dir.), Bourdieu’s Theory of Social Fields. Concepts and Applications, London, Routledge, 2014.
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[2]
G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 195.
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[3]
Une traduction de ce texte par Paul Schrecker a été publiée sous le titre « Remarques sur la partie générale des principes de Descartes » dans G. W. Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1962.
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[4]
Ian Hacking, « Science de la science chez Pierre Bourdieu » inJacques Bouveresse et Daniel Roche (eds.), La Liberté par la connaissance. Pierre Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004, p. 147.
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[5]
Émile Durkheim, « L’empirisme rationaliste de Taine et les sciences morales », reproduit in Textes, vol. 1, Paris, Minuit, 1975, p. 174.
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[6]
G. W. Leibniz, « Principes de la philosophie ou Monadologie », in Principes de la nature et de la grâce fondés en raison. Principes de la philosophie ou Monadologie, Paris, PUF, 1954, p. 87.
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[7]
Rogers Brubaker, « Social Theory as Habitus », in Bourdieu : Critical Perspectives, edited by Craig Calhoun, Edward LiPuma and Moishe Postone, Cambridge, England, Polity Press-Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 212-234.
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[8]
Même si la tentation a pu exister comme le montre la première partie « formalisée » du livre La Reproduction.
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[9]
Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Points-Seuil, p. 120 et 142.
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[10]
Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014, p. 289.
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[11]
Sur les usages et mésusages de la notion d’individu en sociologie, voir Louis Pinto, Le Collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Paris, Raisons d’agir-éditions, collection « Cours et travaux », 2009.
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[12]
Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, XII, 1971, p. 295.
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[13]
Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, p. 258-259.
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[14]
G. W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, op. cit., p. 33.
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[15]
Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. XV, n° 1, janvier-mars 1974.
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[16]
L’idée d’une correspondance entre l’ordre des dispositions et l’ordre des positions n’implique pas l’idée d’une relation fonctionnelle. Dans le cours ordinaire des choses, tout se passe comme s’il y avait une harmonie entre les deux ordres, mais il existe aussi des situations critiques de désajustement des habitus par rapport à l’état d’un champ, et de telles situations aussi sont, faut-il le dire ? parfaitement analysables.
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[17]
G. W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, op. cit., p. 31.
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[18]
Pierre Bourdieu, Sur l’État, Paris, Seuil-Raisons d’agir-éditions, 2012, p. 265.
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[19]
G. W. Leibniz, « De la nature en elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées et de leurs actions », in Opuscules philosophiques choisis, op. cit., p. 102.
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[20]
Sur l’opposition entre ces deux types de propriétés, voir P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, VII, 2, 1966.
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[21]
Comme Bourdieu aurait pu le penser dans un premier temps : cf. Pierre Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, 1966/246.
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[22]
Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, op. cit., p. 289.
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[23]
Cité par Dietrich Mahnke, « Le concept scientifique de l’individualité universelle selon Leibniz », Philosophie, 1993/39, p. 163. L’expression se retrouve plusieurs fois sous la plume de Leibniz : voir, par exemple, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, op. cit., p. 49.
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[24]
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Points Seuil, 1998, p. 175.
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[25]
Le cadre national d’analyse relativement peu interrogé comme tel s’impose dans la plupart des études : on parle de « société française », de « société italienne », etc.
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[26]
À vouloir faire l’économie des questions de légitimité et de reconnaissance, on court le risque de s’enfermer dans une vision binaire (les dominés sont soit soumis soit insoumis) comme celle de James C. Scott dont la critique adressée à Bourdieu dans La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne (traduit de l’anglais par Olivier Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008) est éloquente. Toute la question est de savoir si le fait de se moquer entre soi des dominants en leur tirant la langue en cachette est un acte de « résistance ». L’inventaire de ce type de pratiques, pourtant bien connues, alimente le populisme méthodologique de sociologues ravis de se montrer malins contre des collègues abusés par les apparences « officielles ». La domination, chez Weber comme chez Bourdieu, ne se confond guère avec des discours explicites, des « scripts », ou avec une imagerie publique : elle désigne plutôt une clôture des possibles, condition de perpétuation de l’ordre politique des choses.
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[27]
Dans sa critique de Bourdieu, Jacques Rancière réussit à proposer une version populiste d’économisme : les ouvriers n’ont pas besoin des leçons sophistiquées des sociologues pour comprendre en toute transparence ce qui les détermine : la pure nécessité matérielle. Et puisqu’on sait d’emblée ce qui meut ces individus, il n’est pas indispensable d’enquêter, de leur donner la parole et de les écouter. Le populisme se renverse ainsi en son contraire, la vision misérabiliste de dominés qui n’ont ni le temps ni l’envie de juger ce que la nécessité leur impose.
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[28]
G. W. Leibniz, La Monadologie, Paris, Delagrave, 1966, p. 173.
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[29]
Reprenant à son compte ce terme, Bourdieu cite explicitement Leibniz.
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[30]
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
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[31]
Certains critiques de Bourdieu s’efforcent, en effet, de rapporter ses analyses à un cadre purement national et soutiennent qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, ce sont de toutes autres variables qui importent.
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[32]
L’analyse sociologique doit tenir pour recevable la prise en compte de toutes sortes de variables, mais sans pour autant multiplier des statuts dérogatoires ou d’exception. Il s’agit avant tout d’étudier les relations plus ou moins systématiques entre les différentes variables.
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[33]
Là aussi, Bourdieu reprend la terminologie logique de Leibniz désignant l’espace et le temps comme ordres des possibles.
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[34]
Bien entendu, si la notion de champ est définie dans un premier temps par la coexistence, elle peut et, surtout, doit recevoir une dimension temporelle dans un second temps.
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[35]
Au rapport entre les termes donnés correspond un même rapport entre les termes recherchés. Cet adage est généralement associé à la formulation du principe de continuité de Leibniz.
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[36]
Voir le chapitre « De quel sujet les sociologues ont-ils besoin ? » dans Louis Pinto, Sociologie et philosophie : libres échanges. Bourdieu, Derrida, Durkheim, Foucault, Sartre…, Paris, Ithaque, 2014.
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[37]
Pierre Bourdieu, « Questions à Pierre Bourdieu » in Gérard Mauger, Louis Pinto, Lire les sciences sociales, 1994-1996, volume 3, Paris, Hermès Science, 2000, p. 323.
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[38]
Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales,1976/2-3, p. 88-104.
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[39]
Sur le rapport entre le « champ du pouvoir » et le champ des institutions de l’enseignement supérieur, voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.
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[40]
On en est toujours là. Bourdieu aurait pu reprendre à son compte la réponse de Durkheim à un philosophe bergsonien mettant en cause son aversion envers l’aspect « dynamique » : « C’est avec un vif sentiment de surprise que j’ai entendu M. Wilbois faire de la prépondérance plus ou moins exclusive du point de vue statique la caractéristique essentielle de mes conceptions sociologiques (...) Il pose comme une évidence, avec l’école dont il fait partie, que le devenir échappe à la pensée scientifique, c’est-à-dire à la pensée distincte », Bulletin de la Société française de philosophie, 1914, reproduit dans Textes, tome 1, op. cit., p. 66-67.
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[41]
G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, op. cit., p. 39.
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[42]
Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ?Paris, Odile Jacob, 2004, p. 121 sq.
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[43]
Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État », Actes de la recherche en sciences sociales, 1997/118.
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[44]
Sur ce point, voir les travaux sur la haute couture, le champ éditorial, le marché de la maison individuelle.
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[45]
L’« omnivore » est, chez certains auteurs américains tels que Richard Peterson, celui qui mêlerait tous les genres culturels dans l’indifférence aux hiérarchies : ce serait une figure relativement nouvelle, témoignant d’un rapport détendu ou décontracté à la culture. On peut se demander si la vraisemblance statistique associée à ce terme imagé ne repose pas d’abord sur la technique du questionnaire qui permet, par la formulation des questions, par le découpage de catégories, par l’opération de codage, de produire des anomalies que l’on se contente d’enregistrer d’une façon apparemment neutre. Quand on aura remarqué que les « omnivores » se recrutent de préférence dans les couches moyennes et supérieures, on sera en droit de se demander si, à supposer qu’elle corresponde à quelque chose, l’expansion de cette sous-population ne serait pas tout simplement l’expression des transformations du rapport à la culture des groupes dominants assurés de tenir les deux bouts (la légitimité et la fantaisie, au moins le temps, pour les individus les plus jeunes, d’accéder à l’âge mûr). Si l’offre a pu se diversifier, cela ne signifie pas que la hiérarchie des domaines culturels se trouverait abolie ou atténuée.
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[46]
Gilles Deleuze, « Il a été mon maître », Arts, 28 novembre 1964, repris dans L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 109. C’est cette esthétique qui rend compte des affinités entre maître et disciple, entre pairs, etc.
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[47]
Sur l’espace des possibles pour les apprentis philosophes de cette génération, voir le chapitre « Volontés de savoir » dans Louis Pinto,Sociologie et philosophie...,op. cit., p. 84-88.
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[48]
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une socio-analyse, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004, p. 131. Une analyse complète de ce cas de figure suppose de se soustraire à la tentation hagiographique en s’efforçant de mettre en relation l’habitus individuel avec les possibilités offertes par l’espace des possibles intellectuels à un moment donné.
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[49]
Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016.
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[50]
Ce problème avait été soulevé par Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité de positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973/1.
« Il n’y a point de terme si absolu ou si détaché qu’il n’enferme des relations et dont la parfaite analyse ne mène à d’autres choses et même à toutes les autres, de sorte qu’on peut dire que les termes relatifs marquent expressément le rapport qu’il contiennent »
2La confrontation savante entre auteurs, beaucoup pratiquée en histoire de la philosophie sous la forme « X lecteur de Y », consiste très souvent à établir des comparaisons, des filiations, en s’appuyant sur la connaissance des œuvres respectives considérées comme une matrice de prises de position et d’arguments. Il est plus rare de se placer au « point de vue de l’auteur » car cela suppose de rompre avec une vision intellectualiste qui porte à privilégier des contenus plus ou moins formalisés (la conception empiriste des concepts, la preuve ontologique, l’impératif catégorique...), et de chercher à saisir plutôt les schèmes qui organisent ou engendrent des manières d’envisager des problèmes, de hiérarchiser des procédures, de traiter des options concurrentes, de s’approprier la culture acquise dans les années de formation et ultérieurement.
3Pierre Bourdieu a été, dans ses années d’études, un lecteur attentif de Leibniz. C’est à un texte de ce philosophe, Animadversiones in partem generalem Principiorum cartesianorum, une critique de la philosophie de Descartes, qu’il a consacré son mémoire de « Diplôme d’études supérieures » rédigé sous la direction d’Henri Gouhier [3]. Ce travail de jeunesse n’a jamais été publié. Le texte de Leibniz présente une controverse. Alors que le dualisme cartésien établit une coupure entre la métaphysique qui s’occupe des réalités intelligibles (Cogito, Dieu…) et la physique qui traite des objets matériels régis par les lois de la mécanique, la voie à suivre consisterait plutôt pour Leibniz à combiner la métaphysique traditionnelle des substances et les acquis de la physique mathématique, ou plus précisément ceux de la dynamique : l’homme est à la fois une substance autonome (esprit) et une réalité matérielle (corps) conforme à des lois où le mouvement est rapporté à une force active, grosse de virtualités ayant à se déployer dans le temps au lieu d’être envisagé comme suite discontinue d’états. La bonne physique, si elle sait se dissocier des présupposés mécanistes, procure une image approchée des réalités substantielles et concilie l’unité, comme garant d’identité, et la diversité, comme manifestation de la richesse des prédicats de la substance. On retrouvera bien plus tard chez Bourdieu plusieurs traces de cette confrontation théorique, ne serait-ce qu’à travers des emprunts de termes. « Son premier amour philosophique – c’est ce qu’il m’a confié un jour – fut Leibniz, c’est-à-dire un hyper-rationaliste, l’expert mondial sur la raison », rapportait Ian Hacking [4]. Il ne s’agit pas de faire de Bourdieu un penseur « leibnizien », mais simplement de voir concrètement de quelle façon Leibniz a pu être présent et actif chez lui. Comment la lecture de cet auteur a-t-elle pu procurer des instruments, des schèmes d’analyse pour des problèmes et pour des solutions qui ont pu être investis dans un tout autre contexte et pour de tout autres fins ? On pourrait aussi poser ce genre de questions à propos de Platon, Descartes, Pascal, Spinoza, Kant, Husserl, Wittgenstein ou Austin dont il n’est pas sûr, au-delà des références explicites, que les usages aient été identiques, les uns pouvant être plus érudits, plus scolaires, plus théoriques, mais parfois aussi, plus allusifs, plus accessoires que d’autres.
L’alternative du sensible et de l’intelligible
4Bourdieu a été porteur de cet « empirisme rationaliste », qui, selon Durkheim, est le propre de la sociologie. Cette attitude scientifique partagée en elle-même « donne satisfaction aux deux sentiments contradictoires qui peuvent être regardés comme les moteurs par excellence du développement intellectuel : le sentiment de l’obscur et la foi en l’efficacité de l’esprit humain » [5]. Alors que le premier des sentiments apporte cette inquiétude qui est un préalable à la volonté de savoir, le second entretient la confiance dans les possibilités de l’esprit. Il ne s’agit pas simplement d’une invitation à lutter sur deux fronts, contre les rationalistes purs et contre les empiristes purs, mais d’un encouragement à s’engager sur une voie étroite grâce à laquelle on peut enfin parvenir à cette vue privilégiée où les forces opposées, « rationalistes » et « empiristes », ne s’annulent pas mais échappent à la vue partielle à laquelle elles semblent vouées par leur pente spontanée, et qui, en se combinant, conspirent à rendre possibles des visions et des programmes de travail jusqu’alors inconcevables.
5Pour illustration de la tension entre rationalisme et empirisme, on pourrait être tenté de mettre d’un côté, la théorie des champs comme effort rationnel de totalisation et de systématisation et d’un autre côté, le concept d’habitus comme effort pour rendre compte de la pratique dans ce qu’elle aurait d’« obscur », de singulier. L’exigence de se confronter à l’obscurité des choses ne s’exprime jamais aussi bien, on le sait, que dans la mise en garde contre l’intellectualisme et dans l’invocation du sens pratique, rappel des limites d’un point de vue savant enclin, selon le mot de Marx souvent repris par Bourdieu, à « prendre les choses de la logique pour la logique des choses ». Bourdieu cite parfois ce passage de Leibniz : « Les hommes agissent comme les bêtes en tant que les consecutions de leurs perceptions ne se font que par le principe de la mémoire, ressemblant aux Médecins Empiriques, qui ont une simple practique sans theorie ; et nous ne sommes qu’empiriques dans les trois quarts de nos Actions. Par exemple quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en Empirique, parce que cela s’est toujours fait ainsi, jusqu’ici. Il n’y a que l’Astronome qui le juge par raison » [6]. Les hommes ont affaire non pas au monde considéré par un observateur détaché mais, comme le montrait Alfred Schütz, à un monde structuré selon leurs intérêts pratiques, avec des degrés différents de familiarité, de précision, de pertinence et d’urgence. C’est cette dimension préréflexive et quasi corporelle qu’enferme la notion d’habitus.
6À l’opposé, la notion de champ, pièce essentielle de la construction théorique, témoignerait d’un fort penchant rationaliste. Les choses, ainsi présentées, seraient finalement très simples, permettant de désigner les deux côtés de Bourdieu. Ce serait oublier que la théorie est d’abord, comme « théorie de la connaissance du social », ou plutôt, comme théorie de la pratique du sociologue, un « habitus » [7], une façon de travailler, un ensemble de préceptes valant en situation de travail, tenant plus de l’ars inveniendi que d’un appareil hypothético-déductif formalisé [8]. Bourdieu, très économe en matière « théorique » [9], nous prévient que la notion de champ doit être d’abord considérée moins comme une thèse ontologique que comme un instrument de travail, « comme une sténographie conceptuelle » ou encore, « comme un pense-bête » [10]. Allant à l’encontre de l’empirisme ordinaire, cette notion porte à un degré élevé l’ambition d’intelligibilité maximale qui est le propre de l’« empirisme rationaliste » : la fécondité d’un petit nombre de principes permet de rendre compte de la diversité la plus grande de phénomènes. Or cette ambition est d’une espèce que l’on pourrait justement appeler « leibnizienne ». Leibniz, l’un des penseurs que pouvait rencontrer un sociologue soucieux d’échapper à l’alternative du théoricisme et de l’empirisme, incitait à combler les abîmes et à percevoir la continuité, et ce en particulier pour les rapports entre intelligible et sensible, unité et multiplicité, généralité et individualité, fini et infini. Ainsi, là où le sociologue empiriste est tenté, face à un cas compliqué, d’abdiquer les prérogatives de la théorie et d’incriminer le simplisme de toute construction et les limitations d’une pensée prisonnière de la généralité et impuissante face au foisonnement des individus [11], on peut se demander s’il ne faudrait pas s’engager dans une autre voie, certes plus subtile, exposée par là-même aux critiques les plus faciles, qui permettrait de traiter comme aussi petits que possible les écarts, les différences entre la théorie et l’expérience.
7Ce traitement des voies opposées (objectivisme et subjectivisme, structure et histoire, intérêt et désintéressement…) est propre au style de Bourdieu. Tout se passe comme si une alternative demandait à être suspendue aussi longtemps que l’on n’a pas été convaincu qu’elle soit autre chose qu’une imposition de problématique sommant chacun de prendre parti sans avoir à en examiner les présupposés et empêchant d’imaginer un point de vue à partir duquel les termes opposés cessent de se contredire. En fait, une alternative n’a pas à être à proprement parler invalidée, mais plutôt, à être désamorcée, en quelque sorte, par un regard nouveau qui permet de saisir la nécessité immanente des points de vue partiels. Un peu comme Leibniz cherchant à la fois à concilier la vision du physicien sur les « phénomènes » de la matière et la vision du métaphysicien sur les « substances » spirituelles et à les justifier chacune dans leur ordre, Bourdieu utilisant, en matière de sociologie des religions, Marx, Durkheim et Weber comme emblèmes des postures scientifiques différentes, entendait montrer l’intérêt de « se situer au lieu géométrique des différentes perspectives, c’est-à-dire au point d’où se laissent apercevoir à la fois ce qui peut et ce qui ne peut pas être aperçu à partir de chacun des points de vue » [12]. Ce style leibnizien de conciliation peut être opposé, par exemple, au mode kantien de résolution des « antinomies » consistant à attribuer à chacune des positions en compétition un présupposé commun, jugé illusoire ou « dogmatique » (dépassant l’expérience possible).
Causes et raisons
8Les termes de l’alternative entre l’objectivisme et le subjectivisme demandent, de façon très leibnizienne, à être non pas invalidés mais plutôt à être considérés comme des perspectives partielles. Le sociologue a besoin à la fois de la perspective « physicaliste » qui traite le monde social comme un ensemble de forces et de facteurs agissant conformément à des lois, « comme des choses », selon l’expression durkheimienne, et de la perspective « phénoménologique » qui prend au sérieux la vue qu’un sujet prend sur le monde en fonction de sa position. Pour un philosophe, ce problème fort ancien pose la question des rapports entre deux logiques distinctes et légitimes qui sont celles, selon la terminologie adoptée, du mécanisme et de la finalité, des causes et des raisons : il faut s’efforcer de rendre compte de l’harmonisation des logiques sans oublier ce qu’elles ont d’hétérogène. Pour échapper aussi bien à la solution paradoxale (cartésienne) d’une causalité entre substances (pensante et étendue) qu’à la solution (leibnizienne) d’une harmonie préétablie, il reste une voie qui consiste à rendre justice à chacune de ces logiques en montrant qu’elles se trouvent en fait conciliées à l’état pratique dans le travail de recherche. « Le concept d’habitus a pour fonction première de rompre avec la philosophie cartésienne de la conscience et d’arracher, du même coup à l’alternative ruineuse entre le mécanisme et le finalisme, c’est-à-dire entre la détermination par des causes et la détermination par des raisons » [13].
9À sa manière, le sociologue est conduit à donner sens à cette « harmonie parfaite (…) entre le système des causes efficientes et celuy des causes finales » [14] que la métaphysique de Leibniz se donnait pour tâche de justifier. Il n’a affaire ni à de pures causes objectives ni à de purs sujets : les causes n’agissent, on l’a vu à propos des différentes formes de capital, que pour autant qu’elles fonctionnent comme des pouvoirs que des agents savent (plus ou moins) mobiliser, et pour autant qu’elles tendent à déterminer l’ordre des possibles tel qu’il existe pour eux ; et l’agent n’est pas réductible à une conscience générique (le Moi) puisque ses dispositions sont définies par l’intériorisation des structures objectives. Donc, si l’on peut dire, par exemple, que la fréquentation des musées croît en fonction d’un facteur qui est le capital culturel, cela ne signifie pas que celui-ci agirait suivant le modèle mécanique de boules de billard dotées d’une masse, d’une direction et d’une vitesse, mais qu’une telle pratique culturelle a des chances très inégales d’être jugée souhaitable par les agents en fonction de leurs capacités et de leurs goûts socialement constitués ; et, inversement, si l’on peut dire que des agents entretiennent certaines aspirations culturelles, celles-ci tendent, quelle que soit leur spontanéité, à reproduire un ordre objectif de probabilités conditionnelles. Plutôt que de privilégier soit les causes soit les raisons, on doit s’efforcer de voir les raisons sous un rapport nouveau, plus riche que leur procure la considération des causes, et donc, de voir autrement les pratiques d’un agent qui, s’il fait ce qu’il aime ou déclare aimer, fait en même temps ce qu’il était incliné à faire du fait de sa position dans un espace déterminé. La « causalité du probable » [15]n’est pas l’action directe d’une structure sur un agent, mais l’effet d’un ajustement au réel social à travers une évaluation-anticipation qui prend la forme préréflexive de goûts, d’envies, et parfois, d’indifférence envers des possibles posés plus ou moins confusément. En vertu d’un balancement très « pascalien », Bourdieu montre tout ce qui, dans le sujet, se joue à son insu mais, aussi, avec son concours, habitudes, inclinations, attentes, toutes choses intimes et intérieures et néanmoins réglées sur l’ordre du monde [16]. Le sujet est un point de vue.
Une monadologie sociale : unité et diversité
10La métaphysique de Leibniz repose, on le sait, sur la notion de « monade » : il s’agit d’une substance finie, c’est-à-dire non entièrement active (soumise au principe matériel d’inertie) et dotée d’autonomie (elle contient en elle-même le principe à la fois de son individualité et de ses transformations). En elle, le devenir ne contredit pas la constance. « Chaque monade, écrit Leibniz, est un miroir vivant ou doué d’action interne, représentatif de l’univers, suivant son point de veuë et aussi réglé que l’univers lui-même » [17].
11La notion convient à Bourdieu pour ce qu’il cherche à exprimer : « Les sujets sociaux sont, en un sens, des monades » [18]. Cette formule peut surprendre, mais elle est claire ; elle concerne la possibilité de saisir la loi immanente de déterminations et de transformations, la « lex insita » qu’est l’habitus, ensemble relativement cohérent de schèmes pratiques. Il en va de même pour la notion de champ. Utilisée en physique et en psychologie pour rendre compte de l’appartenance des éléments à une configuration globale ayant des effets sur leur signification et sur leur fonctionnement, elle a d’abord pour fonction de traiter de la question de l’unité d’analyse : comment envisager une pluralité d’éléments sans sacrifier ni l’unité ni la pluralité ? S’efforçant de concilier la spécificité des parties de l’ensemble social avec leur dépendance par rapport à une totalité, elle vise à envisager un monde social différencié en lequel des régions déterminées ne peuvent être réduites aux structures sociales globales. De même que la notion d’habitus demande à être entendue comme principe générateur de pratiques à la fois spontanées et réglées, ajustées à un espace de possibles objectifs, on peut dire en termes leibniziens que celle de champ a un statut « monadologique » dans la mesure où elle permet de délimiter un objet relativement unitaire et autosuffisant selon des critères de cohérence. « Chaque monade est harmonisée avec toutes les autres, qui lui restent étrangères, bien qu’elle obéisse à sa force interne et aux lois de sa nature », déclare Leibniz [19]. Le champ est aussi une monade pourvue d’une individualité et d’une force immanente qui la rendent capable d’agir par elle-même et donc, de ne pas être déterminée de l’extérieur alors que, dans le même temps, elle « exprime » l’univers.
12La notion met en œuvre un mode de pensée « relationnel » (Cassirer, Bachelard) ou structural (Lévi-Strauss) consistant à attribuer aux propriétés relatives « de position » des éléments (par opposition à leurs propriétés « de condition », de nature « substantielle »), une valeur sinon exclusive, du moins, déterminante dans l’analyse [20]. L’objet de l’analyse est non pas les interactions entre des individus empiriques qui s’opposeraient intentionnellement [21], c’est plutôt le système des relations intelligibles entre des positions distinctives définies relationnellement (prêtre/prophète,…) occupées par des agents déterminés : « Je dois vérifier que l’objet que je me suis donné n’est pas pris dans un réseau de relations dont il tient l’essentiel de ses propriétés » [22]. La frontière du champ est ce qui délimite l’intérieur, caractérisé comme le système des positions et/ou des relations et de leur jeu, et l’extérieur où ce système tend à n’avoir plus d’effets. Le langage bachelardien de la « construction d’objet », s’il a eu pour visée première une recommandation négative d’ordre général de rompre avec les « prénotions », est aussi, mais entendu cette fois de façon positive, une façon d’inciter à construire l’unité d’analyse pour laquelle le champ était un candidat sérieux, sinon irremplaçable.
13La notion de champ est leibnizienne sur un autre point : elle est l’illustration, par excellence, du principe d’économie dans la mesure où elle satisfait à l’exigence de procurer le plus grand nombre d’ « effets » grâce au plus petit nombre de « moyens », la « plus grande variété possible » s’accordant avec le « plus grand ordre qui se puisse » [23]. Une même opposition se trouve souvent répétée sous d’autres formes soit par transposition dans un autre champ, soit par arborescence dans un même champ, comme dans le cas de la production de biens symboliques : « l’opposition principale, entre la production pure, destinée à un marché restreint aux producteurs, et la grande production, orientée vers la satisfaction des attentes du grand public, reproduit la rupture fondatrice avec l’ordre économique, qui est au principe du champ de production restreinte ; elle est recoupée par une opposition secondaire qui s’établit, à l’intérieur même du sous-champ de production pure, entre l’avant-garde et l’avant-garde consacrée » [24]. La notion de champ interdit de céder à la paresse des intuitions du réalisme substantialiste et manifeste la fécondité, pour reprendre les termes de Leibniz, de la « connaissance aveugle » qui, prenant l’algèbre pour modèle, permet de révéler des relations fonctionnelles, des structures formelles, et de susciter des questions nouvelles suggérées par la recherche d’homologies. Alors que des systèmes d’oppositions peuvent être transposés entre des domaines phénoménalement distincts, des termes opposés peuvent, à l’inverse, être situés le long d’un même axe.
14L’analyse de l’espace social offre une illustration par excellence de ce à quoi peut ressembler une analyse structurale de l’ensemble d’une population donnée sur un territoire, un État [25]. Une fois admis que les positions peuvent se spécifier à l’infini, on voit qu’on peut tenter d’en rendre compte à partir d’un petit nombre de rapports à l’espace social. Dans une société hiérarchisée, les écarts entre classes demandent à être considérés selon un mode ordinal qui impose à chaque position de se définir par la distance aux positions supérieures, détentrices de l’excellence [26]. Loin d’être une propriété contingente, associée à un cadre historique déterminé, de telles positions enferment le « goût » comme sens de la distinction : la distinction, manière d’être distinct, distinctif, distingué, conforme à un idéal d’accomplissement humain se manifeste par un tact qui porte à suspendre des considérations substantielles, notamment d’ordre éthique et à privilégier le style, la forme, le jeu indéfini sur les nuances mais aussi les ruptures hautement calculées (Madame Verdurin, dans La recherche du temps perdu, impose tel artiste audacieux et inconnu ou encore la mode du « jardin de curé » quand d’autres s’attardent à des valeurs sûres...) ; et si elle va de pair avec l’assurance, c’est précisément parce que la maîtrise des manières légitimes acquise à travers une familiarisation lente et invisible n’a rien d’une conquête mais semble le résultat d’un raffinement natif et naturel. La position intermédiaire des classes moyennes est au principe de la tension inhérente à des positions pour lesquelles l’accès aux pratiques légitimes ne va pas de soi, ne serait-ce que parce qu’il s’effectue sous le regard des occupants des positions supérieures les plus portés à percevoir et à disqualifier les fautes, les maladresses et, plus encore, la « prétention » : expression d’une discordance entre la disposition à reconnaître la loi de la culture et les limites des moyens détenus, la prétention se trahit par ce que Bourdieu appelle la « bonne volonté culturelle » caractérisée par l’hypercorrection et l’abandon à des biens « simili ». Ce n’est pas qu’une affaire de compétence culturelle qui distingue ces positions hiérarchisées, ou plutôt, on doit accepter d’inclure dans la définition de cette compétence le rapport à la culture qui n’est pas réductible à l’ordre d’une connaissance formelle et comporte, au-delà de toute preuve et de toute mesure, le sentiment de la distance aux biens et aux manières légitimes. Les positions inférieures sont, quant à elles, caractérisées structuralement par le fait de ne pas être dans le jeu, étant dépourvues des conditions minimales (notamment économiques) pour y entrer. Dans leur cas, se révèle un paradoxe : la nécessité objective qui s’impose à elle, à travers des conditions matérielles d’existence et la perception au moins confuse d’un avenir probable, n’agit pas directement, comme on pourrait le suggérer l’économisme (le revenu dicte des pratiques) [27], mais elle est médiatisée par un goût fondé sur la propension à n’aimer que ce pour quoi, de toutes façons, on est fait (ce qui est « pour nous »), et donc, à exclure ce dont on est exclu (« pas pour nous »). Ce « goût de la nécessité », revendication active, et même, « fière » de ce que l’on est comme on est, a au moins pour vertu de préserver du ridicule (celui des « petits bourgeois » qui « se croient »), et aussi, plus profondément, de permettre de s’assumer comme l’auteur de ses actes voulant ce qui lui advient ; aveu de l’abstention de s’engager sans espoir dans un jeu où l’on sera disqualifié, un tel goût ne contient aucune revendication alternative de légitimité mais plutôt quelque chose comme une demande d’être reconnu comme étant ce que l’on est et n’exigeant pas plus que d’être ce que l’on est.
15À chaque position dans cet espace correspond un point de vue sur les autres positions et sur les autres « points de vue », et l’on peut dire que, comme les différences entre points de vue expriment les différences entre positions, les points de vue sont liés entre eux par ce que Leibniz appelait une relation d’entre-expression : c’est un même espace social qui est vu à partir des différentes positions, « comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement » [28], le passage d’une position à une autre se faisant selon un (ou plusieurs) principe de variation qui permet de les concevoir de façon structurale, et non de façon empiriste, comme simple juxtaposition de plusieurs variables. Le sociologue décrit la multiplicité des points de vue liés entre eux par un « rapport constant et réglé » : le « géométral de tous les points de vue » (ou « des perspectives »), selon le terme de Leibniz souvent repris par Bourdieu, n’est pas un point de vue parmi d’autres mais cette vision « construite » par un observateur qui les prend pour objets tous ensemble (tota simul, pour reprendre une autre expression affectionnée par Bourdieu). Dans des sociétés comme les nôtres, fondées sur la reproduction statistique à dominante scolaire, les différentes positions de l’espace social peuvent être envisagées, grâce à une analysis situ [29] proprement sociologique, à travers les combinaisons de ces facteurs fondamentaux que sont le capital économique et le capital culturel.
16Un des aspects les moins bien compris de ce type d’analyse est le statut accordé à la catégorie socio-professionnelle qui aurait été privilégiée au détriment d’autres variables (dont certains critiques se font, non sans empressement, les défenseurs, certains se portant au secours du genre, et d’autres, de l’ethnie ou de la religion, etc.). Mais c’est oublier plusieurs choses. D’abord que les variables font système : les ouvriers non qualifiés du bâtiment sont plutôt des immigrés hommes, recrutés par interim, peu diplômés. Ensuite, c’est oublier que la profession doit son intérêt analytique à sa teneur informative dans la mesure où s’y trouve condensé ou associé le plus grand nombre de variables (revenus, héritage…) : elle enveloppe non seulement des attributs formels (contenu des tâches, statut, etc.) mais d’abord, des conditions tacites d’accès (modalités de scolarisation, possession de différentes espèces de capitaux, profession des parents...), et ensuite, un ensemble de possibles plus ou moins consciemment présents (perspectives de promotion, de reconversion, marché matrimonial...). Il est vain, par exemple, de vouloir isoler dans des professions comme infirmière et secrétaire ce qui relève de telle ou telle variable, sachant que la « féminité » est une condition officieuse d’accès qui a des effets sur la façon d’accomplir des tâches professionnelles ainsi que sur la définition de l’excellence professionnelle. Enfin, la valeur analytique de la profession n’a pas besoin d’être érigée au rang d’une dignité ontologique : ce qui intéresse le sociologue, au-delà du contenu des activités concernées, est la position occupée dans un espace social pour autant qu’elle procure, ou non, des profits et des pouvoirs, et à travers eux, les instruments de reproduction sociale dans la lutte entre groupes pour l’appropriation des différents types de valeur. Le volume et la composition du capital propre à une position sont donc, en tant que principes de variation (l’un, vertical et l’autre, horizontal dans le diagramme des classes de La Distinction [30]), les moyens privilégiés pour donner de l’intelligibilité aux représentations et aux pratiques associées aux différentes positions de l’espace social occupées par ces individus. Ce privilège tient au fait que, s’il est un rapport sous lequel, dans les sociétés capitalistes avancées, toutes les positions peuvent être mesurées (objectivement) et, en quelque sorte, se mesurent entre elles (au sens subjectif comme au sens politique), c’est bien celui qui concerne la distribution des espèces de capitaux [31]. C’est seulement par une méprise sur l’intention et les méthodes de cette vision structurale de l’espace social que l’on peut opposer aux variables fortement porteuses d’information sur le volume et la composition des capitaux d’autres variables qui seraient revêtues, comme le genre, la religion, l’ethnie, d’une force autonome et d’une vertu explicative indépendante [32].
17Ainsi, le sociologue n’a pas à définir des classements objectifs. Les facteurs, dit Bourdieu, sont des pouvoirs. L’espace social, entendu comme lieu de distribution des différentes propriétés, est le produit d’un ensemble de luttes prenant, entre autres, la forme d’une lutte de classements et/ou d’une lutte pour la détermination du poids relatif d’un « facteur » : il en va ainsi, par exemple, de la définition des attributs de la fonction publique (par opposition au secteur privé), de la valeur relative reconnue aux titres scolaires en général, à certains diplômes (HEC vs ENA dans la haute fonction publique) ou encore, à l’« expérience », à l’ancienneté.
L’entre-expression
18Le sujet de l’action c’est le champ, dit Bourdieu. Une formulation de ce genre était bien faite pour confirmer l’image de « holisme » structuraliste ou anti-humaniste qui, sous la plume de ses adversaires, tient souvent lieu de résumé de sa pensée. Or une telle proposition n’a pas pour but de nier la spontanéité ou la liberté des agents mais de montrer qu’on ne saurait se contenter d’une dualité « scolastique » de type structure/agency, complétée, le cas échéant, par des tentatives de conciliation. Elle invite plutôt à rompre avec la philosophie de la conscience pour laquelle le sujet est le principe ultime des représentations et des pratiques, et à lui substituer une théorie de l’action qui soit en mesure d’intégrer les deux dimensions monadologiques, celle de l’habitus et celle du champ. Le sociologue, loin de travailler à faire coller ensemble la structure et l’agent, est occupé plutôt à décrire une seule et même réalité sociale qu’il saisit sous deux rapports différents : comme « ordre de coexistence », il a affaire à une trajectoire individuelle envisagée dans l’espace des relations entre positions simultanées, et comme « ordre de succession » [33], il a affaire à cette même trajectoire où se trouve contenue une relation entre un habitus et une série d’états du monde… dans une série de champs [34]. Sous les deux rapports, le sujet des philosophies idéalistes s’avère inadéquat. D’un côté, l’habitus a pour vertu de montrer que le principe de la représentation et de l’action propre à un individu n’est pas une pure conscience mais un ensemble socialement constitué de dispositions, de schèmes de perception, d’évaluation et d’action. D’un autre côté, le champ a pour vertu de montrer un habitus singulier dans l’espace des habitus possibles liés par la relation de coexistence, ou si l’on préfère, puisque la distinction doit être faite entre un agent singulier et la position objective dans le champ occupée par cet agent, de permettre de concevoir autant que possible un couple singulier habitus-position dans l’espace des couples habitus-positions. L’habitus est une capacité de faire qui inclut la capacité de s’orienter dans le champ, c’est-à-dire d’y prendre position, d’y prendre la position la plus appropriée à ce que l’on est, et de prendre spontanément position en fonction de la position occupée ; et inversement, le champ est une sorte de machine à sélectionner et ordonner les habitus conformes.
19La façon la plus ambitieuse et la plus conséquente d’exprimer cette conception a été le postulat d’un principe de correspondance systématique entre trois espaces, celui des positions, celui des dispositions et celui des prises de position : à chaque point A dans l’un des espaces tend plus ou moins à correspondre un point équivalent A’ et A’’ dans les deux autres, ce qui signifie que chacun de ces espaces reflète le système des différences des deux autres (A, A’, A’’/B, B’, B’’…). À l’ordre dans une série correspond l’ordre dans une autre (datis ordinatis etiam quaesita sunt ordinata [35]) : A est à B ce que A’ est à B’, etc. Ainsi, l’objet de l’analyse sociologique de certaines pratiques comme les pratiques culturelles n’est pas, comme le pensent certains critiques, une relation terme à terme entre un agent socialement défini et un produit socialement défini (les petits commerçants aiment Johnny Hallyday, les professeurs aiment Barbara...), mais le système des relations entre des systèmes que sont les classes de dispositions socialement constituées, les classes de pratiques (qui incluent les pratiques de classement), les classes de domaines (musique classique, jazz, rock, etc.) et les classes d’objets dans ces domaines. Or entre ces différents systèmes, les correspondances se font avec un certain jeu. D’abord, parce que les « choix » d’objets sont toujours médiats et non immédiats : ils sont médiatisés par cet opérateur de correspondance qu’est l’habitus [36], principe social de classement et d’orientation permettant de discerner ce qui est et ce qui n’est pas pour moi (« ça fait intello », « ça fait bobo », « ça fait bling-bling ») ; et ensuite, parce qu’ils impliquent, comme toute pratique réglée, une part de flou, d’erreur et de correction (« après tout, c’est pas si mal que ça », « non, finalement, je n’aime pas ») et des degrés variables d’engagement et de distance envers une pratique.
20Une technique d’analyse géométrique des données, l’Analyse de Correspondances Multiples, a semblé être pour Bourdieu, qui l’a de plus en plus utilisée, un instrument particulièrement approprié à une analyse en termes de champ puisqu’elle permet de fournir une représentation spatiale synthétique et quasi intuitive des relations entre positions, des liaisons entre variables et de proposer une image de l’unité d’analyse comme espace réel de coexistence et de conflit entre positions. La diversité multidimensionnelle de ces positions est présentée sur un même plan sous la forme d’un nuage de points structuré selon un petit nombre d’axes principaux, qui se confondent rarement avec des variables prises une à une, et qui manifestent les principes spécifiques de structuration et d’opposition de l’espace considéré (champ universitaire, champ éditorial...).
21Bourdieu avait en projet une théorie générale des champs qui aurait permis à la fois de définir les propriétés essentielles d’un champ et de rendre compte de la diversité des degrés et formes d’existence des champs. Commençons par le second point puisqu’il met en cause la cohérence même du projet. En effet, les usages du terme vont de versions faibles où le champ tend à être envisagé surtout comme un espace de positions jusqu’à des versions fortes (le champ scientifique) en passant par des versions intermédiaires (le champ de la haute couture). Dans les versions fortes, le champ n’est pas simplement un ensemble de positions définies par leurs relations, mais une région du monde social ayant pour propriété d’être distincte, séparée, limitée par rapport aux autres régions : il s’agit de ce que Bourdieu appelait « autonomie relative », terme qui désigne le pouvoir d’exister par soi, au moins pour partie. « De plus en plus (...), je vois le monde social comme un mobile de Calder, où il y a des espèces de petits univers qui se baladent les uns par rapport aux autres dans un espace à plusieurs dimensions » [37]. L’autonomie de ces « petits univers » est, pour un sociologue, non pas le reflet d’essences platoniciennes, mais le résultat de l’action d’un ensemble d’agents qui, au-delà de leurs différences, ont en commun de se situer les uns par rapport aux autres et donc de reconnaître ce qui les réunit, un jeu et des enjeux. Le champ est le produit d’une histoire, d’un travail de construction collective qui fait partie de sa définition et de son mode de fonctionnement. Le degré d’autonomie se mesure par les conditions d’accès qui manifestent la spécificité du jeu et des enjeux et établissent une frontière entre agents qualifiés et agents non qualifiés, entre spécialistes et profanes. C’est pourquoi il existe un continuum entre les champs les plus autonomes [38] et les champs qui tendent à fonctionner comme de simples espaces de positions : la différence entre ces configurations extrêmes tient à la durée immanente qui leur appartient, c’est-à-dire à la façon dont, pour exister et fonctionner, elles conservent, sous forme objectivée d’un capital propre, d’institutions, d’instances d’évaluation, la mémoire collective des états du champ et de ses luttes. Certains champs existent à la manière d’une coexistence spatiale de positions, comme mens momentanea où la connaissance des états antérieurs, n’étant pas un requisit d’appartenance, est aussi petite que possible. Dans d’autres champs, au contraire, la logique de monopolisation de biens spécifiques tend à favoriser des instances légitimes, détentrices de savoirs accumulés et conservés au cours d’une histoire singulière. Entre eux, on pourrait distinguer, bien sûr, des cas intermédiaires. Enfin, il y a un champ qui a un statut très particulier et d’abord, pour cette raison que, dans son cas, la question de l’autonomie (ou non-autonomie) ne se pose pas comme pour les autres : c’est celui des classes sociales ou espace social, espace où tout agent est nécessairement situé. Tous les autres champs y renvoient plus ou moins directement, certains parce qu’ils le supposent et contribuent à le reproduire (le champ économique), et d’autres, parce qu’ils contribuent à le définir, l’espace social étant un enjeu essentiel dans les luttes sociales qui sont menées à travers des classements, des représentations, des droits.
22Une théorie générale des champs s’efforce, entre autres, d’envisager les différents champs comme autant d’éléments dans un même groupe de transformations. Le mode de pensée relationnel rend possible d’une part, l’analyse des relations entre des champs différents [39] et d’autre part, l’analyse comparative visant à situer le cas considéré dans un espace de possibles, à se défaire de particularités « locales », à prolonger la description vers la mise en évidence de régularités et de facteurs explicatifs, et par là, à satisfaire aux exigences de généralisation.
23Un point essentiel, on vient de le voir, est la différence des champs sous le rapport de l’autonomie pour lequel l’un des indicateurs est la place accordée au public profane : alors que l’invocation du public n’est guère possible en mathématiques ou en biologie, les professionnels du champ politique ne peuvent manquer, quelle que soit la clôture sur soi de ce champ, de faire appel aux simples citoyens dont ils entendent se faire les porte-parole, ne serait-ce que pour en obtenir périodiquement le suffrage. Un autre indicateur est le degré d’indépendance des enjeux internes par rapport aux déterminations externes : dans les champs les plus autonomes, les prises de position spécifiques, étant commandées par la logique du champ, ne sauraient être déduites de façon simple et directe de propriétés des agents telle que l’origine sociale. À chaque champ correspond une valeur spécifique qui y a cours et qui est irréductible aux valeurs extérieures ; et ce qui contribue à entretenir cette valeur est la croyance qui en est solidaire, nommée par Bourdieu illusio. Le mode d’autonomie propre à chaque champ commande la façon dont la valeur s’y trouve accumulée, appropriée, distribuée et dont les agents sont admis, reconnus, classés. Inévitablement, se constitue entre positions un ensemble d’oppositions : entre les positions les plus autonomes et les moins autonomes ; entre celles des dominants et celles des dominés ; entre celles des gardiens de l’ordre et celles des agents de subversion (d’après le modèle prêtre/prophète) ; entre celles des aspirants et celles des prétendants ; entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Cet ensemble de positions différentielles est, par sa logique même, voué à une certaine instabilité puisque les positions existent à travers des luttes qui visent à conserver ou à subvertir l’état des rapports de forces. Entre les champs, on retrouve des ressources assez semblables, assumées par certains agents, rejetées par d’autres : imposition d’une orthodoxie notamment à travers un corpus de textes de référence ou d’auteurs canoniques, codification des pratiques légitimes, recours au public de profanes, importation de biens ou de valeurs en provenance d’un autre champ …
24Contrairement à une idée reçue, le monde social décrit par Pierre Bourdieu n’est pas fixe, pas plus que celui décrit par Durkheim [40]. Le champ permet d’envisager de façon précise le problème du changement : rien n’oblige à postuler l’immobilité, mais la nouveauté ne saurait être traitée, ainsi que le font les sociologues des « mutations » sur un mode magique, comme surgissement ex nihilo car l’état présent, disait Leibniz, est « gros de l’avenir et chargé du passé » [41]. La conception structurale du changement s’oppose à une conception binaire naïve selon laquelle il y a, comme dans la physique aristotélicienne, soit mouvement soit repos : tout change, ou rien. Le changement étant analysable rationnellement (et relationnellement) comme une transformation réglée, il importe d’en prendre toujours en considération les conditions, les limites et, derrière ce qui varie, les invariants.
25Étudiant le changement selon Bourdieu, l’économiste Robert Boyer a eu le mérite, non seulement de s’opposer à une certaine imagerie fixiste, mais aussi de proposer une esquisse de ses formes et de ses facteurs [42]. Sans entrer dans des descriptions détaillées, on peut dire que, selon les cas, le changement découle de luttes internes dans un champ, de conflits et de modifications de frontières entre champs [43], de la modification par l’État des normes de sélection et d’évaluation, de désajustements entre l’espace des positions et l’espace correspondant des dispositions, par exemple à travers des bouleversements morphologiques. Par exemple, dans la section de La Distinction consacrée aux transformations entraînées par le poids croissant pris par système scolaire, il ne s’agit pas de décrire une « mutation » (l’École « de masse ») mais de porter au jour un processus complexe où la conservation des différences se combine avec une multitude d’effets produits par la rencontre entre la logique immanente du système scolaire et les stratégies propres à des groupes jusqu’alors éloignés de l’École (classes populaires d’une part, fractions indépendantes des classes moyennes et même des classes supérieures).
26Ce qui est en cause à propos du champ est une vision de la totalité « monadologique » capable d’embrasser aussi bien un espace déterminé de positions que le groupe de transformations dont il fait partie et grâce auquel on peut le situer, c’est-à-dire en comprendre la spécificité. S’il est vrai que, comme le disait Leibniz, la goutte d’eau considérée au microscope apparaît comme un étang différencié, la pensée relationnelle n’en a jamais fini de dégager des oppositions structurales, d’en étudier les transpositions et les variations réglées, de faire jouer l’hypothèse d’une continuité entre cas extrêmes (biens symboliques/biens matériels [44]), de rechercher la généralité la plus élevée qui implique des instruments de plus en plus puissants susceptibles de rendre compte des détails, en ce qu’ils ont de sensible, de spécifique, de singulier. En se donnant une loi de variation, l’analyse sociologique évite de sacrifier la diversité à l’unité, ou l’inverse.
27On ne peut donc qu’être perplexe devant ce que l’on pourrait appeler des usages éclectiques des outils analytiques de Bourdieu. Certes, tout le monde a le droit de proposer des correctifs ou des amendements, mais à condition de ne pas revenir en arrière en vidant de sens ce qui a constitué l’acquis le plus précieux de ces concepts. Ainsi, la « distinction » est indissociable du fonctionnement d’un champ où les positions sont vouées, selon des modalités très diverses, à « différer » : elle présuppose que les propriétés sociales des agents, leur « capital », commandent des pratiques déterminées et que ces pratiques, que ce soient des choix d’objets ou des opérations de classement, relèvent, avec un certain « jeu », d’un principe d’homologie entre un espace de positions et un espace de prises de position. Bien comprise et non abâtardie, la distinction, comme capacité à faire des différences, est la forme que prend le sens social de l’orientation (ou sens de sa propre « place ») : elle demande à être envisagée autrement qu’à travers l’idée de snobisme, elle-même associée à un travers national propre à la France, et à ne pas se voir hâtivement récusée par l’argument d’une croissance des pratiques d’apparence atypique, « décontractée » (dites « omnivores » [45]). Si l’on n’admet pas ce corps d’hypothèses, on est libre d’en adopter d’autres, mais sans oublier d’expliciter les présupposés de ceux que l’on préfère et de les tester en les comparant à ceux que l’on rejette.
29***
31La lecture d’un Bourdieu bien disposé ou prédisposé à Leibniz est, je crois, instructive. Si l’exercice proposé ici consistant à voir le premier sub specie leibniziana présente quelque intérêt, c’est, d’abord, celui de le voir autrement, et non pas d’en faire le simple lecteur d’un illustre classique, ou pour le plaisir de déceler des influences et des parentés philosophiques. Ce qui est en cause au-delà des prises de position explicites est ce que l’on pourrait appeler une esthétique intellectuelle, cette sorte de goût de l’esprit, ensemble de schèmes de classement et d’évaluation qui porte non à apprécier ou à rejeter des contenus théoriques mais à choisir des manières de traiter de problèmes, de sélectionner un style de solutions, etc. Comme les artistes, les philosophes peuvent être perçus plus ou moins clairement d’après des couples d’oppositions sensibles tels que glacial/chaleureux, sombre/lumineux, rude/aimable, querelleur/conciliant, violent/doux, etc. Quand Gilles Deleuze tentait de condenser ce qui, selon lui, avait pu opposer Sartre et Merleau-Ponty, il recourait à un registre émotionnel ayant pour vertu de suggérer, au-delà des mots et des idées, le genre de choses qui pouvait être attendu de chacun des penseurs considérés : « Ainsi se distinguaient un existentialisme dur et perçant et un existentialisme plus tendre, plus réservé » [46]. Il ne s’agit évidemment pas ici des sentiments intimes des deux philosophes mais de leur manière de se confronter aux pairs, d’envisager des conflits, de considérer des termes contradictoires, etc. : ce que chacun d’eux a pu affirmer, par exemple, à propos du problème d’autrui sur un plan proprement théorique n’est, sans doute, pas sans rapport avec un style plus général de pensée et avec une pratique du débat intellectuel.
32C’est, peut-être, ce que Leibniz nous révèle au sujet d’un auteur qui, comme Pierre Bourdieu, se situe dans un tout autre univers théorique. Un premier trait est une posture conciliatrice. Elle n’est certes pas permanente chez ce dernier (il y a bien aussi des affrontements) mais, incontestablement, elle a suscité des résultats remarquables à propos d’alternatives significatives et récurrentes. On pourrait en trouver l’origine chez Bourdieu normalien et étudiant en philosophie. Pour beaucoup d’apprentis intellectuels de sa génération, de même que le marxisme, en particulier dans sa version orthodoxe, se présente comme le terme à choisir face au conservatisme et au conformisme, sous peine de labels infamants (« bourgeois », ou pire, « petit bourgeois »), de même, sur le terrain proprement philosophique, il semble plutôt recommandable de se réclamer de Heidegger (et secondairement, de Hegel et de Husserl) et de dédaigner tout ce qui pourrait présenter des allures de positivisme, qu’il soit français ou anglo-saxon. Pour se laisser intimider ou enchanter, encore faut-il partager l’illusio du champ, comme ces héritiers intellectuels à l’aise dans les exercices imposés auxquels ils adhèrent d’autant plus volontiers qu’ils y trouvent un moyen de se préparer à occuper les positions faites pour eux. Les autres apprentis intellectuels, d’origine provinciale ou petite bourgeoise, semblent livrés à un sentiment d’irréalité face à toutes ces sollicitations et sommations qui leur pèsent. Pour échapper à la docilité de dominé, ils n’ont d’autre issue que de rompre avec les évidences indigènes, soit en s’appuyant sur certains modèles intellectuels marginaux (Canguilhem) soit en explorant d’autres voies (l’ethnologie) [47].
33La force sociale d’une alternative est d’abord l’effet de renforcement réciproque entre les lois immanentes du champ intellectuel et les stratégies individuelles portant chacun à se cantonner dans les choix les plus probables et à accepter, en fonction de sa position dans le champ, une vue plutôt qu’une autre. Innover suppose de se retirer des jeux dont les règles s’imposent en deçà de tout examen. Chez Bourdieu, l’innovation intellectuelle apparaît comme l’expression d’une réticence envers les choix obligés, une sorte de pari sur des combinaisons inédites, et donc une manière d’être globale, une ligne de conduite : s’efforcer, par exemple, d’être à la fois « modeste et ambitieux » [48]. Le refus des alternatives peut procurer une sorte de plaisir intellectuel qui ressemble à un travail de désamorçage ou de pacification : il n’apparaît plus nécessaire de dramatiser les oppositions et surtout, il y a un gain inestimable, celui de voir, contre les apparences premières, les termes extrêmes mieux qu’ils ne sont donnés à voir. C’est, en tous cas, un exercice, souvent très sophistiqué, que Bourdieu aura poussé très loin.
34Un second trait est un perspectivisme d’inspiration leibnizienne qui n’a rien à voir avec le perspectivisme nietzschéo-foucaldien ou postmoderne. Celui-ci vise à marquer des discontinuités, des contrastes, en traitant les points de vue comme distants, irréductibles, incommensurables et en allant même jusqu’à mettre en question la notion de vérité [49]. Pour Bourdieu, il s’agit de tout autre chose : penser une multiplicité sous le rapport du principe unificateur permettant d’en rendre compte. Le mode de perception perspectiviste appréhende une même réalité (une « ville », dit Leibniz) à travers une loi de projection (de variation) qui en propose différentes « vues », elles-mêmes reliées de façon réglée. Il n’en va pas ainsi uniquement pour différents espaces (espace social) ou champs (artistique, religieux, philosophique) mais aussi pour l’habitus entendu comme formule ou grammaire génératrice de pratiques ayant à s’éprouver ou à se risquer par l’improvisation dans différents univers. Contre l’idée naïve d’une trajectoire biographique unifiée et uniforme, on doit mettre en avant l’hypothèse qu’un individu empirique est, en quelque sorte, multiplié par son appartenance aux univers où il est présent [50], avec la logique spécifique desquels il doit compter pour mettre en œuvre le système de dispositions dont il est porteur : chacun de ces univers (professionnel, domestique, politique, intellectuel...) montre l’individu persistant dans l’être, mais sous des aspects à chaque fois différents (parfois inattendus), étant à la fois autre et constant, invariant à travers les transformations auxquelles le soumettent les ordres de coexistence et de succession du monde social. On peut ainsi se demander vers quelles pratiques culturelles (classiques, d’avant-garde...) se porte tel philosophe. Et l’on peut aussi se livrer à l’expérience contrefactuelle consistant à se demander, à propos d’un individu doté d’attributs socialement déterminés, quel type de positions et de prises de position aurait été le sien s’il avait été plongé dans d’autres espaces que ceux dans lesquels il s’est effectivement pris...
35La seconde figure du perspectivisme est la relation de correspondance, d’« expression » (ou d’entre-expression) qui lie les différents champs. Dans une hypothèse de totale autonomie, il ne devrait pas exister de lien autre qu’aléatoire entre un univers d’origine (l’espace social) et un univers d’arrivée (le système scolaire). Une telle occurrence est d’une faible probabilité. D’une part, les champs ont des configurations globales relativement invariantes (dominants vs dominés, établis vs outsiders...) qui les rendent comparables ou, du moins, non radicalement incommensurables ; d’autre part, il existe ici aussi des lois (statistiques) de transformation qui règlent le passage entre eux. Ces lois ne sont pas des abstractions savantes : elles se reflètent, en partie, dans les mots sous forme de systèmes de classement mi-descriptifs mi-normatifs (noble-vulgaire, masculin-féminin, profond-léger...) indiquant, dans un monde possible, les places à prendre ou à éviter selon ce que l’on est.
36Le perspectivisme peut être compris comme une attitude ambivalente. On peut d’un côté, y voir une forme extrême de rationalisme visant à réduire le sensible au profit de l’intelligible, à réduire la diversité à l’unité. On peut, à l’inverse, y trouver une expression plus ou moins systématique de la disposition conciliatrice s’employant à établir des parentés et des continuités au-delà des dissemblances et des ruptures, à montrer combien le réel reste, sinon rationnel, du moins intelligible à travers d’infinies variations.
Notes
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[1]
Ce texte est une version sensiblement remaniée d’un chapitre « The Field : a Leibnizian Perspective in Sociology » inMathieu Hilgers, Eric Mangez (dir.), Bourdieu’s Theory of Social Fields. Concepts and Applications, London, Routledge, 2014.
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[2]
G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, p. 195.
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[3]
Une traduction de ce texte par Paul Schrecker a été publiée sous le titre « Remarques sur la partie générale des principes de Descartes » dans G. W. Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Paris, Vrin, 1962.
-
[4]
Ian Hacking, « Science de la science chez Pierre Bourdieu » inJacques Bouveresse et Daniel Roche (eds.), La Liberté par la connaissance. Pierre Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004, p. 147.
-
[5]
Émile Durkheim, « L’empirisme rationaliste de Taine et les sciences morales », reproduit in Textes, vol. 1, Paris, Minuit, 1975, p. 174.
-
[6]
G. W. Leibniz, « Principes de la philosophie ou Monadologie », in Principes de la nature et de la grâce fondés en raison. Principes de la philosophie ou Monadologie, Paris, PUF, 1954, p. 87.
-
[7]
Rogers Brubaker, « Social Theory as Habitus », in Bourdieu : Critical Perspectives, edited by Craig Calhoun, Edward LiPuma and Moishe Postone, Cambridge, England, Polity Press-Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 212-234.
-
[8]
Même si la tentation a pu exister comme le montre la première partie « formalisée » du livre La Reproduction.
-
[9]
Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Points-Seuil, p. 120 et 142.
-
[10]
Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, Paris, Seuil, 2014, p. 289.
-
[11]
Sur les usages et mésusages de la notion d’individu en sociologie, voir Louis Pinto, Le Collectif et l’individuel. Considérations durkheimiennes, Paris, Raisons d’agir-éditions, collection « Cours et travaux », 2009.
-
[12]
Pierre Bourdieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, XII, 1971, p. 295.
-
[13]
Pierre Bourdieu, Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000, p. 258-259.
-
[14]
G. W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, op. cit., p. 33.
-
[15]
Pierre Bourdieu, « Avenir de classe et causalité du probable », Revue française de sociologie, vol. XV, n° 1, janvier-mars 1974.
-
[16]
L’idée d’une correspondance entre l’ordre des dispositions et l’ordre des positions n’implique pas l’idée d’une relation fonctionnelle. Dans le cours ordinaire des choses, tout se passe comme s’il y avait une harmonie entre les deux ordres, mais il existe aussi des situations critiques de désajustement des habitus par rapport à l’état d’un champ, et de telles situations aussi sont, faut-il le dire ? parfaitement analysables.
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[17]
G. W. Leibniz, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, op. cit., p. 31.
-
[18]
Pierre Bourdieu, Sur l’État, Paris, Seuil-Raisons d’agir-éditions, 2012, p. 265.
-
[19]
G. W. Leibniz, « De la nature en elle-même, ou de la force inhérente aux choses créées et de leurs actions », in Opuscules philosophiques choisis, op. cit., p. 102.
-
[20]
Sur l’opposition entre ces deux types de propriétés, voir P. Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, VII, 2, 1966.
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[21]
Comme Bourdieu aurait pu le penser dans un premier temps : cf. Pierre Bourdieu, « Champ intellectuel et projet créateur », Les Temps modernes, 1966/246.
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[22]
Pierre Bourdieu, Loïc Wacquant, Invitation à la sociologie réflexive, op. cit., p. 289.
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[23]
Cité par Dietrich Mahnke, « Le concept scientifique de l’individualité universelle selon Leibniz », Philosophie, 1993/39, p. 163. L’expression se retrouve plusieurs fois sous la plume de Leibniz : voir, par exemple, Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, op. cit., p. 49.
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[24]
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Points Seuil, 1998, p. 175.
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[25]
Le cadre national d’analyse relativement peu interrogé comme tel s’impose dans la plupart des études : on parle de « société française », de « société italienne », etc.
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[26]
À vouloir faire l’économie des questions de légitimité et de reconnaissance, on court le risque de s’enfermer dans une vision binaire (les dominés sont soit soumis soit insoumis) comme celle de James C. Scott dont la critique adressée à Bourdieu dans La domination et les arts de la résistance : fragments du discours subalterne (traduit de l’anglais par Olivier Ruchet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008) est éloquente. Toute la question est de savoir si le fait de se moquer entre soi des dominants en leur tirant la langue en cachette est un acte de « résistance ». L’inventaire de ce type de pratiques, pourtant bien connues, alimente le populisme méthodologique de sociologues ravis de se montrer malins contre des collègues abusés par les apparences « officielles ». La domination, chez Weber comme chez Bourdieu, ne se confond guère avec des discours explicites, des « scripts », ou avec une imagerie publique : elle désigne plutôt une clôture des possibles, condition de perpétuation de l’ordre politique des choses.
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[27]
Dans sa critique de Bourdieu, Jacques Rancière réussit à proposer une version populiste d’économisme : les ouvriers n’ont pas besoin des leçons sophistiquées des sociologues pour comprendre en toute transparence ce qui les détermine : la pure nécessité matérielle. Et puisqu’on sait d’emblée ce qui meut ces individus, il n’est pas indispensable d’enquêter, de leur donner la parole et de les écouter. Le populisme se renverse ainsi en son contraire, la vision misérabiliste de dominés qui n’ont ni le temps ni l’envie de juger ce que la nécessité leur impose.
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[28]
G. W. Leibniz, La Monadologie, Paris, Delagrave, 1966, p. 173.
-
[29]
Reprenant à son compte ce terme, Bourdieu cite explicitement Leibniz.
-
[30]
Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
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[31]
Certains critiques de Bourdieu s’efforcent, en effet, de rapporter ses analyses à un cadre purement national et soutiennent qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, ce sont de toutes autres variables qui importent.
-
[32]
L’analyse sociologique doit tenir pour recevable la prise en compte de toutes sortes de variables, mais sans pour autant multiplier des statuts dérogatoires ou d’exception. Il s’agit avant tout d’étudier les relations plus ou moins systématiques entre les différentes variables.
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[33]
Là aussi, Bourdieu reprend la terminologie logique de Leibniz désignant l’espace et le temps comme ordres des possibles.
-
[34]
Bien entendu, si la notion de champ est définie dans un premier temps par la coexistence, elle peut et, surtout, doit recevoir une dimension temporelle dans un second temps.
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[35]
Au rapport entre les termes donnés correspond un même rapport entre les termes recherchés. Cet adage est généralement associé à la formulation du principe de continuité de Leibniz.
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[36]
Voir le chapitre « De quel sujet les sociologues ont-ils besoin ? » dans Louis Pinto, Sociologie et philosophie : libres échanges. Bourdieu, Derrida, Durkheim, Foucault, Sartre…, Paris, Ithaque, 2014.
-
[37]
Pierre Bourdieu, « Questions à Pierre Bourdieu » in Gérard Mauger, Louis Pinto, Lire les sciences sociales, 1994-1996, volume 3, Paris, Hermès Science, 2000, p. 323.
-
[38]
Pierre Bourdieu, « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales,1976/2-3, p. 88-104.
-
[39]
Sur le rapport entre le « champ du pouvoir » et le champ des institutions de l’enseignement supérieur, voir Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989.
-
[40]
On en est toujours là. Bourdieu aurait pu reprendre à son compte la réponse de Durkheim à un philosophe bergsonien mettant en cause son aversion envers l’aspect « dynamique » : « C’est avec un vif sentiment de surprise que j’ai entendu M. Wilbois faire de la prépondérance plus ou moins exclusive du point de vue statique la caractéristique essentielle de mes conceptions sociologiques (...) Il pose comme une évidence, avec l’école dont il fait partie, que le devenir échappe à la pensée scientifique, c’est-à-dire à la pensée distincte », Bulletin de la Société française de philosophie, 1914, reproduit dans Textes, tome 1, op. cit., p. 66-67.
-
[41]
G. W. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, op. cit., p. 39.
-
[42]
Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ?Paris, Odile Jacob, 2004, p. 121 sq.
-
[43]
Pierre Bourdieu, « De la maison du roi à la raison d’État », Actes de la recherche en sciences sociales, 1997/118.
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[44]
Sur ce point, voir les travaux sur la haute couture, le champ éditorial, le marché de la maison individuelle.
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[45]
L’« omnivore » est, chez certains auteurs américains tels que Richard Peterson, celui qui mêlerait tous les genres culturels dans l’indifférence aux hiérarchies : ce serait une figure relativement nouvelle, témoignant d’un rapport détendu ou décontracté à la culture. On peut se demander si la vraisemblance statistique associée à ce terme imagé ne repose pas d’abord sur la technique du questionnaire qui permet, par la formulation des questions, par le découpage de catégories, par l’opération de codage, de produire des anomalies que l’on se contente d’enregistrer d’une façon apparemment neutre. Quand on aura remarqué que les « omnivores » se recrutent de préférence dans les couches moyennes et supérieures, on sera en droit de se demander si, à supposer qu’elle corresponde à quelque chose, l’expansion de cette sous-population ne serait pas tout simplement l’expression des transformations du rapport à la culture des groupes dominants assurés de tenir les deux bouts (la légitimité et la fantaisie, au moins le temps, pour les individus les plus jeunes, d’accéder à l’âge mûr). Si l’offre a pu se diversifier, cela ne signifie pas que la hiérarchie des domaines culturels se trouverait abolie ou atténuée.
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[46]
Gilles Deleuze, « Il a été mon maître », Arts, 28 novembre 1964, repris dans L’île déserte et autres textes, Paris, Minuit, 2002, p. 109. C’est cette esthétique qui rend compte des affinités entre maître et disciple, entre pairs, etc.
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[47]
Sur l’espace des possibles pour les apprentis philosophes de cette génération, voir le chapitre « Volontés de savoir » dans Louis Pinto,Sociologie et philosophie...,op. cit., p. 84-88.
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[48]
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une socio-analyse, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2004, p. 131. Une analyse complète de ce cas de figure suppose de se soustraire à la tentation hagiographique en s’efforçant de mettre en relation l’habitus individuel avec les possibilités offertes par l’espace des possibles intellectuels à un moment donné.
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[49]
Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016.
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[50]
Ce problème avait été soulevé par Luc Boltanski, « L’espace positionnel : multiplicité de positions institutionnelles et habitus de classe », Revue française de sociologie, 1973/1.