Notes
-
[1]
Osée 2, 16.
-
[2]
Genèse I, 26.
-
[3]
Eckhart, Sermon 12, JAH I, p. 122-123. « L’œil dans lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil, et une vision, et une connaissance, et un amour. »
-
[4]
Sermon 77, JAH III, p. 156.
-
[5]
Ainsi, comme le disait déjà Saint Jean de la Croix : « Cette science suprême/Réside en un sublime sentir/De l’essence même de Dieu. » (Jean de la Croix, Poèmes mystiques, Paris, DDB [coll. « Méditations »], 1975, p. 39-40).
-
[6]
Sermon 10, JAH I, p. 109. Cf. Sermon 38, AH II, p. 49-50 : « À l’âme dans laquelle Dieu doit naître, le temps doit échapper et elle doit échapper au temps. »
-
[7]
« Et sache-le : être vide de toutes les créatures, c’est être rempli de Dieu, et être rempli de toutes les créatures, c’est être vide de Dieu. » Du détachement, Traités, JAH, p. 164.
-
[8]
Granum sinapis, p. 27.
-
[9]
En ce sens, la notion de « désert » (eremus) se rattache à la doctrine du fond inconnu de l’âme, plus étroitement liée à la tradition mystique rhéno-flamande qu’à la pensée d’Albert le Grand.
-
[10]
Sermon 30, JAH I, p. 244.
-
[11]
Jean 3, 6-7.
-
[12]
J. Tauler, Sermons, édition intégrale, Traduction de E. Hugueny – G. Théry – M. A. L. Corin ; Éditée et présentée par Jean-Pierre Jossua, avec une notice d’Édouard-Henri Weber sur Jean Tauler et Maître Eckhart. « Sagesses chrétiennes », Les éditions du Cerf, Paris, 1991. Sermon 15 pour la veille des Rameaux, p. 112.
-
[13]
Eckhart joue avec les mots, non pas de manière gratuite, mais pour rendre compte de la constitution de l’être. Or, la poétique de l’être qu’il développe et qui est fortement marquée par la négativité n’est pas sans faire penser et sans avoir eu des incidences sur la pensée contemporaine du sujet : quant à sa constitution (Einbildung) et à sa déconstruction (Entbildung, qui peut signifier : déconstruction ou détachement ou désimagination).
-
[14]
Pour Eckhart, en effet, parler à partir de l’éternité revient à se placer du point de vue de la Trinité en elle-même, c’est-à-dire depuis ce « fond » où le Père engendre éternellement son Fils.
-
[15]
Sermon 6, JAH I, p. 85.
-
[16]
Sermon 49, JAH II, p. 119.
-
[17]
Car le Verbe opère de manière unique et singulière depuis l’éternité, depuis le sein du Père, « au commencement sans commencement ». Or c’est dans la recherche même du dire mystique que Maître Eckhart a recours à la métaphore, à cette figure d’analogie ouvrant le langage à son « commencement », à sa source intérieure. Or celle-ci est chez lui essentiellement reliée au Verbe, l’unique Parole du Père, et par là, à toute sa théologie trinitaire.
-
[18]
Si la paternité de ce texte fait question, certains commentateurs l’attribuent à Eckhart. Ainsi, Kurt Ruh affirme : « Pour notre part, nous n’hésitons plus à voir en Eckhart non seulement l’instigateur spirituel du poème, mais son authentique créateur. » (K. Ruh, Initiation à Maître Eckhart. Théologien, prédicateur et mystique, Ed. Universitaires de Fribourg, Paris, Cerf, 1997, p. 65). De même Alain de Libéra : « On a là non pas un poème, mais le poème d’Eckhart. […] le poète est bien Maître Eckhart » (Maître Eckhart, Le Grain de sénevé suivi du commentaire sur le Grain de sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libéra, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 11-12). Si pour ces deux commentateurs ce poème est bien de la plume du Maître rhénan, il n’en va pas de même pour le Commentaire : « le Commentaire est vraisemblablement issu de l’entourage d’Eckhart, un entourage qui, d’ailleurs, a joué un rôle dans la “rédaction” même du reste de son œuvre, mais rien ne permet d’affirmer qu’Eckhart ait été, à un moment quelconque de sa trajectoire, son propre commentateur. » (Maître Eckhart, Le Grain de sénevé suivi du commentaire sur le Grain de sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libéra, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 13-14). Mais « on ne doit pas conclure que le commentaire du Granum sinapis puisse être de la main d’Eckhart. » (K. Ruh, Initiation à Maître Eckhart. Théologien, prédicateur et mystique, Éd. Universitaires de Fribourg, Paris, Cerf, 1997, p. 6).
-
[19]
Eckhart, Le Grain de sénevé suivi du commentaire sur le Grain de sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libéra, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 8. Il s’agirait donc d’une œuvre de jeunesse. Mais l’on ne peut en être sûr. Car la datation précise n’a pas été trouvée.
-
[20]
« Quelque chose d’incréé » en elle, c’est-à-dire de son essence (en tant qu’elle est créée à l’image de Dieu.
-
[21]
Car une distinction s’était vite opérée entre la Wesenmystik du maître rhénan et la Minnemystik d’Hadewijch, par exemple, dans laquelle on voyait, non sans une pointe de mépris, un énoncé plus affectif que théologique. Or cette dichotomie entre amour et intellect nous semble réductrice, car elle néglige tout un pan de la mystique d’Eckhart, celui même qui s’énonce comme poésie, et qui selon nous, ne saurait s’entendre comme « coupée » de la théologie. C’est cet aspect problématique de la langue d’Eckhart qu’il s’agit ici d’interroger. Et c’est peut-être elle, nous le verrons, qui a le plus marqué la philosophie et la poésie modernes venues puiser dans l’œuvre du Thuringien et dans celle des mystiques rhénans. Sans affirmer que Maître Eckhart soit poète, il nous semble toutefois important de ne pas négliger toute une dimension poétique de son œuvre, et ce à travers son rapport au langage.
-
[22]
« La fécondité du don est la seule reconnaissance pour le don et alors l’esprit est femme dans la reconnaissance qui, à son tour, enfante Jésus en retour dans le cœur paternel de Dieu. » Sermon 2, JAH I, p. 192.
-
[23]
Das izt sîn natûre, daz et âne natûre sî. Cf. D. Bremer-Bruno, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande d’Eckhart », dans É. Zum Brunn (dir.), Voici maître Eckhart, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 2000, p. 358-360.
-
[24]
À l’origine de la parole mystique, il s’agit donc bien d’une connaissance, mais d’une connaissance paradoxale : paradoxale en amont car elle est issue d’une non-connaissance, d’un immémorial ou d’un incréé ; et paradoxale en aval par l’ouverture à l’autre à partir de la plus extrême intériorité. Ce double paradoxe tient à l’objet de connaissance : l’incréé de Dieu ou son essence et la vie de cet incréé, sa présence dans les profondeurs de l’âme humaine ; autrement dit, la réalisation effective ou l’expérience de l’éternité dans le temps. C’est l’objet de la théologie spéculative d’Eckhart et la quintessence de sa mystique centrée sur la naissance éternelle du Verbe dans l’âme qui trouvent dans la poésie son expression la plus haute et la plus adéquate.
-
[25]
Cet excès de la mémoire que nous avons de Dieu sur la mémoire que nous avons de nous-mêmes joue un rôle capital dans la pensée augustinienne de l’image de Dieu en l’homme. Étudiant les facultés de l’âme, Augustin y découvre une image de la Trinité divine, en tant que l’âme « se souvient d’elle-même [meminit sui], se comprend elle-même et s’aime elle-même. » Mais proprement « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capacité de Dieu [ejus capax], qu’elle peut participer à Dieu. » De Trinitate XIV, VIII, 11, p. 375. Si donc la Trinité de l’âme est image de Dieu, ce n’est pas parce qu’elle se souvient d’elle-même, se comprend et s’aime, mais parce qu’elle peut encore se rappeler, comprendre et aimer Celui par lequel elle a été créée. » De Trinitate, XIV, XII, 15, p. 387. À la parole des Confessions, ces considérations donnent sa plénitude de sens : ce qu’il y a de plus intime en l’esprit est de pouvoir se tourner vers ce qui le dépasse. L’altérité de Dieu s’inscrit inoubliablement au cœur de notre intimité. Et cette mémoire de Dieu qui fonde notre être même est pourtant par essence inadéquate à ce dont elle se souvient, sans coïncidence avec lui. Elle ne peut s’en souvenir pleinement ni totalement, elle ne peut faire qu’il lui devienne présent comme il est présent à lui-même. Elle n’est pas le lieu de la parousie. L’excès de l’inoubliable est rigoureusement manifeste en notre mémoire même.
-
[26]
Saint-John Perse, Discours de Stockolm, in Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1972, p. 445. « Quand les mythologies s’effondrent c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais ».
-
[27]
Eckhart, Sermon 53, JAH II, p. 151.
-
[28]
En nous centrant sur le Granum sinapis nous verrons en quoi le langage eckhartien a pu exercer une influence sur ces poètes du XXe siècle : l’oxymore du désert fécond semble pour cela rassembler, en sa contradiction même, l’expression d’une tension dans leur poétique, et constituer ainsi une parenté possible avec le langage mystique d’Eckhart.
-
[29]
Rainer-Maria Rilke, Sonnet 1 à Orphée I, str. 1, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », (n° 284), 1994, p. 107.
-
[30]
Ibidem.
-
[31]
Dans le Granum sinapis, Maître Eckhart parle autrement que dans ses Sermons et Traités : loin des démonstrations, et de la prédication proprement dite, il rejoint l’indicible divin par une parole qui semble s’excéder elle-même : « lieu sans lieu » où le langage atteint une fécondité paradoxale : la fécondité du désert. Car c’est peut-être quand le poème fait silence, quand il se fait « désert » qu’il trouve sa plus haute fécondité, quand la vie et l’écriture atteignent à leur plus grande simplicité ?
-
[32]
Marc 1, 3.
-
[33]
La forme du poème est celle d’une séquence religieuse : ses vers se prêtent donc également au chant.
-
[34]
Ici, l’événement réalisé comme expérience de Dieu grâce à la parole, est porté au rang de connaissance de Dieu. En tant que telle, cette parole serait de nature théologique [Il serait intéressant d’émettre l’hypothèse que la parole mystique est effectivement théologique, et ainsi de redécouvrir la théologie non plus comme discours dogmatique, mais comme acte de langage poétique], mais elle ne pourrait se dire qu’en poésie, comme si la manière poétique était la plus adéquate pour la traduire car elle ouvrirait la parole temporelle à sa fécondité en travaillant sur le matériau même du langage. Voici donc la quintessence d’une théologie sous la forme d’un poème mystique. C’est à la fois comme théologien, poète et mystique qu’Eckhart écrit ces vers. Son intention mystique trouve en poésie l’expression qui lui est la plus appropriée en ce qu’elle relie le langage à sa source immémoriale, au Verbe incréé. Or ce langage traduit par le paradoxe, l’oxymore et la négation l’indicible de l’union mystique et sa fécondité : l’ambiguïté même de la parole mystique où la théologie rejoint la poésie et la philosophie.
-
[35]
Granum sinapis, str.1, p. 23.
-
[36]
ir wîse dî ist sunderlîch – Granum sinapis, str.4, p. 29.
-
[37]
Granum sinapis, strophes 5 et 6, p. 31-33.
-
[38]
Ibidem, str.8, p. 37.
-
[39]
Ibidem, str.4, p. 29.
-
[40]
Ainsi le Commentaire du Granum sinapis offre-t-il une variation incessante sur ce qui dépassera toujours les mots.
-
[41]
Granum sinapis, p. 35.
-
[42]
Cf. Eckhart, Sermon 52, JAH II, p. 147 : « Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien, n’a rien. » En se trouvant sans forme, sans image, il trouve sa forme véritable, cet Etwas in der Seele, ce quelque chose dans l’âme, ce Grund öhne Grund, cet archè anarchos, ce principe sans principe. C’est au moment où l’homme se perd qu’il se trouve et se constitue, qu’il atteint l’esse simpliciter. Il est, alors, libre et même liberté véritable, par cette « puissance de l’esprit » et par ce « petit château-fort dans l’âme », auxquels Eckhart se réfère dans le Sermon 2. Ainsi se réalise l’assomption du sujet et par suite, sa constitution. Toutes proportions gardées, Eckhart anticipe la critique nietzschéenne des idoles, à cette différence près qu’au lieu d’aboutir au néant, il en vient à l’union à Dieu. Il l’explique au Sermon 44 : « Il faut que l’on dépouille et sépare tout ce qui est dans l’âme : sa vie, ses puissances, sa nature, il faut que tout cela disparaisse et qu’elle demeure dans la pure lumière où elle est une seule image avec Dieu : là, elle trouve Dieu. »
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[43]
Yves Bonnefoy, cité par R. Laufer, dir., Thèmes et langages de la culture moderne, p. 191.
-
[44]
J.-P. de Dadelsen, Bach en automne, Jonas, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 37.
-
[45]
Id., Pâques, p. 119.
-
[46]
Eckhart, Sermon 22, JAH I, p. 193.
-
[47]
Sermon 51, JAH II, p. 135 ; Cf. OS XLIX, 3.
-
[48]
J.-P. de Dadelsen, « Sur le très saint nom », in Bach en automne (VII), Jonas, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 21.
-
[49]
1 Rois 19, 11-14. Dieu est dans le murmure au plus profond du cœur. Le Seigneur est dans la douceur. Comme l’ange a touché doucement l’épaule du prophète, la voix de douceur apprend à l’homme qui est Dieu… et d’abord qui il n’est pas. Cf. Dt. 4, 12.
-
[50]
Henri Thomas dans sa préface à Jonas, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 9.
-
[51]
J.-P. de Dadelsen, Jonas, « Exercice pour le soir », Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 56.
-
[52]
Id., Jonas (vers cités dans la préface d’Henri Thomas, p. 9).
-
[53]
Id., Bach en automne, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 25.
-
[54]
Ymagine Denudari. Ethique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991, p. 62.
-
[55]
Fernand Brunner, « Le goût des positions extrêmes », in Voici Maître Eckhart, p. 222.
-
[56]
er muoz ein innerlich einoede lernen.
-
[57]
Eckhart, Instructions spirituelles, p. 49.
-
[58]
Eckhart, Sermon 86, JAH III, p. 178 ; cf. Henri Suso, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1977, p. 285.
-
[59]
Rudolf Otto, Mystique d’Orient et Mystique d’Occident, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2016, p. 178.
-
[60]
Eckhart, Sermon 29, JAH I, p. 240. Cf. J. Tauler, Sermon 41, p. 334.
-
[61]
P. Celan, Choix de poèmes, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1998, p. 243.
-
[62]
Eckhart, Sermon 2, AH, t. I, p. 53, Cf. Granum sinapis str. 7, p. 35 : « Tout ton être doit devenir néant ».
-
[63]
Granum sinapis, p. 37.
-
[64]
M. du Bouchet, Nicolas de Staël : une illumination sans précédent, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard, arts, 432 », 2001, p. 37.
-
[65]
G. Dumur, Nicolas de Staël, Paris, Flammarion, coll. « Les Maîtres de la peinture », 1989, p. 210.
-
[66]
A. Mansar, Nicolas de Staël, Paris, La Manufacture, coll. « Les Classiques de la Manufacture », 1990, p. 51.
-
[67]
Déjà Mark Rothko disait : « Dans le vieil idéal de Dieu, l’abstraction elle-même, dans sa nudité, ne nous est jamais directement accessible. Et comme pour Dieu nous n’en connaissons les manifestations qu’à travers des œuvres qui, sans jamais révéler l’abstraction totale dans son ensemble, la symbolisent par la manifestation de ses différentes faces dans les œuvres d’art. » Mark Rothko, La Réalité de l’artiste. Philosophie de l’art, préface de Christopher Rothko, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, coll. « Champs arts », 2015, p. 166.
-
[68]
Cf. Psaume 36, 10 : « À ta lumière, nous voyons la lumière. »
-
[69]
Or un tel retrait au désert, dans son exigence d’excès vécu comme dépassement des représentations, s’oppose à l’idolâtrie des images. Pour Nicolas de Staël, c’est grâce à sa plasticité, c’est-à-dire au mouvement même qui l’habite, à la lumière qui l’irradie, qu’une image prévient elle-même les effets de sidération ou de vénération qu’elle pourrait autrement provoquer chez celui qui croirait y percevoir la chose même.
-
[70]
Livre des XXIV philosophes.
-
[71]
Granum sinapis, 3, p. 27.
-
[72]
Lettre à Jean Adrian, mars 1943.
-
[73]
La réalité divine transcendante va se déplacer chez Nicolas de Staël à l’univers même du tableau, à sa lumière qui atteint son éclat dans le détachement même des images : lumière née de la lumière, lumière intérieure surgit au désert et qui est la pure vibration d’une présence intérieure.
-
[74]
Une image serait au-dessus de toutes les images, une pure présence ou une façon d’être « image » la plus originelle qui soit. Une telle image fait la preuve d’elle-même dans sa donation qui est en même temps un retrait. Elle est visible dans son invisibilité même. Lumière pure, une telle image se dit dans le retrait de toute forme, en se détachant de la matérialité. Or c’est dans la couleur que Nicolas de Staël trouvera ce pur langage en peinture ; il le rattachera à la musique. Car cette image désimaginée est une pure résonance intérieure, une vibration de la couleur. La toile elle-même se fait « désert » pour accueillir le chœur des couleurs.
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[75]
Eckhart, DW I, 1, p. 380. Cf. Sermon 40, JAH II, p. 64.
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[76]
Eckhart, Sermon 43, JAH II, p. 85.
-
[77]
Sermon 21, JAH I, p. 187.
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[78]
Cf. Eckhart, Sermon 15, JAH I, p. 143.
-
[79]
G. Dumur, Nicolas de Staël, Paris, Flammarion, coll. « Les Maîtres de la peinture », 1989. p. 46-47.
-
[80]
J.-L. Prat, notices de H. Bellet, Nicolas de Staël, catalogue de l’exposition, Martigny (Suisse), Éd. Fondation Pierre Gianadda, 1995, p. 134. Cf. Nicolas De Staël, exposition, Martigny, 19 mai-5 novembre 1995, organisée par la Fondation Pierre Gianadda ; catalogue réalisé par J.-L. Prat, trad. Granville Fields, notices H. Bellet, 1995.
-
[81]
Lettre à René Char, 15 septembre 1952.
-
[82]
Lettre à Dubourg, juin 1952.
-
[83]
E. Dor, Le Concert [Sur l’ultime tableau de N. de Staël], Paris, Sens & Tonka, 2010, p. 47.
-
[84]
Les mots (noms, concepts, métaphores) et les images ne peuvent représenter la source première et ultime. Mais ils peuvent, ensemble, chacun à sa façon, en aviver le pressentiment. Ces mots et ces images sont alors autant de lueurs qui permettent d’exister, de résister, de créer – persistant à avancer même quand le noir est profond.
-
[85]
Saint Augustin, Confessions III, 6, 11.
-
[86]
Eckhart, Sermon 103, Arfuyen, p. 100. Cf. Sermon 104, Arfuyen, p. 143 et Cf. Sermon 60, JAH III, p. 11.
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[87]
« Propria ymagine denudari et in deum per imaginem transformari » G. Théry, Édition critique des pièces relatives au procès d’Eckhart, contenues dans le manuscrit 33b de la bibliothèque de Soest, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, I, 1926, p. 159.
Je dis là, alors même qu’une fois encore,et en place,il s’agit de ce qui ne se localise pas.
1« Je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » [1]. Ce verset du livre d’Osée annonce un retrait en vue d’une parole – et cette parole est promise au cœur, et non à la seule oreille sensible. Elle n’a pas pour vocation d’être seulement entendue, mais aussi écoutée – dans la profondeur, du cœur, en son recueillement même. Or pourquoi relier cette parole adressée au cœur à une retraite au désert ? Quel est le lien profond qui s’y établit ? Que veut dire être conduit au désert par Dieu ? Le désert ne semble pas se limiter à un lieu géographique, extérieur. Il est aussi et surtout ce lieu intérieur, mais, plus fondamentalement, ce lieu « sans lieu » - lieu au-dessus de toute localisation. Car ici, en effet, il s’agit bien de ce qui ne se localise pas. Comment faut-il l’entendre ? Qu’est-ce qui du concept à la métaphore, nous exhorte à revenir sur le sens d’une expérience mystique ? Dans les Écritures, faire l’expérience de Dieu, éprouver sa présence au plus intime de soi, conduit l’homme en un « désert » qui s’apparente au silence d’une retraite intérieure. Cette métaphore du désert a connu un large emploi dans la littérature mystique, et en particulier chez Eckhart, Tauler et Suso. Non seulement, elle signifie pour eux l’épreuve d’une perte, d’un détachement, mais encore, et de façon ultime, l’expérience d’un accomplissement, d’une fécondité mystique.
2Chez Eckhart, cette fécondité du désert s’exprime dans le thème de la filiation divine, centre de gravité de son œuvre. Dès lors une question se pose : comment intégrer cette réalité du désert comme perte d’être à celle d’une plénitude d’être qui s’exprime par une fécondité de l’âme ? Impliquant des enjeux métaphysiques et éthiques, cette notion interroge les conditions de possibilité de cette réalisation tout comme le sens du chemin de l’homme au désert : qu’est-ce qui, en cette trajectoire, nous conduit à réévaluer les liens entre transcendance et immanence ? Qui est rencontré ici ? Et comment ? Or Maître Eckhart fait un emploi original de la métaphore du désert en l’intégrant à une dialectique de l’image qu’il rattache à toute la dialectique pascale. L’expression poétique et mystique trouve ainsi son fondement dans sa théologie trinitaire et dans sa christologie. L’oxymore du désert fécond désigne ce « quelque chose dans l’âme » (Etwas in der seele) où se noue le point de dialogue entre Dieu et l’homme « créé à son image » [2]. L’usage oxymorique de la métaphore du désert chez Maître Eckhart aura une grande influence sur la poésie contemporaine (notamment sur Jean-Paul de Dadelsen et Paul Celan), mais aussi sur la peinture. Or comprendre la réalité du rapport entre philosophie et mystique par l’art, n’est-ce pas justement risquer de se défaire de l’imagination qui imprègne la perception, en d’autres termes oser l’aventure philosophique et mystique du « désert » comme consentement au retrait des images, à une « dés-imagination » ? Mais est-il question ici de rejeter les images ou plutôt de se détacher d’elles pour percevoir autrement l’image ? Mais alors quelle serait cette image nouvellement perçue ? De la proximité à la distance se joue ici tout le sens de l’écart, du retrait ou du désert – de cet opérateur négatif qui rend possible un autre regard sur le monde : « voir avec l’œil même de Dieu » [3] conduit à l’aventure de l’excès du représentatif, conduit au désert.
1 – La question de l’expérience mystique et du langage
3Liant la question du langage à une spéculation mystique, Eckhart met l’accent sur ce qui ne peut être dit. « Dieu qui est sans nom est inexprimable, dit Eckhart, et l’âme en son fond est aussi inexprimable qu’Il est inexprimable. » [4] Il semble que le langage soit insuffisant à traduire le mystère divin, et que l’on ne puisse connaître Dieu sinon par l’expérience d’un quelque chose dans l’âme où l’épreuve du désert serait paradoxalement aussi celle d’une fécondité [5]. Par le terme « désert », Eckhart semble traduire une expérience mystique où Dieu n’est plus vécu à partir de l’espace et du temps, mais du point de vue d’un « quelque chose » (Etwas) qui les précède et qui les fonde. Or ce « quelque chose » le Maître le nomme aussi « fond », « abîme » ou encore « désert », et il l’associe à la plus haute fécondité mystique. Il tente ainsi de dire une présence incréée dans le créé, une irruption de l’éternité dans le temps, ce qu’il appelle le maintenant de l’éternité. Pour en rendre compte, il affirme que « là le Père engendre son Fils unique en un instant essentiel, et l’âme renaît en Dieu. » [6] L’homme doit se faire « désert » en lui-même pour retrouver ce dialogue intime avec son Créateur : il doit « se vider des créatures pour être rempli de Dieu » [7]. Or se vider des créatures revient à échapper au temps, au lieu et aux formes : « Échec et mat/temps, formes et lieu ! » [8] Premier point de son programme de prédication, le détachement apparaît comme la condition nécessaire d’une écoute de la Parole divine. L’homme doit se libérer de ses attaches extérieures s’il veut éprouver cette parole dans le fond de son âme. L’épreuve du désert opère comme un travail du négatif au cœur de l’homme – un travail par lequel il serait nécessaire de passer pour retrouver une alliance avec Dieu – [9]. Certes cette étape est absolument nécessaire, mais l’expérience de Dieu ne s’arrête pas là. L’homme ne saurait rester au « désert », il doit le traverser. C’est un lieu d’aridité, d’épreuves (les quarante ans du peuple hébreu au désert, les quarante jours de tentations du Christ au désert), mais aussi un appel à la promesse d’une infinie fécondité : car cette promesse est, selon Eckhart, celle de la naissance éternelle du Verbe dans l’âme. « Prêche la parole, prononce-la, exprime-la, produis-la, enfante la parole ! » [10] Ces cinq verbes à l’impératif du Sermon 30 insistent sur la nécessité d’extérioriser la parole, de la dire : donc tout le contraire apparemment d’un silence, d’un désert. Maître Eckhart se contredirait-il ? C’est ici le frère prêcheur qui parle, à la fois en Lesemeister et en Lebemeister. Théologien et prédicateur, Maître Eckhart ne peut cependant témoigner de la parole divine sans la vivre d’abord lui-même. Or si Eckhart n’a jamais directement parlé de son expérience mystique, elle est sous-jacente dans toute son œuvre, car c’est à partir d’elle qu’il prêche. C’est pourquoi la parole doit non seulement être exprimée, mais aussi enfantée, comme si cette parole qui est déjà née, toujours née, devait naître à nouveau, naître avec celui qui la prononce : cette parole serait alors vécue, expérimentée par celui qui la prononce comme une co-naissance non pas selon la chair, mais selon l’Esprit [11]. Si la chair est de l’ordre du temps, Eckhart peut-il donc comprendre cet « enfantement » à partir du temps sans aussitôt se contredire ? « Il parlait du point de vue de l’éternité, et vous l’avez entendu du point de vue du temps. » [12] Jean Tauler exhorte ici précisément à entendre son Maître non pas du point de vue du temps, mais du point de vue de l’éternité. Toutefois on peut se demander comment parler depuis l’éternité sans aussitôt être réduit au silence dans le temps. N’y a-t-il pas là un impossible pour l’homme ? Dans son rapport au langage, Eckhart semble nous confronter à l’aporie. Car enfin il s’agit bien pour le Maître de traduire une expérience mystique qui, en son fond, échappe à toute formulation. Il semble donc que le problème du langage chez Eckhart nous oriente sur la question de l’adéquation entre l’expérience mystique et son expression verbale [13]. C’est par le Verbe-Médiateur que Maître Eckhart pourra penser ensemble le temps et l’éternité. S’il place sa prédication à partir de cette « Parole inexprimée », c’est-à-dire depuis l’éternité [14], il inclut aussi la dimension de la temporalité. Car si « le Père engendre son Fils dans l’éternité semblable à lui-même » [15], Il le « prononce » aussi dans le temps : « Le Père prononce selon le mode de la connaissance, en fécondité, sa propre nature, totalement, dans son Verbe éternel. » [16] Par le Christ-Médiateur, Eckhart pense donc le lien entre parole éternelle et parole temporelle [17]. Et c’est ce lien qu’exprime admirablement le Granum sinapis, l’unique poème d’Eckhart lui-même si l’on en croit les analyses de Kurt Ruh et d’Alain de Libera [18]. En une forme concise à l’extrême, les huit strophes de ce poème se présentent comme un « programme naissant » de toute sa prédication [19]. On y trouve un véritable condensé de sa théologie trinitaire : le thème de la fécondité intratrinitaire fait ici écho à celui de la fécondité de l’âme à partir d’un mystérieux « fond » [20] où elle serait, par grâce, l’incréé que la Trinité est par nature. Or dans ce poème, on retrouve, de façon récurrente, la métaphore du désert. La reprenant à toute une tradition biblique et patristique, Eckhart va cependant l’intégrer à sa mystique de façon tout à fait nouvelle. Car c’est dans le même temps qu’il laisse entendre le désert et la fécondité si bien que l’oxymore « désert fécond » caractériserait selon nous la poétique eckhartienne en tant que Wesenmystik [21]. Les termes « désert » et « fécond » se présentent apparemment comme deux réalités antinomiques. Or c’est dans cette antinomie que Maître Eckhart va définir le cœur de sa mystique en rendant compte à la fois de l’exigence du détachement et de celle de la fécondité mystique : la nécessité pour l’homme de se vider des créatures apparaît comme la condition de la naissance éternelle de Dieu dans l’âme. C’est pourquoi l’âme, selon Eckhart, doit à la fois être « vierge » et « femme », « désert » et « féconde » pour être pleinement unie à Dieu [22]. L’usage des paradoxes (comme « Il est de sa nature d’être sans nature » [23]) et des oxymores associant les extrêmes (le rien et le tout, la cime et l’abîme…), mais aussi l’emploi d’éléments linguistiques de négation (tels que les abe et les ent, les préfixes nicht, über, un, ver, et le suffixe lôs) ou encore de composés nominaux comme « non Dieu » (nihtgot), « non-esprit » (nihtgeist) auront une large influence au XVIIe siècle sur Angélus Silesius et les distiques de son Pèlerin chérubinique, mais aussi, encore plus tard, au XXe siècle, sur les poètes qui puiseront dans leur lecture d’Eckhart et des mystiques rhénans cet art du paradoxe et de l’oxymore pour traduire une expérience plus intime à soi-même que soi [24]. Car pour eux, le poète est avant tout un mystique, peut-être moins au sens religieux où l’entendait Eckhart qu’en un sens plus profane (et encore celui-ci resterait à définir) : il s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. L’origine et la fin de l’acte poétique lui-même en constituent la cause. Parce qu’elle naît d’une expérience mystique, la parole poétique, prend racine dans l’ineffable et l’immémorial [25], ce qu’Eckhart nommait l’incréé ou l’étincelle divine dans l’âme (Etwas in der seele). Aussi Saint-John Perse va-t-il jusqu’à dire que « par la grâce de l’acte poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. » [26] L’acte poétique serait donc acte d’une connaissance immémoriale à même l’expérience mystique : expérience de la présence divine dans son absence ou d’une transcendance immanente au plus profond de l’âme.
4Poésie de la naissance, de la « co-naissance » dira Paul Claudel, comme acte de délivrance ou de fécondité spirituelle : la manière poétique traduit une forme innée du dire mystique, et rejoint ainsi, selon nous, le troisième point du programme de prédication de Maître Eckhart : « que l’on se souvienne de la grande noblesse que Dieu a mise dans l’âme et que l’homme parvienne ainsi merveilleusement jusqu’à Dieu. » [27] Ce souvenir n’appartient plus au temps et à l’espace, mais à l’éternité, à cet inoubliable de la présence divine. Et cet inoubliable requiert précisément un exercice d’oubli, un désert qui est une ascèse de la mémoire des choses créées pour retrouver une mémoire de l’incréé, c’est-à-dire de la présence du Verbe éternel en nous. À la mémoire de Dieu incréé comme lieu de résurrection et de fécondité s’opposerait ainsi la mémoire du créé comme lieu de fixité et de stérilité. On comprend que le passage au désert est nécessaire et que c’est par lui que s’opère toute fécondité : il s’apparente alors à une dynamique pascale, celle même que l’on retrouve dans la poétique de Dadelsen, mais aussi, dans une autre mesure, chez Celan et Sachs [28]. L’immémorial ou l’incréé n’est pas la pérennité d’un souvenir gravé une fois pour toutes dans notre mémoire : il est toujours à faire et à garder. Il ne respire que par son avenir toujours neuf, et caractérise une vie projetée, au-delà de ses propres possibles, vers ce que Dieu lui a promis. Aussi ne peut-on dire cet immémorial que dans une langue poétique qui s’ancre depuis le plus intime de l’âme et laisse avant tout ce tréfonds s’exprimer avant de dire celui-ci au moyen d’une langue figée. Toutefois, les liens de parenté de ces poètes à la langue vernaculaire du Maître, et au Granum sinapis en particulier, restent ambigus tant dans la façon d’interpréter le divin que dans la démarche qui mène à lui. Car si certains thèmes se font écho, ces poètes ne font pas explicitement référence à la Trinité qui est au cœur du Granum sinapis. Leur rapport à Eckhart semble ainsi indissociable de sa remise en cause. Leur poétique se construirait sur une dynamique contradictoire d’attirance et de refus avec le discours eckhartien : un même goût du paradoxe et de la voie négative s’allierait ici avec un désir de récuser, dans le champ de la poésie, « l’ineffable » au profit du dicible : « jusqu’en ce mutisme/naît un nouveau commencement, signe et métamorphose » [29]. C’est dans cette ambivalence que la poésie moderne développe un langage intrinsèque, un « univers poétique » que l’on pourrait décrire en termes d’unité et d’effacement des frontières entre le dedans et le dehors, « un pur surpassement » [30] où le poétique, revenu à son immémorial, s’excéderait lui-même. Mais quels sont alors les liens de parenté possibles entre cette poésie s’excédant elle-même et l’idée d’un désert fécond dans la mystique eckhartienne ? Ils se font jour, selon nous, à travers une double épreuve sous le signe du paradoxe : l’épreuve de la parole depuis l’éternité ou celle de dire l’indicible, et l’épreuve de l’affirmation du sujet poétique dans sa dépossession même. Le poème mystique sourd de cette tension paradoxale où les contraires viennent s’unir, où le désert devient source de fécondité [31]. La voix poétique se fraie une voie dans le désert, « Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. » [32] Ainsi la parole poétique manifeste que tout acte de parole est un corps à corps avec le silence, avec ce qui ne peut se dire et pourtant se dit.
2 – Le dire indicible : une parole depuis l’éternité
5Dans le Granum sinapis, celui qui chante, chante au désert [33], et l’on ne peut décider si son chant s’inscrit dans l’espace tendu qui précède un retour et une prise de parole ou dans celui, apaisé, d’une retraite où règne un grand silence [34]. Eckhart reprend le thème du « désert » pour tenter de parler des réalités les plus hautes touchant Dieu et l’âme. L’emploi de la métaphore lui permet une approche de l’indicible. Il s’inscrit ainsi dans une démarche apophatique qui procède par négations et conduit à la « docte ignorance ». Dieu, en son fond, est au-delà de tout ce qui est. Le désert exprime son absolue transcendance. Et c’est par le « désert », par l’ignorance, que l’on connaît l’Inconnu comme l’affirme le Granum sinapis : « au commencement/au-delà du sens/là est le Verbe » [35]. Au-dessus du temps et du lieu, « le désert a sa propre guise » [36], il traverse le langage, les noms et les images. En lui les opposés coïncident : « ici et là, lointain et proche, bas et haut » [37] ; le désert est « lumière et ténèbres », tout cela simultanément. Le désert, en évoquant la « profondeur sans fond », nous ramène au mystère de la présence absolue : « Sombre tout mon être/en Dieu qui est non-être » [38]. Il dit ce pouvoir rassembleur du Néant (nicht), cette force du Rien, où s’abîme le quelque chose (iht) qui sépare et éloigne : « au large, au loin/sans limite il s’étend. » [39] Eckhart semble accorder l’acte poétique et l’expérience mystique dans un « fond sans fond », un abîme, où ni Dieu ni âme n’ont plus de nom, où ni l’un ni l’autre ne sont plus soumis aux catégories de l’entendement [40]. En moyen-haut allemand, le terme wüeste (désert) est associé à celui de blôzheit (vacuité, nudité) et de pureté (lûterkeit) ou de séparation (abgescheiden von zît und von stat) comme d’un caractère propre aux facultés supérieures qui font de l’homme un être à l’image de Dieu : « Deviens tel un enfant,/rends-toi sourd et aveugle ! » [41]. L’enfant (kint) est celui qui a réalisé l’expérience du désert, de la pauvreté en esprit [42], et qui s’est détaché des créatures, rendu « sourd et aveugle » (toup/blint) aux images : il caractérise alors le poète mystique réalisant un exode radical pour retrouver la pure présence de l’image, cette trace incréée qui est l’empreinte du désert. En écrivant le Granum sinapis, Eckhart sait la réalité de l’incréé irréductible à tout discours. Et c’est pourquoi il le traduit en vers : parole vive où le concept est transfiguré, où l’intelligence garde à vif la « trace du pas venu dans la nuit » [43]. Au XXe siècle Jean-Paul de Dadelsen cherche lui aussi dans ses poèmes « l’au-delà du Dieu nommé », « le Nom indéchiffrable » [44]. Dans la continuité du Granum sinapis, Jean-Paul de Dadelsen choisit la voie du désert, du point de vue de l’âme, pour aller jusqu’aux « eaux sombres et souterraines » [45]. À l’abîme de Dieu répond l’abîme de l’âme. [46] L’homme est capable de répondre à cet appel d’une part, parce qu’il est image de Dieu, et d’autre part, parce que Dieu s’est incarné en son Fils, afin que l’homme, par la grâce de l’Esprit, devienne fils dans le Fils [47] : « Moi seul pour le repos de tous travaille vers le jour/Où Dieu renaît à la perfection du Non-Être » [48]. La poésie de Dadelsen, dans son approche de l’indicible, devient cette parole ouverte qui, parce qu’elle échappe aux limitations du discours prédicatif, pose la question d’une autre voix – « la voix de fin silence » [49] qui est celle même de la mystique. Le silence de Dieu implique alors la reconsidération, la reconstruction de la parole des hommes : « Rarement poésie s’est aussi totalement identifiée à l’invisible réalité, affirme Henri Thomas dans son avant-propos à Jonas non pour la sauver (ce serait bien plutôt l’inverse), mais afin que le doute, le reproche, l’extrême faiblesse, et la ressource sans nom, soient encore murmurés par un vivant. » [50] Chez Jean-Paul de Dadelsen, le goût marqué pour le paradoxe et les formules négatives n’est pas le seul trait commun avec Eckhart que l’on puisse mettre en lumière. Cette composante formelle révèle une démarche influencée par le Granum sinapis. Aller au « centre du silence où s’arrête son/Souffle » [51] est la tâche qui incombe au poète. Mais « Ombre, qu’ai-je à t’offrir ?/ Quel pain, sinon de ténèbre et de séparation ? » [52]. Dans la reconnaissance de lui-même en tant que créature « néant en soi », le poète prend conscience de la nécessité de faire retour au fond de son âme afin d’y retrouver la présence intime de Dieu, la source même du langage. En ce « fond » de l’âme qui est celui d’une rencontre gracieuse avec l’être divin, Jean-Paul de Dadelsen retrouve la fécondité d’un dialogue oublié, et développe toute une poétique de l’unité vivante, dynamique : une parole nourrie de silence intérieur, et qui, par cela même, devient féconde, poétique. Ainsi, pour Jean-Paul de Dadelsen, la réalité n’est pas le lieu d’une abolition nécessaire. Elle est l’objet d’une perte, que le langage du poème tentera de surmonter. Ce qui se retrouve alors posé avec acuité c’est le problème des rapports du langage avec la réalité : « La terre apprise avec effort est nécessaire. » [53] Ce que le poète dit, il ne sait pas le dire. La mesure de sa parole est de parler de l’indicible. Aucune rhétorique n’y pourvoit. La parole poétique se risque parce qu’elle est essentiellement mystique : c’est toujours l’incréé qu’elle veut dire, ce qu’il y a de désert dans l’âme, voilà qui est promis à la fécondité la plus féconde (celle même de l’écriture poétique). Prendre la parole serait alors la prendre au silence et depuis le silence, depuis l’éternité du Verbe incréé. Car nulle parole humaine n’est première, comme si elle se confondait à l’origine et inaugurait le sens, mais toute parole digne de ce nom est pourtant « comme une étoile du matin » : elle se lève avec l’incertitude de l’aube et s’avance face à ce qui se dérobe.
3 – Le sujet excédé : expérience du désert et dépossession de soi
6Parler à partir de l’éternité c’est parler immédiatement à partir de sa propre expérience d’être un avec Dieu, non pas de façon à faire de sa propre expérience l’objet d’une représentation, ce qui serait en quelque sorte quitter l’expérience elle-même (comme lorsqu’on raconte quelque chose sur soi-même), mais de façon que le sujet qui se tient sans intermédiaire dans l’unité avec Dieu, parle directement. Désert est « un symbole équivoque dans l’œuvre de Maître Eckhart » [54], car il peut désigner le « lieu sans lieu » de l’intériorité de Dieu et de l’âme ; mais aussi celui où l’homme est « tenté » par la multiplicité des images, et appelé à faire l’épreuve du détachement jusqu’à « laisser Dieu pour Dieu ». Par « désert », il faut d’abord entendre une réalité d’ordre essentiel qui transcendant l’expérience courante, la commande. Ainsi ouvre-t-elle un chemin mystique qui signifie un dépouillement de nous-mêmes « aussi grand que celui où nous étions avant de paraître en ce monde. » [55] L’homme doit « apprendre la solitude intérieure (littéralement : il doit apprendre le désert intérieur [56] où et proche de qui qu’il soit. » [57] Or cela n’exclut en rien les œuvres, mais oriente ces dernières selon une intention pure, rassemblée en Dieu, comme l’homme juste le prouve. Marthe en est l’exemple par excellence, car elle a su allier la dynamique de l’épreuve au profond repos dans le centre : « Marthe était si accomplie que son action ne l’entravait pas. » [58] Véritable figure de l’homme noble (ou juste), elle vit dans le monde, détachée du monde – « non qu’il faille s’évader de son intérieur ni lui être infidèle. Il faut apprendre, au contraire, à opérer en lui et par lui de manière à faire éclore son intériorité en activité et à replier l’activité dans l’intériorité. » [59] L’extériorité trouve ainsi sa raison d’être dans la réalité de l’intérieur en tant qu’intérieur, c’est-à-dire dans la réalité du « désert », tant il apparaît vrai que le danger d’abstraction dans l’intériorité est au moins aussi grand que l’est celui de la dispersion dans la multiplicité extérieure. Ainsi l’acte de parole est bien œuvre du mystique, mais il est aussi effet de l’œuvre de Dieu dans le mystique, effet à la fois cognitif (il s’agit bien d’une connaissance), esthétique (les mots et la manière poétiques qui portent ce savoir-expérience) et éthique (cette connaissance et ce langage sont pour-autrui). Alors la poésie mystique crée un espace-temps spécifique qui relève de l’espace-temps du dialogue entre l’âme et Dieu : espace-temps où le poème devient co-création et participe à l’incarnation continuée : réception de l’incréé dans le créé, de l’infini dans le fini qui nourrira la poésie du XXe siècle, comme un écho profane du Granum sinapis d’Eckhart.
7C’est dans cette dynamique oxymorique du désert fécond, dans cette expérience mystique de la docte ignorance que ces poètes exprimeront l’alliance avec l’homme, avec un quelque chose de divin en lui traduisant la conscience d’un immémorial où s’origine l’expérience de l’altérité : celle du tout Autre et celle de l’autre homme. La langue poétique de Celan est une langue précaire. Sa prière, à l’image même de celle prônée par Eckhart dans le Granum sinapis, ne demande rien. Mais face à l’indicible, le poète ne renonce pas. Il ne reste pas muet. Car il sait que la langue doit naître, renaître d’elle-même en traversant ses propres absences de réponse jusqu’en ce lieu qui est « sans lieu » où elle peut faire l’expérience de son propre souffle de vie. Celan cherche une réalité nouvelle fondée sur le pouvoir d’un langage conçu à la fois comme transitivité pure et comme recréation entière. « Stehen », « se tenir debout », est le mot d’ordre du poète qui s’engage à dire la parole où l’écriture devient dialogue vivant dans la vérité d’une responsabilité mutuelle. Chez Paul Celan, la parole, confrontée à ses limites, trouve en son point d’achoppement, la capacité à se surmonter par voie négative. Le langage apophatique, hérité de Denys l’Aréopagite, est cette recherche d’un autre langage, capable de se retirer de lui-même pour laisser place à une Parole qui la précède et la commande, pour revenir « au commencement », à l’origine. Tous les poèmes de Celan poursuivent ce mouvement de reconquête du langage par la voie négative qui le relie à Maître Eckhart : ce lien s’exprime entre ce qu’il écrit et son expérience intérieure d’un au-delà de lui-même. Eckhart comprenait sa propre expérience de Dieu comme la négation de toute séparation entre ceci et cela, séparation qui oppose toutes les créatures les unes aux autres. Le sens profond de cette négation procède directement de la lumière de l’Aleph, de l’intense rayonnement du monde intérieur où le poème éclôt dans la langue de « Personne ». L’abîme de l’âme et l’abîme de Dieu s’appellent et se répondent. Le rapport de Celan à Eckhart peut donc être considéré comme le début d’une conversation entre judaïsme et christianisme comme le recours d’Eckhart à Maïmonide témoignait déjà d’une ouverture envers la tradition juive, et notamment à l’égard de la Kabbale. La voie négative le conduit en direction d’autrui, vers un sol où la pensée et l’éthique demeurent indissociables. Le poème rend alors possible un langage de la proximité à l’origine où autrui est ce « prochain » qui me rend non seulement responsable, mais aussi, et surtout, capable de donner. Si Paul Celan utilise un champ métaphorique, ses images tendent à devenir de moins en moins nombreuses à mesure que le poète avance dans son œuvre. Elles reviennent de poème en poème en se réduisant. Ce qui importe alors est la relation qui se joue entre les mots. Celan cherche un langage de plus en plus proche du silence, de la nudité, un langage dépouillé de la fascination opérée par les métaphores. Sa poésie se veut en définitive une poésie sans images, en quête de l’indicible et de l’infigurable. Comme les mystiques rhénans, Paul Celan cherche l’au-delà de l’image, l’Überbildung. Dans un souci de détachement, de nudité intérieure, le poème s’appauvrit pour se tenir au plus près de l’essence. L’écriture de Celan met alors à nu les mécanismes par lesquels les images se fabriquent. Il renverse les idoles pour se tenir sur le seuil (un seuil qu’il sait ne pas devoir franchir), au plus près du « Souffle », dans ce qui ressemblerait le plus à l’homme intérieur d’Eckhart et de Tauler, cet homme rendu noble par sa propre « mort à lui-même » : « L’homme doit être détruit et totalement mort, n’être rien en lui-même, dépouillé de toute ressemblance et ne ressembler à personne, alors il est véritablement semblable à Dieu » [60]. Le langage se dépouille radicalement pour laisser place à une rencontre avec le divin qui ne souffre pas de nom. Chez Paul Celan qui se fait, sur ce point encore, l’héritier d’Eckhart et des mystiques rhénans, d’un côté, le langage est pris à la fois comme conscience de soi et comme milieu de signification ; et de l’autre, la réalité qui est impliquée dans les mots est située hors de leur portée, étant l’absence, la perte qui donne son sens à l’acte poétique. Le sujet poétique lui-même s’accomplit dans un mouvement de dépossession de soi qui l’ouvre sur l’autre lui-même. Ce n’est que dans la mesure où il fait état de sa destruction subie, dans la mesure donc, où il atteste sa position comme une position ultime que le sujet celanien se légitime à la fois dans son auto-affirmation et dans sa nature poétique, ouvrant ainsi la voie à la poétique nouvelle. La question du langage et celle du sujet ont partie liée. Cette solidarité témoigne de l’implication théologique de la question du sujet dans cette poésie. Posé en même temps que « dieu », le « je » expérimente les mêmes difficultés d’être que lui (la catégorie de la subjectivité intègre celle de la divinité et inversement, et cela sans que ce « dieu » devienne personnel pour autant). Celan cherche une voix qui fasse entendre un reste chantable. C’est par ces mots que s’ouvre l’un des poèmes de Renverse du souffle : on peut chanter une silencieuse silhouette humaine que l’écriture fait sortir de la neige où elle était ensevelie. Seule peut encore se faire entendre une « lèvre privée du pouvoir de parole » dit Paul Celan [61]. Le seul chant audible devient alors un chant réduit à sa seule ponctuation. Le souffle a été inversé. Dans « le Méridien », Paul Celan évoque une sorte de « retour chez soi » comme un « retour du Je » vers le point initial où la parole s’engendre, ce qui n’est pas sans faire penser à la naissance de Dieu dans l’âme dans la mystique rhénane.
8Ce n’est donc que dans une disponibilité totale, signifiée par le désert, c’est-à-dire l’oubli ou la nescience de toutes choses créées, que Dieu peut œuvrer en l’âme de façon incomparablement plus noble qu’elle ne saurait le faire elle-même. « Désert » traduit cette disponibilité intérieure de « l’âme vierge », [62] mais l’âme « vierge » qui n’est pas devenue une femme laisse les dons se perdre, et ne peut ainsi accéder à l’autre « désert », au désert fécond : « dépasse tout être et tout néant » : « Cette vierge, qui est une femme […] rendue féconde à partir du fond le plus noble ou, pour mieux dire, à partir du même fond (ûz dem selben grunde) où le Père donne naissance (gebernde) à son Verbe éternel (êwic wort). » L’oxymore du désert fécond rend ainsi compte d’une tension identificatrice entre le vide et la plénitude : « Si je me perds, Toi, je te trouve, Ô Bien suressentiel ! » [63] Aussi, « Désert » traduit-il aussi bien le terme d’une dialectique que le moment négatif de celle-ci. Et c’est cette même dialectique que nous retrouvons dans la matière spirituelle de l’art, et dans la peinture en particulier, avec l’œuvre de Nicolas de Staël qui se situe dans l’épreuve d’un désert.
4 – Dire le désert en peinture : l’expérience picturale du « lieu sans lieu »
9La peinture de Nicolas de Staël se situe là où la conscience de la limite donne sa nécessité à chaque acte, elle est en elle-même un principe de reconduction permanent au désert – ce qui donne lieu à une « illumination sans précédent » [64]. Comment faut-il l’entendre ? En quoi le « désert » excède-t-il ici le champ du concept et de la métaphore pour signifier une expérience picturale placée sous le signe de l’excès ? Qu’est-ce qui est excédée ici et par là qu’est-ce donc qui est excessif ? C’est dans la force des contraires, cela même qui pousse à la rupture, que le peintre crée la cohésion et la solidité de l’ensemble : il se situe ainsi au point de convergence où la discontinuité du trait rejoint l’autre versant de la toile – « hors champ » qui dessaisit l’espace du motif et oblige le geste pictural à « ne plus faire » mais à « faire place », à écouter ce qui le devance, à consentir au désert [65]. Car il ne s’agit plus de faire advenir l’image depuis sa représentation mentale, mais de la laisser venir à soi par une écoute attentive du regard. Dès lors en quoi le désert dans la peinture de Nicolas de Staël rend-il d’une expérience d’ouverture à l’invisible ? Le désert est ici tout autant le principe de l’expérience qui se dessaisit de la représentation que l’image même qui « apparaît » dans son désert, dans sa nudité même. Mais qu’est-elle alors sinon une image désimaginée, dédevenue des catégories de la représentation ? Réapprendre à regarder, retrouver l’œil en son intériorité, sa profondeur même : il y va là d’une écoute attentive, d’une disposition patiente à la présence pure. C’est en ce sens qu’excéder la représentation revient à ne plus chercher à rendre compte ou à dire, mais à épouser « l’unique trait de pinceau » [66], dans une dynamique de désimagination incessante [67] qui est ce que nous appelons précisément l’exigence d’un écart, l’ouverture à l’invisible. Comment faut-il l’entendre au juste ?
10Les peintures de Nicolas de Staël ne cherchent pas à représenter une réalité extérieure à elles, elles ont leur propre poids de réalité, mais elles sont aussi portées par une quête, une « nostalgie » de l’unité – nostalgie qui n’est pas tant tournée vers un passé que vers l’instauration d’une unité ultime grâce à l’expérience du « désert » qui chez Nicolas de Staël rejoint l’épreuve de la lumière vécue en son excès : lumière née d’une lumière qui inhabite la toile et qui donne le sentiment d’une retenue extrême, d’une intériorité toute tendue vers l’invisible [68]. Ici, les formes semblent en effet se dissoudre, comme si elles étaient conduites au désert où les objets du monde vont être éclairés d’une autre lumière. Au désert, seule demeure l’appel de la lumière qui fragilise les certitudes et leur font perdre toute importance [69]. À travers des motifs précaires (La route, Fenêtre de l’atelier, Le saladier ou Le pain…), le peintre cherche bien plutôt à rendre la présence vibratile de la chose, sa densité essentielle, sa matière spirituelle. Comme dans la fugue, les unités colorées sont à la fois dans un mouvement de dispersion et, dans le même temps, se rassemblent : « sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part » [70], ce qui toujours échappe à la formulation positive et renvoie au jeu des contraires : « L’anneau merveilleux/est jaillissement (gesprink),/son point reste immobile (unbewegit stêt) » [71]. Mais par le « désert » ou « fond sans fond », Nicolas de Staël n’entend pas la vie intratrinitaire où Dieu s’ex-plique de tout temps en sa propre unité, mais une transfiguration totale, sans reste, de la matière picturale elle-même. Telle est ce qu’il entend par son « désert pictural », confie-t-il dans sa Correspondance. Le peintre expérimente le désert comme un pur événement intérieur et trouve en ce point où il s’abîme, l’infini d’un espace libéré : l’image est alors transfigurée dans son origine, recouvrant la plénitude de sa pure présence. Toutefois, cette présence n’est pas celle du Verbe incréé chez Nicolas de Staël ; elle contient bien plutôt en soi un monde qui est le reflet de la totalité de l’univers, réfléchi par l’œil du peintre : une absolue simplicité par-delà la séduction des images : « Mes tableaux vivent d’imperfection consciente. » [72]. L’obstinée rigueur de Staël traduit sa position extrême afin que la forme devienne l’expression de ce qui n’est absolument pas dominé – non pas l’informel mais l’envers de la forme, son « désert » comme sa « peau nue », la profondeur de son silence.
11Il ne s’agit donc, à proprement parler, ni d’un panthéisme ni d’un art sacré, mais bien d’une esthétique mystique où la nécessité du détachement, dénué de son caractère religieux, rejoindrait, dans un registre esthétique, l’intention de l’anthropologie eckhartienne : l’exigence d’un dépassement des images créées fondant et dépassant l’image, jusqu’à l’épiphanie de sa présence incréée (Composition, 1950) [73]. Si la peinture de Staël n’est pas à proprement parler une peinture religieuse, on lit en elle, au-delà du motif, un lien profond avec le sacré – et ce, à travers un « quelque chose » qui, sans se laisser traduire, se figure, mais à peine : un « seuil » dont Staël saisit l’extrême rigueur dans Porte sans porte (1946). Dans ce tableau, on ne trouve ni territoire, ni murs, ni fondations, mais du temps déporté de son cours, arraché au jeu des habitudes temporelles : un temps qui n’est pas vécu à partir du temps, un temps éprouvé dans le désert, dans l’exigence d’un retrait de ses représentations, dans la nécessité picturale, ontologique même, d’excéder les images. Car ce qui est l’excessif phénomène de saturation visuelle se défait au désert de l’image, dès lors que le peintre y consent, l’habite, et patiente la seule image véritable qui advient d’une rencontre et non pas d’un « faire advenir » volontaire du sujet : la venue d’une image-lumière est alors rendue possible [74]. Comme les paroles de Maître Eckhart, il semblerait que les peintures de Nicolas de Staël ne puissent être entendues que du point de vue de l’éternité, c’est-à-dire à partir d’un immémorial où le pictural se révélerait dans sa relation au visible et à l’invisible. Porte sans porte serait alors un « temple » qui, par-delà lieu et temps, exprimerait le foyer éternel de lumière ou le désert de fécondité – la tension même d’une peinture qui force le passage, au-delà de ce qui est « pensable » : autant de seuils au-delà desquels il n’y a aucun corps à se représenter. Le représentatif est ici excédée et la puissance de l’image comme telle libérée : surgit alors l’infiguré, comme cette image unique, irreprésentable, mais pourtant indéfiniment diffractée dans les toiles – comme si cet infiguré devenait la condition de possibilité de toute apparition : fond sans fond ou désert inconcevable pour nous, irreprésentable donc, mais qui est l’Infini même à partir de quoi tout peut apparaître. Et l’art n’est pensable dans sa spécificité qu’à la condition de ce retrait au désert, de cet abandon du désir de clôture, de ce renoncement à l’injonction néo-aristotélicienne du poétique enfermant l’art dans la représentation. L’expérience du désert est alors ce qui ouvre au désir d’immensité.
12Nicolas de Staël rejoint donc l’une des notions centrales de la pensée de Maître Eckhart : « l’au-delà de l’image » [75]. Mais de quelle « au-delà de l’image » s’agit-il ici ? Nicolas de Staël donne-t-il à l’Überbildung le même sens qu’Eckhart lui confère ? Chez Eckhart il s’agit de revenir au désert comme à l’image de Dieu en nous afin de l’accomplir par la grâce de la naissance de Dieu dans le fond de l’âme [76]. Chez Nicolas de Staël, l’au-delà de l’image traduirait au contraire cette présence-absence de l’image transfigurée : une pure présence (d’où son rapprochement avec la musique qui est, par essence, un événement matériel-immatériel). Car à travers cet insaisissable même transparaît l’événement de la forme. Or cette forme n’est pas vacante, elle est habitée, « inhabitée » par une pure présence intérieure qui la dépasse et la fonde – une raison d’être qui la travaille en sous-œuvre. C’est dans cet oxymore que Staël exprime sa « mystique picturale » : c’est là aussi qu’il atteint la limite absolue d’un possible impossible. Mais si « docte ignorance » il y a, celle-ci ne doit pas être lue dans un rapport avec une mystique chrétienne. Dans cette union des contraires, Staël exprime une unité avec l’univers, et celle-ci semble indissociable d’un inachèvement. Toute sa vie, Nicolas de Staël a cherché une image pure, une couleur capable de traduire une sorte de transparence inouïe. Aussi a-t-il épuré ses gestes, ses sujets, sa matière jusqu’à un « au-delà de l’image ». Le peintre a vidé l’image de ses « scories » pour retrouver sa présence originelle, celle même qui renverrait à la « nécessité intérieure » de Kandinsky – une œuvre qui ne représenterait rien du monde extérieur, mais tout d’un monde intérieur vivant. Une telle « image », une telle « couleur » parvenues en leur plus subtile vibration seraient alors comme l’expression de la vie absolue. Dans cette quête inlassable d’un « quelque chose d’intérieur », par-delà le conflit abstrait-figuratif, Nicolas de Staël témoigne à sa manière, d’une étonnante proximité avec la mystique rhénane. Dans ses tableaux on observe une tension, comme un combat constant contre l’apparence elle-même traduisant un désir de « percée » au sens eckhartien du terme : « Si tu veux le fruit (der kerne), il faut que la coque soit brisée » [77] aller au-delà des apparences, traverser la nuit de l’abîme pour offrir une présence épiphanique (La part du vent, 1944 ; Les rayons du jour, 1944). Or dans quelle mesure peut-on dire qu’il a fait avec la peinture une expérience analogue à celle de Maître Eckhart ?
13Une telle nécessité d’espace illimité et d’air impose au peintre une relation particulière avec le monde, presque de recul. Les vastes horizons ne se découvrent que dans la distance. Le regard qui conduit ses toiles se rattache alors à un « quelque chose dans l’âme » [78]. Une nostalgie profonde les anime : la nostalgie de l’incréé comme d’un immémorial. Elle se traduit par une recherche infatigable du dépassement de la figuration. Inséparable de l’idée d’épreuve, selon la thèse de Guy Dumur, l’œuvre de Staël, dans sa vitalité, exprime un combat intérieur, creuset de sa fécondité [79]. Dans sa peinture, Staël cherche la lumière d’une opacité rayonnante, l’obscure clarté : l’oxymore chez lui définit l’éclat. L’apparition disparaît dans l’éclat de son apparaître, dans la présence-absence de l’image. La compacité de la couleur et la rectitude des lignes confèrent alors à la peinture de Staël une lumière inhabitée ou incréée [80]. Ainsi, dans Cap Blanc-Nez ou encore Ciel rouge, les tensions de lignes créent une sorte d’attirance vers le point de convergence qui constitue le « lieu sans lieu » ou le fond incréé du tableau. Staël ouvre le regard à l’invisible, à une lumière de l’inconnaissance : « cette lumière que l’on ne voit pas parce qu’elle est lumière même » [81]. En cela, un lien de parenté certain le relie à Eckhart : une dynamique excessive les conduit tous deux à l’union à l’infini [82]. Staël est cet « artiste venu faire éclater dans Le Grand Concert les couleurs de la musique tapie au cœur des instruments » [83]. Prenant forme et lumière en elle-même, la peinture staëlienne fait en même temps retour à l’origine. La simultanéité de son apparaître et de son disparaître ouvre comme une extase l’instant qui l’apporte et l’emporte avec soi. Et c’est dans l’interstice que se révèle le désert, abîme ou « fond sans fond », c’est-à-dire absolu locatif. Lieu illocalisable de cette apparition, la peinture de Staël est en cela désimaginée et désimaginante. Le silence qui est le sien nous interroge sur ce que nous regardons et écoutons. L’œuvre ici passe outre les certitudes, les savoirs, les formalismes : elle demande plutôt qu’on la regarde en tentant d’écouter le mystère du monde que le peintre a lui-même écouté : mystère des profondeurs que l’on écoute et contemple en se retirant dans le tréfonds, en allant au désert, en continuant à aviver le désir d’unité dans la lumière, en se laissant brûler par ce désir, par cette recherche de la Terre promise. L’image ici ne sature plus le temps et l’espace, elle fraie la voie au désert : une voie qui est sans voie tracée, déterminée, une voie qui s’aventure dans les confins parce qu’elle s’invente à chaque pas, à chaque geste : vertige d’une mise au monde où l’œuvre même, comme son auteur, portant la trace d’un combat de Jacob [84].
14À l’œil qui écoute avec attention le timbre résonne par-delà le temps, dans l’instant d’éternité d’une présence. Un rythme originaire, telle une simple ligne figurale, détachée du motif, de l’imitation même, s’y dessine, entre expansion et contradiction, donation et retrait. C’est toute la poésie de l’entrelacs qui se déploie ici, comme si les voix des lointains si proches habitaient une pliure discrète, une certaine courbure du réel. De la naissance à la mort, et de la mort à la naissance, nous traversons des zones de couleurs, de formes dont toute la vibration tient dans l’excès du représentatif – excès qui nous déporte vers l’autre, cet inimaginable – celui qui, dans sa ressemblance n’a rien à quoi ressembler, celui qui destituant nos représentations ne se laisse jamais regarder de manière frontale – Ressemblance dissemblable où se dissout l’opposition classique entre continu et discontinu, figure et non-figure, distinct et indistinct, ordre et chaos. c’est à nous de nous rapporter autrement aux images, et peut-être de nous laisser rencontrer par elles, comme si en leur rythmique propre, elles avaient quelque chose à nous dire de nous-mêmes, en profondeur, comme si ainsi laissées à notre interprétation, elles requéraient précisément un dépassement de l’interprétation, ou plutôt son déplacement depuis une ligne d’horizon qui ne se joue plus en une relation de hauteur entre le percevant et le perçu, mais dans une espèce de « plongée » dans l’abîme, dans le désert des représentations.
15***
16Passer par l’épreuve du « désert », par le détachement des réalités extérieures, conduit l’homme au « désert », à cette réalité intérieure où « Dieu est plus intime à soi-même que soi » [85] : « La véritable parole de l’éternité n’est prononcée que dans l’unité, lorsque l’homme s’est déserté lui-même et exilé de toute multiplicité. » [86], c’est-à-dire lorsque l’homme réalise l’expérience de l’Entbildung. En dépit de son radicalisme, l’Entbildung, comme l’Abgeschiedenheit ou la Gelassenheit qu’Eckhart utilise comme synonymes, ne détruit pas toutes les images, elle contribue, au contraire, à l’assomption de cette seule image qui est le noyau de notre être et concourt ainsi à l’assomption de la personnalité [87]. La traversée du désert apparaît donc comme une dynamique pascale où l’aventure de la Gelassenheit, de l’abîme intérieure devient ouverture à la plénitude de la présence incréée, et ainsi capacité à la fécondité de l’âme : épreuve du consentement de la parole humaine à une Parole immémoriale qui ne cesse d’appeler à retrouver l’image originelle, la pure présence du Verbe incréé dans le fond de l’âme. C’est à cette source même que beaucoup de poètes du XXe siècle vont revenir en passant par l’épreuve tragique de l’abandon et du silence. C’est ainsi que loin de voir en la poésie le seul territoire de l’imagination, ressortissant au corps, Eckhart nous en donne un visage transfiguré à travers une « désymagination » constante qui est œuvre de l’esprit : images du paradoxe, tel le désert fécond, disant la plénitude d’un vide, la présence comme absence, et le disant par le travail même de l’image contre elle-même. L’image devient « désert » et atteint par là même sa fécondité intrinsèque. Elle passe hors de la sphère de la représentation, des images créées, à travers l’oxymore où l’on peut « imager » l’irreprésentable : l’image chez Eckhart et dans la poésie moderne héritière de sa mystique, n’est alors sollicitée que pour inviter à sa propre transcendance. L’expérience artistique rejoint l’expérience mystique dans le dépassement de l’image elle-même, dans la recherche d’une Sur-Image (Urbild) qui, ne se limitant pas aux apparences serait d’essence spirituelle. Il existe une connaissance de la réalité en soi qui se manifeste à travers l’art et cette connaissance est liée à la progression de l’Esprit, dans le dépouillement de toute figuration.
Notes
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[1]
Osée 2, 16.
-
[2]
Genèse I, 26.
-
[3]
Eckhart, Sermon 12, JAH I, p. 122-123. « L’œil dans lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon œil et l’œil de Dieu ne sont qu’un œil, et une vision, et une connaissance, et un amour. »
-
[4]
Sermon 77, JAH III, p. 156.
-
[5]
Ainsi, comme le disait déjà Saint Jean de la Croix : « Cette science suprême/Réside en un sublime sentir/De l’essence même de Dieu. » (Jean de la Croix, Poèmes mystiques, Paris, DDB [coll. « Méditations »], 1975, p. 39-40).
-
[6]
Sermon 10, JAH I, p. 109. Cf. Sermon 38, AH II, p. 49-50 : « À l’âme dans laquelle Dieu doit naître, le temps doit échapper et elle doit échapper au temps. »
-
[7]
« Et sache-le : être vide de toutes les créatures, c’est être rempli de Dieu, et être rempli de toutes les créatures, c’est être vide de Dieu. » Du détachement, Traités, JAH, p. 164.
-
[8]
Granum sinapis, p. 27.
-
[9]
En ce sens, la notion de « désert » (eremus) se rattache à la doctrine du fond inconnu de l’âme, plus étroitement liée à la tradition mystique rhéno-flamande qu’à la pensée d’Albert le Grand.
-
[10]
Sermon 30, JAH I, p. 244.
-
[11]
Jean 3, 6-7.
-
[12]
J. Tauler, Sermons, édition intégrale, Traduction de E. Hugueny – G. Théry – M. A. L. Corin ; Éditée et présentée par Jean-Pierre Jossua, avec une notice d’Édouard-Henri Weber sur Jean Tauler et Maître Eckhart. « Sagesses chrétiennes », Les éditions du Cerf, Paris, 1991. Sermon 15 pour la veille des Rameaux, p. 112.
-
[13]
Eckhart joue avec les mots, non pas de manière gratuite, mais pour rendre compte de la constitution de l’être. Or, la poétique de l’être qu’il développe et qui est fortement marquée par la négativité n’est pas sans faire penser et sans avoir eu des incidences sur la pensée contemporaine du sujet : quant à sa constitution (Einbildung) et à sa déconstruction (Entbildung, qui peut signifier : déconstruction ou détachement ou désimagination).
-
[14]
Pour Eckhart, en effet, parler à partir de l’éternité revient à se placer du point de vue de la Trinité en elle-même, c’est-à-dire depuis ce « fond » où le Père engendre éternellement son Fils.
-
[15]
Sermon 6, JAH I, p. 85.
-
[16]
Sermon 49, JAH II, p. 119.
-
[17]
Car le Verbe opère de manière unique et singulière depuis l’éternité, depuis le sein du Père, « au commencement sans commencement ». Or c’est dans la recherche même du dire mystique que Maître Eckhart a recours à la métaphore, à cette figure d’analogie ouvrant le langage à son « commencement », à sa source intérieure. Or celle-ci est chez lui essentiellement reliée au Verbe, l’unique Parole du Père, et par là, à toute sa théologie trinitaire.
-
[18]
Si la paternité de ce texte fait question, certains commentateurs l’attribuent à Eckhart. Ainsi, Kurt Ruh affirme : « Pour notre part, nous n’hésitons plus à voir en Eckhart non seulement l’instigateur spirituel du poème, mais son authentique créateur. » (K. Ruh, Initiation à Maître Eckhart. Théologien, prédicateur et mystique, Ed. Universitaires de Fribourg, Paris, Cerf, 1997, p. 65). De même Alain de Libéra : « On a là non pas un poème, mais le poème d’Eckhart. […] le poète est bien Maître Eckhart » (Maître Eckhart, Le Grain de sénevé suivi du commentaire sur le Grain de sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libéra, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 11-12). Si pour ces deux commentateurs ce poème est bien de la plume du Maître rhénan, il n’en va pas de même pour le Commentaire : « le Commentaire est vraisemblablement issu de l’entourage d’Eckhart, un entourage qui, d’ailleurs, a joué un rôle dans la “rédaction” même du reste de son œuvre, mais rien ne permet d’affirmer qu’Eckhart ait été, à un moment quelconque de sa trajectoire, son propre commentateur. » (Maître Eckhart, Le Grain de sénevé suivi du commentaire sur le Grain de sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libéra, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 13-14). Mais « on ne doit pas conclure que le commentaire du Granum sinapis puisse être de la main d’Eckhart. » (K. Ruh, Initiation à Maître Eckhart. Théologien, prédicateur et mystique, Éd. Universitaires de Fribourg, Paris, Cerf, 1997, p. 6).
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[19]
Eckhart, Le Grain de sénevé suivi du commentaire sur le Grain de sénevé, traduit du moyen haut allemand et du latin et présenté par Alain de Libéra, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 8. Il s’agirait donc d’une œuvre de jeunesse. Mais l’on ne peut en être sûr. Car la datation précise n’a pas été trouvée.
-
[20]
« Quelque chose d’incréé » en elle, c’est-à-dire de son essence (en tant qu’elle est créée à l’image de Dieu.
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[21]
Car une distinction s’était vite opérée entre la Wesenmystik du maître rhénan et la Minnemystik d’Hadewijch, par exemple, dans laquelle on voyait, non sans une pointe de mépris, un énoncé plus affectif que théologique. Or cette dichotomie entre amour et intellect nous semble réductrice, car elle néglige tout un pan de la mystique d’Eckhart, celui même qui s’énonce comme poésie, et qui selon nous, ne saurait s’entendre comme « coupée » de la théologie. C’est cet aspect problématique de la langue d’Eckhart qu’il s’agit ici d’interroger. Et c’est peut-être elle, nous le verrons, qui a le plus marqué la philosophie et la poésie modernes venues puiser dans l’œuvre du Thuringien et dans celle des mystiques rhénans. Sans affirmer que Maître Eckhart soit poète, il nous semble toutefois important de ne pas négliger toute une dimension poétique de son œuvre, et ce à travers son rapport au langage.
-
[22]
« La fécondité du don est la seule reconnaissance pour le don et alors l’esprit est femme dans la reconnaissance qui, à son tour, enfante Jésus en retour dans le cœur paternel de Dieu. » Sermon 2, JAH I, p. 192.
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[23]
Das izt sîn natûre, daz et âne natûre sî. Cf. D. Bremer-Bruno, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande d’Eckhart », dans É. Zum Brunn (dir.), Voici maître Eckhart, Grenoble, éd. Jérôme Millon, 2000, p. 358-360.
-
[24]
À l’origine de la parole mystique, il s’agit donc bien d’une connaissance, mais d’une connaissance paradoxale : paradoxale en amont car elle est issue d’une non-connaissance, d’un immémorial ou d’un incréé ; et paradoxale en aval par l’ouverture à l’autre à partir de la plus extrême intériorité. Ce double paradoxe tient à l’objet de connaissance : l’incréé de Dieu ou son essence et la vie de cet incréé, sa présence dans les profondeurs de l’âme humaine ; autrement dit, la réalisation effective ou l’expérience de l’éternité dans le temps. C’est l’objet de la théologie spéculative d’Eckhart et la quintessence de sa mystique centrée sur la naissance éternelle du Verbe dans l’âme qui trouvent dans la poésie son expression la plus haute et la plus adéquate.
-
[25]
Cet excès de la mémoire que nous avons de Dieu sur la mémoire que nous avons de nous-mêmes joue un rôle capital dans la pensée augustinienne de l’image de Dieu en l’homme. Étudiant les facultés de l’âme, Augustin y découvre une image de la Trinité divine, en tant que l’âme « se souvient d’elle-même [meminit sui], se comprend elle-même et s’aime elle-même. » Mais proprement « ce qui fait qu’elle est image, c’est qu’elle est capacité de Dieu [ejus capax], qu’elle peut participer à Dieu. » De Trinitate XIV, VIII, 11, p. 375. Si donc la Trinité de l’âme est image de Dieu, ce n’est pas parce qu’elle se souvient d’elle-même, se comprend et s’aime, mais parce qu’elle peut encore se rappeler, comprendre et aimer Celui par lequel elle a été créée. » De Trinitate, XIV, XII, 15, p. 387. À la parole des Confessions, ces considérations donnent sa plénitude de sens : ce qu’il y a de plus intime en l’esprit est de pouvoir se tourner vers ce qui le dépasse. L’altérité de Dieu s’inscrit inoubliablement au cœur de notre intimité. Et cette mémoire de Dieu qui fonde notre être même est pourtant par essence inadéquate à ce dont elle se souvient, sans coïncidence avec lui. Elle ne peut s’en souvenir pleinement ni totalement, elle ne peut faire qu’il lui devienne présent comme il est présent à lui-même. Elle n’est pas le lieu de la parousie. L’excès de l’inoubliable est rigoureusement manifeste en notre mémoire même.
-
[26]
Saint-John Perse, Discours de Stockolm, in Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1972, p. 445. « Quand les mythologies s’effondrent c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais ».
-
[27]
Eckhart, Sermon 53, JAH II, p. 151.
-
[28]
En nous centrant sur le Granum sinapis nous verrons en quoi le langage eckhartien a pu exercer une influence sur ces poètes du XXe siècle : l’oxymore du désert fécond semble pour cela rassembler, en sa contradiction même, l’expression d’une tension dans leur poétique, et constituer ainsi une parenté possible avec le langage mystique d’Eckhart.
-
[29]
Rainer-Maria Rilke, Sonnet 1 à Orphée I, str. 1, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », (n° 284), 1994, p. 107.
-
[30]
Ibidem.
-
[31]
Dans le Granum sinapis, Maître Eckhart parle autrement que dans ses Sermons et Traités : loin des démonstrations, et de la prédication proprement dite, il rejoint l’indicible divin par une parole qui semble s’excéder elle-même : « lieu sans lieu » où le langage atteint une fécondité paradoxale : la fécondité du désert. Car c’est peut-être quand le poème fait silence, quand il se fait « désert » qu’il trouve sa plus haute fécondité, quand la vie et l’écriture atteignent à leur plus grande simplicité ?
-
[32]
Marc 1, 3.
-
[33]
La forme du poème est celle d’une séquence religieuse : ses vers se prêtent donc également au chant.
-
[34]
Ici, l’événement réalisé comme expérience de Dieu grâce à la parole, est porté au rang de connaissance de Dieu. En tant que telle, cette parole serait de nature théologique [Il serait intéressant d’émettre l’hypothèse que la parole mystique est effectivement théologique, et ainsi de redécouvrir la théologie non plus comme discours dogmatique, mais comme acte de langage poétique], mais elle ne pourrait se dire qu’en poésie, comme si la manière poétique était la plus adéquate pour la traduire car elle ouvrirait la parole temporelle à sa fécondité en travaillant sur le matériau même du langage. Voici donc la quintessence d’une théologie sous la forme d’un poème mystique. C’est à la fois comme théologien, poète et mystique qu’Eckhart écrit ces vers. Son intention mystique trouve en poésie l’expression qui lui est la plus appropriée en ce qu’elle relie le langage à sa source immémoriale, au Verbe incréé. Or ce langage traduit par le paradoxe, l’oxymore et la négation l’indicible de l’union mystique et sa fécondité : l’ambiguïté même de la parole mystique où la théologie rejoint la poésie et la philosophie.
-
[35]
Granum sinapis, str.1, p. 23.
-
[36]
ir wîse dî ist sunderlîch – Granum sinapis, str.4, p. 29.
-
[37]
Granum sinapis, strophes 5 et 6, p. 31-33.
-
[38]
Ibidem, str.8, p. 37.
-
[39]
Ibidem, str.4, p. 29.
-
[40]
Ainsi le Commentaire du Granum sinapis offre-t-il une variation incessante sur ce qui dépassera toujours les mots.
-
[41]
Granum sinapis, p. 35.
-
[42]
Cf. Eckhart, Sermon 52, JAH II, p. 147 : « Celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien, n’a rien. » En se trouvant sans forme, sans image, il trouve sa forme véritable, cet Etwas in der Seele, ce quelque chose dans l’âme, ce Grund öhne Grund, cet archè anarchos, ce principe sans principe. C’est au moment où l’homme se perd qu’il se trouve et se constitue, qu’il atteint l’esse simpliciter. Il est, alors, libre et même liberté véritable, par cette « puissance de l’esprit » et par ce « petit château-fort dans l’âme », auxquels Eckhart se réfère dans le Sermon 2. Ainsi se réalise l’assomption du sujet et par suite, sa constitution. Toutes proportions gardées, Eckhart anticipe la critique nietzschéenne des idoles, à cette différence près qu’au lieu d’aboutir au néant, il en vient à l’union à Dieu. Il l’explique au Sermon 44 : « Il faut que l’on dépouille et sépare tout ce qui est dans l’âme : sa vie, ses puissances, sa nature, il faut que tout cela disparaisse et qu’elle demeure dans la pure lumière où elle est une seule image avec Dieu : là, elle trouve Dieu. »
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[43]
Yves Bonnefoy, cité par R. Laufer, dir., Thèmes et langages de la culture moderne, p. 191.
-
[44]
J.-P. de Dadelsen, Bach en automne, Jonas, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 37.
-
[45]
Id., Pâques, p. 119.
-
[46]
Eckhart, Sermon 22, JAH I, p. 193.
-
[47]
Sermon 51, JAH II, p. 135 ; Cf. OS XLIX, 3.
-
[48]
J.-P. de Dadelsen, « Sur le très saint nom », in Bach en automne (VII), Jonas, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 21.
-
[49]
1 Rois 19, 11-14. Dieu est dans le murmure au plus profond du cœur. Le Seigneur est dans la douceur. Comme l’ange a touché doucement l’épaule du prophète, la voix de douceur apprend à l’homme qui est Dieu… et d’abord qui il n’est pas. Cf. Dt. 4, 12.
-
[50]
Henri Thomas dans sa préface à Jonas, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 9.
-
[51]
J.-P. de Dadelsen, Jonas, « Exercice pour le soir », Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 56.
-
[52]
Id., Jonas (vers cités dans la préface d’Henri Thomas, p. 9).
-
[53]
Id., Bach en automne, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2005, p. 25.
-
[54]
Ymagine Denudari. Ethique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1991, p. 62.
-
[55]
Fernand Brunner, « Le goût des positions extrêmes », in Voici Maître Eckhart, p. 222.
-
[56]
er muoz ein innerlich einoede lernen.
-
[57]
Eckhart, Instructions spirituelles, p. 49.
-
[58]
Eckhart, Sermon 86, JAH III, p. 178 ; cf. Henri Suso, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1977, p. 285.
-
[59]
Rudolf Otto, Mystique d’Orient et Mystique d’Occident, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », 2016, p. 178.
-
[60]
Eckhart, Sermon 29, JAH I, p. 240. Cf. J. Tauler, Sermon 41, p. 334.
-
[61]
P. Celan, Choix de poèmes, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1998, p. 243.
-
[62]
Eckhart, Sermon 2, AH, t. I, p. 53, Cf. Granum sinapis str. 7, p. 35 : « Tout ton être doit devenir néant ».
-
[63]
Granum sinapis, p. 37.
-
[64]
M. du Bouchet, Nicolas de Staël : une illumination sans précédent, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard, arts, 432 », 2001, p. 37.
-
[65]
G. Dumur, Nicolas de Staël, Paris, Flammarion, coll. « Les Maîtres de la peinture », 1989, p. 210.
-
[66]
A. Mansar, Nicolas de Staël, Paris, La Manufacture, coll. « Les Classiques de la Manufacture », 1990, p. 51.
-
[67]
Déjà Mark Rothko disait : « Dans le vieil idéal de Dieu, l’abstraction elle-même, dans sa nudité, ne nous est jamais directement accessible. Et comme pour Dieu nous n’en connaissons les manifestations qu’à travers des œuvres qui, sans jamais révéler l’abstraction totale dans son ensemble, la symbolisent par la manifestation de ses différentes faces dans les œuvres d’art. » Mark Rothko, La Réalité de l’artiste. Philosophie de l’art, préface de Christopher Rothko, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat, Flammarion, coll. « Champs arts », 2015, p. 166.
-
[68]
Cf. Psaume 36, 10 : « À ta lumière, nous voyons la lumière. »
-
[69]
Or un tel retrait au désert, dans son exigence d’excès vécu comme dépassement des représentations, s’oppose à l’idolâtrie des images. Pour Nicolas de Staël, c’est grâce à sa plasticité, c’est-à-dire au mouvement même qui l’habite, à la lumière qui l’irradie, qu’une image prévient elle-même les effets de sidération ou de vénération qu’elle pourrait autrement provoquer chez celui qui croirait y percevoir la chose même.
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[70]
Livre des XXIV philosophes.
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[71]
Granum sinapis, 3, p. 27.
-
[72]
Lettre à Jean Adrian, mars 1943.
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[73]
La réalité divine transcendante va se déplacer chez Nicolas de Staël à l’univers même du tableau, à sa lumière qui atteint son éclat dans le détachement même des images : lumière née de la lumière, lumière intérieure surgit au désert et qui est la pure vibration d’une présence intérieure.
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[74]
Une image serait au-dessus de toutes les images, une pure présence ou une façon d’être « image » la plus originelle qui soit. Une telle image fait la preuve d’elle-même dans sa donation qui est en même temps un retrait. Elle est visible dans son invisibilité même. Lumière pure, une telle image se dit dans le retrait de toute forme, en se détachant de la matérialité. Or c’est dans la couleur que Nicolas de Staël trouvera ce pur langage en peinture ; il le rattachera à la musique. Car cette image désimaginée est une pure résonance intérieure, une vibration de la couleur. La toile elle-même se fait « désert » pour accueillir le chœur des couleurs.
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[75]
Eckhart, DW I, 1, p. 380. Cf. Sermon 40, JAH II, p. 64.
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[76]
Eckhart, Sermon 43, JAH II, p. 85.
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[77]
Sermon 21, JAH I, p. 187.
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[78]
Cf. Eckhart, Sermon 15, JAH I, p. 143.
-
[79]
G. Dumur, Nicolas de Staël, Paris, Flammarion, coll. « Les Maîtres de la peinture », 1989. p. 46-47.
-
[80]
J.-L. Prat, notices de H. Bellet, Nicolas de Staël, catalogue de l’exposition, Martigny (Suisse), Éd. Fondation Pierre Gianadda, 1995, p. 134. Cf. Nicolas De Staël, exposition, Martigny, 19 mai-5 novembre 1995, organisée par la Fondation Pierre Gianadda ; catalogue réalisé par J.-L. Prat, trad. Granville Fields, notices H. Bellet, 1995.
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[81]
Lettre à René Char, 15 septembre 1952.
-
[82]
Lettre à Dubourg, juin 1952.
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[83]
E. Dor, Le Concert [Sur l’ultime tableau de N. de Staël], Paris, Sens & Tonka, 2010, p. 47.
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[84]
Les mots (noms, concepts, métaphores) et les images ne peuvent représenter la source première et ultime. Mais ils peuvent, ensemble, chacun à sa façon, en aviver le pressentiment. Ces mots et ces images sont alors autant de lueurs qui permettent d’exister, de résister, de créer – persistant à avancer même quand le noir est profond.
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[85]
Saint Augustin, Confessions III, 6, 11.
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[86]
Eckhart, Sermon 103, Arfuyen, p. 100. Cf. Sermon 104, Arfuyen, p. 143 et Cf. Sermon 60, JAH III, p. 11.
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[87]
« Propria ymagine denudari et in deum per imaginem transformari » G. Théry, Édition critique des pièces relatives au procès d’Eckhart, contenues dans le manuscrit 33b de la bibliothèque de Soest, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, I, 1926, p. 159.