Notes
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[1]
Alain, Mars ou la guerre jugée, 97, « Hercule » : « Proudhon, sous le titre de Guerre et Paix, a voulu remettre la force en sa place, louant comme il faut Hercule, et refusant de séparer la vertu d’avec la puissance. Je ne me détourne point de cette idée ; elle ne me fait point peur. (…). Mais Proudhon, comme il fait souvent, s’est jeté sans précaution dans cette grande idée, par le bonheur de mépriser ces cerveaux sans bras qui sont juristes et politiques. Adorant la force, il glisse à adorer la guerre. Erreur démesurée, il me semble. »
-
[2]
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) rédige La guerre et la paix en 1860-1861. Il est alors exilé en Belgique. La guerre et la paix est son dernier grand ouvrage, qui ne sera suivi que du Principe fédératif (1863) et de l’essai sur La capacité politique des classes ouvrières (1864). L’ouvrage de Carl von Clausewitz (1780-1831), De la guerre, avait paru de façon posthume entre 1832 et 1837. Sur ses premières traductions et sa réception en France, voir infra, III, « Pensées parallèles ».
-
[3]
Proudhon, La guerre et la paix, I, 9.
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[4]
I, I, 2
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[5]
« Nous n’entendons pas nous lancer dès le départ dans une pesante définition de la guerre ; mieux vaut s’en tenir à son élément primordial ». Le paragraphe porte pourtant en titre « Définition ».
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[6]
I, I, 3
-
[7]
I, I, 4
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[8]
I, I, 5
-
[9]
I, I, 6
-
[10]
I, I, 7
-
[11]
I, I, 8
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[12]
I, I, 9
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[13]
I, I, 10
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[14]
Il semble impossible de lire Clausewitz si on ne lui accorde une lecture attentive de Hegel et, ici, de Kant. On a signalé la probable allusion à la Dialectique de la Raison pure (dans la Critique de la raison pure). Le recours à la notion de jugement, opposée à l’entendement, nous semble également tributaire d’une lecture de Kant. Et dans l’analyse du « génie martial », la peinture de la vertu propre à l’homme de guerre sollicite un vocabulaire moral visiblement emprunté au philosophe de Königsberg, et d’une façon non superficielle, quoique très personnelle.
-
[15]
I, I, 11
-
[16]
I, I, 12
-
[17]
I, I, 13
-
[18]
I, I, 14
-
[19]
I, I, 15
-
[20]
I, I, 16
-
[21]
I, I, 17
-
[22]
I, I, 18
-
[23]
I, I, 19
-
[24]
I, I, 20
-
[25]
I, I, 21. Cf. I, VII : « Chaque guerre est comme une mer inexplorée pleine d’écueils, que l’esprit du général peut deviner, mais que ses yeux n’ont jamais vus, et autour desquels il doit louvoyer nuitamment. »
-
[26]
I, I, 22
-
[27]
I, I, 23
-
[28]
I, I, 24
-
[29]
I, I, 25
-
[30]
I, I, 26
-
[31]
I, I, 27
-
[32]
I, I, 28
-
[33]
Cité dans la pagination de la 3e édition, Paris, Hetzel, 1861.
-
[34]
GP, Préface, 12.
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[35]
GP, I, I, p. 27
-
[36]
Id., p. 28
-
[37]
Id., p. 29
-
[38]
GP I, II
-
[39]
GP, I, II, p. 38
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[40]
Id., p. 34
-
[41]
GP I, 9, p. 108
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[42]
GP II, Conclusion, p. 309
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[43]
GP, I, II, p. 40
-
[44]
GP, I, 4
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[45]
Remarquons qu’il est difficile de ne pas reconnaître Clausewitz dans ces « quelques-uns », alors même que le nom du général allemand n’est jamais cité par Proudhon.
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[46]
Nouveau rapport possible avec Clausewitz, qui mentionne également le duel comme figurant parfaitement l’« élément primordial » de la guerre – mais précisément cet élément « primordial » rendrait aveugle à la nature réelle de la guerre, qui est à penser par opposition à ce que suggérerait l’identification de la guerre à un « duel à grande échelle ». On pourrait presque dire que cette formule même est, à la réflexion, contradictoire, comme le montrent les analyses du premier chapitre du traité De la guerre.
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[47]
Clausewitz, De la guerre, IV, III.
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[48]
Proudhon ne cite pas l’ouvrage de Kant. Il n’est pas certain qu’il ait pu le lire.
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[49]
Durieux (Benoît), in Stratégiques, 2009/5, « Clausewitz et la réflexion sur la guerre en France, 1807-2007 - Positions de thèse ».
1On ne lit plus guère aujourd’hui La guerre et la paix de Pierre-Joseph Proudhon. On ne lit plus guère Proudhon tout court, au reste ; et cela n’est pas bon signe. J’ai eu récemment à lire de près ce gros ouvrage si négligé. Deux ans auparavant le métier m’avait mis entre les mains l’ouvrage célèbre de Clausewitz. Je fus frappé par le premier ; entre autres par ceci, qu’il me semblait que le discrédit dont on peut dire qu’il fut l’objet dès son écriture tenait à la complexité de l’itinéraire qu’il dessinait – itinéraire pourtant fortement balisé, avec une certaine lourdeur même, à toutes ses articulations. Pourquoi si peu lu, mais surtout si peu compris ? Alain lui-même accusait Proudhon d’avoir cédé à la fascination pour la guerre [1]. D’où ce contresens, pour un lecteur si puissant ? Ces questions me renvoyaient à celles qu’avait soulevées la lecture de Clausewitz – simple lecture, pourtant, mais qui me rendait inaudibles bien des commentaires qui me paraissaient parler d’un autre livre. De fait, non seulement ces deux ouvrages me paraissent exiger une attention particulière, et peut-être assez rare, à la singularité du mouvement de pensée qui les anime ; mais il m’a paru de plus en plus évident que le plus récent ne s’était probablement pas construit hors d’un rapport étroit avec le plus ancien [2]. Proudhon ne cite jamais Clausewitz – une allusion peut-être, si l’on veut bien. Silence étonnant. Il m’a semblé en tout état de cause intéressant d’indiquer la parenté de structure ou mieux de mouvement des réflexions de l’un et de l’autre. Parallèle disproportionné, puisqu’il s’agit ici de confronter le mouvement du premier chapitre de l’ouvrage de Clausewitz et l’organisation générale du chef-d’œuvre de Proudhon – de cet ouvrage dont il considérait lui-même qu’il constituait sa plus haute collaboration au salut de l’Humanité. « Puisse mon œuvre, disait-il, pareille à l’hymne de paix chanté par les anges sur le berceau du Christ, être pour le monde l’annonce d’un monde meilleur ! Je bénirais l’exil qui m’a fait venir la pensée de ce livre ; et, quelque suspect que je parusse encore pour mes doctrines, je mourrais dans la communion du genre humain [3] ». Un tel espoir mérite bien un regard de notre part.
2Penser la guerre, penser la paix. L’articulation est plus nette chez Proudhon que chez Clausewitz. Mais sur tous deux plane le sens de l’épigraphe que Proudhon place en tête de son livre : « Devine ou je te dévore – LE SPHINX ». Qui peut dire que cette injonction a perdu de son urgence ? De toute façon il s’agit de l’urgence du salut, et d’une menace toujours sous-estimée, impensée dans sa dimension réelle. Alain, dans ses incessantes méditations sur la guerre et les pouvoirs, ne cessait d’y ramener son lecteur. Encore un auteur inutile, dira-t-on. Je propose ici quelques réflexions probablement inutiles sur des pensées parallèles.
3On pardonnera, je l’espère, le caractère un peu laborieux de ce double parcours ; mais il paraissait important de manifester jusque dans le détail, particulièrement dans le texte de Clausewitz qui paraît si souvent construit de façon quelque peu confuse, la rigueur de progression d’une pensée qui creuse un chemin inusité. Il fallait à l’inverse, eu égard à l’ampleur de l’ouvrage, aller plus vite concernant La guerre et la paix. Au lecteur de compléter cette esquisse, son effort ne sera pas sans profit.
I – Qu’est-ce que la guerre ? Le « premier chapitre » de Clausewitz
1 – « L’élément primordial »
4« De la nature de la guerre » – tel est le titre du premier livre du traité de Clausewitz. Ce sujet en un sens est également celui de son premier chapitre (« Qu’est-ce que la guerre ? »), ce qui rend d’emblée difficilement appréciable la structure de l’ouvrage et l’appréciation du cheminement de pensée qu’il propose. Au début de ce livre I, Clausewitz annonce un plan en trois parties : étude des « éléments » de la guerre, étude des « parties » de la guerre, pensée de la guerre comme « totalité ». Mais cette division peut aussi bien renvoyer à l’ensemble de l’ouvrage, l’examen de la « totalité » renvoyant alors au livre VIII du traité, « Le plan de guerre. » ; au livre I dans son entier, dont les conclusions font la transition entre la « nature de la guerre » et la réflexion sur une possible théorie de la guerre ; ou bien encore au chapitre I du premier livre, qui se termine lui aussi par une présentation de la « totalité » de la guerre comme « étonnante trinité ». Quoi qu’il en soit, enchaîne Clausewitz, l’ouvrage commencera par « un aperçu de la nature de cette totalité », ce qui semble être l’objet particulier du chapitre I.
5Pour cerner la nature de la guerre, Clausewitz commence [4] par définir son « élément primordial » – le combat singulier ou le duel – en prenant soin d’avertir que la définition de cet « élément primordial » ne constitue pas une définition de la guerre [5]. Il y a en effet d’autres « éléments » de la guerre (le monde ou la réalité, la politique). Mais il reste que celui qui va être cerné ici est son caractère primordial. On aura à se demander en quoi. Clausewitz parle par moments d’élément primordial, à d’autres moments de « concept », voire de « pur concept » de la guerre. Ce vocabulaire peut induire en erreur, parce qu’un élément primordial ne peut à lui seul constituer un concept, sauf si l’objet visé s’y réduit (or la guerre ne se réduit précisément pas au combat singulier). En ce sens il faudra dire que le « pur concept » de la guerre n’est le concept d’aucune guerre réelle. Il faut donc bien garder présent à l’esprit le double aspect, partiel et primordial, de l’élément du « combat singulier ».
6Même sous ce seul aspect, on ramène donc, quoique de façon fictive et artificielle, la guerre à la figure de « deux combattants qui s’opposent ». Le but : terrasser l’adversaire. Envisagée sous cet angle, la guerre est donc « un acte de violence dont l’objet est de contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté ». Cette violence, dont on précise le caractère physique (matériel) soumet à ses fins l’œuvre de la raison (les Arts et les Sciences, sous la forme par exemple de l’industrie militaire). Clausewitz insiste sur la bipolarité de la fin et du moyen : le terrassement (la mise hors d’état de nuire) de l’adversaire comme fin, la violence comme moyen. Clausewitz précise même que la fin précédemment évoquée (contraindre l’adversaire à se plier à ma volonté) « s’estompe » devant la fin immédiate du combat : la mise hors d’état de nuire de l’adversaire. Il peut être utile, lors d’un engagement, de ne pas pousser son avantage à l’extrême, pour des considérations stratégiques ou politiques ; mais parfois la logique guerrière propre au combat l’emporte sur celle qui préside à la guerre dans son ensemble.
7Ne peut-on [6] atteindre la fin (terrasser l’adversaire) sans recourir à la violence ? Ne serait-ce pas encore la guerre ? L’évolution de l’art de la guerre n’est-elle pas d’atteindre la même fin en évitant le recours à la violence ? Erreur dangereuse, marque d’un sentiment (la pitié) qui placera celui qui s’y abandonne en situation d’infériorité. On peut remarquer que le paragraphe précédent a vidé l’idée de violence de tout contenu « moral » pour le ramener à sa pure dimension « physique » (matérielle). Ainsi, « contraindre l’adversaire à se plier à notre volonté » est-il un objectif moral (il concerne le rapport d’une volonté à une autre). On pourrait imaginer des moyens moraux pour parvenir à cette fin (menaces, promesses…). Or Clausewitz a ramené la fin du combat à la mise hors d’état de se défendre de l’adversaire, et ce au moyen d’une violence (il y a insisté) purement physique (matérielle). Et il insiste ici, en critiquant ceux qui espèrent « par répugnance envers la matière brute ignorer sa nature même ». La matière obéit à d’autres lois que l’esprit. Au fond Clausewitz fonde ici, si l’on veut, une approche cartésienne, au sens fort (distinction absolue des deux substances, pensée et étendue), de la guerre, là où l’esprit veut toujours mêler des éléments spirituels à des processus purement physiques. Le fait que les nations civilisées semblent se livrer à des guerres moins cruelles que les « nations incultes » (la suite montrera qu’il n’en est rien) ne signifie pas qu’elles ont poussé au plus haut la logique guerrière, mais qu’elles l’ont tempérée par la politique, élément « spirituel » (rationnel, en l’occurrence), et donc étranger au pur concept de la guerre.
8Si donc on en revient à l’essentiel, le double moteur de la guerre comme combat est l’hostilité émotionnelle et l’intention hostile. Passion d’un côté, attitude de l’autre. Souvent la seconde va sans la première, la première ne va jamais sans la seconde. Le duelliste peut ne pas haïr son adversaire (hostilité émotionnelle), mais il ne peut, sans danger, se départir d’une attitude combative (intention hostile). Mais là encore, même chez les peuples « policés », la première accompagne souvent la deuxième. C’est le fait d’ignorer cette dimension passionnelle qui a fait penser que la guerre pourrait « s’affranchir des passions », voire des « masses physiques des forces armées ». Si on pouvait ramener la guerre à une algèbre prévisionnelle, on pourrait éviter la case violence. C’est une erreur. Le passé récent (guerres révolutionnaires et napoléoniennes) a montré que c’était une erreur. La guerre n’est pas un jeu abstrait, un déroulement logiquement prévisible. C’est « une violence en action », et dès lors les « passions lui appartiennent nécessairement ». Ce ne sont pas les passions qui causent la guerre, mais la guerre provoque leur réveil et leur exacerbation. On verra que cette dimension passionnelle de la guerre est précisément ce qui, même dans la guerre réelle, fait revenir au premier plan la puissance de « l’élément primordial » et réveille le spectre de la guerre totale, vouée à la « montée aux extrêmes ». Conformément peut-être à un hégélianisme bien particulier, les passions réalisent alors le dynamisme du pur concept.
9Notons que si nous nous rappelons la préoccupation de Clausewitz, les passions, ici liées au recours nécessaire aux « masses physiques », seraient donc de l’ordre de la matière (on se croirait encore chez Descartes), et plus particulièrement de la physique du corps humain. Alain se souviendra sans doute lui aussi de ces analyses.
10Finalement, sous ce premier aspect toujours, c’est une bonne caractérisation de la guerre, ou du moins de son élément primordial, que d’en faire une « violence en action ». Les règles d’humanité qui la tempèrent correspondent souvent au recours à des formes de violence plus efficaces que l’attitude physiquement hostile. Clausewitz revient donc avec une certaine ironie sur ce qu’il avait dit plus haut. Car les guerres entre nations civilisées ne sont pas du tout moins cruelles. Simplement le progrès matériel du pouvoir de nuisance a déplacé la forme du massacre physique. On ne massacre plus en se précipitant avec une masse d’armes sur l’adversaire, mais en le noyant sous les boulets de canon. En ce sens seulement le massacre n’est plus « une simple manifestation des instincts grossiers » ; sous cette forme, l’homme, fort d’avoir soumis à la logique de la guerre « l’œuvre de la raison », fait de la violence « un usage plus efficace ».
11Si, conformément à ce premier aspect de la guerre, l’usage de la violence n’est soumis en lui-même à aucune limite, et chacun étant résolu à en user sans limite, il se produit une première interaction, et par là une première tendance à la montée de la violence aux extrêmes, qui tient à la résolution d’user de la violence sans limite, c’est-à-dire à l’identité du moyen utilisé par l’un et l’autre des adversaires.
12Mais les adversaires [7] ne sont pas seulement résolus à user du même moyen : ils ont aussi un même but. Il s’agit de mettre l’autre hors d’état de résister, c’est-à-dire de le mettre dans la pire situation possible (l’incapacité totale à se défendre). Ici encore pas de milieu. Mais ce projet anime aussi l’adversaire : l’adversaire ne subit pas mon action, ou du moins il me fait subir la sienne en même temps que je lui fais subir la mienne. Chacun est agent et patient : deuxième interaction, nouvelle cause de montée aux extrêmes de la conduite de la guerre.
13On nous dit bien [8] qu’il faut proportionner l’effort à la force présumée de l’adversaire. Mais si nous connaissons à peu près ses forces matérielles (« les moyens dont il dispose »), nous ne savons rien de sa volonté. Et celle-ci sera mouvante : car si je hausse mes moyens à ce que je pense suffisant pour pouvoir triompher de lui, il fera de même, et je devrais surenchérir : d’où une troisième interaction, nouvelle tendance à la montée aux extrêmes. S’il était possible d’évaluer a priori la capacité de résistance de l’adversaire, il y aurait là un principe de limitation raisonnable de l’usage de la violence. Or cette évaluation, sur certains points, est possible ; mais la somme est impossible, en particulier parce que, pensant à la guerre, l’adversaire va tout faire pour hausser son niveau de violence disponible, en particulier en jouant sur des aspects peu quantifiables (forces morales par exemple). Et chacun s’en rendant compte, l’escalade est à nouveau nécessaire.
14On a donc caractérisé à grands traits « l’élément primordial » de la guerre et la dynamique qu’il génère par nature (l’escalade de la violence). Il va maintenant falloir montrer que cet « élément primordial » ne constitue pas à lui seul, loin s’en faut, la réalité de la guerre.
2 – La réalité de la guerre
15C’est une illusion [9] de penser que des forces comme celles-ci sont « laissées à elles-mêmes et ne suivent d’autre loi que les leurs propres ». La réalité est plus complexe. D’autres forces interagissent avec cette dynamique « purement guerrière » et sont partie intégrante de la réalité de la guerre. Ainsi cette réflexion rigoureuse sur la matérialité de la guerre est en même temps un exercice qui se déroule « dans la sphère abstraite du pur concept ». Paradoxe, si l’on veut. Clausewitz a fait des efforts pour s’en tenir rigoureusement à cette dimension matérielle de la guerre, et cela est important, parce que cet « élément primordial » a bel et bien une forme de réalité. Le combat a été décrit comme opposant deux corps vivants et passionnés (ni gouvernés par la raison, ni inertes). Mais c’est cela (le « pur combat ») qui est un « pur concept », expression qui a quelque chose de péjoratif. Le paragraphe semble d’ailleurs faire assez clairement allusion à la « Dialectique de la Raison Pure » chez Kant. Clausewitz remarque perfidement que ceux qui se complaisent à considérer le « pur concept » de la guerre demeurent étrangers à la vertu qui lui est propre, à savoir le courage et la volonté. Car « l’esprit humain ne se soumet que malaisément à ce genre de rêvasserie logique » ; et « la volonté humaine ne tire jamais sa force de rêvasseries logiques ». Ceci annonce l’analyse, au chapitre III, du « génie martial ».
16Tout ce passage est donc ironique, en particulier l’idée d’« optimisme » et de « perfection » d’une guerre conforme à son pur concept. Ironie savante : car en un sens, est bien dit « parfait » ce qui est en tout point conforme à son concept (un cercle parfait). Mais « perfection », surtout lié à « optimisme », semble renvoyer à une valorisation (ce qui est bien différent) de ce déchaînement sans mesure de la violence. Or non seulement nous ne voyons pas chez Clausewitz de marque d’un quelconque plaisir pris à cette idée de la guerre totale, mais on sait que la forme qui semble en resurgir au début du XIXe siècle, avec les guerres révolutionnaires, et qu’il s’efforce de penser, ne représente pas un idéal, mais quelque chose qu’il est nécessaire de prendre en considération, sauf à être broyé par une dynamique qu’on aurait négligé d’étudier dans sa logique profonde. On peut d’ailleurs penser qu’il y a ici encore une polémique peu discrète. Le terme d’« optimisme » renvoie sans doute à un certain plaisir logique, avec lequel contraste l’horreur absolue que représenterait un tel avènement de la guerre totale. Les généraux « algébristes » (voir I, I, 3, §5) seraient sans doute bien heureux de voir leur pensée si bien reflétée par la réalité. Optimisme logique donc (capacité de la pensée claire à maîtriser le réel), mais aussi inhumanité totale. Cela implique que l’attention à la guerre réelle est plutôt du côté du véritable humanisme. Mais de cela plus tard.
17Pour établir que la réalité de la guerre ne se réduit pas à ce « pur concept », Clausewitz va procéder en deux temps. Dans un premier temps, il s’agit imaginer à quelles conditions une telle vision abstraite de la guerre pourrait prendre réalité. On va examiner les conditions d’une telle possibilité, montrer que ces conditions ne peuvent être réunies, et montrer ainsi le caractère contradictoire de l’hypothèse : c’est un raisonnement par l’absurde. Ce raisonnement par l’absurde a une double vertu : d’une part il servira à montrer que l’hypothèse est fausse (donc que jamais ce « pur concept » de la guerre ne peut constituer la réalité de la guerre) ; d’autre part il nous aidera également à comprendre ce dont il faut tenir compte pour penser la guerre « réelle ». Ainsi apparaîtront les autres « éléments » constitutifs de la guerre réelle.
18En fait, Clausewitz va se livrer à deux démonstrations successives, qui tendront toutes deux à restituer l’idée de la guerre réelle contre la fiction de la guerre réduite à son « pur concept ». Les points 7-11 accompliront en effet le même chemin, la même mise en évidence, mais sous une autre forme, des deux dimensions supplémentaires qu’il faut penser à l’œuvre dans la guerre réelle : la question des interruptions dans le combat (contradictoires avec une logique purement guerrière) manifestera premièrement la façon qu’a la « réalité » d’imposer sa loi à la logique guerrière, ce qui amènera à penser la guerre comme jeu (I, I, 12-22) ; on reviendra ensuite, et plus longuement que dans la première démonstration, sur les fins que la politique assigne à la guerre, et qui en modifient la conduite (I, I, 23-27). Alors on pourra enfin comprendre la guerre comme « étonnante trinité » (I, 28).
19À quelles conditions en effet une « pure guerre » serait-elle possible ?
20– Elle devrait éclater soudainement, « sans le moindre rapport avec la vie antérieure de l’État »
21– Elle devrait être instantanée (ne pas s’inscrire dans le temps)
22– Elle devrait poursuivre sa fin propre, et non servir les buts de la politique.
23On va montrer successivement l’impossibilité de ces conditions (7, 8, 9). On verra ainsi que « la vie réelle » impose sa loi à l’élément purement guerrier (10) et la politique de même (11).
A – Première démonstration
24Revenons donc aux conditions auxquelles il faudrait satisfaire pour que la guerre existe réellement conformément à son « concept pur », sa dimension de pure confrontation violente ayant pour fin le terrassement de l’adversaire. Ou plutôt, montrons pourquoi une telle guerre ne peut pas exister.
1. La guerre n’est pas « une action isolée [10] ». Elle a été prévue, elle est précédée d’un temps sans guerre où chacun se considère et apprend à se connaître ; dès lors la logique du duel, qui m’inciterait à concentrer toute ma puissance sur mon adversaire du moment, logique favorisant la montée aux extrêmes de la violence, est tempérée par la connaissance que j’ai de l’adversaire, en particulier de ses forces morales (« la volonté n’est pas complètement inconnue… »), ce qui fait que je ne me prépare jamais à jeter toutes mes forces dans la bataille. L’autre d’ailleurs voit ce que je fais, et voit bien que je ne me prépare pas à une guerre d’emblée totale ; il mesure donc lui aussi son effort, etc. Ainsi, comme il est dit plus tard, « dès les préparatifs de la guerre, le monde réel prend la place du pur concept ». C’est un premier renversement de la dynamique de la « montée aux extrêmes ».
2. La guerre dure [11]. De ce fait elle est imprévisible, la première action déterminant le calcul nécessaire pour envisager la suite des événements. On peut remarquer que ces calculs, constamment renouvelés, ne sont pas envisagés dans le sens d’une escalade, mais dans le sens d’une nécessaire modération de l’usage de la violence. Nouveau renversement de la dynamique de la montée aux extrêmes. On ne peut au reste, concrètement, déployer toutes ses forces d’un coup. On peut l’imaginer pour les forces armées (et encore…), mais d’une part ce ne serait pas prudent (et si nous perdions ce premier choc ?), et d’autre part les forces armées ne sont pas toutes les forces. Il y a le territoire, « les forteresses, les fleuves, les montagnes, les habitants », etc. Il y a les alliés, qui peuvent intervenir. Donc toute guerre dure, et « la portion de forces de résistance qui dans le monde réel ne peut être déployée au premier choc constitue bien souvent une portion plus importante des forces totales qu’on ne le croit de prime abord ». Il serait suicidaire de ne pas le mesurer. Autrement dit, « une réunion parfaite des forces au même moment contredit la nature de la guerre » (remarquez que « nature » est donc ici opposé à « pur concept »). L’avantage doit néanmoins être recherché dès le premier engagement, car le succès est une force. Mais il faut le chercher avec une certaine modération, que l’adversaire mesure, ce qui fait que, etc. On a ici une sorte d’interaction à l’envers, qui contredit la dynamique de la montée aux extrêmes.
3. La politique intervient [12]. Ces deux premières impossibilités, on le voit, définissent ce que « l’ordre des choses » impose à la logique guerrière. Mais la politique fausse elle aussi d’une autre façon cette logique : car pour la politique, aucun résultat n’est définitif. Même la défaite peut être « un mal temporaire ». Cela contrarie la tendance à l’extrême, puisque même cette montée aux extrêmes ne réglerait rien. Cela sera plus développé par la suite. On remarque tout de même, à la lumière de ces analyses et de ce plan, que les considérations sur la politique occupent bien moins de place que le rapport à la façon qu’a la « réalité » d’imposer en partie sa loi à la dynamique guerrière. Or ce « deuxième » élément de la guerre est souvent celui qu’on néglige le plus.
26Conclusion 1 [13] : « les probabilités de la vie réelle se substituent à l’extrémisme et à l’absoluité du concept ». Ici sont introduites des notions importantes : et par exemple l’exigence d’un « calcul des probabilités ». « Évaluer l’inconnu à venir » sera l’œuvre non pas de la raison (déductive) mais du « jugement » [14], qu’il faudra perfectionner chez l’homme de guerre par l’élaboration d’une formation théorique pertinente. On verra cela particulièrement dans les chapitres suivants (le génie, etc.).
27Conclusion 2 [15] : il faudra faire attention à la façon qu’a la politique d’imposer sa loi à l’effort de guerre. Jusqu’alors on n’a évoqué la politique que comme instrument. Mais dès lors que la guerre est soumise à une loi qui contrarie son développement purement guerrier, et que le calcul des probabilités s’avère nécessaire, la politique reprend ses droits. La politique était déjà le facteur initial de la guerre. Il devient une règle pour elle.
28Si je réclame peu, la résistance de l’adversaire sera probablement faible, donc mon investissement de même, surtout si je n’y tiens guère moi-même. La politique est donc mesure, mesure de l’objectif et surtout mesure de l’effort à prévoir, qui implique la considération de l’adversaire (négation d’une mesure absolue). Dans ce nouveau calcul, il faut envisager l’influence de la fin politique sur les masses qui vont être mises en mouvement. Et ce calcul (ou plutôt cette anticipation) doit s’exercer aussi bien sur ses propres troupes que sur celles de l’adversaire. On retrouve ainsi l’idée du sentiment hostile : le politique ne fera pas la guerre de la même façon selon le degré d’hostilité ou d’indifférence des peuples eux-mêmes ; un motif politique faible pourra provoquer une explosion considérable si la tension s’est accumulée entre les peuples.
29La fin politique détermine alors l’équivalent militaire de son objectif politique, ce qui permettra la négociation. Si les masses sont indifférentes, cette tractation sera facile. Mais si donc l’objectif militaire doit être un équivalent de l’objectif politique, il recevra encore de cet objectif politique sa mesure. D’où les degrés variables des guerres.
30On remarque donc qu’au terme de cette première série d’arguments, qui s’est essentiellement concentrée sur la façon qu’avait le « monde réel » d’imposer sa loi à la logique « purement guerrière », au détriment de la dimension politique, la « conclusion 2 » annonce une prise en considération plus importante de cette façon qu’a la politique, elle aussi, d’imposer ses règles à la guerre. Prise en considération qui va s’accentuer dans la seconde démonstration. On peut donc dire en un sens que le plan annoncé initialement est bien respecté ici, puisque Clausewitz a d’abord étudié le premier élément seul, puis surtout le deuxième (la loi du monde), et va surtout désormais insister sur le troisième (la politique), avant d’en venir enfin à une définition « totalisante » de la guerre réelle (comme « trinité »).
B – Deuxième démonstration
31L’argumentation va repartir d’un tout autre point. Au lieu d’un raisonnement par l’absurde dont le point de départ était très abstrait, on va partir d’un paradoxe apparent, à partir d’un fait simple, si simple qu’il pourrait ne pas même paraître paradoxal : il y a, en temps de guerre, des temps de non-combat. Il faut donc (1) montrer que le fait est paradoxal, (2) en expliquer les raisons, ce qui amènera à revenir (3) sur la façon dont le monde réel influence la dynamique de la guerre réelle, et surtout (4) en quoi la politique l’influence également.
1 – Dans une logique purement guerrière, on ne s’explique pas la cessation fréquente des hostilités
32L’acte de guerre ne couvre [16] qu’une faible part du temps de guerre. Cela est pourtant absurde d’un point de vue purement militaire. Cela, à la différence de la rapidité des opérations, ne renvoie pas à la nature des combattants. C’est une temporalité étrangère à la logique guerrière. Une cessation momentanée des hostilités [17] ne pourrait en effet obéir qu’à une logique d’attente d’un moment plus favorable. Ni l’équilibre des forces, ni le fait qu’on ait atteint l’objectif politique ne justifient d’un point de vue guerrier que le combat s’arrête. Et si l’un s’arrête parce que cela lui est favorable, il est absurde que l’autre accepte cette cessation. Livrée à elle-même [18], l’action militaire serait donc continue, donc en progrès constant vers les extrêmes. Or c’est un fait que l’acte de guerre ne recouvre qu’un court laps du temps de guerre. Il faut expliquer ce fait.
2 – Deux raisons : limites du principe de polarité, l’incertitude du renseignement. Le génie martial
33Première raison : limites du principe de polarité [19]. Ce principe veut que « l’intérêt d’un général [soit] symétrique de celui de son adversaire ». Ce principe même semble rendre impensable une suspension des combats, puisque dès lors que l’un y a intérêt, l’autre y trouve désavantage. Mais « si nous parlons de deux choses différentes, qui possèdent un tiers terme en commun, ce ne sont pas ces choses mais leurs rapports qui entrent en polarité ». C’est ici qu’intervient [20] la supériorité de l’attitude défensive sur l’attitude offensive. « Combattre défensivement dans un avenir moins favorable peut s’avérer plus avantageux qu’une attaque immédiate ou qu’une paix rapide ». Si donc, par exemple [21], l’un diffère d’attaquer, l’autre ne voudra pas nécessairement renoncer à l’avantage de la défense, et ne peut évidemment par ailleurs pas décider de se défendre. Il y aura donc suspension.
34Deuxième raison : l’insuffisance du renseignement, la tendance à surestimer les forces de l’adversaire [22]. On peut se tromper, dans un sens ou dans l’autre, sur son intérêt, et cela peut aussi bien créer une suspension des combats qu’un combat « intempestif ». Il n’y a donc pas de contradiction à ce que la guerre réelle s’interrompe. Il faut ajouter à cela la force variable des motifs de guerre. Tout cela inscrit le conflit dans la durée et atténue sa tendance à l’extrême.
35Cette inscription dans le temps laisse de plus en plus de place au calcul des probabilités, fonction essentielle du général [23]. Ce calcul des probabilités [24] est lui-même limité par le hasard et la chance. Par là la guerre s’assimile à un jeu, non qu’on s’y amuse, mais parce qu’en elle triomphe non le calcul abstrait mais l’exercice du jugement. La dimension propre à la guerre est donc le danger, la qualité propre à la guerre est donc bien le courage, vertu de la confrontation à l’imprévisible [25]. Il n’y a pas de mathématique de la guerre (ce qui ne sera pas sans conséquence sur la question de la théorie possible de la guerre, au livre II).
36Ce rapport à l’incertain attire l’esprit humain [26]. L’esprit ne se sent pas dans son élément dans l’abstraction ; il a le sentiment d’y subir une loi étrangère, d’être étranger à son objet. La maigre abstraction ne nourrit pas le sentiment de soi-même. L’esprit préfère se mesurer à l’imprévisibilité du concret. La théorie doit le rejoindre sur ce terrain (annonce du livre II). « Le courage et la confiance en soi sont donc des principes absolument essentiels à la guerre (…) La théorie ne doit pas établir de lois qui ne donnent libre cours à tous les degrés et à toutes les métamorphoses de ces vertus guerrières les plus nécessaires et les plus nobles ».
37On voit que le propos s’est déplacé : la logique « purement guerrière » n’est certainement pas ce qu’incarne le général. Lui incarne le courage, l’exercice du jugement, et la fermeté d’âme, vertus nécessaires à la conduite de la guerre réelle. Cette nouvelle analyse de la façon dont « la réalité » vient tempérer la dynamique de la montée aux extrêmes annonce donc le thème du chapitre III, que Clausewitz consacrera au « génie guerrier », et à l’articulation dans le général des vertus propres à la sensibilité, à l’entendement, au jugement et à la raison.
3 – La politique aussi impose ses règles à la guerre
38La politique [27] entretient des rapports complexes avec la violence. On a déjà montré que la réalité de la guerre ouvrait à la possibilité de sa régulation par la politique ; mais si la politique impose des règles à la guerre, comme une « intelligence conductrice », encore n’est-elle pas toute-puissante. Le politique « doit se plier à la nature du moyen qu’il utilise », et sa maîtrise de la guerre s’exerce « dans toute la mesure où le permet la nature des forces qui s’y déchaînent ». Il faudra s’en souvenir, faute de quoi nous serons rattrapés par la logique propre à « l’élément primordial » de la guerre, dont nous sommes ici en train de relativiser la portée. La guerre est donc aussi « continuation de la politique par d’autres moyens [28] ». Elle est moyen et instrument. Mais ce moyen a ses lois propres, auxquelles il faut demeurer attentif.
39Ici se marque donc [29] un coup d’arrêt dans la mise, apparemment, au second plan, de la logique « purement guerrière », dans la mise en évidence de la façon dont les deux autres « éléments » de la guerre viennent contrecarrer la dynamique de la montée aux extrêmes. Mais plus qu’une relativisation de la capacité du politique à tempérer la logique « purement guerrière », cela passe par la nécessité de distinguer au moins deux sens du « politique ». Il y a les calculs des « politiques » (ou des gouvernants). Mais ce qui est important pour nos hommes politiques n’est pas nécessairement ce qui est « politiquement » le plus décisif. Plus les motifs de la guerre sont profonds, « plus ils embrassent la vie des peuples dans son entier », plus la dimension « abstraite » de la guerre reprendra ses droits. Cela ouvre à une réflexion plus large, dans la mesure où à l’époque de Clausewitz, précisément, le politique (avec la révolution française) embrasse précisément « la vie des peuples dans son entier ». Il ne s’agit pas cependant d’invoquer l’enthousiasme des peuples, ou le déchaînement éventuel, sur le champ de bataille, de passions violentes que le politique ne pourrait plus contrôler. Clausewitz insiste ici sur la nécessité de distinguer la logique « naturelle » de la montée aux extrêmes du jeu des passions. Ainsi la « tendance naturelle de la guerre » serait « de nature philosophique et proprement logique » ; mais paradoxalement cela ne revient pas du tout à en faire, comme semblait le faire le début du chapitre, un pur flatus vocis, un pur jeu de langage. Clausewitz insiste ici sur le fait que ce ne sont pas les passions qui causent en elles-mêmes la montée aux extrêmes, mais que cette dynamique obéit au fond à une logique « purement abstraite ». La conclusion ramènera pourtant cette « pure logique » de la guerre à « la violence originelle de son élément faite de haine et d’hostilité, qui opèrent comme un instinct naturel aveugle ». Encore une fois, il me semble qu’on ne peut ressaisir le mouvement de pensée de Clausewitz, dans ces lignes, sans réfléchir à sa façon de s’approprier les analyses de Hegel concernant la réalisation du concept dans l’Histoire. Mais ce n’est pas notre sujet.
40Au fond donc [30], toute guerre est politique au sens large. Mais il y a les calculs politiques, et il y a la réalité politique, voire les cataclysmes politiques. Ce n’est donc que si l’on comprend l’intelligence (la raison) comme refus de la violence que l’on peut dire que certaines guerres sont plus politiques que d’autres. Mais ce sens est appauvri. Lisons bien : cela signifie que le sens fort du mot politique concerne ce qui « embrasse la vie des peuples dans son entier ». Et qu’en ce sens vrai du mot « politique », plus une guerre est profondément politique, plus elle sera totale.
41Il reste que [31] c’est cette dépendance à l’égard du politique qui fait comprendre la diversité des guerres. On remarque que le jugement est l’acte d’intelligence maintenant attribué au politique comme au général. Le « premier acte du jugement » du général sera de comprendre à quel type de guerre il a affaire. Clausewitz renvoie explicitement au livre VIII, « Du plan de guerre », qui apparaît bien dès lors comme une théorie de la guerre dans sa globalité – mais cette question (des vertus de discernement propres au général) sera aussi examinée au livre II, et dès le chapitre III du livre I (« Du génie martial »).
42On pourrait donc dire, pour en revenir à nos questions initiales sur le plan, que le chapitre I a donné une idée des éléments, que les autres livres vont donner une idée des parties de l’art de la guerre, et que le livre VIII la pensera dans sa totalité. Mais le chapitre I va se conclure par « un aperçu de la nature de la totalité », qui est l’image de l’étonnante trinité [32].
43« Véritable caméléon, la guerre change de nature avec chaque cas particulier et, si l’on prend en compte tous les modes d’être qui sont les siens, si l’on considère ses caractéristiques fondamentales, elle est faite d’une merveilleuse trinité. On y retrouve la violence originelle de son élément faite de haine et d’hostilité, qui opèrent comme un instinct naturel aveugle ; le jeu des probabilités et du hasard, qui en font un libre jeu de l’esprit ; et sa nature subordonnée d’instrument politique, par laquelle elle appartient à l’entendement pur ».
Conclusion
44Il serait trop long de commenter cette conclusion et les reformulations étonnantes de Clausewitz à l’égard des éléments que son analyse a dégagés. Contentons-nous, car c’était l’essentiel, de confirmer notre lecture du mouvement de ce premier chapitre. Il s’agit bien, pour cerner la nature réelle de la guerre, de commencer par évoquer un « élément primordial » et de montrer qu’il n’exprime jamais la nature réelle de la guerre. C’est en montrant l’insuffisance de cet élément primordial à rendre compte des caractéristiques de la guerre réelle que l’on met en évidence le caractère essentiel des deux éléments complémentaires de toute guerre réelle, que l’on pourrait appeler la loi du monde (et des hasards) et le politique. Il était peut-être nécessaire de suivre ce mouvement dans le détail, dans la mesure où on lit rarement ce premier chapitre comme une progression extrêmement méthodique et résolue. Les articulations ne sont pas toujours clairement marquées par Clausewitz lui-même – les divisions qu’il introduit dans son texte, elles-mêmes non hiérarchisées, n’aidant pas toujours à la lecture. On remarque que dans la plupart des commentaires, on a souvent tendance à réduire la guerre, soit à son élément primordial (le duel, la montée aux extrêmes), soit à sa subordination au politique, alors que ce qui intéresse au premier chef Clausewitz, c’est cette loi du monde qui est le terrain d’exercice du génie martial, vertu du général, mais au fond vertu du guerrier à tous les grades, vertu dont, rappelons-le, le traité De la guerre s’efforce de penser la nature pour en envisager la formation et la culture au sein d’une institution militaire prussienne réformée. On retrouverait ce mouvement dans le chapitre II (« Des moyens et des fins ») – mais nous y renvoyons le lecteur patient, que nous avons déjà suffisamment mis à l’épreuve.
II – Proudhon, La guerre et la paix
45Si l’on se tourne à présent vers La guerre et la paix de Pierre-Joseph Proudhon, on constate, cette fois dans la structure générale de l’ouvrage, une parenté de structure étonnante, et quelques détails qui laissent à penser que, malgré l’absence de toute référence explicite, l’œuvre de Clausewitz était bel et bien présente à l’esprit de l’auteur. La mise en évidence de ce mouvement d’ensemble permettra également de revenir sur l’étonnant malentendu dont ce chef-d’œuvre fut d’emblée l’objet, et qui ne semble perdurer que faute de lecteurs qui prendraient le temps de parcourir de bout en bout un ouvrage, il faut le dire, souvent bavard, mais dont les buts, constamment réaffirmés, ne devraient pas prêter à contresens.
46La guerre et la paix de Proudhon [33] comprend cinq livres : Phénoménologie de la guerre, Droit de la guerre, La guerre dans les formes, De la cause première de la guerre, Transformation de la guerre. Cette succession présente un parcours qu’il va falloir expliciter en peu de traits. Dans sa Préface, qui revient déjà sur les premières critiques adressées au livre, Proudhon indique ce qu’il pense avoir réalisé : « J’ai entrepris de réhabiliter un droit honteusement méconnu de tous les juristes, sans lequel ni le droit des gens, ni le droit politique, ni le droit civil, n’ont de vraie et solide base ; ce droit est le droit de la force. J’ai soutenu, prouvé, que ce droit de la force, ou du plus fort, dont le nom est pris chaque jour comme une ironie de la justice, est un droit réel, aussi respectable, aussi sacré que tout autre droit, et que c’est sur ce droit de la force que repose tout l’édifice social » [34]. Mais le même passage oppose l’esprit guerrier à « l’esprit industriel », avec une nuance d’importance : « J’ai rendu hommage à l’esprit guerrier, calomnié par l’esprit industriel ; mais je n’en ai pas moins reconnu que l’héroïsme doit désormais céder la place à l’industrie ». Il faut aller plus loin dans la compréhension de cette démarche positive de Proudhon (mise en évidence du droit de la force) et du sens de cette réserve, qui aboutit, faut-il le rappeler, à cette conclusion du livre, et en lettres capitales : « L’HUMANITÉ NE VEUT PLUS LA GUERRE ».
I – Phénoménologie de la guerre
47Parler de « phénoménologie de la guerre » signifie qu’il faut combler un manque. L’homme en effet ne pense pas la « phénoménalité morale » de la guerre, autrement dit « son idée [35] ». La guerre, explique Proudhon, n’est pas un événement que l’humanité subirait de l’extérieur. Elle est fondamentalement idée, « un fait de la vie morale bien plus que de la vie physique ou passionnelle ». C’est « dans la sphère de la pure raison et de la conscience qu’il faut étudier la guerre [36] ». L’idée morale de la guerre (car il y en a une) est indissociable de la vie morale elle-même, et cette idée peut et doit servir plus explicitement de fondement à la pensée d’un droit. Pensée, d’abord, d’un « droit de la guerre », et peut-être pensée de tout droit en tant que le droit de la guerre semble contenu dans tout l’édifice de notre droit ; pensée explicite, car elle habite de fait toute notre pensée du droit, mais d’une façon sourde qui expose à toutes les contradictions et à toutes les incohérences. Il faut donc penser précisément cette idée de la guerre. C’est à cette condition que l’idée de « droit de la guerre » ne désignera plus seulement « certaines restrictions apportées aux sévices », mais « un droit positif, propre à la force et émanant d’elle », et bien ignoré des juristes (voir plus bas, livre II). Il s’agit de saisir la guerre « dans sa haute moralité », laquelle explique qu’on en ait fait « la plus haute manifestation de la justice et de la volonté des dieux [37] ». De même que « pour comprendre la religion, il faut étudier l’âme humaine » dans la mesure où « c’est l’intelligence préalable de la religion qui en rend les signes intelligibles », de la même façon la guerre doit être considérée comme « la manifestation d’un acte de notre vie interne » qui est à considérer en elle-même ; et cet acte ne relève en rien d’« une passionnalité d’ordre inférieur », mais représente plutôt « une forme de notre raison, une loi de notre âme, une condition de notre existence ». Entendons ce vocabulaire, avec toutes les libertés propres au philosophe autodidacte, au plus proche de leurs résonances kantiennes.
48Ici se situe la source du malentendu dont l’ouvrage et son auteur furent victimes. Car Proudhon appelle la guerre « un fait divin [38] ». Curieuse formule ! Surtout que Proudhon ne rechigne pas à citer Joseph de Maistre et les Soirées de Saint-Petersbourg, et de s’écrier : « Salut à la guerre ! C’est par elle que l’homme, à peine sorti de la boue qui lui servit de matrice, se pose dans sa majesté et sa vaillance ; c’est sur le corps d’un ennemi abattu qu’il fait son premier rêve de gloire et d’immortalité [39] ». Proudhon adorateur de la guerre ? Oui et non. Il faut y regarder de près.
49Commençons par le plus simple : est qualifié de divin « tout ce qui dans la nature procède immédiatement de la puissance créatrice, dans l’homme de la spontanéité de l’esprit ou de la conscience. J’appelle divin, en d’autres termes, tout ce qui, se produisant en dehors de la série, ou servant de terme initial à la série, n’admet de la part du philosophe ni question, ni doute. Le divin s’impose de vive force ; il ne répond point aux interrogations qu’on lui adresse, et ne souffre pas de démonstration [40]. » Il faut donc d’emblée nuancer la portée de la formule. Proudhon prend comme exemples de « faits divins » l’apparition de l’homme sur la terre, la génération spontanée, la naissance de l’univers. Mais ici apparaît la faille : car ce caractère divin peut être provisoire. Un fait peut sortir du mystère pour devenir objet de science. Il n’est alors divin que relativement à un état initial de notre conscience. Aussi Proudhon nuance-t-il : « la guerre est, du moins est restée jusqu’à présent pour nous une chose divine ». La nuance est d’importance. Surtout, le projet de Proudhon est clair à cet égard, même s’il faut suivre un peu le texte pour le voir formulé : « J’entreprends d’expliquer aujourd’hui ce que la philosophie, par une inadvertance dont je dirai la cause, a laissé jusqu’à ce jour sans explication, le mythe guerrier. J’ôterai à la guerre son caractère divin ; je la livrerai, dévoilée, au libre arbitre des peuples et des rois. Puisse mon œuvre, pareille à l’hymne de paix chanté par les Anges sur le berceau du Christ, être pour le monde l’annonce d’un avenir meilleur ! je bénirais l’exil qui m’a fait venir la pensée de ce livre ; et, quelque suspect que je parusse encore pour mes doctrines, je mourrais dans la communion du genre humain [41]. » Mais pour cela il faut se livrer à deux analyses : l’une qui revient sur « le principe des sublimités de la guerre », l’autre qui revienne sur « la raison de ses horreurs [42] ». Les deux se confondent en Joseph de Maistre ; mais aussi il n’y a pas plus éloigné de la perspective de Proudhon.
50Cela dit, on ne peut réduire le caractère divin de la guerre à ce caractère d’incompréhensibilité. Ce n’est pas seulement parce qu’elle est (provisoirement) « impénétrable à notre raison » qu’elle peut être dite divine. C’est aussi parce qu’elle fonde une forme de moralité. La guerre ne s’explique pas par le conflit des intérêts, ni par un reste de bestialité dans l’homme. L’homme se comporte de façon de moins en moins bestiale, mais il continue à faire la guerre. Il y a un élément moral dans la guerre, qui explique d’ailleurs ce paradoxe, que la guerre « non seulement n’est pas plus injuste d’un côté que de l’autre », mais qu’elle est « de deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, morale, sainte, ce qui fait d’elle un phénomène d’ordre divin, je dirai même miraculeux, et l’élève à la hauteur d’une religion. » C’est d’ailleurs dans cette perspective surtout que Proudhon se donne le luxe de reprendre les termes mêmes de Joseph de Maistre, lequel, dans les Soirées de Saint-Petersbourg, faisait de la guerre le moyen de réalisation de la Providence divine.
51Cette dimension morale de la guerre ne sera pas anéantie par le travail de la réflexion, par la constitution d’une science de la guerre. Ce travail consistera plutôt à distinguer, dans l’unité mystérieuse de la guerre, l’action de deux principes contradictoires ; ou pour mieux dire, de montrer à l’œuvre dans la guerre un principe fondamentalement opposé à celui à la lumière duquel nous la jugeons. Quel est en effet le mystère ? Celui d’un événement où, dans notre conscience même, « le droit, la piété et le meurtre s’unissent dans une fraternelle étreinte ». Ce mystère, « pouvons-nous l’expliquer ? Si oui, la guerre cesse d’être divine ; bien plus, en perdant sa divinité, elle touche à sa fin. Au contraire, cet effroyable mythe en action est-il impénétrable, la guerre, je ne crains pas de le dire, est éternelle. » Il faut donc sonder le mystère, et non le nier ; comprendre comment « l’humanité s’éveille à la vertu, à la société, à la civilisation, précisément par la guerre, comment le sang humain devient la première onction de la royauté, comment l’État, organisé pour la paix, se fonde sur le carnage [43] ». Sans quoi tout effort contre la guerre est vain.
52Il s’agit d’abord de constater que le sentiment de la sublimité de la guerre est aussi ancien que l’homme, et explique qu’elle soit inséparable de la pensée religieuse de l’homme. « Si la guerre a servi primitivement de morale à la théologie, ce n’est pas par l’effet d’une superstition féroce, mais bien parce que la guerre a été conçue de tout temps comme la loi de l’Univers ». Guerre en chacun (lutte du Bien et du Mal) : « Jusqu’à la consommation finale, la guerre est la condition de toute créature » (GP I, III, p. 45). Elle est « l’orgasme de la vie universelle, qui agite et féconde le chaos, prélude à toutes les créations, et, comme le Christ rédempteur, triomphe de la mort par la mort même » (id.) De telles visions ne sont pas étrangères à l’imagination d’Henri Barbusse (voir Le feu, XXIV) – Barbusse qu’on ne peut pas soupçonner dans son rapport à la guerre. Ainsi la guerre se projette naturellement sur la forme des dieux comme sur les formes du culte, dans lesquelles le sacrifice occupe toujours une place centrale. La religion d’amour, l’action de grâces ne sont que des métamorphoses de la pensée de la guerre, ou plutôt continuent à la supposer : « la grâce, ou le secours accordé d’en haut, implique la misère naturelle et sociale, la discorde des éléments, la division des consciences ; toujours la guerre. » (Id., p. 47)
53La « sublimité » de la guerre, objectivement comme subjectivement, lui est conférée par une idée dont il faut reconnaître la pleine légitimité : celle d’un droit de la force. Et en un sens, comme on verra, la réalité de ce droit de la force constitue bien une justification de la guerre – mais non de toute forme de guerre, ce qui annonce la portée du livre V, « Transformation de la guerre ». Chacun dira que force et droit s’opposent ; c’est ici que l’homme doit se mettre en accord avec sa propre nature morale. C’est en reconnaissant non seulement comme légitime, mais comme principiel le droit de la force que le droit humain nous apparaîtra comme ne faisant qu’un avec le droit divin ; c’est qu’il ne s’oppose pas, mais se fonde sur l’idée d’un droit de la force, que manifesterait la guerre [44]. Le droit de conquête, par exemple, entérine la sanction de la force. Proudhon invoque les plébiscites de 1804 et 1852, la figure de Clovis, la réponse du pape Zacharie à Pépin le Bref : la consécration doit suivre la puissance. « Les Mérovingiens avaient perdu le domaine, l’autorité, le commandement, la richesse. Tout était passé au maire du palais ; le maire était donc roi. » (Id., p. 51) La force, la puissance font donc droit ; le suffrage universel consacre la force. La propriété est une conséquence de la conquête (point d’ironie ici). L’égalité même n’est que la garantie du droit de guerre de tous contre tous : « Chaque citoyen jouit, vis-à-vis de ses semblables, du droit de guerre, en d’autres termes, du droit de libre concurrence, garanti par l’abolition des jurandes et des maîtrises. L’état social est donc toujours, de fait ou de droit, un état de guerre. »
54L’exemple du débat judiciaire est intéressant : car il retourne l’argument de l’arbitre. On conçoit souvent l’arbitrage comme la négation du droit de la force ; mais Proudhon explique que précisément la fonction de l’arbitrage est de consacrer la force. Lorsque deux plaidoiries s’affrontent, on ne peut attendre des adversaires qu’ils reconnaissent la supériorité d’une cause sur l’autre. Or il faut bien que la plus forte triomphe ; mais cela requiert un arbitre. Proudhon ne prend pas l’exemple de la boxe, mais on voit bien que là aussi le besoin de l’arbitre tient à ceci qu’il n’est pas besoin d’exterminer l’adversaire pour que la supériorité de la force se manifeste – l’inconvénient à pallier étant que le plus faible risque de ne pas reconnaître suffisamment tôt son infériorité. C’est donc au nom de la force qu’il est besoin d’un arbitre. L’arbitre est là pour consacrer la force. Un des inconvénients de la guerre est qu’un tel arbitre n’existe pas ; on verra que cette remarque signifie beaucoup.
55Ainsi « l’idée de la guerre enveloppe, domine, régit, par la religion, l’universalité des rapports sociaux. Tout, dans l’histoire de l’humanité, la suppose. Rien ne s’explique sans elle ; rien n’existe qu’avec elle ; qui sait la guerre, sait le tout du genre humain. » (…) La guerre est un sphinx que notre libre raison est appelée à métamorphoser sinon à détruire. » Retenons encore cette image. Car elle signifie que quelque « sublimité » que l’on accorde à la guerre, la vocation de la raison consiste à la « métamorphoser », c’est-à-dire à abolir sa forme actuelle – qu’on appelle, précisément, « la guerre ». On comprend ici le sens de l’épigraphe du livre, elle-même doublement énigmatique : « Devine ou je te dévore – Le Sphinx ». Cela signifie une chose très simple : si je ne comprends pas la guerre, elle me dévorera. C’est la même préoccupation que celle de Clausewitz, même si chez Clausewitz ce n’est pas la guerre en elle-même, mais une certaine dimension de la guerre (la guerre devenue totale par la nouveauté de sa dimension politique) qu’il faut amener à la conscience, pour pouvoir poursuivre la guerre sans en être détruit. Chez Proudhon il s’agira bien d’abolir la guerre, ou cette forme particulière de guerre que tous appellent la guerre. Mais l’effort de compréhension est nécessaire. Ainsi, mourant à sa forme ancienne, la guerre renaîtra sous sa forme vraie, qui ne sera autre que la paix. Ici nous anticipons un peu. Il s’agit donc de « deviner » pour n’être pas dévoré. Le problème des tenants d’une « innocente philanthropie », c’est qu’ils nous livrent définitivement à la pire forme de la guerre, qui se trouve être aussi, on le verra, la forme la moins conforme à son idée ; et tout cela, faute de la comprendre.
II – Le droit de la force
56Si donc la guerre revêt un caractère sublime, c’est qu’elle est perçue comme la manifestation du droit de la force, à laquelle l’homme accorde une légitimité quasi absolue. Le livre II se divisera en deux grandes sections. La première montre l’inexistence d’une véritable théorie du droit de la force, ou du droit de la guerre, chez les juristes, et les inconséquences qui s’ensuivent (I-VI). La deuxième partie (VII-XI) s’efforcera de dessiner l’idée positive du droit de la force, et par conséquent du droit de la guerre.
57« Tous les peuples affirment un droit de la guerre, c’est-à-dire un droit résultant de la supériorité de la force, droit que la victoire déclare et sanctionne, et qui, par cette sanction et déclaration, devient aussi légitime dans son exercice, aussi respectable dans ses résultats, que le peut être tout autre droit, la liberté, par exemple, et la propriété. » (113) Mais ce droit de la guerre reçoit une théorisation confuse tant qu’on n’a pas mis au jour son principe, qui est que la « fonction » de la guerre est la manifestation de la force.
58Ainsi on considère souvent que ce qu’on appelle une guerre juste est une guerre poursuivie dans un but juste (ce qui suppose une unilatéralité, et refoule d’emblée l’adversaire sur le terrain de l’injustice). De la même façon les lois de la guerre ne peuvent être pour les « juristes » que « certaines réserves d’humanité que l’usage commun des peuples a introduites dans le jeu sanglant des batailles, et que l’opinion impose aux belligérants, uniquement en vue de mettre un frein aux sévices, et de réduire le carnage, si l’on peut ainsi parler, au strict nécessaire. » (114). Autrement dit, le prétendu « droit de la guerre » n’est en fait que « le respect de l’humanité dans la guerre » – et, devrait-on dire, malgré la guerre. Proudhon suggère autre chose : dans sa perspective, une guerre juste est une guerre « conduite d’après certaines règles », règles non dictées par un souci d’humanité, mais par la pensée de la fonction de la guerre, qui est de trancher la question de la force. Ce point reste en suspens jusqu’au livre III (« La guerre dans les formes »). Mais on voit pourquoi la « justice » de la guerre des uns n’implique pas, bien au contraire, « l’injustice » de la guerre des autres : la guerre est juste (et de part et d’autre) en tant que (et dans la mesure où) elle permet la reconnaissance du plus fort, et par là de la justesse de ses revendications. Tant que le point de la force n’est pas tranché, toute revendication est légitime ; une fois que la force est manifestée, le droit est établi.
59Le fait que la force fasse droit est précisément ce qui distingue la guerre de la violence animale. La guerre fait droit. Niez-le, vous niez la légitimité de tout l’édifice social, qui repose sur la guerre. C’est le piège que tend Proudhon à ses contradicteurs : « S’il n’y a point de droit de la guerre (…) les États sont établis sur l’iniquité ; le droit des gens devient une chimère ; les traités internationaux sont foncièrement nuls (…) ; car il n’y a rien, ni dans le droit des gens, ni dans le droit public, ni dans le droit civil ; rien dans les institutions et dans les mœurs, rien dans la religion et dans l’économie, qui ne repose originellement sur la guerre. » (145)
60Ainsi le recours à la guerre est avant tout à comprendre en sa légitimité sur le modèle du jugement de Dieu (126). Entendons bien : il s’agit de savoir ce que sera le droit, quel rapport de forces il doit sanctionner ; mais comment connaître ce rapport de forces ? Seul le combat en décide, et décide ainsi du droit. Ainsi les prières dans les deux camps sont légitimes, et c’est bien légitimement que le même Dieu est invoqué par les deux camps. Chacun veut que la force triomphe ; seul Dieu connaît la force réelle, que le combat rendra manifeste aux hommes. Aussi la prière est-elle logique. Mais Proudhon a déjà introduit une difficulté qui va devenir essentielle. C’est que cette fonction de la guerre implique que la puissance réelle, incertaine avant la guerre, se manifeste effectivement dans et par la guerre. Ainsi invoque-t-il « les vieux Quirites, adorateurs de la lance, religieux observateurs du droit de la guerre, qui, pour donner plus d’authenticité à ses jugements, s’abstenaient dans leurs expéditions d’employer contre leurs ennemis la surprise et la ruse, n’estimaient que la bravoure, et regardaient toute victoire obtenue par un combat déloyal comme une impiété. » (123) Or c’est bien ici que la thèse (ou du moins l’évaluation des conséquences qu’on pourrait penser en tirer) va basculer.
III – « La guerre dans les formes »
61Le livre III est le pivot de l’ouvrage. Il va travailler sur deux plans. La première idée, c’est que de la fonction « judiciaire » de la guerre on peut déduire les formes qu’elle doit respecter pour manifester la force. On pourrait donc déduire le droit de la guerre rigoureusement, et jusqu’au détail, même si ce détail reste ouvert à la prise en considération des situations concrètes. Mais en même temps, force est de constater la « contradiction perpétuelle entre la théorie du droit de la force et son application ». Et la conclusion du livre III se propose de trouver à cette contradiction une source non accidentelle, aussi essentielle que la disposition de l’homme à reconnaître le droit de la force.
62En un sens, il peut sembler qu’on puisse se montrer optimiste sur la capacité de la guerre à manifester la force. Car « les lois de la guerre ne se laissent pas violer (…). Si la victoire a été obtenue par fraude ou par artifice, je veux dire contrairement à la raison de la force, elle reste inefficace ; tôt ou tard une victoire en sens contraire viendra l’annuler. » (373) Ainsi Napoléon « devait à la fin périr, non qu’il raisonnât faux, mais parce que son point de départ, qui était la guerre conçue et faite d’une certaine manière, était erroné, d’autant plus erroné qu’en propageant autour de lui l’idée révolutionnaire, il devait s’attendre à l’avoir un jour sur les bras. » Napoléon peut vaincre ; ses victoires ne sont pas le signe de la supériorité de puissance de la France, et ce combat est perdu d’avance, par la vérité des rapports de force dans l’Europe du XIXe siècle. Il n’empêche que ce cas révèle une difficulté, puisqu’il indique qu’en un sens aucun résultat guerrier ne peut prétendre manifester avec éclat la supériorité de force, ni donc le droit qui s’ensuit.
63L’issue d’une guerre particulière ne constitue donc pas la manifestation claire du rapport de forces dont la prise en compte constituerait le droit. La guerre ne révélerait clairement la force que si elle s’abstenait d’utiliser des moyens autres que les moyens de force. Mais qu’est-ce que la force ? Qu’est-ce que la puissance ? Il n’est pas facile de définir précisément ce qui constitue la force d’un État, donc de savoir ce que doit rendre manifeste l’affrontement. « Dans un État, puissance collective, l’intelligence compte aussi pour une force ; l’industrie, l’art sont des forces. Retrancher des moyens légitimes de vaincre les facultés morales et intellectuelles, la promptitude et la sûreté du coup d’œil, le sang-froid, la vigilance, la fertilité de l’esprit, la rapidité des mouvements, l’application des procédés de l’art et de l’industrie, l’emploi de la science, ce n’est pas seulement chose impossible, ce serait chose absurde. » C’est bien ce caractère incalculable de la force réelle qui fait de la guerre un « jugement de Dieu », c’est-à-dire le seul moyen que le regard de l’homme sur lui-même s’égale à celui que porte Dieu sur lui.
64Il semble pourtant que l’idée d’un droit de la guerre qui énonce les formes que doit respecter la guerre pour révéler le vrai rapport des forces soit possible. Il est légitime de s’interroger sur les formes que devrait prendre la guerre pour qu’elle permette d’établir clairement le rapport des forces. L’enjeu n’est pas mince, mais l’idée même d’une telle doctrine du droit de la guerre demeure nécessairement étrangère à ceux qui ne comprennent pas d’où la guerre tire son caractère de majesté. Soit en effet, dit Proudhon, la guerre est, « comme quelques-uns le prétendent, l’art de détruire les forces de l’ennemi [45] », et alors il n’y a pas, au sens fort, de droit de la guerre. Soit elle est le jugement de la force, et alors son droit « se déduit logiquement de l’idée même de la guerre. » « D’un côté la guerre franche, morale, féconde, guerre qui honore la défaite autant que la victoire, et fait vivre ensemble, comme des frères, les vainqueurs et les vaincus ; de l’autre la guerre perfide et stérile, qui dégénère en sauvagerie et brigandage, et rend les haies de peuple à peuple irréconciliables ». (II, 3) Proudhon prend alors l’exemple du duel et de sa purification progressive. Car pour que le duel manifeste la force, il faut que ne s’y mêle aucun élément venant parasiter cette mise en évidence. Ainsi, Junot, au témoignage de la duchesse d’Abrantès, refusa-t-il un duel à l’épée parce qu’il se savait supérieur à son adversaire à cette arme. Proudhon va ainsi condamner le recours à l’empoisonnement, les « inventions infernales des armuriers », le progrès même de l’artillerie. « Quand les armes seront telles que le nombre et la discipline, aussi bien que le courage, ne seront plus de rien à la guerre, adieu le règne des majorités, adieu le suffrage universel, adieu l’empire, adieu la république, adieu toute forme de gouvernement. Le pouvoir est aux plus scélérats. » (9) Proudhon va jusqu’à nier le droit de mentir à l’ennemi (12). Mensonge, dissimulation, embuscade même sont contraires au droit de la guerre, parce qu’ils faussent le pur rapport de forces. On substitue alors « à la guerre des hommes, rationnelle et généreuse, juste et féconde, la chasse à l’affût des carnassiers. » (17) Et de citer le prétendu haut fait de Bonaparte, qui cerné à Lonato en 1796 avec ses 1200 hommes par 4000 Autrichiens, « fit débander les yeux au parlementaire, lui dit qu’il était le général en chef, que les Autrichiens étaient eux-mêmes cernés par l’armée française, et qu’il leur accordait trois minutes pour se rendre ». (20)
65Il en va de même pour l’économie de la guerre : Proudhon condamne la maraude, qui fausse le calcul des forces. Ici se situe une analyse plus détaillée de la campagne de Russie, entreprise par Napoléon contre les lois de la guerre, et logiquement perdue. Car il n’était pas de taille. Plus précisément, Napoléon se faisait une idée du droit de la force ; mais il le réduisait au succès des batailles. « Pour vaincre la Russie en l’attaquant chez elle, c’est-à-dire, au besoin, pour la conquérir, il y avait à remplir deux conditions. La première était de pouvoir l’occuper militairement tout entière (…). La seconde, c’est (…) qu’elle devait être en mesure de subsister de ses propres moyens, sans rien extorquer à la population. » (27) Ni le viol, ni le droit de vie et de mort sur l’adversaire vaincu, ni le pillage, ni l’assassinat ne sont conformes au droit de la guerre. À l’inverse, la fiction d’un duel réglant le conflit y est tout aussi contraire. Proudhon fait allusion en un autre endroit au passage de L’Iliade dans lequel Ménélas affronte Alexandre ; quand le duel a décidé, les dieux font reprendre le combat. Et cela légitimement, car la victoire de l’un ou l’autre champion ne prouve rien du rapport réel des forces entre les adversaires [46].
66Venant à examiner la bataille en des termes très proches de Clausewitz [47], Proudhon la décrit comme « l’acte suprême, héroïque, de la guerre ». Ici devrait se manifester la force, et s’imposer le droit. Mais Proudhon ne s’attarde pas à déduire ce qui devrait être. Il est clair que tout autre chose advient alors, en particulier dans les batailles modernes. « L’effet de ces chocs monstrueux, dont le secret se réduit à une formule de mécanique, la masse multipliée par la vitesse, est horrible. Là, le génie et la valeur n’ont rien à voir ; celui qui joue le plus gros jeu a plus de chances de vaincre. » (49) Le progrès de l’artillerie ? Une belle formule : « Une colonne d’attaque, lancée au pas de course, pouvant être détruite par une poignée d’hommes en moins de temps qu’il n’en faut pour franchir un intervalle de cent à cent cinquante pas, les soldats de la haute civilisation seraient réduits à s’exterminer de loin sans pouvoir jamais en venir aux mains. »
67Ainsi, et pour aller vite, Proudhon indique-t-il que la guerre ne s’effectue jamais dans ses formes. Il serait donc inutile (même s’il ne s’en prive pas, pour marquer le contraste) de construire intégralement l’édifice du « droit de la guerre ». Car la réalité de la guerre s’avère de part en part en contradiction avec ce qu’elle devrait être pour que la guerre accomplît sa fonction de révélation, et c’est cette contradiction entre la « phénoménalité de la guerre » et sa réalité concrète qui demande à être expliquée.
IV – De la cause première de la guerre
68Quelle est la cause de cette « désharmonie », qui « rend la guerre aussi odieuse qu’elle avait paru sublime » ? (109). La réponse tient en un mot : le paupérisme. Le paupérisme est la violation des trois lois principales de l’économie : loi de subsistance ou de consommation, loi du travail, par lequel « nous spiritualisons de plus en plus notre existence » (123) ; loi de pauvreté, qui veut que l’homme « obtienne par le travail ce que réclament l’entretien de son corps et la culture de son âme, ni plus ni moins. » (128) Assurément la séparation entre besoins de nécessité et besoins de luxe n’est pas absolument nette ; et d’ailleurs le progrès même de la civilisation augmente les besoins, les raffine, exige toujours plus de travail pour les satisfaire. Ainsi le « progrès industriel » (140), « toujours soumis à la loi du nécessaire », augmente-t-il logiquement la charge de travail de l’homme, et ne le fait pas sortir de pauvreté.
69Le paupérisme n’est pas la pauvreté. Le paupérisme est la chute, l’insatisfaction, le vertige de la richesse. La violation des lois de pauvreté et de tempérance est inscrite dans l’esprit humain ; elle est ainsi, Proudhon y insiste, de nature spirituelle, et non bestiale. Deux sources à cela : l’illusion de la richesse, l’inégalité de répartition des produits du travail. Or l’inégalité a une source : c’est « le sentiment de notre valeur et de notre dignité personnelle » (153) ; mais ce sentiment de dignité, faute de trouver dans l’organisation économique un espace où il pourrait se déployer « vertueusement », travaille au fond contre l’homme lui-même.
70Ainsi le paupérisme se trouve défini « le défaut d’équilibre entre le produit de l’homme et son revenu, entre sa dépense et son besoin, entre le rêve de son ambition et la puissance de ses facultés, par suite, entre les conditions des citoyens ». Ainsi « le paupérisme est une violation de la loi économique, qui d’un côté oblige l’homme à travailler pour vivre, de l’autre proportionne son produit à son besoin » (155). Le paupérisme du pauvre, c’est la faim lente ; celui du riche, c’est la voracité.
71Ainsi (conclusion importante en 164-165), « le paupérisme découle de la même source que la guerre, à savoir la considération de la personne humaine, abstraction faite de la valeur intrinsèque des services et produits ». Abstraction faite… ! Il s’agit ici tout simplement d’un oubli du réel. Cet oubli fâcheux fait naître une logique bien étrangère à l’esprit « sublime » de la guerre : la logique du pillage, qui nourrit aussi bien les révolutions que les guerres. Certes le chapitre V s’efforce de montrer que si la logique du pillage est toujours opérante, en particulier dans les guerres les plus antiques, « l’idée du droit n’était pas entièrement absente de l’esprit de tous ces ravageurs » (183) : il invoque l’adresse de Jephté au roi d’Ammon. C’est bien le problème : même si elle procède d’un principe qui est tout sauf sublime, la guerre ne cesse de réveiller le sentiment du sublime ; et pour finir c’est l’esprit de rapine lui-même qui se trouve divinisé (voir les symboles des animaux de proie dans les armoiries, 186).
72Passons sur les exemples. Proudhon en vient à la situation contemporaine, et commence par établir que le paupérisme n’a en rien reculé à son époque, contrairement à une certaine analyse des « progrès » de la IIe République et du règne de Louis-Napoléon Bonaparte (215-224). Puis il applique son analyse aux guerres de Crimée et de Lombardie. Non qu’on puisse dire que des questions d’intérêt aient expliqué les décisions de Napoléon III. D’une part « le véritable auteur des campagnes de Crimée et de Lombardie ce n’est pas l’empereur, mais la nation ; si la masse n’a pas été consultée, elle a applaudi ; et si elle a applaudi, c’est qu’elle a cru voir dans ces deux campagnes une guerre à la contre-révolution, à l’aristocratie européenne, aux despotes coalisés », en bref une revanche de la Révolution (228). « Or que signifie ce mot, la Révolution, dans l’esprit du peuple français ? la destruction des privilèges féodaux, et, par une extension nécessaire, de tous les privilèges fonciers, industriels, capitalistes et mercantiles ; le droit au travail, la juste répartition des salaires, la fin de l’exploitation et du parasitisme ». Politique donc, mais au fond par refus du paupérisme. « La révolution, au-dedans et au dehors, au besoin l’incorporation, c’est pour la démocratie française, qu’elle le sache ou qu’elle l’ignore, l’extinction du paupérisme. Question de subsistance ; cas de guerre. » (229)
73Ainsi la cause réelle des guerres est-elle bien étrangère à ce qui pourrait en assurer la justification. Jamais la guerre ne s’effectue pour répondre à la question de la force. D’où sa forme monstrueuse, et nécessairement monstrueuse. Et notre modernité en offre le visage le plus brutal, dans la mesure où le paupérisme, en son sens réel, ne fait qu’y prospérer. Assurément « les nations modernes ont su se créer des ressources que ne possédèrent pas les autres sociétés (…). Mais dès lors que l’équilibre entre les besoins et les ressources est rompu, il y a paupérisme ». (240). Ainsi, « la fatalité de la guerre, en l’absence d’une constitution économique fondée en vérité et en droit, est invincible. » Même l’équilibre européen apparemment obtenu est un leurre ; il représente aux yeux de Proudhon la logique de guerre retournée contre le peuple, les États retournant contre leurs sujets la logique de rapine et de pillage qu’ils dirigeaient naguère les uns contre les autres.
V – Transformation de la guerre
74Que signifierait alors cette « transformation de la guerre » qu’évoque le livre V ? Quelque chose d’assez simple : l’élaboration, précisément, d’une « constitution économique fondée en vérité et en droit » – ce que s’efforce de construire l’économie proudhonienne. Dès lors s’établirait entre les hommes une guerre économique selon les formes, c’est-à-dire une forme de cet « antagonisme universel » qu’évoquait Kant dans son Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique [48]. Ainsi le double mystère de la paix et de la guerre s’effacerait : car on découvrirait dans la paix la vérité de la guerre, et dans la guerre la vérité de la paix : l’organisation réglée de l’antagonisme des forces. Réglé, précisément, comme il doit l’être pour que les rapports de force se manifestent tels qu’ils sont. En un sens il s’agit donc bien d’abolir la guerre, en un autre sens de l’accomplir, de lui donner enfin libre cours. Rappelons-nous la paradoxale définition de l’égalité selon le droit au livre I, ch.4 : « Chaque citoyen jouit, vis-à-vis de ses semblables, du droit de guerre, en d’autres termes, du droit de libre concurrence, garanti par l’abolition des jurandes et des maîtrises. L’état social est donc toujours, de fait ou de droit, un état de guerre. » Ainsi se résout le paradoxe énoncé par exemple dès le livre II, ch.9, encore une fois en lettres capitales (petites et grandes) : « La guerre ne finira, la justice et la liberté ne s’établiront parmi les hommes, que par la reconnaissance et la délimitation du DROIT DE LA FORCE ».
III – Pensées parallèles
75Proudhon a-t-il lu Clausewitz ? Cela n’aurait en tout cas rien d’étonnant. Benoît Durieux [49] indique ainsi les conditions de réception de Clausewitz en France : « Ce furent d’abord les échos venus d’outre-Rhin qui le firent connaître en France, mais, dès 1836, on trouve son nom dans les encyclopédies et dès 1840 il est mentionné dans le cours d’art militaire professé à Saint Cyr (J. Rocquancourt, Cours complet d’art et d’histoire)… Celui à qui on devait longtemps le comparer, Jomini, dut aussi, de façon paradoxale, contribuer à sa popularité en le prenant à partie dans son Précis de l’art de la guerre. En tout état de cause, il attira l’attention de manière suffisante pour que trois ouvrages majeurs lui soient consacrés en l’espace de huit ans. Ce fut d’abord un résumé sous la plume du major Louis de Szafraniec de Bystrzonowski, un officier polonais au service de la France. C’est en 1849 que paraît ensuite la première traduction de Vom Kriege en français sous la plume du major Neuens, un officier belge. Enfin, en 1853, le capitaine de La Barre Duparcq publie des Commentaires sur le traité De La Guerre de Clausewitz qui associent une nouvelle tentative de résumé à des observations critiques.
76Le but essentiel de cette double étude était de mettre en évidence un mouvement similaire de progression dans les deux œuvres. Clausewitz mentionne un « élément primordial » dont l’insuffisance à rendre intelligible la guerre réelle force à mettre en évidence les autres principes dynamiques qui y sont à l’œuvre. Proudhon met en évidence le fondement de la « sublimité de la guerre » pour montrer qu’il est incapable de rendre compte de la guerre réelle ; que la guerre réelle ne peut prétendre s’éclairer par la référence à ce principe, par la prise en considération du droit de la force ; et qu’il faut donc la ramener comme à sa cause réelle au paupérisme et à la rapine, ce qui réclame son abolition. Dans les deux cas c’est le contraste entre la guerre telle qu’elle devrait être et la réalité de la guerre qui met au jour, pour paraphraser un titre célèbre d’Alain, les « causes réelles de la guerre entre nations civilisées ».
77Pourquoi accorder tant d’importance à ce parallèle ? Peut-être, et ce ne serait pas rien, parce qu’il nous semble que la conscience de cette progression n’occupe pas souvent une place suffisante dans les études consacrées à l’un et l’autre de nos auteurs – lectures, évidemment, bien plus nombreuses en ce qui concerne Clausewitz ; aussi l’autre vertu de ce parallèle serait-elle de ramener l’attention à l’ouvrage de Proudhon, bien négligé par le lecteur contemporain. La pensée de Proudhon nous semble aujourd’hui négligée au-delà du raisonnable, et pour des raisons qui incitent précisément à le brandir vigoureusement sous le nez des spécialistes de l’histoire des doctrines politiques, y compris de ceux qui prétendent le récupérer dans des perspectives qui l’eussent fait frémir. Mais La guerre et la paix fait l’objet d’un double discrédit, et demeure souvent ignoré ou tenu en suspicion par ceux-là même qui ne pensent pas mépriser Proudhon. Il nous semble que ce double discrédit constitue une double injustice.
78Cette parenté de structure donne aussi à penser, y compris dans les évidentes divergences de perspective qu’elle permet d’autant mieux de souligner. Dans les deux cas, remarquons-le, « l’élément primordial » chez l’un, le principe de la « sublimité de la guerre » chez l’autre, demeurent essentiels à penser. Chez Clausewitz, parce que l’élément politique se trouvant rejoindre la vie même du corps politique, la dimension politique cesse dans la guerre moderne de constituer un principe de régulation de la guerre, ce qui conduit au spectre d’une guerre totale, spectre d’autant plus inquiétant que nous (Prussiens) n’avons d’autre solution que de jouer le jeu, et de donner à la guerre la même profondeur politique que nos adversaires (Français). Chez Proudhon, parce que l’idée (au sens d’idée de la raison, d’idée régulatrice) du droit de la force, s’il ne concerne en rien la guerre réelle, doit constituer le point d’ancrage d’une politique de la paix, de la justice et de la liberté – non, comme le dit Proudhon, que le droit se ramène au droit de la force ; mais justice et liberté supposent pour le moins « la reconnaissance et la délimitation du droit de la force. » Disons-le à tout risque : autant Clausewitz nous paraît ici absolument pertinent pour penser les formes les plus contemporaines de la guerre (celles mêmes qui paraissent les plus éloignées de la forme des guerres du début du XIXe siècle), autant Proudhon semble essentiel à la pensée de la constitution de la paix, laquelle constitue probablement son principal objet.
79Ainsi la « pure idée de la guerre » reçoit-elle dans les deux œuvres un traitement bien différent. Chez Clausewitz, elle est d’abord considérée négativement, quasi comme une idée creuse, incapable de rendre compte de la réalité de la guerre ; mais pour finir, et au moins de façon conjoncturelle, elle doit être rappelée comme force toujours agissante au cœur de la guerre, et susceptible de faire du conflit un cataclysme où le génie guerrier lui-même serait irrémédiablement englouti et renvoyé à son impuissance. Aussi la solution se situe-t-elle chez Clausewitz en amont, dans la composition de l’armée, le recours à la conscription, etc. Chez Proudhon, elle est restituée dans sa majesté propre, mais c’est pour affirmer qu’elle n’intervient en rien dans la guerre réelle, sinon dans le regard que l’homme porte sur cette guerre réelle, lui conférant une majesté et une « sublimité » à laquelle elle est bien étrangère. Ainsi l’idée pure de la guerre n’est rien dans la guerre ; et la guerre, entendue comme nous l’entendons, doit être abolie ; mais aussi l’idée pure de la guerre doit nous aider à construire, après la mort de la guerre, ce nouveau corps de la guerre qui aura pour nom la paix.
80L’épigraphe du volume de Proudhon : « Devine ou je te dévore – Le Sphynx » aurait donc pu servir pour les deux volumes. Mais bien évidemment en des sens bien différents. Pour Proudhon, l’approche scientifique de la guerre permet à la fois de tuer la fascination pour la guerre, peut-être de l’abolir, et de jeter les fondations de la paix, en particulier par l’avènement d’une économie politique elle-même édifiée sur des bases scientifiques. Chez Clausewitz, l’approche scientifique de la guerre met en évidence deux impératifs : l’urgence de former l’élite militaire, comme d’ailleurs l’homme de guerre à tous les grades, au « génie martial » ; l’urgence de tenir compte du caractère politiquement vital qui caractérise la guerre moderne, celle qui surgit dans le prolongement de la Révolution Française. On aime à penser que la méditation du premier a pu s’édifier au contact des analyses du second ; l’absence même du nom de Clausewitz, conjuguée à la présence évidente de sa pensée, nous disant quelque chose de cette alchimie nécessairement secrète où s’élabore une pensée neuve. Et ne le citant pas, Proudhon peut se permettre d’éviter la polémique, cette guerre de mots qu’il sait si bien conduire avec d’autres penseurs de la guerre. Chacun pensant pour soi, dans un antagonisme qui ne se fait jamais combat, et où l’on s’abstient de savoir si l’on s’accorde ou non avec l’autre ; c’est peut-être une image de la paix.
Notes
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[1]
Alain, Mars ou la guerre jugée, 97, « Hercule » : « Proudhon, sous le titre de Guerre et Paix, a voulu remettre la force en sa place, louant comme il faut Hercule, et refusant de séparer la vertu d’avec la puissance. Je ne me détourne point de cette idée ; elle ne me fait point peur. (…). Mais Proudhon, comme il fait souvent, s’est jeté sans précaution dans cette grande idée, par le bonheur de mépriser ces cerveaux sans bras qui sont juristes et politiques. Adorant la force, il glisse à adorer la guerre. Erreur démesurée, il me semble. »
-
[2]
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) rédige La guerre et la paix en 1860-1861. Il est alors exilé en Belgique. La guerre et la paix est son dernier grand ouvrage, qui ne sera suivi que du Principe fédératif (1863) et de l’essai sur La capacité politique des classes ouvrières (1864). L’ouvrage de Carl von Clausewitz (1780-1831), De la guerre, avait paru de façon posthume entre 1832 et 1837. Sur ses premières traductions et sa réception en France, voir infra, III, « Pensées parallèles ».
-
[3]
Proudhon, La guerre et la paix, I, 9.
-
[4]
I, I, 2
-
[5]
« Nous n’entendons pas nous lancer dès le départ dans une pesante définition de la guerre ; mieux vaut s’en tenir à son élément primordial ». Le paragraphe porte pourtant en titre « Définition ».
-
[6]
I, I, 3
-
[7]
I, I, 4
-
[8]
I, I, 5
-
[9]
I, I, 6
-
[10]
I, I, 7
-
[11]
I, I, 8
-
[12]
I, I, 9
-
[13]
I, I, 10
-
[14]
Il semble impossible de lire Clausewitz si on ne lui accorde une lecture attentive de Hegel et, ici, de Kant. On a signalé la probable allusion à la Dialectique de la Raison pure (dans la Critique de la raison pure). Le recours à la notion de jugement, opposée à l’entendement, nous semble également tributaire d’une lecture de Kant. Et dans l’analyse du « génie martial », la peinture de la vertu propre à l’homme de guerre sollicite un vocabulaire moral visiblement emprunté au philosophe de Königsberg, et d’une façon non superficielle, quoique très personnelle.
-
[15]
I, I, 11
-
[16]
I, I, 12
-
[17]
I, I, 13
-
[18]
I, I, 14
-
[19]
I, I, 15
-
[20]
I, I, 16
-
[21]
I, I, 17
-
[22]
I, I, 18
-
[23]
I, I, 19
-
[24]
I, I, 20
-
[25]
I, I, 21. Cf. I, VII : « Chaque guerre est comme une mer inexplorée pleine d’écueils, que l’esprit du général peut deviner, mais que ses yeux n’ont jamais vus, et autour desquels il doit louvoyer nuitamment. »
-
[26]
I, I, 22
-
[27]
I, I, 23
-
[28]
I, I, 24
-
[29]
I, I, 25
-
[30]
I, I, 26
-
[31]
I, I, 27
-
[32]
I, I, 28
-
[33]
Cité dans la pagination de la 3e édition, Paris, Hetzel, 1861.
-
[34]
GP, Préface, 12.
-
[35]
GP, I, I, p. 27
-
[36]
Id., p. 28
-
[37]
Id., p. 29
-
[38]
GP I, II
-
[39]
GP, I, II, p. 38
-
[40]
Id., p. 34
-
[41]
GP I, 9, p. 108
-
[42]
GP II, Conclusion, p. 309
-
[43]
GP, I, II, p. 40
-
[44]
GP, I, 4
-
[45]
Remarquons qu’il est difficile de ne pas reconnaître Clausewitz dans ces « quelques-uns », alors même que le nom du général allemand n’est jamais cité par Proudhon.
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[46]
Nouveau rapport possible avec Clausewitz, qui mentionne également le duel comme figurant parfaitement l’« élément primordial » de la guerre – mais précisément cet élément « primordial » rendrait aveugle à la nature réelle de la guerre, qui est à penser par opposition à ce que suggérerait l’identification de la guerre à un « duel à grande échelle ». On pourrait presque dire que cette formule même est, à la réflexion, contradictoire, comme le montrent les analyses du premier chapitre du traité De la guerre.
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[47]
Clausewitz, De la guerre, IV, III.
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[48]
Proudhon ne cite pas l’ouvrage de Kant. Il n’est pas certain qu’il ait pu le lire.
-
[49]
Durieux (Benoît), in Stratégiques, 2009/5, « Clausewitz et la réflexion sur la guerre en France, 1807-2007 - Positions de thèse ».