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Article de revue

Entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau

Pages 11 à 38

Notes

  • [1]
    S. Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Paris, Le Seuil, 2013.
  • [2]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe), Paris, Le Seuil, 2008, p. 27.
  • [3]
    Ibid., p. 23.
  • [4]
    Ibid., p. 16-17.
  • [5]
    M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947, p. 6.
  • [6]
    Voir notamment : J.-J. Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.
  • [7]
    A. Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Flammarion, 1986.
  • [8]
    On peut notamment citer : J.-P. Warnier, Construire la culture matérielle : l’homme qui pensait avec ses doigts, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
  • [9]
    J.-P. Warnier, « Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre », L’Homme [Online], 190 | 2009, Online since 03 January 2017, connection on 15 October 2017. URL : http://lhomme.revues.org/28708
  • [10]
    Il est publié deux ans plus tard : M. Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, XXXII, n°3-4, 15 mars-15 avril 1936. Reproduit dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 363-386.
  • [11]
    P. Schilder, Das Körperschema. Ein Beitrag zur Lehre vom Bewusstein des eigenen Körpers, Berlin, Springer, 1923 ; ou encore, P. Schilder, The image and appearance of the human body, Madison (CT), International Universities Press, 1950, tr. fr., L’Image du corps, Paris, Gallimard, 1968.
  • [12]
    Bassidje signifie au sens propre : Organisation de la Mobilisation des Déshérités. Elle est créée juste après la Révolution de 1979 en Iran. Elle regroupa des centaines de milliers de très jeunes gens (parfois d’enfants), issus des milieux populaires urbains, tous volontaires, qui, avec les Pasdarans, ont tenu les premières lignes lors du conflit Iran-Irak, au prix de pertes effroyables.
  • [13]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, op. cit. p. 315.
  • [14]
    J.-C. Martin, « De la place des acteurs dans l’histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002/5, n°49-4bis, p. 93.
  • [15]
    Ibid, p. 94.
  • [16]
    L’expression est aujourd’hui largement admise sous cette forme. La citation exacte est « La guerre n’est donc pas seulement un vrai caméléon, changeant de nature dans chaque cas concret » in C. von Clausewitz, De la guerre, Paris, Payot & Rivages, 2014, § 28.
  • [17]
    F. Héritier, Les Matrices de l’intolérance et de la violence, in De la violence II, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 321-322.
  • [18]
    Voir notamment A. Bensa, La fin de l’exotisme. Essai d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006.
  • [19]
    L’expression est le titre de la préface de Jacques Revel à G. Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont au XVIe siècle, Paris, Gallimard, 1989.
  • [20]
    S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 32.
  • [21]
    John Horne, Alan Kramer, 1914. Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.
  • [22]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, op. cit., p. 318-319.
  • [23]
    C. Péguy, Notre jeunesse, 1910. Cité par S. Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016), op. cit., p. 7.
  • [24]
    Ibid., p. 157.
  • [25]
    D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de Religion, Paris, Champ Vallon, 1990, 2 t.
  • [26]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, op. cit., p. 318.
  • [27]
    S. Audoin-Rouzeau, Une initiation, op. cit., p. 13.
  • [28]
    Ibid., p. 71.
  • [29]
    J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récit des marais rwandais, Paris, Le Seuil, 2001 ; Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [30]
    H. Dumas, « Enfants victimes, enfants tueurs, Expériences enfantines (Rwanda, 1994) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2014/2, n° 122, p. 75-86.
  • [31]
    S. Audoin-Rouzeau, Une initiation, op. cit., p. 159.
  • [32]
    Ibid., p. 101.

1Historien, auteur de nombreux ouvrages, Stéphane Audoin-Rouzeau est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales à Paris et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne dans la Somme. Spécialiste de la Première Guerre mondiale (L’enfant de l’ennemi : viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Aubier, 1995 ; 14-18. Retrouver la guerre, Gallimard, 2000 – avec Annette Becker), il a étendu ses recherches au combat et à la violence de guerre à l’époque contemporaine (Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe siècle), Le Seuil, 2008), approfondissant notamment la dimension intime qui lie le chercheur à son objet d’étude (Quelle histoire. Un récit de filiation, 1914-2014, Le Seuil, 2015 ; Une initiation. Rwanda, 1994-2016, Le Seuil, 2017).

2Le Philosophoire : Vous n’avez pas manqué d’étudier les parcours personnels et les rapports « intimes » que les historiens de la guerre entretiennent avec l’expérience de la guerre elle-même, et vous êtes trop sensible à l’incarnation personnelle du travail des divers historiens, pour ne pas vous interroger sur votre propre parcours ; pourriez-vous vous prêter en quelque sorte à une petite ego-histoire ? Comment un historien de votre génération a pu ou devait en venir à étudier la guerre de 14-18 et plus généralement les phénomènes de guerre et de combat, notamment dans leurs violences (physique et symbolique) propres ?

3Stéphane Audoin-Rouzeau : Ce n’est que maintenant, après près de quarante ans de travail sur la guerre et la violence, que je commence à y voir enfin un peu plus clair. Pourquoi la guerre ? Pourquoi la violence ? Cette question m’est souvent posée, avec toujours une sorte de suspicion, inhérente à ce type de question. Pierre Nora, qui m’avait invité à son séminaire alors que j’étais encore jeune historien, m’avait dit : « Vous êtes la première génération d’historiens qui n’a pas connu l’expérience de la guerre ». Avant nous, ce furent les générations des guerres mondiales, celles de la décolonisation, de l’Indochine et de l’Algérie. Nous qui sommes arrivés après, nous n’avons jamais traversé une expérience de guerre, ni comme soldat, ni même comme civil, à l’arrière, soumis aux épreuves et aux affects du temps guerrier.

4La première interrogation est donc celle-ci : pourquoi interroger un objet si extérieur à soi-même ? En fait, en tant qu’historien, j’ai « choisi » de ne m’interroger presque exclusivement qu’à la dimension tragique de notre contemporain, et au fond il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je dise que je ne m’intéresse qu’à cela. Je ressens désormais avec force la présence d’une paroi de verre qui s’est construite avec les années, une paroi de verre très épaisse quoiqu’invisible entre les gens qui travaillent comme moi sur la violence de guerre, les massacres de masse, le tragique guerrier, l’extermination, et les autres que je respecte mais à qui, pour être franc et brutal, je n’ai pas beaucoup de choses à dire. Je crois d’une manière générale qu’ils n’ont rien à me dire non plus. J’ai fini par me rendre compte de cet isolement progressif, inhérent, je crois, à un questionnement d’anthropologie historique sur la violence de notre contemporain.

5Alors la question reste entière : pourquoi et comment ? Il y a d’abord eu la Première Guerre mondiale. D’un point de vue historiographique, la « justification » d’un tel sujet va de soi : c’est une très grande expérience de violence européenne, qui joue un rôle matriciel dans tant d’autres violences du premier XXe siècle comme dans les totalitarismes. En se plaçant là, on tient donc un point de départ essentiel. Mais ce n’est pas tout. Du point de vue de l’anthropologie historique, on tient une expérience à la limite, celle du monde combattant. J’ai essayé d’élargir ensuite mes objets de recherche à l’expérience de guerre en général, tout en restant toujours centré sur la question du combat. Passer à côté du combat, c’est passer à côté du centre du phénomène guerrier, y compris d’ailleurs pour ceux qui ne combattent pas mais qui savent que d’autres combattent et qui en subissent directement la réverbération.

6Ce n’est que très récemment que j’ai compris que cet intérêt pour la Grande Guerre venait de mes racines familiales. Je le savais de manière très superficielle mais, en écrivant Quelle histoire[1], j’ai découvert la manière dont avait pu se transmettre l’effet de la violence de guerre sur les membres de ma famille – leur âme plus que leur corps, d’ailleurs – au titre d’un effet invisible. C’est en étudiant cette filiation-là, c’est-à-dire la transmission de formes de destruction des hommes par la violence de guerre entre une génération et une autre, que j’ai découvert cet aspect. Cette transmission de la destruction psychique des hommes par la violence de guerre se fait d’une manière assez simple : l’inconscient ne connaît ni la mort, ni la morale. Mais il y a une autre chose qu’il ne connaît pas, c’est le temps. C’est finalement à la fin de mon parcours de chercheur que j’ai fini par comprendre à quel point j’étais beaucoup plus près de la violence de guerre de mes ascendants que je ne le pensais.

7Le Ph. : Étudiant la Grande Guerre, à quel moment vous apparaît la nécessité de placer le combat au cœur de vos études ?

8S.A.R. : Dès l’origine. Je suis pourtant un historien de formation extrêmement classique, sans doute même beaucoup trop classique : Sciences-Po, Nanterre, l’école très « politiste » de René Rémond, centrée sur la France, à bonne distance des renouvellements des Annales et de l’EHESS, tout en ayant essayé d’en absorber les meilleurs aspects. Mais quand je commence à travailler sur la Première Guerre mondiale, c’est d’emblée sur la question des soldats que je me suis fixé parce que je ne voulais pas travailler sur autre chose que sur des expériences à la limite. Je ne trouve pas qu’un effort de sciences sociales justifie tout le temps qu’il mobilise si ce n’est pour des enjeux extraordinairement lourds : ainsi, en 1914-1918, 8 millions de soldats français mobilisés, 1 400 000 morts, presque la moitié de l’effectif blessé… Ce fut là une expérience sociale collective majeure dont la trace n’est pas effacée aujourd’hui. Je crois même que notre deuil de la Grande Guerre demeure, aujourd’hui encore, inachevé. Je ne le savais pas encore consciemment quand j’apprenais moi-même le métier, mais j’avais confusément conscience qu’il s’était passé là quelque chose d’absolument essentiel en termes d’expérience sociale.

9Je crois aussi rétrospectivement que le contexte du début des années 1990 a dû beaucoup m’influencer, en tout cas inconsciemment. Il correspond en effet à une nouvelle séquence guerrière qui touche l’Europe comme jamais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : la guerre du Golfe, le Rwanda et surtout la réapparition de la guerre au cœur de l’Europe, en ex-Yougoslavie.

10Le Ph. : Dans Combattre, vous soulignez combien on « soupçonne » celui « qui parle du fait guerrier » « d’être animé » par un « goût de la guerre » : « Celui qui nous dit la brutalité de celle-ci n’est-il pas lui-même à la recherche de cette même brutalité ? N’est-il pas lui-même un violent, un cruel ? » [2] Vous précisez également que « nombreux sont les spécialistes de la violence et, plus particulièrement, de la violence de guerre, issus de champs disciplinaires différents, qui estiment nécessaire de se défendre “en creux” en quelque sorte, face au reproche qui peut être fait du choix de leur objet d’étude » [3]. Avez-vous rencontré des résistances institutionnelles ou autres au cours de vos recherches sur le phénomène guerrier ?

11S.A.R. : J’aimerais beaucoup tenir un discours sur l’héroïsme du chercheur mais, dans les faits, je n’ai eu que très peu de problèmes d’ordre « institutionnel ». J’ai rencontré des oppositions d’ordre « politique » ou idéologique, c’est exact, en raison d’une forme de suspicion toujours présente à l’égard de l’objet que je travaille. S’intéresser à la violence, ne serait-ce pas nécessairement être un violent ? Cette question très simpliste est posée autour de vous, contre vous et malgré vous. Sans que les gens en aient une conscience très claire, ils vous rejettent du côté de la violence. J’ai mis du temps à comprendre qu’un biais politique s’installait en effet à un tel endroit. Cependant, je dois reconnaître que j’ai pu faire reconnaître assez aisément mon historiographie. Bien entendu, il n’y pas de travail de sciences sociales sans adversaires, ni suspicions et détestations. C’est d’autant plus inévitable que les gens qui travaillent en sciences sociales sur la violence sont animés eux-mêmes par la violence de leur propre objet. Henry Rousso, qui fut lui-même victime de grandes hostilités « académiques », m’a fait comprendre un jour ce point délicat : c’est parce qu’ils sont eux-mêmes traversés par la violence de leur objet d’étude que les chercheurs travaillant sur la violence se montrent violents entre eux bien au-delà des normes habituelles de la vie universitaire.

12Je le comprends maintenant : tenir un discours de sciences sociales sur la violence, c’est forcément chercher à stabiliser un objet brûlant. Cette stabilisation a lieu précisément grâce à ce travail de sciences sociales. Quand j’essaie d’interpréter le génocide des Tutsi rwandais, je stabilise l’objet et dès lors que mon interprétation est contestée, l’objet redevient très coupant pour moi-même. La première réaction à toute contestation de mon point de vue est donc celle de l’hostilité. Et comme toute interprétation est contestée et contestable, et qu’en outre elle doit l’être, cette violence entre les chercheurs travaillant sur la violence n’est pas un à-côté du problème ; elle est, au contraire, constitutive de ce milieu de recherche. Au-delà de la paroi de verre que j’évoquais plus haut entre ceux qui travaillent sur la violence et les autres, il en existe bien d’autres, qui s’érigent entre ceux qui partagent le même objet d’étude. Si solitude du chercheur il y a, c’est bien celle-là.

13Le Ph. : Vous insistez également sur la nécessité d’« atténuer les affects puissants qui s’attachent à la guerre. En le dés-affectant de notre mieux, on voudrait tenter d’en faire sinon un objet froid, du moins un sujet moins brûlant dont il serait permis de se saisir au même titre qu’une activité sociale comme une autre » [4].

14S.A.R. : L’exigence demeure, mais y parvenir est impossible. L’effort de désaffectation qui est à accomplir est voué, nécessairement, à toujours manquer son but. Marcel Mauss a cette phrase extraordinaire « Ne porter aucun jugement moral. Ne pas s’étonner. Ne pas s’emporter [5]. » Il a évidemment raison et il faut le suivre sur ce point, mais l’exigence est impossible à tenir. En outre, l’indignation peut elle-même être heuristique comme dans le cas du génocide des Tutsi rwandais ; elle peut être très féconde intellectuellement avant qu’elle ne se retourne contre le chercheur.

15Le Ph. : Y a-t-il des lectures ou des rencontres humaines qui ont été déterminantes dans l’élaboration de votre mode d’approche ?

16S.A.R. : Ma première grande rencontre historiographique a été celle avec Jean-Jacques Becker [6], dont j’ai aimé le sens du concret et la liberté absolue qu’il laissait au jeune chercheur – la mienne en l’occurrence. Plus tard, la rencontre décisive a été celle avec Alain Corbin. Pourtant, il a peu travaillé sur la guerre en dehors du Village des « cannibales »[7], qui ne porte d’ailleurs pas sur la guerre, même si son objet ne peut se comprendre sans la temporalité propre de la guerre de 1870. À l’origine, je connaissais très mal l’œuvre d’Alain Corbin à cause de ma formation aussi peu anthropologique que possible. Nous n’avions donc rien en commun. J’ai trouvé chez lui – et je ne suis pas le seul – une forme d’immense liberté : une liberté de penser et une capacité à articuler l’anthropologie et l’histoire au sein de l’histoire contemporaine – soit un projet différent de celui de Jacques Le Goff ou Georges Duby. J’ai aimé chez lui une forme d’affranchissement poussé jusqu’à la provocation vis-à-vis de tous les tabous académiques, qui lui permettait notamment de poser la question du corps de manière frontale et aussi de la théoriser. L’idée d’Alain Corbin selon laquelle, si vous ne regardez pas l’extrême, vous manquez même le banal, est décisive. Comme il le dit lui-même, dans les sociétés, l’essentiel est toujours caché ; et donc, si on veut aller à l’essentiel dans un temps donné, dans une société donnée, dans une configuration donnée, il faut aller vers le caché et non vers le visible. Voilà selon moi une idée des plus profondes, sans doute assez peu théorisée, mais qu’il a magnifiquement pratiquée et que j’ai essayé de faire mienne. La grande rencontre c’est indiscutablement celle-ci.

17Le Ph. : Vos recherches déploient un souci épistémologique constant, en revenant notamment sur les nombreux « obstacles épistémologiques » (G. Bachelard) qui n’ont pas manqué et ne manquent toujours pas de se dresser face au désir de « comprendre » les phénomènes guerriers. Tout au long de vos travaux, et plus particulièrement dans Combattre, vous tentez de les cerner. Or, ce qui demeure frappant et décisif, c’est leur caractérisation non seulement historique, mais plus profondément « culturelle » ; au-delà des contingences historiques et des cadres historiographiques, l’approche courante du phénomène guerrier se meut dans un cadre anthropologique, largement partagé (y compris chez les pacifistes) : dans nos cultures, la guerre paraît indépassable, fait universel de sorte qu’une certaine « naturalisation », une « normalisation » du phénomène entrave son étude. Dès lors, comment transformer ce cadre si bien établi et tenter une transformation du paradigme scientifique du rapport à la guerre ?

18S.A.R. : Ce livre propose, en effet, un effort épistémologique en ce sens qu’il essaye de déployer un savoir sur le savoir. C’est son intérêt mais aussi sa faiblesse ; il me semble que j’ai raté le dernier chapitre qui voulait être une véritable expérience d’écriture d’anthropologie historique du combat. Avec Combattre, je voulais réaliser le programme de direction d’études pour lequel j’avais été élu à l’École des hautes études en sciences sociales. Là, je pouvais enfin entrer en interlocution avec de nombreux anthropologues, organiser un séminaire d’élaboration collective, et sortir ainsi de 14-18 qui m’avait beaucoup porté mais aussi étouffé. Combattre est également un ouvrage épistémologique dans la mesure où il cherche à organiser cette interlocution en déterminant les conditions d’un dialogue entre anthropologie et histoire à l’endroit de la guerre moderne. Dans ce dialogue, il y a un obstacle que j’essaie de surmonter mais qui ne peut l’être vraiment : d’une part, les historiens se sont peu interrogés sur la corporéité et les objets – car les corps sont intimement liés aux objets – et il y a donc une faiblesse de l’histoire à cet emplacement précis ; et inversement, si l’anthropologie est très exercée depuis longtemps sur cette question des corps et des objets, elle s’intéresse beaucoup moins à la guerre. Il y a donc deux discours scientifiques, deux disciplines qui ne peuvent pas se rejoindre aisément – en tout cas naturellement et d’elles-mêmes – autour de la question qui me retient. Il faut donc organiser l’interlocution, la forcer littéralement, et c’est cela qui est extraordinairement difficile. Tout le sujet de Combattre n’est pas d’analyser le combat, c’est celui d’analyser les conditions de possibilité d’une anthropologie historique du combat moderne et, d’une façon plus large sans doute, de la violence de guerre elle-même. Ce programme exige de sortir du cadre occidental et européen et de s’affranchir de l’espace-temps de la guerre moderne car il n’y a pas d’anthropologie historique sans qu’il soit nécessaire d’aller voir du côté de la guerre préhistorique, de la primatologie, de la guerre primitive… bref, sans un déplacement total de préoccupations, d’outils d’analyse et au prix d’un changement complet de configuration.

19C’est un immense problème et le livre n’est pas pleinement celui que je voulais. Je me reproche le dernier chapitre car je n’avais pas la maturité suffisante pour faire une véritable anthropologie du corps. Je n’avais pas encore rencontré celui qui aura finalement autant compté qu’Alain Corbin quand j’étais plus jeune, Jean-Pierre Warnier [8]. La rencontre avec ces travaux d’anthropologie du Cameroun et des Grassfields a été, pour moi, un choc considérable. Il a été l’auteur d’une recension de Combattre dans la revue L’Homme : un type de compte rendu qu’on ne lit qu’une fois dans sa vie. Non pas platement laudatif mais réellement critique, avec cette conclusion inouïe : « Cela dit, pour filer la métaphore du combat, j’attendais depuis dix ans que les historiens ou les anthropologues sortent de leurs positions et s’aventurent dans le no man’s land qui les sépare : celui du combat où règnent en maîtres les conduites sensori-motrices engagées dans des matérialités redoutables. C’est un historien particulièrement inventif et courageux qui l’a fait. Il faut saluer son exploit pionnier. Il ne nous reste plus qu’à sortir de nos tranchées, à fraterniser avec lui et à lui offrir les maigres biscuits anthropologiques serrés dans nos gibernes [9]. » Jean-Pierre Warnier m’a fait comprendre que le corps ne se réduit pas au corps et que Marcel Mauss avait tort. Il est difficile, certes, de dire que Marcel Mauss a tort. Ce sont les anthropologues qui s’en sont rendu compte, et non les philosophes ou les sociologues. Son texte génial de 1934 sur les techniques du corps [10] est extraordinaire mais incomplet. Il manque une maille mais elle est importante : celle des objets. Quand Marcel Mauss affirme que le premier outil de l’homme c’est son corps, il oublie que ce corps n’est jamais séparable des objets (même si ce corps est nu sur une île déserte, il porte la marque, à l’insu de l’acteur, des objets qu’il a portés, comme les chaussures ou les vêtements ; la marche sur une plage, pieds nus, par un homme qui a marché toute sa vie sur du macadam avec des chaussures n’est pas la même que celle d’un homme qui a marché toute sa vie pieds nus sur des sols plus meubles). Il n’y a donc aucune possibilité de séparer le corps de l’homme et ses objets. Pour la guerre, cela a des conséquences énormes : aucune séparation possible entre le combattant et son vêtement, son uniforme – l’uniformologie est, en ce sens, essentielle –, aucune séparation possible entre le soldat et ses armes. Le champ de bataille moderne, depuis la guerre russo-japonaise, est lui-même un objet car il est un artefact, sculpté littéralement par le combat, par l’homme lui-même qui y enfouit son corps. L’objet n’est pas seulement un entourage, un prolongement du corps, c’était là une vue absolument simpliste.

20La deuxième chose que Jean-Pierre Warnier m’a fait comprendre, ce sont les pratiques motrices ou plutôt sensori-affectivo-motrices : si je prends le stylo qui est devant moi, je mets en œuvre une pratique motrice pour le saisir, mais immédiatement j’adapte mon mouvement au poids que j’estime être celui du stylo – entre alors en jeu la dimension sensorielle, celle que provoque la matière dont il est fait – ; et puis, entrent en jeu les affects : le tenir me procure une forme de satisfaction, de réassurance. Alors, imaginez le statut de l’arme dans une situation de combat. C’est grâce à Jean-Pierre Warnier que je me suis rendu compte de cela, c’est lui qui m’a permis de relire Marcel Mauss et de faire d’autres découvertes importantes, comme celle de Paul Schilder [11], que Mauss n’avait pas lu. Le monde des sciences sociales et celui des passeurs.

21Le Ph. : Toujours dans cette perspective épistémologique, est-il possible de définir la violence ou la guerre ? Dans Combattre, vous citez Jean-Clément Martin et soulignez la réticence de nombre d’historiens à s’ouvrir à l’anthropologie de la violence car celle-ci est tenue pour « indéfinissable » ; ou encore, vous évoquez l’intervention, lors d’un colloque abordant la comparaison entre 14-18 et la guerre Iran-Irak des années 1980, d’un ancien bassidji[12], devenu « chien de guerre » qui, récusant l’idée même d’une comparaison, soutenait « à quel point chaque théâtre guerrier disposait de sa consistance propre, irréductible à aucun autre. » [13] Vous demeurez, quant à vous, attaché à cette idée des invariants et des universaux. À travers ces interrogations décisives, fondamentales et transversales, n’est-ce pas la recherche d’une compréhension plus générale de l’homme, cet homme des sciences humaines, qui se joue ?

22S.A.R. : Pour Jean-Clément Martin, la violence est « proprement indéfinissable en histoire [14] » dans la mesure où sa définition dépend du moment où on la saisit : ce qui apparaît comme une violence intolérable dans une société ne l’est pas dans d’autres ou à un moment antérieur. C’est une objection absolument centrale : « Sans mettre aucunement en doute l’existence d’universaux de violence, il me semble qu’il importe, quand on écrit l’histoire, de voir comment, à quelles occasions, ces violences s’exercent, sont comprises, sont acceptées, refusées, intégrées dans le jeu social [15] », écrit-il. Il y a aussi, en effet, ce bassidji qui cumulait des milliers de jours guerre sur plusieurs champs de bataille du XXe siècle finissant (Afghanistan, Bosnie, Tchétchénie, etc.) et qui pensait de son point de vue de combattant que la comparaison était impossible entre toutes ses expériences aux différences trop grandes entre elles. N’oublions pas cette phrase de Clausewitz qui n’est pas la plus connue : « la guerre est un caméléon [16] ». C’est une idée toute simple mais absolument fondamentale : quand on s’occupe de la guerre et de sa violence, on est face à des configurations sociales et historiques extrêmement et surtout rapidement changeantes, là où les changements sociaux sont ailleurs plutôt progressifs. S’il y a un lieu où le changement est extrêmement rapide, c’est bien la guerre, et cela complique énormément le travail des sciences sociales.

23Je partage, évidemment, ces constats ; pourtant, cette question des invariants m’a toujours beaucoup intéressé. J’aime beaucoup la définition que donne Françoise Héritier de ce qu’elle « appelle des invariants de la pensée humaine. Des modules, des matrices en quelque sorte, formant des cadres conceptuels, constitués par des associations obligées de concepts, qui ne peuvent pas ne pas être faites, mais qui sont meublées de façon différente par les diverses cultures et se situent dans des champs dont les limites peuvent être tracées grâce à l’expérience ethnologique qui décrit et rassemble ce qui existe, ou grâce au raisonnement logique qui envisage tous les possibles même si certains n’ont jamais vu le jour. Le propre de l’anthropologie est de découvrir des invariants, ou même de simples lois d’agencement, qui articuleraient des propriétés de la nature biologique de l’homme et de la nature cosmologique avec les outils réflexifs et les affects humains, et permettraient de comprendre non seulement des comportements mais aussi plus profondément les systèmes de représentations ou les systèmes sociaux [17]. » Je n’ignore pas qu’aujourd’hui cette notion d’invariants n’est plus retenue par les anthropologues, qui peuvent même en parler de manière très provocatrice, comme Alban Bensa qui soutient que « les invariants varient [18] ».

24Il me semble néanmoins que s’il y a un endroit où les invariants tiennent encore – un seul sans doute –, c’est à l’emplacement de la guerre ; là, leur valeur heuristique est encore vive. Quand Françoise Héritier dit que cette notion d’invariant ne signifie pas que ce soit « tout le temps la même chose partout » mais que toutes les sociétés se posent les mêmes questions en apportant des réponses toujours différentes, on approche déjà d’une compréhension plus fine. Si je pense que la notion d’invariant dans le cadre de la guerre et de sa violence continue d’avoir une pertinence certaine, c’est parce que la guerre met en jeu le socle biologique de notre humanité et que c’est là une réalité incontournable. Ce socle biologique n’est plus aperçu dans son importance fondamentale au sein de nos sociétés, parce que toute une série de questions majeures ne se posent pas : nous mangeons pour la plupart à notre faim nous ne faisons pas d’effort physique extrême du matin au soir ; nous dormons abrités et notre corps n’est pas, sauf exception, continuellement en danger. Or la guerre met en question cette forme de sécurité à laquelle nous ne faisons même plus attention, parce que la survie biologique du sujet est en cause (l’ouverture de la barrière anatomique, l’écoulement du sang, la douleur atroce, la terreur de la mort…), comme est en cause le contrôle du sujet sur des fonctions élémentaires du corps (boire, manger, dormir, uriner, déféquer…). D’un seul coup, la guerre ramène au premier plan ce socle élémentaire de notre vie biologique dont parle Françoise Héritier.

25Le Ph. : Cette corporéité dont vous parlez souvent se découvre et se réinvente au ras du sol – une expression que vous reprenez à Jacques Revel [19]. C’est là que se découvrent des choses invisibles et intolérables qui permettent de dire que « la violence spécifique de la guerre est un prisme qui réfracte bien des choses invisibles autrement » et que « [dans] le paroxysme de la violence, en effet, tout est à nu, à commencer par les hommes, dans leurs corps [20] ». Quelle leçon de corporéité moderne devons-nous dégager de ces mutations et de ces « brutalisations » du corps ?

26S.A.R. : L’expression de Jacques Revel résume bien une part au moins du projet micro-historique. Pour ma part, je revendique ouvertement un statut d’historien du ras du sol. Je suis très maladroit dans les choses plus théoriques, très maladroit avec la pensée philosophique notamment, et je le regrette vivement. Mais au moins ma posture permet-elle de débusquer plus facilement le « caché », comme le montre Alain Corbin pour qui le paroxysme révèle le caché des sociétés, et qui est toujours le plus important : la guerre, précisément, permet de voir ce qui est d’habitude invisible.

27À présent, il faut se méfier de cette question des corps parce que le corps est une fiction comme le dit là encore Alain Corbin, au même titre que la violence. Qu’est-ce que le corps, érotisé, souffrant ? C’est bien le même corps et pourtant il est très différent et s’y attachent dans tous les cas beaucoup d’affects différents eux aussi. Le corps est une fausse évidence, tout le monde en a un, et s’il n’y en avait pas il n’y aurait pas de vie sociale : cela ne favorise pas le travail d’investigation par les sciences sociales. C’est le même problème que le temps : le temps « passe » et qu’y a-t-il en à dire ? Or, il faut passer derrière cette fausse évidence et atteindre ce qui se joue à l’arrière-plan avec les corps, avec le temps, notamment en temps de guerre. Cette dimension manque trop dans Combattre. La guerre s’inscrit dans un temps qui lui est propre et si on manque cette spécificité radicale de toute temporalité guerrière, on manque tout. En outre, les corps changent plus vite que la guerre elle-même. Partant de notre corps, nous pensons que les corps de la Grande Guerre sont les mêmes que les nôtres. C’est faux, ce ne sont pas du tout les nôtres. Ce n’est pas seulement une question d’hexis, de morphologie, de taille, c’est une question de pratiques motrices, de seuils de tolérance à la douleur, de savoir-faire corporels… La capacité de marche de la majorité des soldats de la Grande Guerre ne pourrait être atteinte aujourd’hui que par des unités ultra-entraînées des forces spéciales. Mais ces mêmes soldats capables de marcher des centaines de kilomètres, chargés de trente kilos et en plein été, le tout en combattant et avec un ravitaillement aléatoire, n’auraient pas été capables pour la plupart de traverser une rivière à la nage. Nous sommes bien en présence de corps extrêmement différents.

28Je crois que ce qui m’occupe, au-delà de mon propre objet, c’est moins les corps que la violence. La violence de guerre entre combattants ou celle dirigée contre les civils et qui peut aller jusqu’au génocide (je songe ici au Rwanda qui me retient beaucoup) révèlent la capacité de violence de nos propres sociétés, la plupart du temps occultée et qui fait même l’objet d’un déni. Je suis un « anti-éliasien » radical : il n’y a pas de processus de civilisation ou alors tellement superficiel, et surtout réversible, et il ne s’applique qu’à certains des objets de la vie sociale. Je pense que les capacités de nos sociétés en termes de violence restent considérables et qu’il ne sert à rien de se le dissimuler. Il s’agit cependant d’une position plus citoyenne qu’historienne et je n’ai pas les moyens de le démontrer. Il s’agit davantage d’une anxiété de l’avenir. Mais en tout état de cause, mon ennemi principal, dans mon travail d’historien comme dans la vie, a un nom : c’est l’inconscience.

29Le Ph. : Le Rwanda vous donne raison contre Norbert Elias et son processus de civilisation à l’œuvre dans nos sociétés contemporaines. Le passage rapide à la violence est pour vous l’indice puissant d’un procès de civilisation qui reste toujours superficiel.

30SA.R. : La thèse de Norbert Elias est évidemment très séduisante et souvent pertinente lorsqu’il s’agit, par exemple, des pratiques de table. Et puis, soyons justes : à la fin de sa vie, Norbert Elias a tenté d’intégrer les grands conflits de la première moitié du XXe siècle dans son système de pensée en reconnaissant qu’il pouvait y avoir des moments de rupture du processus, de décivilisation, sans toutefois réviser fondamentalement sa thèse. Il développe ainsi l’idée que les deux guerres mondiales ont été certes des moments de décivilisaton mais que globalement, le trend civilisateur reste une grille de lecture au fond opérante pour l’époque moderne et contemporaine.

31Pourtant, dès qu’on rentre dans des configurations historiques plus précises, la vitesse du passage à la violence de masse par les acteurs sociaux montre de mon point de vue l’extrême faiblesse de la théorie du processus de civilisation. Je vois deux exemples particulièrement éloquents : les atrocités du début de la Grande Guerre [21] et le génocide des Tutsi rwandais.

32Dès l’été 1914, les armées allemandes commettent des crimes de masse contre les populations civiles belges et françaises, sans épargner les femmes, les personnes âgées et les enfants. Après une hypermnésie du temps de guerre, cet événement a été refoulé durant l’entre-deux-guerres et par l’historiographie jusque dans les années 1990. Cette violence des atrocités allemandes est impressionnante parce qu’immédiate, et alors qu’aucune totalisation de la guerre n’est encore en vue. Cette violence se déploie d’ailleurs avec beaucoup plus d’intensité en ce début de guerre que plus tard. Des acteurs sociaux qui sont le pur produit du « processus de civilisation » déploient spontanément une violence qui constitue un démenti à la thèse de Norbert Elias… qui, ne l’oublions pas, avait pourtant connu, comme soldat, l’expérience de la guerre mondiale.

33Le cas rwandais est également extraordinairement impressionnant parce que la vitesse d’exécution du génocide est sans précédent historique connu. Les deux tiers des victimes ont été massacrées durant les six premières semaines du génocide. Il s’est passé en un temps très court ce qui s’est passé pour les Juifs d’Europe en 1942-1943 : au début 1942, 80 % des victimes du nazisme sont encore vivantes, 80 % sont mortes un an plus tard. Ce processus étalé sur un an dans l’Europe occupée s’est déroulé en six semaines seulement au Rwanda, à partir du 6 avril 1994. Une telle rapidité est déconcertante pour les sciences sociales autant que pour nous tous, êtres humains, citoyens…

34Le Ph. : Vous rappelez ici l’imbrication de la recherche en sciences sociales et de la conscience citoyenne. Qu’en est-il donc de la responsabilité de l’historien face à la guerre ? Et dans quelle mesure l’anthropologie historique du phénomène guerrier que vous avez tant contribué à faire connaître et construire peut-elle, doit-elle répondre à une telle nécessité ? Sans doute pourrions-nous ici relire les dernières lignes de Combattre : « En filigrane des pages de ce livre, nous pensons avoir instruit, au moins entre les lignes, le procès de l’inconscience. On sait la faiblesse prédictive des sciences sociales, et nous ne pouvons donc savoir si la guerre – la vraie guerre et non la « projection de forces » laissant nos propres vies à bonne distance des grands déploiements de violence – reste inscrite à notre horizon d’attente, ni sous quelle forme. Il n’empêche : en historien, je reste persuadé que mieux vaut la regarder de fort près, et bien en face [22]. »

35S.A.R. : La question du génocide des Tutsi m’a été posée à mon insu au Rwanda – pays que je ne connaissais pas, à l’occasion d’un colloque où j’étais invité. J’ai rapidement compris qu’il s’était passé un événement auquel j’étais resté jusque-là insensible. À mes yeux, il s’agit de la plus grande surrection de violence de la fin du XXe siècle, elle-même insérée dans la séquence tragique du début des années 1990.

36Le Rwanda a littéralement coupé ma route, même si celle-ci était sans doute faite pour m’y amener. Le génocide des Tutsi rwandais est un véritable objet au sens étymologique du terme, un objectum – ce qui vous coupe la route, qui vous arrête – et il pose au chercheur une première question : pourquoi n’avoir pas vu quand tout vous préparait à voir ? Sans doute ne suis-je pas le seul dans ce cas : à propos d’Initiation, l’historien François Weil m’a dit avoir pensé à ce qu’avait vécu sa famille durant la Seconde Guerre mondiale, et à sa surprise rétrospective de n’avoir pas vu, lui non plus, le génocide au Rwanda. Cet objet qui fait irruption remet aussi en cause le chercheur en sciences sociales : à quoi servons-nous si nous ne sommes pas capables de voir cela ? Et quand bien même nous le verrions, que pourrions-nous y faire ? Certains – mais ils sont bien rares – ont eu la chance (ou la malchance…) d’alerter l’opinion internationale avant ou pendant le massacre. Je pense à Jean-Pierre Chrétien qui pressent le génocide et alerte dans le désert, dès 1993. Et quand le génocide commence, il continue de sonner l’alarme – dans le désert, toujours. Lui a vu. J’ai une admiration sans borne pour ce qu’il a su voir compte tenu de la faiblesse des capacités prédictives des sciences sociales en général et de l’histoire en particulier.

37Et dans l’après-coup, que peut-on faire ? Que doit-on faire ? Je n’ai pas l’outrecuidance de penser qu’un travail a posteriori aurait une quelconque valeur d’empêchement de ce genre d’événement pour le présent ou le futur. Et pourtant, il faut bien faire quelque chose. « Oublier les victimes, c’est les tuer une deuxième fois », l’expression est connue, elle est facile sans doute, mais elle ne constitue pas un argument controuvé. Le pire, c’est peut-être de ne pas vouloir voir ce qui s’est produit. Et puis, il se peut que la recherche soit utile aux victimes. Quand je suis allé présenter mon livre au Rwanda, personne ne m’a reproché de travailler sur le génocide, en dépit de ma nationalité française. Une femme qui avait perdu toute sa famille, ses enfants, lors d’un débat, m’a dit : « J’ai horreur qu’on se pose en expert de moi-même », mais c’était pour me dire que je ne me posais nullement en expert, mais en chercheur. Et cela, elle l’approuvait.

38Il existe aussi un argument important qui rend nécessaire un effort de sciences sociales sur ces questions : cet effort permet d’accroître la honte de nos sociétés à l’égard de ce qu’elles ont laissé faire, laissent faire ou laisseront faire dans le futur. J’ai été très frappé lors des auditions pour la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse, dirigée par Vincent Duclert, par une remarque d’un collègue suisse allemand, signalant que seule la honte protégeait nos sociétés du primat du darwinisme social et de la généralisation du massacre de masse. La seule chose à faire n’est-elle pas de participer, par son travail, à cette honte ? Celle de l’esclavage, celle des massacres de masse, celle de brutalité de la colonisation… Accroître ce type de honte est la seule chose civiquement et éthiquement utile. C’est peu de chose, mais là est le seul bouclier que nous puissions renforcer.

39Le Ph. : Vous ne semblez pas croire au discours éducatif du « plus jamais ça ». Et pourtant, il y a cette citation de Charles Péguy en exergue d’Une initiation : « Il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit [23]. »

40S.A.R. : Le « plus jamais ça » vient des champs de bataille de la Grande Guerre (et non de la Shoah, comme on le croit généralement…), du sentiment de massacre de masse éprouvé par les combattants, pour des enjeux apparus après-coup (mais après-coup seulement) comme dérisoires. Le « plus jamais ça » est ensuite réactivé par la Shoah et rechargé d’un sens supplémentaire, d’une charge quasi sacrale. L’effort éducatif reste toujours nécessaire, et en tant que rapporteur de la Mission que je viens de mentionner, je ne veux pas m’y dérober et je me sens partie prenante de cet effort collectif.

41En même temps, je demeure sceptique sur les capacités de l’éducation à empêcher, dans une configuration précise naturellement, le basculement dans le massacre de masse. Le temps de l’éducation est un temps propre à nos sociétés pacifiées, bien différent du temps de la guerre et de sa violence. Cette disjonction temporelle entre le temps de la paix et de la guerre n’est pas assez travaillée par les sciences sociales et j’avoue que cela manque terriblement dans mes propres travaux. Henri Bergson l’a parfaitement senti lorsqu’il décrit, après avoir vu l’affiche de la mobilisation générale d’août 1914, l’entrée d’un personnage inconnu dans sa chambre. Ce personnage n’est pas la guerre, mais le temps de la guerre.

42Au Rwanda, en 1994, un temps autre s’est créé où tout ce qui était de l’ordre de l’inhibition et des interdictions a disparu. Qui ont été les chefs des tueurs ? Les éduqués des systèmes occidentaux belges et français, les prêtres, les médecins, les enseignants. Les paysans ont largement participé mais ceux qui les ont poussés, qui ont donné les mots nécessaires pour donner sens à leur violence, ce sont les acteurs de l’élite sociale. C’est une véritable leçon pour nous. Rappelons-nous aussi du cas de ces « intellectuels » SS étudiés par Christian Ingrao, encore plus dangereux peut-être que les nazis de la première génération, et pourtant tous docteurs des universités allemandes. L’idée qu’un haut niveau d’éducation protège des basculements dans la violence est une idée inepte. C’est au contraire un haut niveau d’élaboration intellectuelle qui rend capable de la pensée d’une violence aussi radicale que celle d’un génocide.

43Le Ph. : Votre vocabulaire semble parfois se rapprocher du champ lexical du religieux. Vous évoquez souvent la dimension sacrale de la violence mais d’autres termes renvoient explicitement au christianisme : le caché qui doit être révélé, l’universel des invariants, la souffrance, la honte qui est très proche de la culpabilité. Quelle part accordez-vous à la religion dans vos travaux ?

44S.A.R. : Cela se fait sans doute largement à mon insu. Une lectrice d’Une initiation a comparé le livre à une prière. Le commentaire est étonnant mais peut-être pas tout à fait injustifié. À la fin de l’ouvrage, je raconte l’achèvement de la reconstruction de la maison d’Emilienne, qui a perdu ses deux parents durant le génocide, et je termine inconsciemment par un décalque du « tout est accompli », cette dernière phrase du Christ sur la Croix [24]. Au Rwanda, quand j’ai visité les lieux de massacre dans leur brutalité originelle, avec ces centaines de cadavres exhumés, roulés dans la chaux, atroces dans leurs postures – ces cadavres qui permettent de voir où portaient les coups, de comprendre le langage des tueurs dans leur façon de sculpter la chair de l’ennemi tutsi, de le raccourcir littéralement, ma première réaction, oui, a été de l’ordre de la prière.

45Pourtant, le christianisme est de bien peu d’aide dans une démarche compréhensive des phénomènes de violence de masse. En outre, le religieux n’est en aucun cas un bouclier contre le crime de masse. Au contraire, peut-être. Le Rwanda en est un parfait exemple, tout comme les guerres de religion du XVIe siècle pour lesquelles Denis Crouzet a montré que seul le religieux permettait à la violence d’advenir dans sa plus grande extrémité [25]. Dans le cas du Rwanda, le massacre a été intra-religieux. Les églises sont devenues des lieux-pour-le-massacre. Il est évident que le religieux a donné au massacre son énergie propre. Il n’y a pas eu suspension du religieux pendant le génocide, mais au contraire injection de sacré dans la mise à mort des victimes.

46Je le disais, le christianisme est de peu d’aide dès lors que l’on se trouve en face du massacre de masse. Comme le suggère le père Patrick Desbois, il n’y a qu’un seul supplicié véritable dans le christianisme, et c’est le Christ lui-même. Pour les soldats chrétiens de 1914-1918, quel problème ! Leur souffrance, immense, dépassait-elle celle du Christ sur la Croix ? Et leur réponse affirmait bien souvent une égalité de souffrance. D’où ces représentations innombrables dans les vitraux d’églises de la reconstruction, où les soldats sont représentés en soldats-Christ.

47Le Rwanda est massivement catholique, massivement croyant et il fut massivement massacrant. Les prêtes ont été des agents extrêmement actifs du massacre. Le père Athanase Seromba, à Nyange, a non seulement voulu que meurent ses paroissiens réunis dans son église, mais il les a fait mourir lui-même en levant les scrupules (religieux) d’un conducteur de bulldozer afin qu’il lance son véhicule contre l’église pour qu’elle s’effondre. Était-ce parce qu’il était un mauvais prêtre ? Mauvaise question. En tant que prêtre, il eut le sentiment de devoir accomplir cela.

48Le Ph. : Une initiation provoque aussi un vertige devant la paralysie des sciences sociales et l’inutilité des outils qu’elles ont forgés pour comprendre un tel phénomène.

49S.A.R. : Les outils sont constamment à forger, à reforger, en fonction des configurations toujours changeantes, ils ne sont jamais prêts à l’emploi. En soi, ce n’est pas grave. Ce qui est grave, c’est de ne pas s’en rendre compte. Je suis toujours frappé par l’expression « c’est comme… ». Évidemment, on ne manque jamais de points de comparaison, mais ce besoin de toujours « rabattre au même », comme disait Hannah Arendt, est un piège redoutable qui empêche de voir.

50Toute une série d’aspects dans la configuration rwandaise sont à la fois effroyables et passionnants du point de vue des sciences sociales, car nous sommes dans l’incapacité de penser en même temps plusieurs aspects centraux du génocide comme la vitesse d’exécution, le rythme du massacre, la participation massive des voisins (des amis se sont exterminés, le noyau familial s’est parfois déchiré, des enfants ont été visés par un des deux parents…) et la dimension intra-religieuse. Quels outils des sciences sociales peuvent-ils en rendre compte ? Mais au moins, voyons notre manque de moyens, admettons le vide.

51Le Ph. : Dans la conclusion de Combattre, vous précisez que pour « vérifier, exploiter, prolonger ce que nous avons tenté d’esquisser […] il faudrait être capable de sortir du cadre essentiellement occidental [26] ». Dans Une initiation, vous allez plus loin quand vous expliquez que votre propre déni de ce qui s’est vraiment passé au Rwanda en 1994 « devait beaucoup à un racisme inconscient [27] ». Vous appelez à « sortir le génocide des Tutsi de sa gangue “africaine”, voire “exotique”, dans laquelle il est si souvent enfermé, [à] disqualifier toute interprétation en termes de sauvagerie “spontanée” [28] ».

52S.A.R. : Il peut exister, inconsciemment, un biais raciste chez chacun de nous. S’il ne s’était pas manifesté chez moi, j’aurais vu ce qui se passait en 1994, j’avais les moyens cognitifs de le voir. Sur le racisme de manière plus générale, il est quand même curieux que l’on n’arrive pas à reconnaître que les mécanismes idéologiques de mise en place de la politique génocidaire au Rwanda sont d’origine occidentale, à partir de l’essentialisation des ethnies par le colonisateur allemand, puis belge. Ainsi ne reconnaît-on pas une des conséquences de la pensée occidentale de l’Autre telle qu’elle s’est cristallisée à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et qui s’est prolongée dans les années 1930 via la colonisation. C’est pourquoi en termes de représentations de l’Autre, un historien de l’Europe contemporaine, ou bien un politiste, se trouve tragiquement « à son aise » dans le génocide des Tutsi : l’univers de représentations de l’ennemi lui est familier, tout comme la manière dont on le tue et ce qu’on dit sur lui. Et si cet univers meurtrier est si aisément reconnaissable, c’est que c’est le nôtre. La question n’est donc pas, ici, notre occidentalo-centrisme mais bien le déni de ce que nous sommes, à distance.

53Dans le cas français, le déni est double : déni d’un épisode effroyable en lui-même, et qu’on ne veut pas voir, et déni du rôle de la France, pourtant capital. Le Rwanda est une atteinte au « grand récit français », une tache, une ombre, plus sombre sans doute qu’on pouvait le penser à l’origine. Mon livre a eu peu de succès. Beaucoup d’articles de presse (à gauche seulement, avec une seule exception) mais bien peu de lecteurs. Beaucoup me disent « Il est sur ma table de nuit, il faut que je le lise ». Ils « savent » mais ne veulent pas voir. Sans les livres à succès de Jean Hatzfeld [29] et quelques films, il s’en serait fallu de peu pour que le génocide des Tutsi traverse, inaperçu, la société française.

54Le Ph. : Dans Une initiation, vous écrivez : « Après les grandes catastrophes collectives du XXe siècle, nous croyons savoir ce que les commémorations veulent dire. Du fait qu’elles sont instituées, qu’elles sont pérennes, que des acteurs y participent, nous voulons croire que le fait commémoratif est opérant » (p. 94). Mais vous montrez également que sur le terrain du Rwanda, les choses se montrent moins simples. Comment peut-on et doit-on commémorer de tels événements ? Vous évoquez, par exemple, l’expérience délicate devant l’exposition des corps. S’il faut voir, voir pour comprendre, comment articuler l’exigence de la commémoration, les politiques mémorielles et la dignité d’une muséographique scientifique ?

55S.A.R. : C’est une question difficile ; on peut en effet prendre l’exemple du Rwanda où une politique commémorative a été mise en place immédiatement, et alors que le pays était absolument ruiné. Malgré ces conditions, l’État met en place, dès 1995, une première politique commémorative ; très vite, faute de modèle immédiatement utilisable, il l’aligne sur la commémoration de la Shoah – notamment sur le modèle de Yad Vashem.

56Parallèlement, il y a eu très rapidement une commémoration et une muséographie improvisées, extrêmement brutales, faite de corps montrés, exhumés, et de vêtements accumulés en masse dans les églises. Cela tient à la fois de la muséographie et de la commémoration – les deux choses étant à mon avis inséparables. Cette muséographie et cette commémoration ont beaucoup évolué en 25 ans et, probablement pas dans le bon sens. La commémoration s’est en grande partie « américanisée » et la muséographie, qui s’est progressivement professionnalisée, cherche finalement une forme d’aseptisation en tenant un discours bien différent de celui des origines. On fait désormais remonter le début du génocide à 1959. Or, le génocide n’a pas commencé en 1959, c’est là une entreprise de reconstruction. En même temps, l’aseptisation est terrible : certaines églises, comme Ntarama – qui était un lieu bouleversant – a été entièrement nettoyé, refait, vernis, travaillé par des éclairages. Tout cela est atroce.

57Personnellement, je suis comme beaucoup d’historiens – c’est une banalité terrible de le dire – extrêmement réticent devant toute idée de « devoir de mémoire ». Cela ne doit pas vous surprendre, je m’en tiens à un devoir d’histoire. Et rien d’autre. Rien d’autre. Dans le cadre de mes responsabilités à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, j’essaye de m’en tenir à ce discours : devoir d’histoire et rien d’autre.

58Mais mon rapport au génocide du Rwanda est complètement différent de la Première Guerre mondiale, de l’extermination des Juifs d’Europe ou du génocide des Arméniens, car dans le cas du Rwanda, la plupart des survivants sont plus jeunes que moi. Cela provoque un basculement complet de la relation à l’événement et aux témoins, de la « relation d’autorité » également. Dans cette configuration complètement différente, je pense pourtant qu’il faut s’en tenir aussi à un devoir d’histoire.

59Néanmoins, et même si je me méfie au fond beaucoup de tout ce qui pourrait être une forme de « mémorialisme » contemporain, j’essaye d’aller aux commémorations du génocide des Tutsi rwandais qui ont lieu en France, à Paris, parce que ce sont des commémorations de combat. Elles sont par conséquent difficiles, empêchées, complexes à organiser, éventuellement désapprouvées voire entravées de tas de manières ; quand elles ne seront plus des commémorations de combat, je n’y irai peut-être plus. Mais pour l’instant il faut y aller, il faut faire masse si tant est que l’on puisse faire masse, à deux-cents…

60Ce génocide est aussi puissamment éducatif car il permet de parler du racisme, d’un racisme éliminationniste entre Africains dans un cas de différence objectivement inexistante (mais existante sur le plan subjectif, naturellement). L’étude de ce génocide-là et de ce racisme-là permet donc de décentrer certaines questions. Le racisme, ici, n’a pas besoin de la « différence mineure », aurait dit Freud, pour se manifester de la manière la plus radicale. Au contraire, il se manifeste de manière d’autant plus radicale que la différence est absolument inexistante. C’est donc un détour puissamment éducatif pour revenir sur les massacres de masse, les exterminations ou la Shoah par exemple, dont on sait qu’il est devenu parfois difficile de l’enseigner en France.

61Le Ph. : Quand bien même vous ne voudriez pas l’être, quand bien même vous vous en défendriez volontiers, vous êtes aussi, au moins dans ce cas précis, un historien de combat. Quelque part, même si vous vous en défendez pour de nombreuses raisons, il y a un engagement manifeste dans ce livre.

62S.A.R. : Je ne récuse absolument pas cette dimension. Je reste très intéressé par les arts martiaux que je pratique moi-même depuis 45 ans. Je pense que la dimension agonistique de nos existences est essentielle, si elle est intelligemment travaillée naturellement ; oui, il y a des moments dans l’existence où il faut combattre. Je ne rentre pas ici dans un darwinisme social ridicule, mais il y a des moments dans l’existence sociale où il faut être capable de combattre, y compris physiquement. Mais là, en l’occurrence, il s’agit bien plus d’un combat intellectuel et politique. Sur ces questions de violence, le cas du Rwanda est un prisme extraordinaire pour étudier le social, et en particulier la société française dont il révèle tant de contradictions.

63Comme aux échecs, je crois, la partie devra se gagner au centre. Je pense que ce combat-là est difficile, très lent, avec des satisfactions rares et des déceptions nombreuses. Je pense que les chercheurs, et ceux qui ont un pouvoir de parole dans la Cité – pouvoir très limité certes, mais qui existe néanmoins – ont un rôle déterminant à jouer. Je crois que les progrès éventuels sur cette question ne passeront par seulement par la parole politique et journalistique ; il n’y aura pas de progrès déterminant sans recherche. La recherche est un des axes qui permettra, je le pense, de marquer des points décisifs dans cette partie. Il faut gagner les cases une par une, en occupant le centre de l’échiquier et en étouffant, progressivement, l’adversaire. Je suis gêné d’avoir à le dire de manière aussi brutale mais c’est bien cela dont il s’agit. Et cela se fait et se fera, en particulier, par la recherche. J’attends beaucoup personnellement des jeunes chercheurs qui, progressivement, vont écrire et dire les choses, se situer aux emplacements d’où l’on peut parler et prendre position depuis une position institutionnelle d’enseignant et de chercheur. La conquête progressive de cet échiquier en vaut la peine.

64Le Ph. : Est-ce que de ce point de vue là, vous seriez un historien bourdieusien ?

65S.A.R. : Pas du tout ! Je ne crois pas qu’il s’agisse de cela. Dans ce combat, il y a des dominants et des dominés des deux côtés. Certes, il y a beaucoup de dominants du côté de la négation du génocide ; mais, on ne peut pas établir cette séparation bourdieusienne. C’est un problème d’analyse du discours : il faut convaincre progressivement. Il y a tout une série de verrous à faire sauter et un des principaux verrous, c’est la recherche qui le fera sauter. L’autre verrou est évidemment du côté du politique : j’attends une parole comme celle de Jacques Chirac en juillet 1995 sur la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans l’extermination des Juifs de France. Il y a eu un avant et un après. Il me semble que quelque chose du même ordre devra se produire pour le génocide des Tutsi au Rwanda : le jour où un président de la République tiendra de la manière la plus nette un discours de vérité sur cette question – et il n’a pas besoin pour cela de tenir un discours de repentance – un basculement fondamental deviendra alors possible. Je pense qu’il faut essayer de l’obtenir. C’est là qu’est le combat finalement. Ce n’est pas un combat des gens du bas vers les gens du haut. C’est un combat qui consiste à convaincre au bon endroit. C’est ça, je crois, qui est difficile. Il n’est pas sûr que ce soit un combat que l’on puisse gagner. Et vous, qu’en pensez-vous ?

66Le Ph. : Peut-être faut-il faire confiance aux lieux de transmission du savoir et à l’Éducation nationale par exemple ?

67S.A.R. : Oui, sans doute ; j’ai eu, en ce sens, une expérience étonnante, grâce à cette chercheuse d’exception qu’est Hélène Dumas, dans un lycée de Seine-Saint-Denis, le lundi qui a suivi l’attaque contre Charlie Hebdo. Il était prévu qu’on vienne parler du génocide au Rwanda, devant deux classes de première et deux classes de terminale. L’expérience fut passionnante. Les professeurs d’histoire, de lettres et de philosophie étaient secoués par les réactions de leurs élèves face à l’affaire Charlie Hebdo. Venir parler de ce génocide dans ces conditions représentaient donc un défi. Or, cela s’est admirablement bien passé. Ce qui me frappe quand je parle de ce génocide – que ce soit devant des élèves que je ne connais pas, devant des étudiants ou des collègues – c’est le silence terrible qui s’établit alors. D’un seul coup, vous révélez quelque chose – il y a proprement un effet de révélation, un effet de connaissance tout simplement, complètement inattendu : une forme de sidération. Je l’ai observé pour moi, mais également pour d’autres chercheurs ou chercheuses. Je me souviens de l’intervention d’Hélène Dumas à Blois concernant le massacre d’enfants par des enfants au Rwanda [30]. Elle expliqua comment des enfants ont été des agents du massacre de leurs camarades, en les piégeant justement parce qu’ils étaient leurs camarades, en les amenant « gentiment » jusqu’au point où des adultes les attendaient pour les faire basculer dans la fosse. Le silence de sidération qui a accompagné le propos, tenu devant des enseignants essentiellement, manifestait pleinement l’efficace de l’effet de connaissance. Il n’y a pas contestation dans ces circonstances. J’ai été très frappé également par le silence total des élèves de ce lycée et par la qualité de leurs interrogations. Ils comprenaient parfaitement ce dont il était question. On a pu parler de la question du génocide, de la question du racisme, de la question du voisinage de manière très approfondie sans que jamais l’hypermnésie d’autres génocides ne vienne entraver ou parasiter la discussion. Le contexte était pourtant absolument décourageant, peut-être le pire contexte que l’on puisse imaginer. Pour moi, cela demeure une grande leçon d’éducation. On peut donc parler de cette question à condition d’éviter tout prêchi-prêcha. Lors des auditions de la « Mission Génocides », déjà citée, j’ai été très frappé par un propos d’Antoine Garapon, particulièrement embarrassant : avec l’expérience du juge qu’il est à l’origine, il soutient que l’on ne peut pas faire un récit de ce type d’événement devant des enfants ou des jeunes sans leur « donner des solutions ». Mais de solutions je n’en vois pas a priori ; je dois dire que le propos est extrêmement troublant. Toutefois, il est clair que la solution ne réside pas dans un discours de moralisation ou d’interdiction. On est bien là devant une difficulté considérable, en tant qu’enseignant justement.

68Le Ph. : Reconnaître pleinement le génocide tutsi et la responsabilité de la France dans un discours politique officiel, ne serait-ce pas reconnaître l’inutilité de toute politique mémorielle du « plus jamais ça » menée jusqu’à maintenant ?

69S.A.R. : Absolument. Comme l’a fait remarquer Henry Rousso, alors que le génocide était commencé depuis plusieurs semaines, François Mitterrand a inauguré le mémorial d’Izieu, sans un mot sur le Rwanda, bien entendu. Ce rapprochement signale un échec effroyable.

70Le Ph. : Comment l’historien de la guerre que vous êtes voit et considère dans nos sociétés occidentales et pacifiées la fascination qui demeure pour la force et les armées ?

71S.A.R. : C’est toujours la même histoire ; le militarisme est une chose trop sérieuse pour être laissé aux militaires. On continue de présenter, à travers les campagnes de recrutement des armées par exemple, l’idée d’une réalisation de soi ; on « deviendrait soi-même » à travers le port des armes. Cela m’inspire nécessairement une grande méfiance, tout comme les réactions sécuritaires et militaristes post-attentats et les formes d’ « union sacrée » qui les accompagnent et qui me déplaisent souverainement. Je suis pris ici à contre-pied. Le problème de mes travaux, c’est que je travaille toujours contre mon propre camp. Je me sentirai beaucoup plus à l’aise si l’on pouvait ranger « à droite » mon historiographie, qu’il s’agisse de ses attendus théoriques et épistémologiques ou de ses objets ; malheureusement, ce n’est pas ce que j’ai fait. J’ai toujours été très gêné de ce point de vue. Je suis très frappé de la réception réservée à mon livre Une Initiation. Elle est essentiellement « de gauche ». Il y a certes eu un article dans L’Express, mais l’essentiel de la réception a été favorable « à gauche ». Silence total à droite. Le clivage gauche/droite vient recouper cette histoire alors même que ce n’est pas la droite française sur qui repose la responsabilité primaire de ce qui s’est passé en 1994. Elle est beaucoup plus du côté de François Mitterrand et de son entourage immédiat. Malgré cela – et, à mon avis, à cause de la prégnance de ce « grand récit français » – la droite est finalement beaucoup plus méfiante que la gauche sur tout ce qui pourrait constituer une remise en cause de la politique étrangère la France entre 1990 et 1995. On est piégé par le clivage gauche/droite là où la responsabilité est transpartisane. Néanmoins, je ne suis pas tellement attaqué, ou alors seulement à mots couverts et jamais nommément jusqu’à présent, alors que je l’ai été frontalement pour mes travaux sur la Grande Guerre. Je ne sais trop pourquoi.

72Mais pour moi, la question de la responsabilité de la France dans le génocide n’est pas la question centrale. Pourquoi ? Si on disposait d’une ouverture complète des archives, rwandaises et françaises, et d’une équipe de chercheurs – j’ai pensé naïvement pendant un temps que cela pourrait se réaliser – bref, si on avait une commission d’historien au travail de manière rigoureuse, tout serait réglé en six mois ou un an. Certes, aucun travail de sciences sociales n’est jamais vraiment terminé, mais on y verrait clair assez vite. Mais en ce qui concerne les mécanismes profonds d’une telle surrection de violence, je suis persuadé que l’on en parlera encore dans un siècle. Le niveau de difficulté entre les deux problèmes – la responsabilité de la France et de sa politique sur place d’une part, et, de l’autre, les mécanismes de l’extermination de masse entre avril et juillet 1994 – est sans comparaison. Compte tenu du temps dont nous disposons, je préfère me consacrer au second qu’au premier, même si ce choix peut bien entendu se discuter.

73Le Ph. : Que ce soit dans Combattre, livre grandement program­matique, ou dans Une initiation, livre très personnel et incomplet – précisez-vous – vous ne cessez d’insister sur la finitude du travail de l’historien. Vous écrivez, par exemple : « l’initiation dont j’ai voulu parler n’est pas achevée, parce qu’elle ne peut pas l’être, parce qu’elle demeure un processus sans fin… [31] » Ou encore : « Cela, il faut le comprendre, tout en sachant qu’on ne peut pas tout à faire espérer y parvenir » [32]. Est-ce là commodité de chercheur ou une conviction, un constat et un désir que vous ne pouvez taire ? L’histoire humaine, à étudier comme à éprouver, marque-t-elle et manifeste-elle à ce point notre finitude et la finitude de notre compréhension ?

74S.A.R. : C’est vrai ; j’espère que ce n’est pas une fausse modestie ou une espèce de coquetterie de chercheur, mais j’ai l’impression que dans mon travail, après près de quarante années d’effort en sciences sociales, la rive s’éloigne au fur et à mesure que je tente de l’approcher. Il n’y a vraiment qu’au début de mon travail d’historien que j’étais content de ce que je faisais ! Maintenant, j’éprouve un profond sentiment d’incomplétude, aggravé par l’impression de ne plus avoir le temps ni l’énergie pour atteindre ce que je voudrais atteindre. Je ne récuse pas, je ne désavoue pas le travail que j’ai pu mener, mais il y manque un élément qui j’aurais voulu beaucoup mieux structurer – notamment sur la question de culture de guerre –, et c’est encore une fois la dimension du temps. Désormais, je vois beaucoup mieux dans quelle mesure le temps reste trop implicite dans tous les travaux sur la guerre. Or, si on oublie cette question de la temporalité, on passe à côté de l’expérience des acteurs sociaux. La vision qu’on a de la guerre portée selon un vecteur temporel unique et linéaire est une vision scolaire absolument fausse, dont il faut se déprendre totalement. Il faut certes un effort énorme pour comprendre qu’il y a un décrochement du temps de guerre par rapport au temps ordinaire – qui peut toutefois continuer à « exister » parallèlement –, qu’il y a un temps autre au sein duquel les acteurs sociaux eux-mêmes se comportent autrement, de manière incompréhensible à eux-mêmes, une fois que ce temps autre est terminé – quand il est terminé parce que parfois, ils ne peuvent jamais sortir de ce temps autre. Je n’ai trouvé que trop tard (chez François Hartog, ce maître du temps…), cette formule que Michelet applique à la Révolution française et que je transfère sur la guerre : « Le temps n’existait plus, le temps avait péri ». Il faudrait donc tout refaire en considérant ce temps autre de la Grande Guerre. Je l’ai peut-être mieux compris peut-être pour le génocide des Tutsi rwandais. J’ai mieux compris que si on enlève le temps on ne comprend pas les tueurs. Ce sont là des erreurs utiles, mais il faudrait toujours tout refaire. Dans le cas du Rwanda – c’est quelque chose dont je me rends compte – une durée de 20 années après un événement n’est rien. Cela ne condamne pas le principe d’un effort historique, bien entendu. Mais ce manque de profondeur de champ rend mes travaux fragiles, je le sais. Ce livre sur le Rwanda est donc fragile, mais à mes yeux cela ne signifie pas qu’il ne fallait pas l’écrire. Ce sentiment de fragilité de ce que l’on peut dire en sciences sociales, je l’éprouve désormais de manière extrêmement vive. Je ne pense pas que ce soit forcément un obstacle, mais c’est bien une insatisfaction très douloureuse. C’est la raison pour laquelle je ne pense pas avoir fait une œuvre d’historien. Je n’ai pas bouclé quelque chose ; j’ai vraiment l’impression de n’avoir rien achevé.

75Le Ph. : Mais est-ce à vous d’en répondre ?

76S.A.R. : Mieux vaut ne pas en répondre du tout.

77Le Ph. : Merci Stéphane Audoin-Rouzeau de nous avoir accordé cet entretien.


Date de mise en ligne : 13/12/2017

https://doi.org/10.3917/phoir.048.0011

Notes

  • [1]
    S. Audoin-Rouzeau, Quelle histoire. Un récit de filiation (1914-2014), Paris, Le Seuil, 2013.
  • [2]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, Une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe-XXIe), Paris, Le Seuil, 2008, p. 27.
  • [3]
    Ibid., p. 23.
  • [4]
    Ibid., p. 16-17.
  • [5]
    M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1947, p. 6.
  • [6]
    Voir notamment : J.-J. Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.
  • [7]
    A. Corbin, Le Village des « cannibales », Paris, Flammarion, 1986.
  • [8]
    On peut notamment citer : J.-P. Warnier, Construire la culture matérielle : l’homme qui pensait avec ses doigts, Paris, Presses Universitaires de France, 1999.
  • [9]
    J.-P. Warnier, « Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre », L’Homme [Online], 190 | 2009, Online since 03 January 2017, connection on 15 October 2017. URL : http://lhomme.revues.org/28708
  • [10]
    Il est publié deux ans plus tard : M. Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, XXXII, n°3-4, 15 mars-15 avril 1936. Reproduit dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 363-386.
  • [11]
    P. Schilder, Das Körperschema. Ein Beitrag zur Lehre vom Bewusstein des eigenen Körpers, Berlin, Springer, 1923 ; ou encore, P. Schilder, The image and appearance of the human body, Madison (CT), International Universities Press, 1950, tr. fr., L’Image du corps, Paris, Gallimard, 1968.
  • [12]
    Bassidje signifie au sens propre : Organisation de la Mobilisation des Déshérités. Elle est créée juste après la Révolution de 1979 en Iran. Elle regroupa des centaines de milliers de très jeunes gens (parfois d’enfants), issus des milieux populaires urbains, tous volontaires, qui, avec les Pasdarans, ont tenu les premières lignes lors du conflit Iran-Irak, au prix de pertes effroyables.
  • [13]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, op. cit. p. 315.
  • [14]
    J.-C. Martin, « De la place des acteurs dans l’histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2002/5, n°49-4bis, p. 93.
  • [15]
    Ibid, p. 94.
  • [16]
    L’expression est aujourd’hui largement admise sous cette forme. La citation exacte est « La guerre n’est donc pas seulement un vrai caméléon, changeant de nature dans chaque cas concret » in C. von Clausewitz, De la guerre, Paris, Payot & Rivages, 2014, § 28.
  • [17]
    F. Héritier, Les Matrices de l’intolérance et de la violence, in De la violence II, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 321-322.
  • [18]
    Voir notamment A. Bensa, La fin de l’exotisme. Essai d’anthropologie critique, Toulouse, Anacharsis, 2006.
  • [19]
    L’expression est le titre de la préface de Jacques Revel à G. Levi, Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont au XVIe siècle, Paris, Gallimard, 1989.
  • [20]
    S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la Guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 32.
  • [21]
    John Horne, Alan Kramer, 1914. Atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.
  • [22]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, op. cit., p. 318-319.
  • [23]
    C. Péguy, Notre jeunesse, 1910. Cité par S. Audoin-Rouzeau, Une initiation. Rwanda (1994-2016), op. cit., p. 7.
  • [24]
    Ibid., p. 157.
  • [25]
    D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des guerres de Religion, Paris, Champ Vallon, 1990, 2 t.
  • [26]
    S. Audoin-Rouzeau, Combattre, op. cit., p. 318.
  • [27]
    S. Audoin-Rouzeau, Une initiation, op. cit., p. 13.
  • [28]
    Ibid., p. 71.
  • [29]
    J. Hatzfeld, Dans le nu de la vie. Récit des marais rwandais, Paris, Le Seuil, 2001 ; Une saison de machettes, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [30]
    H. Dumas, « Enfants victimes, enfants tueurs, Expériences enfantines (Rwanda, 1994) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2014/2, n° 122, p. 75-86.
  • [31]
    S. Audoin-Rouzeau, Une initiation, op. cit., p. 159.
  • [32]
    Ibid., p. 101.

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