Couverture de PHOIR_047

Article de revue

La réorientation matérialiste de l’esprit critique dans la philosophie de T. W. Adorno

Pages 19 à 50

Notes

  • [1]
    E. Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Paris, Flammarion, 2006, tr. fr. J.-F. Poirier et F. Proust, p. 43.
  • [2]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Paris, Gallimard, 1961, première partie, chap. II, p. 24.
  • [3]
    E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, éd. F. Alquié, §40.
  • [4]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison (1944), Paris, Gallimard, 1974, tr. fr. É. Kaufholz, p. 10.
  • [5]
    T. W. Adorno, « À quoi sert encore la philosophie », in Modèles critiques (1963), Paris, Payot, 2003, tr. fr. M. Jimenez et É. Kaufholz, p. 17. Sur l’origine marxiste de la conception adornienne de la philosophie comme critique, cf. E. Renault, Marx et l’idée de critique, Paris, PUF, 1995, ainsi que Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2014, chapitre 1.
  • [6]
    T.W. Adorno, Prismes, Paris, Payot, 2010, tr. fr. G. et R. Rochlitz, p. 30.
  • [7]
    Ibid., p. 31 (Kulturkritik und Gesellschaft. Prismen. Ohne Leitbild, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977, p. 30).
  • [8]
    Le commentaire adornien s’est longtemps concentré, notamment en France, sur l’esthétique d’Adorno (voir par exemple M. Jimenez, Theodor W. Adorno. Art et idéologie, la théorie de l’art, Paris, Union Générale d’Éditions, 1973 ; sur la réception d’Adorno en France, voir A.-P. Olivier, « La réception d’Adorno dans les institutions françaises d’enseignement : musicologie, sociologie, métaphysique », Illusio, n° 12-13). Et lorsque récemment le commentaire s’est intéressé au contenu proprement philosophique de l’œuvre, il a le plus souvent choisi comme porte d’entrée le rapport d’Adorno à d’autres auteurs comme Marx (F. Jameson, Late marxism, New York, Verso, 1990), Benjamin (S. Buck-Morss, The Origin of Negative Dialectics, New York, Free Press, 1979), Derrida et Lyotard (M. Cohen-Halimi, Stridence spévulative. Adorno, Lyotard, Derrida, Paris, Payot, 2014). À partir de la problématique de l’esprit critique, et plus généralement de la pensée critique, nous nous proposons d’aborder la philosophie d’Adorno pour elle-même, afin de tracer en son sein une transversale qui parcourt de manière cohérente et ordonnée les idées maîtresses de l’œuvre.
  • [9]
    M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, tr. fr. C. Maillard et S. Muller, p. 23.
  • [10]
    Ibid., p. 38-39.
  • [11]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 18.
  • [12]
    M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 124.
  • [13]
    M. Weber, Économie et société 1, Paris, Plon, 1995, §16, p. 95.
  • [14]
    G. W. F., Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2006, tr. fr. B. Bourgeois, chapitre IV, A.
  • [15]
    P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1993, p. 245.
  • [16]
    Telles sont les trois causes de la servitude volontaire chez La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002.
  • [17]
    Ainsi qu’en témoigne de façon exemplaire l’étude sur l’antisémitisme et la personnalité fasciste qui montre : 1° que la domination passe moins par la violence que par la présence de tendances antidémocratiques dans la personnalité des individus ; 2° que cette personnalité est une potentialité qui s’exprime dans des rapports sociaux ; 3° qu’elle est le résultat d’un agencement complexe de causes à la fois sociales et psychologiques (cf. T. W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007, tr. fr. H. Frappat, introduction).
  • [18]
    K. Marx, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, éd. J.-P. Lefebvre, 1993, troisième section.
  • [19]
    Prolongeant en cela les intuitions de Marx lui-même lorsqu’il différencie le niveau proprement économique des conflits sociaux, celui de la structure ou de la base, et le niveau superstructurel de ces conflits dans la politique, le droit, la religion, la science, l’art, etc. (K. Marx, « Avant-propos » à la Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 2014, tr. fr. G. Fondu et J. Quétier, p. 63).
  • [20]
    Sur la nécessité qu’il y a à compléter l’analyse marxiste de l’exploitation, cf. T. W. Adorno, Dialectique négative (1967), Paris, Payot, 2003, tr. fr. Collège de Philosophie, p. 389-390 : « L’économie [d’après Marx et Engels] aurait le primat sur la domination, qui ne devrait être dérivée de rien d’autre que de l’économie. Au niveau des faits la controverse est malaisée à arbitrer (…). La révolution que Marx et lui appelaient de leurs vœux était celle des rapports économiques de la société dans sa totalité – au niveau fondamental où elle s’auto-conserve – et non la transformation des règles du jeu de la domination, de sa forme politique. (…). Ils ne pouvaient pas deviner ce qui ensuite apparut au grand jour lors de l’échec de la révolution, même là où elle réussissait : l’économie planifiée, que Marx et Engels n’avaient certes pas confondue avec le capitalisme d’État, permet à la domination de continuer ».
  • [21]
    T. W. Adorno, Mots de l’étranger et autres essais, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004, tr. fr. L. Barthélémy et G. Moutot, p. 217.
  • [22]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 38-39 : « La division du travail à laquelle tend la domination sert à l’autoconservation du groupe dominé. Mais de ce fait, le groupe comme totalité, l’activité de la raison qui lui est immanente, entraînent nécessairement la réalisation du particulier. Pour l’individu, la domination incarne l’universel, la raison dans la réalité. Le pouvoir de tous les membres de la société qui en tant que tels n’ont pas d’autre issue, conflue, par la division du travail qui leur est imposée, dans la réalisation de la totalité, dont la rationalité se trouve du même coup multipliée. Ce qui advient à tous du fait de quelques-uns s’accomplit toujours comme domination des individus par le grand nombre : l’oppression sociale a toujours le caractère d’une oppression exercée par une collectivité. » Voir aussi Dialectique négative, op. cit., p. 376.
  • [23]
    K. Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., première préface à l’édition allemande, p. 6 : « Mais ces personnes [= le capitaliste et le propriétaire foncier] n’interviennent ici que comme personnification de catégories économiques, comme porteurs de rapports de classe et d’intérêts déterminés. »
  • [24]
    M. Abensour, « Pour une philosophie politique critique ? », Tumultes, 2001/2, n° 17-18 (texte disponible sur internet à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-207.htm).
  • [25]
    Contrairement à ce que dit J. Habermas dans son Discours philosophique de la modernité (1985), Paris, Gallimard, 1988, tr. fr. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, chapitre V.
  • [26]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 358 : « La liberté est effectivement limitée par la société, non seulement de l’extérieur, mais aussi en soi. »
  • [27]
    Opposition que l’on trouve par exemple chez H. Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1983, tr. fr. G. Fradier, chapitre II.
  • [28]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 31.
  • [29]
    T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Paris, Payot, 2003, tr. fr. É. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, p. 13.
  • [30]
    Ibid., p. 202 : « Celui qui ne construit rien socialement n’a aucun contenu, celui dont les impulsions ne visent pas à aider la situation sociale à se dépasser elle-même ne connaîtra lui-même aucune impulsion susceptible de dépasser la société. »
  • [31]
    Ce lien indissociable entre esprit critique et politique est au centre du texte d’Adorno intitulé « Critique », in D. Chateau, J.-R. Ladmiral (dir.), Critique & théorie, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [32]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 332 : « La critique de la conscience morale vise à sauver ce genre de potentialité, non dans le domaine psychologique, mais dans l’objectivité de la vie réconciliée que mèneraient des hommes libres. »
  • [33]
    Cf. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., chapitre V.
  • [34]
    T. W. Adorno, « Le progrès », Modèles critiques, op. cit., p. 178.
  • [35]
    Sur ce point, cf. A. Honneth, « La critique comme “mise au jour”. La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale », in La société du mépris, Paris, La Découverte, 2008.
  • [36]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 55 : « En tant que concept scientifique, il n’est pas seulement, pour les hommes, un moyen de se distancer de la nature ; il est aussi un instrument de réflexion pour la pensée qui, dans la science, reste liée à l’évolution aveugle de l’économie, et permet de mesurer la distance qui perpétue l’injustice. »
  • [37]
    R. Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953.
  • [38]
    E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980, Alquié, p. 295 ; E. Husserl, Méditations cartésiennes (1931), Paris, Vrin, 2008, tr. fr. G. Pfeiffer, E. Levinas, p. 66.
  • [39]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 184.
  • [40]
    Ibid., p. 379 : « (…) l’individu ne rencontre aucune expérience, et même aucune “matière de l’expérience”, qui ne soient prédigérées et fournies par l’universel. »
  • [41]
    Cf. F. Jameson, Late marxism, op. cit., p. 35.
  • [42]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 333.
  • [43]
    T. W. Adorno, Métaphysique. Concept et problèmes (1965), Paris, Payot, 2006, tr. fr. C. David, p. 193.
  • [44]
    Ibid. (c’est Adorno qui souligne).
  • [45]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., § 153, p. 333 : « Il faudrait établir des perspectives dans lesquelles le monde soit déplacé, étranger, révélant ses fissures et ses crevasses, tel que, indigent et déformé, il apparaîtra un jour dans la lumière messianique. »
  • [46]
    T. More, L’utopie, Paris, Flammarion, 1987, tr. fr. M. Delcourt, p. 143.
  • [47]
    Ibid., p. 149.
  • [48]
    Sur le rapport entre Adorno et Bloch, cf. R. Tiedemann, Mythos und Utopie. Aspekte der Adornoschen Philosophie, München, 2009, Edition texte+kritik, chapitre 5.
  • [49]
    T. W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 26.
  • [50]
    K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Librairie Générale Française, 1973, tr. fr. C. Lyotard, p. 96.
  • [51]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 342 : « Que, dans les pays qui monopolisent aujourd’hui le nom de socialisme, le collectivisme, comme subordination de l’individu à la société, soit immédiatement recommandé, cela condamne leur socialisme comme mensonge et fige l’antagonisme. » Voir aussi ibid., p. 63.
  • [52]
    Sur la possibilité de penser l’utopie sans la lier à l’ineffectivité politique et au totalitarisme, on pourra consulter M. Abensour, « L’homme est un animal utopique », Mouvements, 2006/3, n° 45-46 (texte disponible sur internet à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-71.htm). Du même auteur, et dans une perspective différente de la nôtre, on pourra lire L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin qui accorde une place centrale à la discussion entre Benjamin et Adorno sur l’utopie (Paris, Sens et Tonka, 2000, p. 134 sq.)
  • [53]
    R. Descartes, Les principes de la philosophie, première partie, §43-46, in Œuvres, op. cit., p. 590-591.
  • [54]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 21.
  • [55]
    Ibid., p. 118 : « La pensée sans besoin, qui ne veut rien, serait nulle ; mais un penser issu du besoin s’égare quand le besoin est représenté de façon purement subjective. Les besoins sont un conglomérat de vrai et de faux ; vraie serait la pensée qui souhaite quelque chose de juste. »
  • [56]
    Ibid., p. 235 : « Considéré de l’extérieur, ce qui dans la réflexion sur l’esprit se présente spécifiquement comme ce qui n’est pas spirituel, comme objet, devient matière. » Et p. 239 : « Le matérialisme n’est pas le dogme que ses adversaires avisés l’accusent d’être mais dissolution de quelque chose que pour sa part il a percé à jour comme dogmatique ; d’où son droit de cité dans la philosophie critique. » Sur l’origine marxiste de cette conception critique d’un matérialisme sans matière, cf. G. Duménil, M. Löwy, E. Renault, Lire Marx, Paris, PUF, 2009, p. 167.
  • [57]
    T. W. Adorno, Théorie Esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, tr. fr., M. Jimenez, p. 192.
  • [58]
    Sur l’existence d’un minimum de contenu dans l’utopie adornienne, cf. M.-A. Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012, notamment le chapitre 3.1.
  • [59]
    T. W. Adorno, K. Popper, R. Dahrendorf, J. Habermas, H. Albert, H. Pilot, De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979, tr. fr. C. Bastyns et al., p. 105 : « Dans le concept de vérité au sens fort est incluse une mise en place juste de la société – si peu qu’il soit possible d’en brosser une esquisse même pour un futur possible. »
  • [60]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 196. Sur la négation déterminée, voir aussi M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 41.
  • [61]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 442 : « Dans leur état de non-liberté, Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif catégorique : penser et agir de sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. »
  • [62]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §66, p. 139 : « une société émancipée ne serait pas un État unitaire, mais la réalisation de l’universel dans la réconciliation des différences. »
  • [63]
    Sur le lien entre enfance et utopie chez Adorno, et sur l’importance de Proust dans cette thématique, voir A. Wiser, « Le tact, expérience de la littérature ou Proust lu par Adorno », Philosophie, « Adorno philosophe », n° 113, 2012, p. 86-88.
  • [64]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §72, p. 151.
  • [65]
    T. W. Adorno, Métaphysique. Concept et problèmes, op. cit., p. 204.
  • [66]
    G. Moutot, a bien analysé la critique de l’origine chez Adorno, cf. « Critique de l’Aufklärung et “temps des fantômes” chez Adorno », Cahiers d’études lévinassiennes, n° 9, 2010.
  • [67]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 452.
  • [68]
    Ibid., p. 190 : « De fait, s’il regarde derrière lui, et pour peu qu’il ait commencé très tôt à exister d’une façon tant soit peu consciente, l’homme mûr se rappellera distinctement son passé lointain. Son passé crée l’unité, même si son enfance lui échappe, irréelle. »
  • [69]
    Sur la distinction entre condition de possibilité et genèse réelle, voir G. Deleuze, Différence et répétition (1968), Paris, PUF, 2011, p. 93-94.
  • [70]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 247 (Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2015, p. 203).
  • [71]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 110-112. Pour une analyse de la pitié chez Adorno, ainsi que sur son rapport à Rousseau, voir M. Cohen-Halimi, Stridence spéculative. Adorno, Lyotard, Derrida, op. cit., p. 125 sq.
  • [72]
    M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit.
  • [73]
    Sur ce point, voir l’article d’Olivier Voirol « Matérialisme interdisciplinaire et critique de la culture », in P.-F. Noppen, G. Raulet et I. Macdonald (dir.), Les Normes et le possible. Héritages et perspectives de l’École de Francfort, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012, p. 19-51.
  • [74]
    T. W. Adorno, « À quoi sert encore la philosophie ? », in Modèles critiques, op. cit., p. 11-24.
  • [75]
    Ibid., p. 12.
  • [76]
    Idem.
  • [77]
    Ibid., p. 13.
  • [78]
    T. W. Adorno, « Le contenu de l’expérience », in Trois études sur Hegel (1957), Paris, Payot, 2003, tr. fr. É. Blondel et al., p. 70.
  • [79]
    T. W. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 27 : « La raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler. »
  • [80]
    Ibid., p. 30 : « Mais comme le moi individuel n’a jamais complètement disparu, la raison – même après l’époque libérale – a toujours sympathisé avec la contrainte sociale. L’unité d’une collectivité manipulée repose sur la négation de l’individu, elle est la caricature d’une société qui serait capable d’en faire un individu. »
  • [81]
    Dans un article qui entend caractériser les orientations adorniennes en philosophie sociale, Emmanuel Renault propose une définition de la théorie sociale : « Chez Adorno, l’idée de théorie sociale désigne le moment de la théorisation dans la connaissance des phénomènes sociaux plutôt qu’une sous-discipline particulière de la philosophie ou de la sociologie. Théorie sociale signifie aussi bien autoréflexion de la connaissance du monde social que construction des structures et des tendances sociales générales. » Cf. E. Renault, « Adorno : de la philosophie sociale à la théorie sociale », Recherches sur la philosophie et le langage, n°28, 2012, p. 229-256.
  • [82]
    T. W. Adorno, « Sociologie et recherche empirique » (1957), in Le Conflit des sociologies, Paris, Payot, 2016.
  • [83]
    T. W. Adorno, « Recherches expérimentales aux États-Unis », in Modèles Critiques, op. cit., p. 265-300.
  • [84]
    Il apparaît ainsi que la divergence qui oppose les positivistes et les dialecticiens en matière de sociologie porte sur le concept même de méthode. Adorno distingue la méthode entendue en un sens européen, comme critique de la connaissance, et la méthode entendue au sens américain de « methodology », c’est-à-dire de techniques pratiques d’enquêtes, cf. art. cit. p. 270.
  • [85]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 11-12.
  • [86]
    Selon la formule de A. Honneth dans sa préface aux écrits sociologiques d’Adorno dans Société : intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, tr. fr. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten et F. Nicodème, p. 15.
  • [87]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §19, p. 48 : « La technisation a rendu précis et frustres les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte tout doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille. On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent. »
  • [88]
    Sur ce point, voir l’analyse de R. Jaeggi dans son article « Une critique des formes de vie est-elle possible ? Le négativisme éthique d’Adorno dans Minima Moralia », Actuel Marx, 2005/2, n°38, tr. fr. A. Berlan, p. 135-158.
  • [89]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 37.
  • [90]
    Sur ce point, on pourra se référer à M. Jay, Marxism and Totality. The Adventures of a Concept from Lukàcs to Habermas, Berkeley, University of California Press, 1984.
  • [91]
    T. W. Adorno, « Sociologie et recherche empirique », art. cit., p. 409.
  • [92]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 32.
  • [93]
    Idem.
  • [94]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §29, p. 64.
  • [95]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 419 : « L’universel, par lequel, comme par un instrument de torture, le particulier est comprimé jusqu’à éclater en mille morceaux, travaille contre lui-même, car il a sa substance dans la vie du particulier ; sans elle, il sombre et devient forme abstraite, séparée et effaçable. »
  • [96]
    Voir l’article de G. Nemer, « La question sociologique selon T. W. Adorno. Introduction aux cours de 1968 », Tumultes 2001/2, n° 17-18, p. 419-436.
  • [97]
    T. W. Adorno, « L’actualité de la philosophie » (1931), in L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, Rue d’Ulm, 2008, tr. fr. P. Arnoux et al., p. 21. S’il est vrai qu’entre 1931 et les années 1950-1960, Adorno est passé d’une « philosophie sociale » monodisciplinaire à une « théorie sociale » interdisciplinaire, la conception de la société comme énigme et la nécessité d’une démarche herméneutique restent des constantes de la philosophie adornienne (cf. Renault, E. « Adorno : de la philosophie sociale à la théorie sociale », art. cit.). Sur ce caractère énigmatique du monde social comme élément central de la sociologie adornienne, on pourra consulter l’excellent article de S. Müller-Doohm, « The Critical Theory of Society as Reflexive Sociology », in T. Huhn (dir.), The Cambridge Companion to Adorno, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
  • [98]
    Dans son Introduction à la sociologie, cours professé à l’Université de Francfort-sur-le-Main d’avril à juin 1968, Adorno s’efforce ainsi de mettre au jour le fondement positiviste des sociologies dominantes : là où Durkheim réifie le fait social en le traitant comme une chose, Weber se montre positiviste par le lien qu’il établit entre les sujets et les institutions par la seule rationalité de la totalité. Cf. T. W. Adorno, Einleitung in die Soziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, cité par Guillaume Nemer dans son article « La question sociologique selon T. W. Adorno. Introduction aux cours de 1968 », art. cit.
  • [99]
    Cf. G. Rinaldi, Dialettica arte e società. Saggio su Theodor W. Adorno, Urbino, Quattro Venti, 1994, p. 85-87.
  • [100]
    P.-L. Assoun, L’École de Francfort (1987), Paris, PUF, 2016, p. 93 : « La dialectique s’impose comme le rappel intransigeant de la nécessité d’un questionnement de l’autorité non questionnée de l’industrie de la science. »
  • [101]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort, op. cit., p. 9.
  • [102]
    Ibid., p. 28.
  • [103]
    Ibid., p. 21.
  • [104]
    K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 1033 (c’est Marx qui souligne).
  • [105]
    T. W. Adorno, Dialectique Négative, op. cit., p. 17.
  • [106]
    T. W. Adorno, Einleitung in die Soziologie, cité par Guillaume Nemer, art. cit.
  • [107]
    T. W. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 129 sq.

Introduction

1L’esprit critique désigne couramment la capacité d’une personne à ne recevoir pour vrai que ce qu’elle a minutieusement analysé et interrogé. Il renvoie à l’exercice de la liberté dans sa faculté de réfuter les opinions qui s’imposent le plus immédiatement à la conscience. C’est lui qui se cache derrière le « Sapere aude ![1] » de Kant qui appelle chacun à penser par soi-même, ou derrière la « liberté intellectuelle [2] » d’un Tocqueville qui exhorte les individus à penser de manière critique pour pallier les dangers de l’opinion majoritaire dans les sociétés modernes. On ne saurait remettre en cause le mérite d’une telle conception de l’esprit critique qui est la source de toute science, de toute philosophie et, en général, de toute pensée qui ne se contente pas de l’état actuel du savoir et des opinions admises. Pour autant, cette conception pose deux séries de problèmes. D’une part, elle reste trop indéterminée pour donner un contenu concret à l’esprit critique. Cette indétermination ne concerne pas seulement l’objet de l’esprit critique (qu’est-ce qui est à critiquer ?), mais aussi sa forme (en quoi consiste-t-il ?), ses finalités (quel est l’objectif poursuivi par l’esprit critique ?), sa genèse empirique (comment l’esprit critique vient-il aux hommes ?), ses conditions de possibilités (qu’est-ce qui est exigé pour que l’esprit critique puisse se mettre en mouvement ?), ses moyens (comment mettre concrètement en œuvre la critique ?). Un tel manque de détermination empêche l’esprit critique d’être un concept rigoureux et par là même opératoire. Indéterminé, l’esprit critique tend à se confondre avec l’esprit de contradiction qui critique de manière stérile tous les contenus qui se présentent à lui. D’autre part, la conception courante de l’esprit critique est empreinte de présupposés idéalistes. En effet, c’est l’idée d’un pur esprit individuel et libre, d’une pensée autonome qui pourrait par elle-même interroger de manière critique le savoir, qui est sous-jacente à cette conception de l’esprit critique. Certes, Kant a critiqué avec profondeur la tradition idéaliste en concevant le sens commun comme une réflexion à même de prendre en compte les jugements d’autrui dans l’élaboration de ses propres jugements [3]. Il montrait ainsi, à l’inverse d’un Descartes, que l’esprit critique n’était pas le fait d’un esprit purement autonome, mais d’un esprit ouvert à l’altérité. Cependant, Kant retombait dans l’idéalisme en maintenant la dimension purement intellectuelle de l’esprit critique. Il ne parvenait pas à dépasser la contradiction inhérente à toutes les conceptions idéalistes de l’esprit critique. Pour ces conceptions, en effet, l’esprit critique est capable de tout critiquer sauf les présupposés idéalistes qui le rendent possible, annulant ainsi lui-même sa portée critique. Est-il possible, dès lors, de penser l’esprit critique sans l’indétermination et sans les présupposés idéalistes qui le caractérisent fréquemment et qui rendent problématique son usage ?

2C’est afin de remédier à ces deux difficultés que nous proposons de nous tourner vers la philosophie de Theodor W. Adorno. Sans doute tous les philosophes défendent-ils l’esprit critique, mais rares sont ceux qui, comme Adorno, ont défini la philosophie comme « penser critique [4] » : « Si tant est que la philosophie est encore nécessaire, ce sera comme par le passé en tant que critique [5] ». En outre, Adorno a explicitement refusé l’idée idéaliste d’un esprit critique qui serait le fruit d’une raison autonome et libre capable de se libérer « par ses propres forces [6] » : « L’esprit critique (der kritische Geist) n’est pas en mesure de tenir tête à la réification absolue (…) tant qu’il s’enferme dans une contemplation qui se suffit à elle-même [7]. » La philosophie adornienne semble donc bien placée pour élaborer conceptuellement l’esprit critique de sorte à lui donner un contenu déterminé et à le purger de ses fondements idéalistes. La thèse que nous soutiendrons est la suivante : Adorno parvient à produire une conception déterminée et matérialiste de l’esprit critique, en en faisant une réflexion qui a pour objet la domination sociale et pour finalité l’émancipation collective (I), en donnant à cette réflexivité critique une intuition concrète de l’utopie comme condition de possibilité et en pensant sa genèse à partir de l’expérience de la souffrance (II), ainsi qu’en développant le projet d’une théorie sociale comme moyen de sa mise en œuvre (III). Outre l’importance qu’il y a à penser la détermination matérialiste de l’esprit critique, un tel parcours dans la philosophie adornienne a pour enjeu de proposer une grille de lecture de la pensée d’Adorno comme pensée critique [8].

Domination, émancipation, réflexion

3Aux yeux d’Adorno, l’objet de l’esprit critique est la domination sociale. C’est à l’égard de celle-ci que l’esprit doit mettre en œuvre une vigilance critique destinée à la remettre en cause. Conformément à l’entreprise de la théorie critique, formulée par Horkheimer dès les années 1930, Adorno prend le parti de ne pas isoler la philosophie, et la théorie en général, du « contexte d’une situation historique concrète [9] » et assume ainsi la nécessité pour la pensée de se positionner par rapport aux intérêts en lutte dans le corps social en adoptant une attitude critique à l’égard de l’ordre inique existant [10]. Dès La dialectique de la raison, co-écrite avec Horkheimer, Adorno entreprenait de critiquer la « domination aveugle [11] » qui est au fondement de nos sociétés et qui utilise la rationalité à des fins d’oppression. Le recours au concept de domination est déterminant dans la philosophie adornienne. Il sous-tend une théorie fine des rapports sociaux d’assujettissement, une compréhension de cet assujettissement qui ne se limite pas à l’exploitation économique, et une analyse formulée en termes de groupes sociaux et de structures sociales. Précisons ces points.

4En premier lieu, la domination permet de saisir de manière fine l’assujettissement social sans le confondre avec un rapport de force en général ni avec la pure violence. La domination indique l’instauration de relations asymétriques venant stabiliser et institutionnaliser des rapports de force. Ainsi, à la différence des rapports de force, qui en eux-mêmes sont éphémères, mouvants et fluctuants [12], la domination permet de penser leur stabilisation institutionnelle. Cette institutionnalisation des rapports de force nous oblige aussi à différencier la domination de la pure violence, puisque la domination implique la probabilité pour le dominant d’être obéi [13]. Si la domination peut résulter à son origine d’une lutte violente, comme c’est le cas chez Hegel [14], elle ne se confond néanmoins pas avec elle puisqu’elle consiste en un assujettissement relativement pacifié et intériorisé malgré la persistance d’une « violence symbolique [15] ». La domination oriente donc la recherche vers les causes de cette « servitude volontaire », qui peuvent être de l’ordre de l’habitude, de la tromperie ou de l’intérêt [16]. Tous ces éléments se retrouvent dans la théorie de la domination que propose Adorno en insistant sur l’institutionnalisation des rapports de pouvoir, sur l’irréductibilité de la domination à la pure violence et sur son développement qui implique une multiplicité de causes [17].

5En second lieu, la domination permet de comprendre l’assujettissement social au-delà de l’exploitation qui, elle, se limite à la dimension purement économique de la domination. Si Marx a bien expliqué dans le Capital comment le capitaliste exploitait la force de travail de sorte à faire émerger la plus-value du processus de production [18], il faut étendre son analyse au-delà du simple cadre économique [19]. La domination permet ainsi de penser les assujettissements qui ne sont pas directement de nature économique, comme le racisme ou le phallocratisme par exemple. Non que ces assujettissements ne puissent pas se cumuler avec l’exploitation économique, mais il convient de les distinguer pour ne pas réduire en droit tout assujettissement à l’effet d’une subordination économique. La domination permet d’avoir une approche plus différenciée de l’assujettissement social que ne le permettait l’analyse marxiste traditionnelle. Adorno met ainsi l’accent sur la pluralité des formes de domination et sur la nécessité de distinguer un niveau proprement politique et social de la domination qui ne serait pas réductible à sa dimension économique [20].

6En troisième lieu, la domination permet de comprendre à la fois la domination d’un groupe social sur un autre et la domination des structures sociales impersonnelles sur l’ensemble des individus [21]. Bien qu’il ne partage pas le concept purement économique de classe chez Marx, Adorno s’accorde avec lui pour penser la domination comme domination d’un groupe social sur un autre. Mais cette domination de classe est dérivée par rapport à une domination plus fondamentale qui est celle exercée par la totalité sociale sur les individus [22]. En effet, la division du travail (entre travail intellectuel et travail manuel, entre dirigeants et dirigés, etc.), impliquée par l’organisation rationnelle et efficace de la société, tend à attribuer à chaque individu une place fixe et une fonction stéréotypée. Comme Marx [23], de nouveau, Adorno pense que le groupe dominé et le groupe dominant sont tous les deux pris dans une domination plus fondamentale qui est celle des structures sociales qui imposent à chacun une fonction dans la société. L’analyse de la domination doit dès lors se déployer aussi bien sur le terrain des groupes sociaux que sur le terrain des structures sociales.

7En mettant l’accent sur la question de la domination, Adorno détermine avec précision l’objet de l’esprit critique. Celui-ci y gagne une cible concrète et parfaitement délimitable qui l’empêche de tomber dans la vacuité et l’indétermination d’un simple esprit de contradiction qui se ferait fort de critiquer tous les objets qui lui tombent sous la main. En outre, la critique de la domination offre une dimension matérielle à l’objet de l’esprit critique, celui-ci n’étant plus simplement une opinion ou un savoir, qui sont de nature spirituelle, mais la société elle-même dans toute sa matérialité. Il faut maintenant souligner le corrélat d’une telle critique, qui n’est autre que la perspective de l’émancipation.

8La finalité de l’esprit critique est l’émancipation. C’est la raison pour laquelle la philosophie adornienne, et en général la Théorie Critique de l’École de Francfort, est bel et bien une « philosophie politique critique [24] » et pas seulement une philosophie critique. Elle ne se contente pas de révéler et de critiquer la domination de manière catastrophiste [25], mais elle opère cette révélation afin de promouvoir une société plus libre, plus juste et plus rationnelle. La domination sociale est précisément ce qui, pour Adorno, entrave la liberté et impose l’irrationalité d’une injustice qui concerne aussi bien la suprématie d’une classe sur une autre que celle de la totalité sociale sur les individus [26]. Critiquer la domination, c’est donc œuvrer du même coup pour la liberté et se placer du côté de l’émancipation. Plutôt que de penser une opposition entre un geste négatif, comme critique de la domination, et un geste positif, comme promotion de la liberté [27], Adorno affirme leur complémentarité et pose qu’« à un penser irréconciliable s’associe l’espoir de réconciliation [28] ». De nouveau, l’esprit critique se distingue ici fondamentalement de l’esprit de contradiction, car il ne prend pas pour cible la domination sociale par plaisir indolent, dans le vain but d’une critique qui serait sa propre fin. Au contraire, il opère la critique dans la perspective émancipatrice d’une transformation effective de la société.

9Pour préciser davantage la finalité émancipatrice de l’esprit critique, il nous faut cependant insister sur la dimension collective de l’émancipation visée par la critique de la domination. Bien que les Minima Moralia soulignent que « c’est à l’individu qu’est revenue une bonne part du potentiel protestataire [29] », Adorno insiste dans le même ouvrage sur l’impossibilité pour l’individu d’atteindre seul la liberté [30]. L’émancipation ne signifie aucunement que l’individu ne sera plus déterminé socialement et ne sera plus dépendant des autres dans son existence. Elle signifie plutôt que cette détermination et cette dépendance ne se feront plus à ses dépens. C’est la raison pour laquelle l’esprit critique doit viser la transformation de toute la société et non son simple salut personnel, car c’est uniquement en libérant toute la société que l’individu singulier pourra devenir libre [31]. De là le refus chez Adorno de toute théorie purement morale de la liberté [32] et la nécessité de penser le prolongement de l’éthique dans la politique, voire même de concevoir la politique comme le correctif d’une éthique simplement individuelle. Car contrairement aux interprétations purement individualistes et esthétisantes d’Adorno [33], comme si ce dernier s’était contenté d’une critique artiste et élitiste du capitalisme, sa philosophie en appelle à un « sujet collectif [34] » et exige une transformation politique en profondeur de toute la société qui, seule, permettrait l’émancipation des individus. C’est une telle émancipation collective que vise l’esprit critique et qui lui donne là encore une dimension matérialiste. Le présupposé idéaliste de l’esprit critique, comme nous l’avons souligné, se concentre sur la critique qu’opère l’individu sur les opinions qui se présentent à lui, et oublie d’accorder une importance fondamentale tant au caractère social de ces opinions, qu’aux aspects collectifs de la mise en œuvre de l’esprit critique. À l’inverse, Adorno met en évidence la nécessité d’un esprit critique qui s’élève au niveau de la collectivité et qui prolonge la morale individuelle dans une entreprise politique.

10Cette finalité implique cependant de penser la forme de l’esprit critique, c’est-à-dire son mode d’activité, de manière spécifique. La critique de la domination ainsi que la perspective d’émancipation imposent de penser l’esprit critique comme une prise de distance de l’individu par rapport à ses conditions d’existence, un retour sur soi qui met en lumière l’injustice présente et ouvre un horizon émancipateur [35]. La forme de l’esprit critique doit par conséquent être la réflexion. La réflexion est précisément une telle distanciation de soi à soi qui nous rend étrangers à nous-mêmes et permet ainsi de remettre en cause la domination qui n’apparaît pas immédiatement à la conscience. L’esprit critique consiste donc en une réflexion par laquelle la pensée parvient à prendre conscience du monde injuste dans lequel elle se meut [36]. Cette thématisation de la réflexion est en rupture avec les philosophies idéalistes de la réflexion. Qu’il s’agisse d’une réflexion sur les capacités de l’esprit dans le but de dégager une méthode pour la science, à la manière de Descartes [37], ou d’une « réflexion transcendantale [38] » qui, chez Kant et Husserl, remonte aux conditions de possibilité de l’expérience, la tradition idéaliste a toujours pensé la réflexion comme un rapport de l’esprit avec lui-même. Il en va tout autrement chez Adorno qui pense, certes, la réflexion comme retour de la pensée sur elle-même [39], mais qui dans ce retour sur soi de la pensée vise à comprendre son inscription dans la société [40]. Alors que la boucle de la réflexion, dans la tradition idéaliste, se déroule uniquement dans la pensée et consiste en la réflexion spéculaire de l’esprit sur lui-même, elle s’élargit chez Adorno pour englober la société et ainsi considérer la pensée comme le simple élément d’une totalité sociale [41]. Il y a là une réorientation proprement matérialiste de la forme réflexive de l’esprit critique qui arrache la réflexion à un pur intellectualisme idéaliste.

11Nous voici en possession de l’objet, de la finalité et de la forme de l’esprit critique. L’esprit critique consiste en une réflexion de l’individu sur ses conditions sociales d’existence afin de révéler la domination à l’œuvre dans la société, de critiquer cette domination et de viser des perspectives émancipatrices nouvelles. L’esprit critique a ainsi gagné en détermination et chacune de ses déterminations s’est révélée profondément matérialiste. L’objet de l’esprit critique n’est plus une opinion ou un savoir de nature spirituelle, mais la matérialité de la domination sociale. Sa finalité n’est plus uniquement individuelle, comme la posait le présupposé idéaliste, mais bien collective puisqu’elle vise à transformer une réalité sociale réifiée, figée dans des rapports matériels de domination. Et sa forme réflexive n’implique plus uniquement un rapport de l’esprit à lui-même mais englobe l’ensemble du corps social. Mais cette réorientation matérialiste de l’esprit critique est encore insuffisante, car comment parvenir à la réflexion par laquelle s’exercent la critique de la domination et s’ouvrent les perspectives d’émancipation ? Il nous faut continuer notre investigation vers la condition de possibilité de l’esprit critique, ainsi que vers sa genèse réelle.

Utopie et souffrance

12La condition de possibilité de l’esprit critique est un rapport à l’utopie. C’est uniquement parce que les individus sont ouverts sur la possibilité d’un monde meilleur qu’ils peuvent réfléchir sur les conditions insatisfaisantes de leur existence, critiquer la domination et œuvrer pour l’émancipation. Seul ce minimum de transcendance au sein de l’immanence, cette ouverture vers la possibilité d’un monde juste, rend possible le décalage suspicieux qu’exerce l’esprit critique à l’égard de la société. Comme le dit Adorno, « sans l’espoir, point de bien [42]. » Ce qu’il nomme le « motif de l’utopie [43] » introduit le conditionnel au cœur même de l’indicatif présent pour penser l’émergence de nouveaux possibles : « il n’y a pas une seule vie humaine qui égale ce que chacun d’entre nous pourrait être [44]. » La prise de conscience de l’injustice de l’état de choses existant exige de pouvoir se situer dans un ailleurs meilleur à partir duquel cette injustice peut se révéler. Celui qui reste pleinement ancré dans une immanence radicale, qui ne s’écarte jamais de sa quotidienneté et reçoit toutes les opinions pour argent comptant, celui-là ne saurait exercer son esprit critique et remettre en cause l’existant. Nous proposons de saisir la compréhension adornienne de l’utopie à partir de trois éléments qui permettent de préciser sa teneur : sa potentialité critique, son obscurité et le contenu minimal que lui donne la négation déterminée. Déployons ces différents aspects.

13Premièrement, l’utopie est mobilisée par Adorno en vertu de sa potentialité critique [45]. Si Adorno mobilise effectivement le thème de l’utopie, ce n’est absolument pas au sens de l’Utopia de Thomas More qui croyait pouvoir donner un contenu positif à la cité idéale, allant jusqu’à déterminer par exemple le nombre de portes qu’il faut aux maisons [46] ou encore le temps imparti au jeu après le repas du soir [47]. Ce n’est pas non plus au sens de Bloch qui cherche des signes positifs de l’utopie à venir [48]. Adorno au contraire a profondément critiqué ces « utopies abstraites [49] » qui se détournent du présent au profit de l’avenir. Ce qui intéresse Adorno dans l’utopie, c’est bien plutôt sa capacité à critiquer l’ordre existant. À bien des égards, il s’accorde avec Marx et Engels qui voyaient dans les utopies socialistes et communistes de Saint-Simon, de Fourier et d’Owen des « éléments critiques » dont le matériau est « d’une valeur extrême pour ouvrir l’esprit des ouvriers [50] », mais qui avaient le désavantage de détourner leurs partisans des exigences révolutionnaires du temps présent et de constituer de ce fait des « sectes réactionnaires » tout entière tournées vers l’avenir au détriment des mouvements réellement émancipateurs de leur époque. Le premier risque de l’utopie est ainsi de détourner les hommes de toute action politique effective en les faisant échapper au cours du monde au profit d’une espérance toujours à venir ou de petites communautés autarciques. En outre, l’échec du socialisme réel en Union soviétique a incité Adorno à être prudent à l’égard des utopies qui, prônant la réalisation d’une société parfaite, ont viré au totalitarisme. Le second risque de l’utopie, exemplifié magistralement par la Révolution russe, est donc d’imaginer une société parfaitement harmonieuse, mais qui paierait cette harmonie par des structures sociales si rigides qu’elles réintroduiraient la domination du tout social sur l’individu [51]. Néanmoins, si Adorno pense pouvoir réinvestir de manière féconde la thématique de l’utopie, c’est que, conscient de ces deux risques que sont l’ineffectivité politique et le totalitarisme, il valorise essentiellement sa dimension critique et négative au détriment d’un programme positif parfaitement identifiable [52].

14Deuxièmement, le fait qu’Adorno n’entende pas l’utopie au sens d’un programme positif de construction de la société explique qu’elle soit saisie chez lui dans l’obscurité d’une idée vague. Par là, c’est la conception classique, cartésienne de l’idée qui est remise en cause. On sait que Descartes faisait de la clarté et de la distinction les caractéristiques d’une idée vraie [53]. Il fallait, selon lui, qu’une idée s’impose clairement à l’esprit attentif et apparaisse parfaitement distincte d’une autre pour qu’elle soit vraie. Dans sa pensée de l’utopie, Adorno rompt totalement avec la conception cartésienne de l’idée. À l’idée claire et distincte, il substitue une idée vague et diffuse, une nébuleuse dont les contours sont difficiles à discerner, ce qu’il nomme « l’ineffable de l’utopie [54] ». Il s’agit moins chez lui d’une idée que d’une « petite idée », au sens où l’on dit qu’on a une petite idée de quelque chose lorsque cette idée reste vague dans notre esprit. L’utopie s’ancre chez lui dans un « besoin [55] » de justice qui relève plus d’une impulsion que d’une saisie intellectuelle parfaitement adéquate à son objet. Ce n’est donc pas seulement sur la conscience et ses capacités cognitives que se fonde Adorno pour penser le rapport de l’homme à l’utopie, mais à ce fond opaque qui précède la clarté et qui oriente l’homme malgré lui. Si l’on considère que le matérialisme adornien implique moins une conception ontologique de l’être comme matière qu’une valeur critique contre l’idéalisme [56], alors il faut admettre que ce rejet de l’idée claire et distincte au profit d’une idée vague qui plonge ses racines dans l’obscurité des instincts possède une dimension assurément matérialiste.

15Troisièmement, cette intuition instinctive et « voilée de noir [57] » de l’utopie chez Adorno admet pour minimum de contenu celui de la négation déterminé [58]. Ce contenu est, certes, compris dans l’obscurité d’une idée vague, mais pour autant cette idée a une existence indéniable. La négation déterminée vient en quelque sorte condenser la potentialité critique de l’utopie et son obscurité. En effet, si Adorno insiste sur la puissance critique de l’utopie, au détriment de son contenu positif, il n’en admet pas moins qu’on en ait une petite idée, une légère intuition qui donne un minimum de contenu à l’utopie. Ce contenu est précisément celui de la négation déterminée du monde existant [59]. Au sujet de la négation, Adorno écrit : « Son positif serait seulement la négation déterminée, la critique et non un résultat désinvolte, qui aurait par bonheur l’affirmation en main [60]. » L’utopie, par sa vertu critique, est la condition de possibilité pour que l’esprit critique nie l’ordre social existant, mais cette négation n’est pas comprise par Adorno comme un simple abandon, un simple rejet qui serait absolument sans reste. L’utopie se charge d’un contenu qui, s’il ne prend pas la forme d’une idée claire et distincte de la société parfaite, n’en est pas moins chargé de tout ce que la critique rejette. C’est par exemple le « nouvel impératif catégorique [61] » qui apparaît après Auschwitz et qui impose aux hommes de ne plus reproduire cette catastrophe historique. Un tel impératif ne dessine aucune société idéale, mais définit une exigence pour toute société juste. De même, on sait qu’à la domination du tout sur l’individu devra se substituer, dans une société émancipée, la libre expression des singularités individuelles [62], sans que cela indique précisément la forme qu’une telle expression devrait prendre. L’utopie n’a donc aucunement en charge la formulation positive d’un programme pour organiser la société, mais elle a pour minimum de teneur le contenu négatif de l’abolition de la domination et des horreurs de l’histoire.

16L’utopie apparaît ainsi comme une idée vague dont la potentialité critique a pour contenu minimal la négation déterminée du monde existant. Elle est la condition de possibilité de l’esprit critique en tant qu’elle seule permet le surgissement d’une transcendance qui introduit une brèche dans l’existence afin de critiquer la domination. Une objection pourrait cependant nous être adressée dont la réponse va nous permettre de préciser la portée matérialiste de cette condition de possibilité de l’esprit critique. On pourrait nous rétorquer que la transcendance de l’utopie est l’expression chez Adorno d’une persistance de l’idéalisme puisque la position de l’utopie comme condition de possibilité de l’esprit critique est en réalité une présupposition qui exige de penser, au mieux, une essence humaine qui aurait naturellement rapport à l’utopie et, au pire, une intervention divine pour introduire dans l’homme cette relation à la transcendance. Dans cette perspective, seul un pur immanentisme pourrait prétendre à un véritable matérialisme. Il n’en est pourtant rien et ce serait un contre-sens absolu que de comprendre la référence adornienne à l’utopie de manière idéaliste. La raison en est qu’Adorno a toujours insisté sur l’ancrage expérientiel du rapport à l’utopie, qu’il situe notamment dans l’enfance [63]. Selon Adorno, les moments de bonheur vécus par l’enfant restent gravés en lui pendant toute son existence et fournissent la base matérielle de son rapport à l’utopie. Il affirme à cet égard que le bonheur est toujours de l’ordre d’une « réminiscence [64] » qui renvoie aux instants heureux de l’enfance. C’est dans le souvenir d’enfance que se situe le rapport utopique au bonheur et la prise de conscience que « ce bonheur n’est pourtant plus au rendez-vous [65]. » Mais on aurait tort de voir dans cet ancrage matérialiste du rapport à l’utopie une quelconque recherche de l’origine, comme s’il fallait remonter à un événement inaugural, à un âge d’or de l’enfance [66]. Pour Adorno, il importe peu en vérité que le souvenir d’enfance soit réel ou fantasmé. D’une part, il y a toutes les chances pour que le bonheur que ressent l’enfant soit illusoire, mais l’essentiel est qu’une trace du bonheur reste gravée dans sa mémoire : « il fait erreur mais son erreur fonde le modèle de l’expérience [67] ». D’autre part, il est aussi possible qu’un tel souvenir soit reconstruit a posteriori et que le bonheur passé imaginé par l’adulte n’ait jamais existé réellement [68], mais de nouveau peu importe aux yeux d’Adorno qui brouille ici la frontière entre fantasme et réalité, car seule compte l’inscription matérielle dans l’esprit d’une trace mémorielle qui donne accès à l’utopie. On comprend ainsi en quel sens le recours à l’utopie comme condition de possibilité de l’esprit critique n’implique aucun idéalisme de la part d’Adorno, mais vient au contraire compléter la réorientation matérialiste de l’esprit critique.

17Il importe cependant de ne pas nous en tenir uniquement à la recherche de la condition de possibilité de l’esprit critique. Le rapport à l’utopie explique, certes, la possibilité de l’esprit critique, mais il n’explique pas comment, dans l’existence de l’individu, l’esprit critique peut se mettre en œuvre. Autrement dit, fonder la possibilité de quelque chose n’est pas expliquer sa genèse réelle, puisque ce qui est possible peut rester au rang de simple possibilité et ne jamais se réaliser effectivement [69]. Le rapport à l’utopie resterait donc vain si Adorno n’expliquait pas en outre la manière dont l’esprit critique surgit au cœur de l’existence. C’est à cette genèse réelle qu’il nous faut maintenant nous intéresser.

18La genèse réelle de l’esprit critique se fait dans l’expérience de la souffrance. C’est uniquement au travers d’une expérience négative que, selon Adorno, l’esprit critique peut naître empiriquement. Une telle expérience rend en quelque sorte visible et actif le rapport à l’utopie qui, sans elle, pourrait rester inerte et inaperçue. Par la souffrance, l’individu prend conscience de la dimension inacceptable de son existence présente et perçoit alors la possibilité utopique de transformer le monde qui cause cette souffrance : « Le moment corporel annonce à la connaissance que la souffrance (Leiden) ne doit pas être, que cela doit changer. “La douleur dit : passe.” [70] » La souffrance apparaît alors comme le ressors de la critique de la domination qui a pour condition l’horizon utopique d’une société plus juste. Elle ne saurait fonder une norme ou un devoir-être définissable positivement. Certes, la souffrance exige chez tout vivant sa disparition, mais elle n’indique pas ce qui vient après sa suppression. Elle est simplement un opérateur corporel de motivation, un ressors qui permet à l’individu de mettre en œuvre son esprit critique, c’est-à-dire de faire l’expérience de ce qu’il y a de problématique dans sa situation, d’en diagnostiquer les causes et de critiquer la domination qui est à la source de son état insatisfaisant.

19Notons, en premier lieu, que la compréhension adornienne de la souffrance est à entendre en un sens large. Le mot allemand Leiden traverse un large spectre linguistique qui va de la souffrance physique et psychologique au fait d’être affecté en général. Il peut donc s’agir aussi bien de la souffrance que l’individu ressent directement parce qu’en son être il est blessé, moralement ou physiquement, que de la souffrance qu’il ressent indirectement en se sentant saisi par la souffrance d’autrui. À cet égard, l’importance qu’Adorno et Horkheimer accordent, à la suite de Rousseau, à la pitié dans la Dialectique de la raison n’a rien d’anodin. Il s’agit pour eux d’insister sur la possibilité pour l’homme de n’être pas seulement préoccupé par sa souffrance individuelle, mais aussi par celle de ceux qui l’entourent [71]. En second lieu, la thématisation de la motivation pathique de l’esprit critique dans la souffrance n’implique en aucune manière une conception pathétique de l’existence et de la politique. Adorno ne cherche aucunement à valoriser les larmes et les lamentations. Il cherche au contraire à penser la manière dont une expérience de l’injustice peut engendrer une prise de conscience et provoquer un engagement critique contre la domination. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur qui que ce soit et de prendre cet apitoiement pour une politique, substituant ainsi un soutien psychologique au changement réel de l’ordre du monde. Ce qui est véritablement en jeu dans la question de la souffrance, c’est le fondement subjectif du bouleversement de l’ordre objectif. On comprend en ce sens toute la dimension matérialiste d’une telle conception de la genèse réelle de l’esprit critique. Contre la thèse idéaliste d’une conscience autonome et purement intellectuelle qui d’elle-même pourrait critiquer les opinions, Adorno insiste sur les ressors proprement corporels et pathiques qui permettent à l’esprit critique de naître empiriquement dans l’individu.

20Nous avons ainsi considérablement progressé dans la détermination matérialiste de l’esprit critique. À une détermination par l’objet, la finalité et la forme, vient désormais s’ajouter une détermination par la condition de possibilité, dont nous avons vu qu’il s’agissait du rapport à l’utopie, et par la genèse réelle, qui n’est autre que l’expérience négative de la souffrance. Tant le rapport à l’utopie, ancrée dans l’expérience de l’enfance et refusant les présupposés idéalistes de l’idée claire et distincte, que l’expérience de la souffrance constituent des charges matérialistes contre la conception idéaliste de l’esprit critique. Nous devons néanmoins, dans une ultime étape, poursuivre notre entreprise plus avant puisqu’il nous manque le moyen par lequel exercer l’esprit critique. Comprendre la possibilité et la naissance concrète de l’esprit critique nous apprend peu de chose, en effet, sur la manière dont il peut être mis en œuvre effectivement. C’est à déterminer le moyen de l’esprit critique pour Adorno qu’est consacrée la dernière partie de notre étude.

Philosophie, théorie sociale et critique du positivisme

21Une fois déterminée la condition et la genèse de l’esprit critique, il faut comprendre par quels moyens il peut effectivement critiquer la société. La philosophie et la sociologie apparaissent comme les deux moyens privilégiés par lesquels mettre en œuvre une telle critique. Précisons d’emblée l’articulation entre ces deux champs : contre l’autorité de la tradition et la tyrannie du donné, Adorno définit la philosophie comme penser critique. Une telle conception de la philosophie trouve sa pleine expression dans le programme interdisciplinaire de la Théorie critique fixé par Horkheimer dans son manifeste de 1937, Théorie traditionnelle et Théorie critique[72]. Le problème fondamental de Horkheimer et des théoriciens de l’École de Francfort est alors de savoir comment articuler la réflexivité philosophique qui se fonde sur l’exigence du concept, et l’investigation scientifique qui porte sur le donné empirique. La sociologie se présente comme le terrain privilégié de cette nouvelle tentative d’articulation de la théorie et de la pratique, puisque l’hétérogénéité du projet de la Théorie critique lui permet de critiquer la division du travail intellectuel entre différentes disciplines traditionnelles (philosophie, sociologie, psychanalyse etc.) et de souligner l’importance de l’interdisciplinarité [73]. La philosophie, entendue comme théorie sociale, critique le positivisme à l’œuvre dans la sociologie empirique (telle qu’elle est pratiquée notamment aux États-Unis), et s’appuie en retour sur le savoir empirique des sciences sociales pour dresser un portrait critique de la société. Pour bien comprendre cette articulation entre philosophie et sociologie chez Adorno, nous devons revenir en détail sur la manière dont il conçoit respectivement chacune d’elle.

22Tout d’abord, la philosophie ne peut se définir que comme critique pour Adorno. Dans l’article intitulé « À quoi sert encore la philosophie ? [74] », il expose clairement une telle conception de la philosophie, en affirmant que son concept propre n’est autre que la « liberté de l’esprit [75] », autrement dit l’esprit critique. Philosopher, c’est en effet s’opposer « à tout ce qui justifie les choses établies [76] », que l’on entende par là l’autorité de la tradition ou l’immédiateté du donné. Par conséquent, la philosophie ne peut être que négative pour le philosophe de Francfort, et cela en trois sens : au sens d’une critique du réel, au sens d’une incomplétude de son savoir, et au sens d’une critique de la raison par elle-même. D’abord, une philosophie dite « positive » se contenterait d’enregistrer le réel et par là le justifierait, se refusant alors de transformer l’ordre établi. Si la philosophie d’Adorno, au contraire, revendique sa négativité, c’est en tant qu’elle a pour vocation de critiquer le monde tel qu’il existe. Cette critique du réel doit en passer par la connaissance de celui-ci, mais la négativité de la philosophie adornienne prend ici le sens de la nécessaire incomplétude du savoir. Pour rester critique, la philosophie doit en effet s’interdire de croire qu’elle possède l’Absolu. Pour autant, l’exigence de connaissance que suppose la critique du réel fait que la philosophie ne peut pas renoncer au concept de vérité. « Cette contradiction lui est inhérente. Voilà qui la définit comme négative [77]. » Avec l’effondrement du système hégélien, la philosophie ne peut plus prétendre posséder le Savoir Absolu et totaliser l’ensemble de ses connaissances vraies sous la forme d’un système ; mais elle ne peut pas non plus, à la manière du criticisme kantien, poser l’Absolu ou la chose en soi comme inconnaissables, car le fait même de poser des limites à la connaissance humaine nous voue à l’obscurantisme [78]. Le rapport que la philosophie entretient avec l’Absolu ou la totalité est donc un rapport contradictoire, polémique, en un mot : critique. La tâche de la philosophie s’avère alors fragile. Il va s’agir pour elle de mobiliser la totalité et l’absolu pour connaître et critiquer le réel, tout en étant consciente de la nécessité qu’il y a à toujours remettre à l’épreuve ses connaissances, à toujours rebattre les cartes de son savoir. C’est la raison pour laquelle la négativité prend un troisième sens chez Adorno, qui n’est autre que la critique de la raison par elle-même. Ce troisième sens implique les deux précédents, car si la raison doit se critiquer elle-même, c’est non seulement parce que son savoir est toujours incomplet, mais aussi parce que la réalité qui est à critiquer est elle-même l’œuvre de la rationalité. Adorno hérite ainsi doublement du criticisme kantien et de la critique marxienne, car pour lui la philosophie doit réfléchir à la fois les contradictions inhérentes à la pensée et les contradictions qui hantent la société. Dans la Dialectique de la raison, Adorno et Horkheimer montrent qu’un même processus est à l’œuvre lorsque la raison domine les objets du savoir par des concepts universels qui nient leur singularité [79], et lorsqu’elle organise la société en niant l’individu et la valeur d’usage au profit de la totalité sociale et de la valeur d’échange [80]. La négativité de la philosophie adornienne exige alors une critique de la raison par elle-même pour qu’elle lutte contre ses tendances à la domination tant dans le champ du savoir que dans le champ politico-social. Les trois sens de la négativité adornienne font ainsi barrage à toute définition positive de la philosophie. La philosophie négative doit être une critique du réel qui critique son propre savoir grâce à une autocritique de la raison.

23La philosophie, cependant, ne saurait se suffire à elle-même et constituer le seul moyen de l’esprit critique. Elle doit être relayée par des disciplines empiriques qui lui permettent de connaître la domination sociale contre laquelle elle lutte. Après avoir déterminé la philosophie comme penser critique, il nous faut donc voir maintenant comment l’esprit critique peut parvenir à produire une connaissance elle-même critique de la société. Selon Adorno, c’est à la « théorie sociale [81] » qu’il revient de constituer cette connaissance critique du monde social. C’est en revenant plus spécifiquement à la critique adornienne de la sociologie positiviste que l’on pourra saisir la signification d’un tel projet.

24Comme Adorno le fait remarquer dans son article « Sociologie et recherche empirique [82] », la sociologie n’est pas une discipline homogène : on réunit sous cette étiquette académique des manières de procéder très diverses, sinon opposées. Deux approches sociologiques se trouvent notamment en conflit et ont donné lieu à ce qu’on a appelé « la querelle du positivisme » : une approche positiviste qui prend parfois le nom de « sociologie empirique », et une approche dialectique des réalités sociales, approche défendue par Adorno et thématisée sous le nom de « théorie sociale » dans les années 1950-1960. Ces deux démarches diffèrent tant dans leurs méthodes que dans leurs catégories et leurs enjeux. Examinons dans l’ordre ces trois points.

25La querelle du positivisme porte d’abord sur la méthode employée en sociologie, et plus précisément sur le statut qu’il convient d’accorder à l’empirie. Par leur défense d’un concept rigoureux de validité scientifique (Gütligkeit) et par leur volonté de s’en tenir strictement aux faits, les positivistes prétendent à une objectivité purgée de toute projection subjective et de toute spéculation philosophique. Leur démarche est empirique et obéit au principe « science is measurement », c’est-à-dire qu’elle met exclusivement en œuvre des méthodes d’enquête quantitatives appliquées à tel ou tel phénomène social singulier. Ce primat donné aux méthodes d’enquête quantitatives par les sociologues positivistes conduit Adorno à distinguer deux méthodes de recherche en sociologie, dans un article [83] qui relate les recherches expérimentales qu’il a menées aux États-Unis à la fin des années trente dans le cadre d’un projet radiophonique conduit par Paul Lazarsfeld. D’une part, la recherche dite « administrative », qui s’appuie sur des interviews, des questionnaires soumis à des échantillons de population, un traitement statistique des données, bref, sur des faits supposés bruts, et qui se refuse à toute théorisation générale de la société ; et, d’autre part, la recherche sociale critique telle qu’Adorno la pratique, et qui comprend une auto-réflexion de la connaissance sociale ainsi qu’une théorie de la totalité sociale, au sein de laquelle chaque fait particulier de la vie sociale est rapporté aux structures sociales qui livrent son sens. La démarche des sociologues positivistes s’oppose donc frontalement à la démarche spéculative des dialecticiens, laquelle est ainsi qualifiée d’abstraite, d’arbitraire et de subjective [84]. Toutefois, dans son Introduction à l’ouvrage De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales[85], Adorno répond à cette objection en pointant la contradiction inhérente à la sociologie positiviste. Cette dernière prétend s’en tenir aux faits bruts, aux données empiriques par son refus de concevoir la société comme le milieu objectif des sujets socialisés, mais elle s’empêtre par là même dans une forme de subjectivisme, puisqu’elle s’appuie alors dans sa démarche sur des opinions et des idées reçues, des modes de comportement et l’auto-compréhension des individus. Contre une telle pseudo-objectivité, Adorno défend la thèse selon laquelle « une description empirique de la société n’est possible qu’à condition d’intégrer les faits empiriques dans un contexte conceptuel qui vise à saisir la totalité du social [86] ». Un mouvement continuel d’aller-retour doit s’opérer entre la théorie et l’empirie, entre les lois universelles de la société que la sociologie doit mettre au jour, et tel ou tel état de fait social qu’elles vont permettre d’interpréter. De même, la micrologie du monde social développée par Adorno dans les Minima Moralia met en lumière ce lien interne qui existe entre la théorie et l’empirie. Ainsi, le moindre détail de notre existence la plus privée, comme la manière dont nous fermons les portes, conduisons notre voiture ou encore choisissons un cadeau pour autrui, est susceptible de révéler la fausseté et l’aliénation de la vie que nous menons [87]. Son attention aux gestes, aux maniements d’objets et aux réactions morales des individus constitue des indices révélateurs de la société dans laquelle nous vivons [88]. « Comme le phénomène singulier porte en lui la société tout entière, micrologie et médiation par la totalité sont l’un pour l’autre en rapport contrapunctique [89]. » Le philosophe de Francfort refuse ainsi de lisser la tension qui existe entre l’universel et le singulier au sein de la sociologie, et insiste au contraire sur le caractère antagoniste de la société. Voilà pourquoi la méthodologie défendue par Adorno peut être dite à la fois dialectique et critique.

26Mais la méthode dialectique n’est pas séparable de l’usage de catégories spécifiques, qui constituent le deuxième nœud de la querelle du positivisme. La question porte en effet sur les concepts mêmes de la sociologie, en premier lieu le concept de totalité [90]. Là où la théorie sociale adornienne entreprend de forger une véritable critique de la totalité sociale, en comprenant cette dernière comme un système objectif de domination qui transcende nécessairement la conscience individuelle, la sociologie positiviste réfute toute théorie globale de la société, et conçoit cette dernière comme une sorte de conscience moyenne des individus : « Certaines [manières de procéder en sociologie] visent la totalité sociale et ses lois de mouvement ; d’autres s’y opposent de manière nette et visent des phénomènes sociaux singuliers qu’il est proscrit de rapporter à un concept de société, geste taxé de spéculatif [91]. » Le conflit autour de la définition de la société semble ainsi impliquer un conflit autour du statut des concepts métaphysiques en sociologie. Pour les positivistes, la sociologie dialectique s’apparente à une métaphysique, dont le recours à la notion de totalité est synonyme de spéculation vide. Considérant que les faits sociaux bruts renferment en eux-mêmes la substance de la société, toute tentative de conceptualisation de la société leur apparaît dès lors comme un flatus vocis, un mot vide de sens. Le positivisme se redouble ainsi d’un nominalisme. À l’inverse, Adorno sauve en un sens critique le concept métaphysique de totalité pour qualifier la société, car « rien de social ne peut être pensé sans référence à la totalité, au système total qui est réel mais intraduisible en une immédiateté tangible, et qui pourtant ne peut être connu que dans la mesure où il est appréhendé dans le factuel et l’individuel [92]. » Et Adorno d’ajouter que c’est cette nécessité épistémologique de la totalité, pourtant non donnée dans l’expérience immédiate, qui rend nécessaire une démarche interprétative : « C’est ce qui confère toute son importance à l’interprétation (Deutung) en sociologie. Elle est la physiognomie sociale de l’apparaissant (des Erscheienden). Interpréter a pour signification première : percevoir la totalité à partir des traits du donné social [93]. »

27Deux remarques peuvent être faites à propos de ces citations. Premièrement, si Adorno mobilise le concept de totalité pour penser la société, il faut préciser qu’il entretient à l’égard de ce concept un rapport polémique. En effet, Adorno ne se rapporte pas à la totalité de la même façon que la tradition philosophique de l’idéalisme, car il la pense comme intrinsèquement contradictoire : comme il l’écrit dans les Minima Moralia, « le tout est le non-vrai [94] ». Cette contradiction, qui rend illégitime la totalité et exige son dépassement, est celle qui existe entre le tout social et l’individu. Elle s’explique par le fait que le tout social a besoin des individus pour subsister alors que, dans le même temps, il opprime les individus en refusant toute exception à la domination globale [95]. La totalité n’est donc pas un concept indépassable aux yeux d’Adorno, elle est bien plutôt l’indice de la fausseté de la société dans laquelle nous vivons ; mais sans ce concept, il est impossible de penser la société dans son fonctionnement objectif et réifié. Le concept de totalité rend ainsi l’immanence sociale pensable dans ses contradictions et ses divisions. Par conséquent, la connaissance sociologique n’est rien d’autre que la réflexion critique de l’antagonisme social : le savoir sociologique est un savoir essentiellement critique sur ce qui constitue l’essence de la société, à savoir la contradiction [96]. Deuxièmement, une totalité sociale contradictoire revêt un caractère énigmatique, et la tâche de la sociologie consiste non pas simplement à enregistrer l’énigme des faits sociaux, mais également à les déchiffrer, c’est-à-dire à les interpréter [97]. La psychanalyse freudienne constitue alors un modèle pour l’interprétation en sociologie : les faits sociaux doivent être rapportés à une structure explicative d’ensemble, comme en psychanalyse les symptômes sont rapportés aux lois du psychisme. C’est à cette condition que la société pourra apparaître comme contradictoire et irrationnelle. Sans cet entrelacement de la théorie et de la pratique, de l’universel et du particulier, de la raison et de l’expérience, les faits bruts ne sont que des données aveugles et la sociologie, dénuée de toute réflexion critique tant sur ses méthodes que sur ses catégories, annihile tous les potentiels de résistance et de transformation sociale en se contentant de légitimer ce qui est [98].

28Le concept métaphysique de totalité s’avère donc être une catégorie nécessaire à la théorie sociale : il permet, d’une part, de conférer aux faits sociaux leur sens en les rapportant à une structure d’ensemble, et en les transformant par là même en sources légitimes d’une connaissance sociologique ; d’autre part, un tel concept métaphysique détermine le contenu de la connaissance sociologique comme essentiellement critique et dialectique. Cette orientation sociologique et critique arrache le concept de totalité, et la métaphysique en général, à l’ancrage idéaliste qui est le leur habituellement pour leur donner une dimension matérialiste qui permet en quelque sorte à Adorno de relire ensemble Hegel et Marx [99]. D’abord, ce n’est plus la raison ou l’esprit hégélien qui fait totalité, mais la réalité matérielle de la domination sociale elle-même, comme Marx avait pu le montrer. Ensuite, le concept de totalité n’a plus la signification positive qu’il avait chez Hegel, mais acquiert une signification négative et critique. La catégorie de totalité, tant dans sa dimension descriptive que dans sa dimension critique, contribue ainsi profondément à la détermination matérialiste de l’esprit critique.

29Cette compréhension matérialiste de la théorie sociale nous amène, en dernier lieu, à mettre au jour l’enjeu central de la querelle du positivisme, à savoir le concept même de science [100]. Il n’existe pas d’autonomie absolue de la science au regard de la société selon le philosophe de Francfort : comme il l’écrit dans son introduction à La Querelle allemande des sciences sociales, la science est un rapport de production social [101]. Par conséquent, la science n’est pas neutre d’un point de vue axiologique. « L’idée de la vérité scientifique ne peut être coupée de celle d’une société vraie [102]. » La théorie sociale doit permettre de dégager la signification normative des états de fait sociaux, ainsi que de juger à leur juste valeur des faits empiriques. Dès lors, tout procès de connaissance revêt nécessairement une dimension politique et normative, inséparable de l’idée d’une société juste. Autrement dit, la connaissance du réel doit pouvoir permettre de le critiquer et de le transformer. À l’inverse, une raison scientifique aveugle et apolitique, qui se contente d’enregistrer le réel sans le critiquer, se confond avec une pure et simple idéologie : « Dans une société qu’on peut déterminer comme fausse, qui va à l’encontre des intérêts de ses membres aussi bien que de ceux du tout, toute connaissance qui se soumet de bon gré aux règles fixées en science de cette société participe à sa fausseté [103]. » Reprenant la célèbre 11e thèse sur Feuerbach de Marx, selon laquelle « les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières, ce qui importe, c’est de le transformer[104] », Adorno assigne un but pratique à la connaissance sociologique, comprise comme interprétation critique des faits sociaux singuliers. La connaissance sociologique doit permettre de déterminer négativement ce qui ne doit pas être, et de forger ainsi l’utopie d’une société réconciliée. Défendre une sociologie critique qui entend mettre en lumière les contradictions de la société, c’est ainsi mettre en œuvre ce que l’introduction de la Dialectique Négative appelle « une ontologie des conditions fausses [105] ». Il ne s’agit rien de moins que de faire apparaître le monde social comme réalité irrationnelle qui demande par là même à être transformée. De nouveau, il faut souligner toute la dimension matérialiste qui est à l’œuvre dans cette critique adornienne de la neutralité scientifique et dans l’exigence d’une portée pratique de la scientificité. Contre l’idéalisme qui a toujours fait fond sur la contemplation et la théorie pure, le matérialisme rappelle la profonde continuité qui existe entre les idées et l’action, pour penser la science en prise sur le monde social et sur sa transformation.

30Voilà pourquoi, tant dans sa méthode que dans ses catégories ou ses enjeux, la sociologie critique et dialectique de la théorie sociale, telle que la pratique Adorno contre les sociologues positivistes, nous apparaît comme la mise en œuvre d’un esprit critique matériellement déterminé. « Si vous me demandez ce que devrait réellement être la sociologie, je vous répondrais qu’elle doit être l’examen de la société, l’examen de ce qui fait l’essence de la société, l’examen de ce qui est mais en un sens tel que l’examen en soit critique [106]. » L’esprit critique adornien se thématise comme une intervention polémique dans le champ de la sociologie, tant par la critique de la méthode employée par les positivistes, que de leur objet ou encore de ce que l’on pourrait appeler leur ethos scientifique.

Conclusion

31Adorno propose une réorientation matérialiste de l’esprit critique en lui donnant la forme d’une réflexion qui a pour objet la domination sociale et pour finalité l’émancipation collective, en faisant de l’intuition concrète de l’utopie sa condition de possibilité et en pensant sa genèse à partir de l’expérience de la souffrance, ainsi qu’en développant la théorie sociale comme moyen de sa mise en œuvre. L’objet de l’esprit critique n’est plus seulement la pensée, mais la société. Sa finalité émancipatrice n’est plus l’individu autonome, mais la collectivité. La réflexion qu’il implique n’est plus un rapport de l’esprit à lui-même, mais un rapport qui englobe la totalité sociale. Sa condition de possibilité est un rapport à l’utopie dont l’obscurité réfute le présupposé idéaliste de l’idée claire et distincte, et dont l’ancrage dans l’expérience de l’enfance rejette toute théorie de la nature humaine ou de la transcendance divine. Sa genèse réelle est elle aussi profondément matérialiste puisqu’elle repose sur la corporéité de la souffrance, à l’encontre de toute théorie intellectualiste de l’esprit critique. Enfin, la théorie sociale comme moyen pour mettre en œuvre l’esprit critique fait un pas de côté par rapport à la conception idéaliste de la science en lui donnant un enjeu pratique et en faisant un usage polémique des catégories traditionnelles de la métaphysique, au premier rang desquelles la totalité. La philosophie adornienne répond ainsi aux deux apories traditionnelles de l’esprit critique : son indétermination et son assise idéaliste. Elle dessine par là la voie d’une pensée véritablement critique et effective à même d’éclairer le monde social qui est le nôtre. Alors qu’aujourd’hui la manipulation des peuples par ce qu’Adorno et Horkheimer appellent « les industries culturelles [107] » atteint son apogée, on ne saurait nier l’actualité et la nécessité de cette philosophie qui a su faire de l’esprit critique une entreprise de résistance.

Bibliographie

Bibliographie

  • Abensour, M., L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin, Paris, Sens et Tonka, 2000.
  • Abensour, M., « Pour une philosophie politique critique ? », Tumultes, 2001/2, n° 17-18.
  • Abensour, M., « L’homme est un animal utopique », Mouvements, 2006/3, n° 45-46.
  • Adorno, T. W., Kulturkritik und Gesellschaft. Prismen. Ohne Leitbild, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977.
  • Adorno, T.W., Popper, K., Dahrendorf, R., Harbermas, J., Albert, H., Pilot, H., De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979, tr. fr. C. Bastyns et al.
  • Adorno, T.W., Einleitung in die Soziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993.
  • Adorno, T.W., Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Paris, Payot, 2003, tr. fr. É. Kaufholz et J.-R. Ladmiral.
  • Adorno, T.W., Modèles critiques (1963), Paris, Payot, 2003, tr. fr. M. Jimenez et É. Kaufholz.
  • Adorno, T.W., Dialectique négative (1967), Paris, Payot, 2003, tr. fr. Collège de Philosophie.
  • Adorno, T.W., Trois études sur Hegel (1957), Paris, Payot, 2003, tr. fr. É. Blondel et al.,
  • Adorno, T.W., « Critique », in D. Chateau, J.-R. Ladmiral (dir.), Critique & théorie, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • Adorno, T.W., Mots de l’étranger et autres essais, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004, tr. fr. L. Barthélémy et G. Moutot.
  • Adorno, T.W., Métaphysique. Concept et problèmes (1965), Paris, Payot, 2006, tr. fr. C. David.
  • Adorno, T.W., Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007, tr. fr. H. Frappat.
  • Adorno, T.W., L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, Rue d’Ulm, 2008, tr. fr. P. Arnoux et al.,
  • Adorno, T.W., Prismes, Paris, Payot, 2010, tr. fr. G. et R. Rochlitz.
  • Adorno, T.W., Théorie Esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, tr. fr., M. Jimenez.
  • Adorno, T.W., Société : intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, tr. fr. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten et F. Nicodème.
  • Adorno, T. W., Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2015.
  • Adorno, T. W., Le Conflit des sociologies, Paris, Payot, 2016, tr. fr. P. Arnoux et al.
  • Arendt, H., Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1983, tr. fr. G. Fradier.
  • Assoun, P.-L., L’École de Francfort (1987), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2016.
  • Bourdieu, P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1993.
  • Buck-Morss, S., The Origin of Negative Dialectics, New York, Free Press, 1979.
  • Cohen-Halimi, M. Stridence spévulative. Adorno, Lyotard, Derrida, Paris, Payot, 2014.
  • Deleuze, G., Différence et répétition (1968), Paris, PUF, 2011.
  • Descartes, R., Discours de la méthode, deuxième partie, in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade ».
  • Descartes, R., Les principes de la philosophie, in Œuvres.
  • Duménil, G., Löwy, M., Renault, E., Lire Marx, Paris, PUF, 2009.
  • Foucault, M., La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, coll. « Tel ».
  • Habermas, J., Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, tr. fr. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz.
  • Hegel, G.W.F., Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2006, tr. fr. B. Bourgeois.
  • Honneth, A., « La critique comme “mise au jour”. La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale », La société du mépris, Paris, La Découverte, 2008.
  • Horkheimer, M., Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, tr. fr. C. Maillard et S. Muller.
  • Horkheimer, M., Adorno T.W., La dialectique de la raison, Paris, Gallimard, 1974 ; tr. fr. É. Kaufholz.
  • Husserl, E., Méditations cartésiennes, tr. fr. G. Pfeiffer, E. Levinas, Paris, Vrin, 2008.
  • Jaeggi, R. dans son article « Une critique des formes de vie est-elle possible ? Le négativisme éthique d’Adorno dans Minima Moralia », Actuel Marx, 2005/2, n°38, tr. fr. A. Berlan.
  • Jameson, F., Late Marxism, New York, Verso, 1990.
  • Jay, M., Marxism and Totality. The Adventures of a Concept from Lukàcs to Habermas, Berkeley, University of California Press, 1984.
  • Jimenez, M., Theodor W. Adorno. Art et idéologie, la théorie de l’art, Paris, Union Générale d’Éditions, 1973.
  • Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ?, Paris, Flammarion, 2006, tr. fr. J.-F. Poirier et F. Proust.
  • Kant, E., Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1985, éd. F. Alquié
  • Kant, E., Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980, éd. Alquié.
  • La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002.
  • Marx, K., Le Capital. Livre I, Paris, PUF, 1993, éd. J.-P. Lefebvre.
  • Marx, K., Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 2014, tr. fr. G. Fondu et J. Quétier.
  • Marx, K., Engels, F., Manifeste du Parti communiste, Paris, Librairie Générale Française, 1973, tr. fr. C. Lyotard.
  • Marx, K., « Thèses sur Feuerbach », in Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1982.
  • More, T., L’utopie, Paris, Flammarion, 1987, tr. fr. M. Delcourt.
  • Moutot, G., « Critique de l’Aufklärung et “temps des fantômes” chez Adorno », Cahiers d’études lévinassiennes, n° 9, 2010.
  • Müller-Doohm, S., « The Critical Theory of Society as Reflexive Sociology », in T. Huhn (dir.), The Cambridge Companion to Adorno, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
  • Nemer, G., « La question sociologique selon T. W. Adorno. Introduction aux cours de 1968 », Tumultes, 2001/2, n° 17-18, p. 419-436.
  • Olivier, A. P., « La réception d’Adorno dans les institutions françaises d’enseignement : musicologie, sociologie, métaphysique », Illusio, n° 12-13.
  • Renault, E., Marx et l’idée de critique, Paris, PUF, 1995.
  • Renault, E., « Adorno : de la philosophie sociale à la théorie sociale », Recherches sur la philosophie et le langage, n° 28, 2012.
  • Renault, E., Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2014.
  • Ricard, M.-A., Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012.
  • Rinaldi, G., Dialettica arte e società. Saggio su Theodor W. Adorno, Urbino, Quattro Venti, 1994.
  • Tiedemann, R., Mythos und Utopie. Aspekte der Adornoschen Philosophie, München, 2009, Edition texte+kritik.
  • Tocqueville, A., De la démocratie en Amérique II, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1961.
  • Voirol, O., « Matérialisme interdisciplinaire et critique de la culture », in P.-F. Noppen, G. Raulet et I. Macdonald (dir.), Les Normes et le possible. Héritages et perspectives de l’École de Francfort, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012.
  • Weber, M., Économie et société 1, Paris, Plon, 1995.
  • Wiser, A. « Le tact, expérience de la littérature ou Proust lu par Adorno », Philosophie, « Adorno philosophe », n° 113, 2012.

Notes

  • [1]
    E. Kant, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Paris, Flammarion, 2006, tr. fr. J.-F. Poirier et F. Proust, p. 43.
  • [2]
    A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, Paris, Gallimard, 1961, première partie, chap. II, p. 24.
  • [3]
    E. Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, éd. F. Alquié, §40.
  • [4]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison (1944), Paris, Gallimard, 1974, tr. fr. É. Kaufholz, p. 10.
  • [5]
    T. W. Adorno, « À quoi sert encore la philosophie », in Modèles critiques (1963), Paris, Payot, 2003, tr. fr. M. Jimenez et É. Kaufholz, p. 17. Sur l’origine marxiste de la conception adornienne de la philosophie comme critique, cf. E. Renault, Marx et l’idée de critique, Paris, PUF, 1995, ainsi que Marx et la philosophie, Paris, PUF, 2014, chapitre 1.
  • [6]
    T.W. Adorno, Prismes, Paris, Payot, 2010, tr. fr. G. et R. Rochlitz, p. 30.
  • [7]
    Ibid., p. 31 (Kulturkritik und Gesellschaft. Prismen. Ohne Leitbild, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1977, p. 30).
  • [8]
    Le commentaire adornien s’est longtemps concentré, notamment en France, sur l’esthétique d’Adorno (voir par exemple M. Jimenez, Theodor W. Adorno. Art et idéologie, la théorie de l’art, Paris, Union Générale d’Éditions, 1973 ; sur la réception d’Adorno en France, voir A.-P. Olivier, « La réception d’Adorno dans les institutions françaises d’enseignement : musicologie, sociologie, métaphysique », Illusio, n° 12-13). Et lorsque récemment le commentaire s’est intéressé au contenu proprement philosophique de l’œuvre, il a le plus souvent choisi comme porte d’entrée le rapport d’Adorno à d’autres auteurs comme Marx (F. Jameson, Late marxism, New York, Verso, 1990), Benjamin (S. Buck-Morss, The Origin of Negative Dialectics, New York, Free Press, 1979), Derrida et Lyotard (M. Cohen-Halimi, Stridence spévulative. Adorno, Lyotard, Derrida, Paris, Payot, 2014). À partir de la problématique de l’esprit critique, et plus généralement de la pensée critique, nous nous proposons d’aborder la philosophie d’Adorno pour elle-même, afin de tracer en son sein une transversale qui parcourt de manière cohérente et ordonnée les idées maîtresses de l’œuvre.
  • [9]
    M. Horkheimer, « Théorie traditionnelle et théorie critique » (1937), in Théorie traditionnelle et théorie critique, Paris, Gallimard, 1974, tr. fr. C. Maillard et S. Muller, p. 23.
  • [10]
    Ibid., p. 38-39.
  • [11]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 18.
  • [12]
    M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 124.
  • [13]
    M. Weber, Économie et société 1, Paris, Plon, 1995, §16, p. 95.
  • [14]
    G. W. F., Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Vrin, 2006, tr. fr. B. Bourgeois, chapitre IV, A.
  • [15]
    P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1993, p. 245.
  • [16]
    Telles sont les trois causes de la servitude volontaire chez La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire, Paris, Vrin, 2002.
  • [17]
    Ainsi qu’en témoigne de façon exemplaire l’étude sur l’antisémitisme et la personnalité fasciste qui montre : 1° que la domination passe moins par la violence que par la présence de tendances antidémocratiques dans la personnalité des individus ; 2° que cette personnalité est une potentialité qui s’exprime dans des rapports sociaux ; 3° qu’elle est le résultat d’un agencement complexe de causes à la fois sociales et psychologiques (cf. T. W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, Paris, Allia, 2007, tr. fr. H. Frappat, introduction).
  • [18]
    K. Marx, Le Capital. Livre I, Paris, PUF, éd. J.-P. Lefebvre, 1993, troisième section.
  • [19]
    Prolongeant en cela les intuitions de Marx lui-même lorsqu’il différencie le niveau proprement économique des conflits sociaux, celui de la structure ou de la base, et le niveau superstructurel de ces conflits dans la politique, le droit, la religion, la science, l’art, etc. (K. Marx, « Avant-propos » à la Contribution à la critique de l’économie politique, Paris, Éditions sociales, 2014, tr. fr. G. Fondu et J. Quétier, p. 63).
  • [20]
    Sur la nécessité qu’il y a à compléter l’analyse marxiste de l’exploitation, cf. T. W. Adorno, Dialectique négative (1967), Paris, Payot, 2003, tr. fr. Collège de Philosophie, p. 389-390 : « L’économie [d’après Marx et Engels] aurait le primat sur la domination, qui ne devrait être dérivée de rien d’autre que de l’économie. Au niveau des faits la controverse est malaisée à arbitrer (…). La révolution que Marx et lui appelaient de leurs vœux était celle des rapports économiques de la société dans sa totalité – au niveau fondamental où elle s’auto-conserve – et non la transformation des règles du jeu de la domination, de sa forme politique. (…). Ils ne pouvaient pas deviner ce qui ensuite apparut au grand jour lors de l’échec de la révolution, même là où elle réussissait : l’économie planifiée, que Marx et Engels n’avaient certes pas confondue avec le capitalisme d’État, permet à la domination de continuer ».
  • [21]
    T. W. Adorno, Mots de l’étranger et autres essais, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2004, tr. fr. L. Barthélémy et G. Moutot, p. 217.
  • [22]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 38-39 : « La division du travail à laquelle tend la domination sert à l’autoconservation du groupe dominé. Mais de ce fait, le groupe comme totalité, l’activité de la raison qui lui est immanente, entraînent nécessairement la réalisation du particulier. Pour l’individu, la domination incarne l’universel, la raison dans la réalité. Le pouvoir de tous les membres de la société qui en tant que tels n’ont pas d’autre issue, conflue, par la division du travail qui leur est imposée, dans la réalisation de la totalité, dont la rationalité se trouve du même coup multipliée. Ce qui advient à tous du fait de quelques-uns s’accomplit toujours comme domination des individus par le grand nombre : l’oppression sociale a toujours le caractère d’une oppression exercée par une collectivité. » Voir aussi Dialectique négative, op. cit., p. 376.
  • [23]
    K. Marx, Le Capital. Livre I, op. cit., première préface à l’édition allemande, p. 6 : « Mais ces personnes [= le capitaliste et le propriétaire foncier] n’interviennent ici que comme personnification de catégories économiques, comme porteurs de rapports de classe et d’intérêts déterminés. »
  • [24]
    M. Abensour, « Pour une philosophie politique critique ? », Tumultes, 2001/2, n° 17-18 (texte disponible sur internet à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-tumultes-2001-2-page-207.htm).
  • [25]
    Contrairement à ce que dit J. Habermas dans son Discours philosophique de la modernité (1985), Paris, Gallimard, 1988, tr. fr. C. Bouchindhomme et R. Rochlitz, chapitre V.
  • [26]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 358 : « La liberté est effectivement limitée par la société, non seulement de l’extérieur, mais aussi en soi. »
  • [27]
    Opposition que l’on trouve par exemple chez H. Arendt, Condition de l’homme moderne (1958), Paris, Calmann-Lévy, 1983, tr. fr. G. Fradier, chapitre II.
  • [28]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 31.
  • [29]
    T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (1951), Paris, Payot, 2003, tr. fr. É. Kaufholz et J.-R. Ladmiral, p. 13.
  • [30]
    Ibid., p. 202 : « Celui qui ne construit rien socialement n’a aucun contenu, celui dont les impulsions ne visent pas à aider la situation sociale à se dépasser elle-même ne connaîtra lui-même aucune impulsion susceptible de dépasser la société. »
  • [31]
    Ce lien indissociable entre esprit critique et politique est au centre du texte d’Adorno intitulé « Critique », in D. Chateau, J.-R. Ladmiral (dir.), Critique & théorie, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [32]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 332 : « La critique de la conscience morale vise à sauver ce genre de potentialité, non dans le domaine psychologique, mais dans l’objectivité de la vie réconciliée que mèneraient des hommes libres. »
  • [33]
    Cf. J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., chapitre V.
  • [34]
    T. W. Adorno, « Le progrès », Modèles critiques, op. cit., p. 178.
  • [35]
    Sur ce point, cf. A. Honneth, « La critique comme “mise au jour”. La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale », in La société du mépris, Paris, La Découverte, 2008.
  • [36]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 55 : « En tant que concept scientifique, il n’est pas seulement, pour les hommes, un moyen de se distancer de la nature ; il est aussi un instrument de réflexion pour la pensée qui, dans la science, reste liée à l’évolution aveugle de l’économie, et permet de mesurer la distance qui perpétue l’injustice. »
  • [37]
    R. Descartes, Discours de la méthode, deuxième partie, in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1953.
  • [38]
    E. Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980, Alquié, p. 295 ; E. Husserl, Méditations cartésiennes (1931), Paris, Vrin, 2008, tr. fr. G. Pfeiffer, E. Levinas, p. 66.
  • [39]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 184.
  • [40]
    Ibid., p. 379 : « (…) l’individu ne rencontre aucune expérience, et même aucune “matière de l’expérience”, qui ne soient prédigérées et fournies par l’universel. »
  • [41]
    Cf. F. Jameson, Late marxism, op. cit., p. 35.
  • [42]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 333.
  • [43]
    T. W. Adorno, Métaphysique. Concept et problèmes (1965), Paris, Payot, 2006, tr. fr. C. David, p. 193.
  • [44]
    Ibid. (c’est Adorno qui souligne).
  • [45]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., § 153, p. 333 : « Il faudrait établir des perspectives dans lesquelles le monde soit déplacé, étranger, révélant ses fissures et ses crevasses, tel que, indigent et déformé, il apparaîtra un jour dans la lumière messianique. »
  • [46]
    T. More, L’utopie, Paris, Flammarion, 1987, tr. fr. M. Delcourt, p. 143.
  • [47]
    Ibid., p. 149.
  • [48]
    Sur le rapport entre Adorno et Bloch, cf. R. Tiedemann, Mythos und Utopie. Aspekte der Adornoschen Philosophie, München, 2009, Edition texte+kritik, chapitre 5.
  • [49]
    T. W. Adorno, Prismes, op. cit., p. 26.
  • [50]
    K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Librairie Générale Française, 1973, tr. fr. C. Lyotard, p. 96.
  • [51]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 342 : « Que, dans les pays qui monopolisent aujourd’hui le nom de socialisme, le collectivisme, comme subordination de l’individu à la société, soit immédiatement recommandé, cela condamne leur socialisme comme mensonge et fige l’antagonisme. » Voir aussi ibid., p. 63.
  • [52]
    Sur la possibilité de penser l’utopie sans la lier à l’ineffectivité politique et au totalitarisme, on pourra consulter M. Abensour, « L’homme est un animal utopique », Mouvements, 2006/3, n° 45-46 (texte disponible sur internet à l’adresse suivante : http://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-3-page-71.htm). Du même auteur, et dans une perspective différente de la nôtre, on pourra lire L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin qui accorde une place centrale à la discussion entre Benjamin et Adorno sur l’utopie (Paris, Sens et Tonka, 2000, p. 134 sq.)
  • [53]
    R. Descartes, Les principes de la philosophie, première partie, §43-46, in Œuvres, op. cit., p. 590-591.
  • [54]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 21.
  • [55]
    Ibid., p. 118 : « La pensée sans besoin, qui ne veut rien, serait nulle ; mais un penser issu du besoin s’égare quand le besoin est représenté de façon purement subjective. Les besoins sont un conglomérat de vrai et de faux ; vraie serait la pensée qui souhaite quelque chose de juste. »
  • [56]
    Ibid., p. 235 : « Considéré de l’extérieur, ce qui dans la réflexion sur l’esprit se présente spécifiquement comme ce qui n’est pas spirituel, comme objet, devient matière. » Et p. 239 : « Le matérialisme n’est pas le dogme que ses adversaires avisés l’accusent d’être mais dissolution de quelque chose que pour sa part il a percé à jour comme dogmatique ; d’où son droit de cité dans la philosophie critique. » Sur l’origine marxiste de cette conception critique d’un matérialisme sans matière, cf. G. Duménil, M. Löwy, E. Renault, Lire Marx, Paris, PUF, 2009, p. 167.
  • [57]
    T. W. Adorno, Théorie Esthétique, Paris, Klincksieck, 2011, tr. fr., M. Jimenez, p. 192.
  • [58]
    Sur l’existence d’un minimum de contenu dans l’utopie adornienne, cf. M.-A. Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012, notamment le chapitre 3.1.
  • [59]
    T. W. Adorno, K. Popper, R. Dahrendorf, J. Habermas, H. Albert, H. Pilot, De Vienne à Francfort, la querelle allemande des sciences sociales, Bruxelles, Éditions Complexe, 1979, tr. fr. C. Bastyns et al., p. 105 : « Dans le concept de vérité au sens fort est incluse une mise en place juste de la société – si peu qu’il soit possible d’en brosser une esquisse même pour un futur possible. »
  • [60]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 196. Sur la négation déterminée, voir aussi M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 41.
  • [61]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 442 : « Dans leur état de non-liberté, Hitler a imposé aux hommes un nouvel impératif catégorique : penser et agir de sorte que Auschwitz ne se répète pas, que rien de semblable n’arrive. »
  • [62]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §66, p. 139 : « une société émancipée ne serait pas un État unitaire, mais la réalisation de l’universel dans la réconciliation des différences. »
  • [63]
    Sur le lien entre enfance et utopie chez Adorno, et sur l’importance de Proust dans cette thématique, voir A. Wiser, « Le tact, expérience de la littérature ou Proust lu par Adorno », Philosophie, « Adorno philosophe », n° 113, 2012, p. 86-88.
  • [64]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §72, p. 151.
  • [65]
    T. W. Adorno, Métaphysique. Concept et problèmes, op. cit., p. 204.
  • [66]
    G. Moutot, a bien analysé la critique de l’origine chez Adorno, cf. « Critique de l’Aufklärung et “temps des fantômes” chez Adorno », Cahiers d’études lévinassiennes, n° 9, 2010.
  • [67]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 452.
  • [68]
    Ibid., p. 190 : « De fait, s’il regarde derrière lui, et pour peu qu’il ait commencé très tôt à exister d’une façon tant soit peu consciente, l’homme mûr se rappellera distinctement son passé lointain. Son passé crée l’unité, même si son enfance lui échappe, irréelle. »
  • [69]
    Sur la distinction entre condition de possibilité et genèse réelle, voir G. Deleuze, Différence et répétition (1968), Paris, PUF, 2011, p. 93-94.
  • [70]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 247 (Negative Dialektik. Jargon der Eigentlichkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2015, p. 203).
  • [71]
    M. Horkheimer, T. W. Adorno, La dialectique de la raison, op. cit., p. 110-112. Pour une analyse de la pitié chez Adorno, ainsi que sur son rapport à Rousseau, voir M. Cohen-Halimi, Stridence spéculative. Adorno, Lyotard, Derrida, op. cit., p. 125 sq.
  • [72]
    M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, op. cit.
  • [73]
    Sur ce point, voir l’article d’Olivier Voirol « Matérialisme interdisciplinaire et critique de la culture », in P.-F. Noppen, G. Raulet et I. Macdonald (dir.), Les Normes et le possible. Héritages et perspectives de l’École de Francfort, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2012, p. 19-51.
  • [74]
    T. W. Adorno, « À quoi sert encore la philosophie ? », in Modèles critiques, op. cit., p. 11-24.
  • [75]
    Ibid., p. 12.
  • [76]
    Idem.
  • [77]
    Ibid., p. 13.
  • [78]
    T. W. Adorno, « Le contenu de l’expérience », in Trois études sur Hegel (1957), Paris, Payot, 2003, tr. fr. É. Blondel et al., p. 70.
  • [79]
    T. W. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 27 : « La raison se comporte à l’égard des choses comme un dictateur à l’égard des hommes : il les connaît dans la mesure où il peut les manipuler. »
  • [80]
    Ibid., p. 30 : « Mais comme le moi individuel n’a jamais complètement disparu, la raison – même après l’époque libérale – a toujours sympathisé avec la contrainte sociale. L’unité d’une collectivité manipulée repose sur la négation de l’individu, elle est la caricature d’une société qui serait capable d’en faire un individu. »
  • [81]
    Dans un article qui entend caractériser les orientations adorniennes en philosophie sociale, Emmanuel Renault propose une définition de la théorie sociale : « Chez Adorno, l’idée de théorie sociale désigne le moment de la théorisation dans la connaissance des phénomènes sociaux plutôt qu’une sous-discipline particulière de la philosophie ou de la sociologie. Théorie sociale signifie aussi bien autoréflexion de la connaissance du monde social que construction des structures et des tendances sociales générales. » Cf. E. Renault, « Adorno : de la philosophie sociale à la théorie sociale », Recherches sur la philosophie et le langage, n°28, 2012, p. 229-256.
  • [82]
    T. W. Adorno, « Sociologie et recherche empirique » (1957), in Le Conflit des sociologies, Paris, Payot, 2016.
  • [83]
    T. W. Adorno, « Recherches expérimentales aux États-Unis », in Modèles Critiques, op. cit., p. 265-300.
  • [84]
    Il apparaît ainsi que la divergence qui oppose les positivistes et les dialecticiens en matière de sociologie porte sur le concept même de méthode. Adorno distingue la méthode entendue en un sens européen, comme critique de la connaissance, et la méthode entendue au sens américain de « methodology », c’est-à-dire de techniques pratiques d’enquêtes, cf. art. cit. p. 270.
  • [85]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 11-12.
  • [86]
    Selon la formule de A. Honneth dans sa préface aux écrits sociologiques d’Adorno dans Société : intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, tr. fr. P. Arnoux, J. Christ, G. Felten et F. Nicodème, p. 15.
  • [87]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §19, p. 48 : « La technisation a rendu précis et frustres les gestes que nous faisons, et du même coup aussi les hommes. Elle retire aux gestes toute hésitation, toute circonspection et tout raffinement. Elle les plie aux exigences intransigeantes, et pour ainsi dire privées d’histoire, qui sont celles des choses. C’est ainsi qu’on a désappris à fermer une porte tout doucement et sans bruit, tout en la fermant bien. Celles des voitures et des frigidaires, il faut les claquer ; d’autres ont tendance à se refermer toutes seules, automatiquement, invitant ainsi celui qui vient d’entrer au sans-gêne, le dispensant de regarder derrière lui et de respecter l’intérieur qui l’accueille. On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent. »
  • [88]
    Sur ce point, voir l’analyse de R. Jaeggi dans son article « Une critique des formes de vie est-elle possible ? Le négativisme éthique d’Adorno dans Minima Moralia », Actuel Marx, 2005/2, n°38, tr. fr. A. Berlan, p. 135-158.
  • [89]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 37.
  • [90]
    Sur ce point, on pourra se référer à M. Jay, Marxism and Totality. The Adventures of a Concept from Lukàcs to Habermas, Berkeley, University of California Press, 1984.
  • [91]
    T. W. Adorno, « Sociologie et recherche empirique », art. cit., p. 409.
  • [92]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort. La querelle allemande des sciences sociales, op. cit., p. 32.
  • [93]
    Idem.
  • [94]
    T. W. Adorno, Minima Moralia, op. cit., §29, p. 64.
  • [95]
    T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit., p. 419 : « L’universel, par lequel, comme par un instrument de torture, le particulier est comprimé jusqu’à éclater en mille morceaux, travaille contre lui-même, car il a sa substance dans la vie du particulier ; sans elle, il sombre et devient forme abstraite, séparée et effaçable. »
  • [96]
    Voir l’article de G. Nemer, « La question sociologique selon T. W. Adorno. Introduction aux cours de 1968 », Tumultes 2001/2, n° 17-18, p. 419-436.
  • [97]
    T. W. Adorno, « L’actualité de la philosophie » (1931), in L’actualité de la philosophie et autres essais, Paris, Rue d’Ulm, 2008, tr. fr. P. Arnoux et al., p. 21. S’il est vrai qu’entre 1931 et les années 1950-1960, Adorno est passé d’une « philosophie sociale » monodisciplinaire à une « théorie sociale » interdisciplinaire, la conception de la société comme énigme et la nécessité d’une démarche herméneutique restent des constantes de la philosophie adornienne (cf. Renault, E. « Adorno : de la philosophie sociale à la théorie sociale », art. cit.). Sur ce caractère énigmatique du monde social comme élément central de la sociologie adornienne, on pourra consulter l’excellent article de S. Müller-Doohm, « The Critical Theory of Society as Reflexive Sociology », in T. Huhn (dir.), The Cambridge Companion to Adorno, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
  • [98]
    Dans son Introduction à la sociologie, cours professé à l’Université de Francfort-sur-le-Main d’avril à juin 1968, Adorno s’efforce ainsi de mettre au jour le fondement positiviste des sociologies dominantes : là où Durkheim réifie le fait social en le traitant comme une chose, Weber se montre positiviste par le lien qu’il établit entre les sujets et les institutions par la seule rationalité de la totalité. Cf. T. W. Adorno, Einleitung in die Soziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1993, cité par Guillaume Nemer dans son article « La question sociologique selon T. W. Adorno. Introduction aux cours de 1968 », art. cit.
  • [99]
    Cf. G. Rinaldi, Dialettica arte e società. Saggio su Theodor W. Adorno, Urbino, Quattro Venti, 1994, p. 85-87.
  • [100]
    P.-L. Assoun, L’École de Francfort (1987), Paris, PUF, 2016, p. 93 : « La dialectique s’impose comme le rappel intransigeant de la nécessité d’un questionnement de l’autorité non questionnée de l’industrie de la science. »
  • [101]
    T. W. Adorno, De Vienne à Francfort, op. cit., p. 9.
  • [102]
    Ibid., p. 28.
  • [103]
    Ibid., p. 21.
  • [104]
    K. Marx, « Thèses sur Feuerbach », in Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982, p. 1033 (c’est Marx qui souligne).
  • [105]
    T. W. Adorno, Dialectique Négative, op. cit., p. 17.
  • [106]
    T. W. Adorno, Einleitung in die Soziologie, cité par Guillaume Nemer, art. cit.
  • [107]
    T. W. Adorno, M. Horkheimer, La dialectique de la raison, op. cit., p. 129 sq.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions