1 Né en 1955, Renaud Barbaras est professeur de philosophie contemporaine à l’Université de Panthéon-Sorbonne (Paris I). Spécialiste de Merleau-Ponty (De l’être du phénomène, Millon, 1991 ; Le tournant de l’expérience, Vrin, 1998) et de Patočka (Le mouvement de l’existence, La Transparence, 2007 ; L’ouverture du monde, La Transparence, 2011), il a donné une impulsion décisive à l’étude de ces auteurs en France. D’autre part, à partir d’une lecture critique de ces deux œuvres et d’autres penseurs issus principalement de la tradition phénoménologique, il a élaboré sa propre philosophie, qui part d’une phénoménologie pour déboucher sur une cosmologie et une métaphysique, centrée sur la notion de vie : Le désir et la distance (Vrin, 1999), Vie et intentionnalité (Vrin, 2003), Introduction à une phénoménologie de la vie (Vrin, 2008), La vie lacunaire (Vrin, 2011), Dynamique de la manifestation (Vrin, 2013), Métaphysique du sentiment (Le Cerf, 2016). Il a reçu le Grand prix de philosophie de l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre en 2014. Son audience est internationale, des colloques sur sa pensée ayant été organisés en Europe centrale et en Amérique latine.
2 Mathias Goy : Dans l’Introduction à une phénoménologie de la vie (et à nouveau dans Métaphysique du sentiment, p. 121), vous avez renvoyé la biologie à ses laboratoires, du fait qu’elle traite des organismes vivants et non de la vie elle-même. Elle ne peut donc pas selon vous donner d’indications au philosophe (je trouve d’ailleurs ce point de vue excessif car les résultats des sciences donnent toujours à penser au philosophe). On peut imaginer de votre part une même fin de non recevoir vis-à-vis de la cosmologie, qui parle du grand Objet, selon le mot de Merleau-Ponty, et non du monde au sens où vous l’entendez. De fait, la démarche de la science est objectiviste, et c’est d’ailleurs ce qui fait son succès et sa scientificité (même si dans le monde quantique il n’y a plus d’« objets » délimités au sens classique mais des entités corpusculaires-ondulatoires). Mais alors même que vous rejoignez la démarche des présocratiques, qui cherchaient un principe valable pour le Tout, c’est-à-dire aussi bien pour l’homme que pour le cosmos, peut-on vraiment ignorer les avancées et les difficultés de la cosmologie, qui de toutes les sciences est celle qui débouche le plus directement sur des questions métaphysiques ? En effet, les progrès incroyables de la cosmologie, qui nous permettent de connaître les premières secondes de l’univers, n’ont pas conforté celle-ci dans une sorte de scientisme triomphant, mais l’ont au contraire placé devant des mystères encore plus grands que ceux qu’elle a résolus (je pense à la matière noire, à l’énergie noire, etc.). Sans tomber dans un réalisme naïf (et c’est toute la difficulté), peut-on philosopher sur le Tout sans tenir compte du fait que l’univers actuel a une date de naissance, qu’il est en expansion, que la matière est née d’un refroidissement de l’énergie, que les quatre grandes forces de l’univers (nucléaires faible et forte, électromagnétique, gravitationnelle) étaient unifiées au moment de la naissance de l’univers, que la matière a « vaincu » l’antimatière, qu’il y a des trous noirs, qu’on ne peut pas dissocier la matière, l’espace et le temps, l’espace n’étant pas un cadre vide car il est courbé par la matière, le temps n’étant pas rectiligne et uniforme mais pouvant être ralenti, etc. ? Par exemple, si l’univers a une histoire, au point que l’espace-temps que nous connaissons n’a pas toujours existé et continue actuellement de se dilater, c’est qu’il est fini, et en mouvement. Cela ne pourrait-il pas entrer en résonance avec vos réflexions sur le mouvement et le proto-mouvement ? Car si le mouvement dont vous parlez n’est pas originellement objectif et spatial, il se sédimente bien comme tel. Et est-ce dans le seul mouvement qu’on peut trouver les conditions de possibilité du passage de la matière à la vie ?
3 Renaud Barbaras : À dire vrai, si la biologie ne traite pas de la vie car ce n’est tout simplement pas son objet, elle ne traite pas non plus des organismes vivants en tant que vivants mais, pourrait-on dire, seulement en tant qu’organismes. Cela revient à dire, à la suite de Canguilhem, qu’elle ne s’intéresse qu’aux conditions physico-chimiques du vivant. Ce qui n’exclut évidemment pas qu’elle donne à penser au philosophe, ne serait-ce que par les limites que rencontre cette approche analytique et objectivante. J’ai d’ailleurs été conduit à m’intéresser à des travaux de biologistes qui me semblaient ouvrir, au moins négativement, la voie d’une approche phénoménologique. La description que vous faites de ma position vis-à-vis de la cosmologie est tout à fait exacte. Ce qui me frappe le plus dans la cosmologie n’est pas sa richesse mais sa naïveté métaphysique, naïveté qui la conduit par exemple à parler de naissance de l’univers. Il me semble que la cosmologie met particulièrement bien en évidence l’écart entre une approche objectiviste et l’approche phénoménologique, de sorte que son principal mérite est de nous reconduire de l’univers au monde, des abstractions physiques à leur sol originaire, des planètes à cette Terre que je ne quitte pas même si je m’éloigne de la planète terre.
4 M. G. : Lors de la journée d’étude qui vous a été consacrée à l’Institut catholique de Paris à l’initiative de Camille Riquier (la première en France me semble-t-il), vous aviez précisé que votre discussion critique avec Michel Henry fut motivée par sa proximité thématique avec votre entreprise, mais sans que celui-ci ait constitué une source d’inspiration pour vous. Vous indiquiez parmi vos sources une réflexion de Derrida dans La voix et le phénomène, sur laquelle j’aimerais avoir votre commentaire a posteriori : « Philosophie de la vie, non seulement parce qu’en son centre la mort ne se voit reconnaître qu’une signification empirique et extrinsèque d’accident mondain, mais parce que la source du sens en général est toujours déterminée comme l’acte d’un vivre, comme l’acte d’être vivant, comme Lebendigkeit. Or l’unité du vivre, le foyer de la Lebendigkeit qui diffracte sa lumière dans tous les concepts fondamentaux de la phénoménologie (Leben, Erlebnis, lebendige Gegenwart, Geistigkeit, etc.) échappe à la réduction transcendantale et, comme unité de la vie mondaine et de la vie transcendantale, lui fraie même le passage. Quand la vie empirique ou même la région du psychisme pur sont mises entre parenthèses, c’est encore une vie transcendantale ou en dernière instance la transcendantalité d’un présent vivant que découvre Husserl. Et qu’il thématise sans poser pour autant la question de cette unité du concept de vie » (p. 9). De même, les toutes dernières lignes pourraient-elles se lire comme une anticipation de vos développements : « Et contrairement à ce que la phénoménologie – qui est toujours une phénoménologie de la perception – a tenté de nous faire croire, contrairement à ce que notre désir ne peut pas ne pas être tenté de croire, la chose même se dérobe toujours. Contrairement à l’assurance que nous en donne Husserl un peu plus loin, « le regard » ne peut pas « demeurer » » (p. 117).
5 R. B. : En effet, la philosophie de Michel Henry, pour laquelle j’ai une authentique admiration, m’a toujours semblée être aussi loin que possible de la vie en son effectivité et il est vrai que la voie que j’ai frayée se situe aux antipodes de celle de Michel Henry. Je me suis expliqué là-dessus à plusieurs reprises dans mes derniers livres. À dire vrai, même si j’ai de l’admiration pour certains de ses ouvrages, en particuliers les premiers, je ne suis pas du tout un lecteur de Derrida. Cependant, ce qui m’avait en effet frappé dans cette observation de La voix et le phénomène c’est que Husserl ne cesse de décrire l’activité transcendantale en termes de vie alors même que la vie empirique a été réduite. C’est là une invitation à penser un concept de la vie qui soit neutre vis-à-vis du partage entre empirique et transcendantal et qui conteste par là-même cette division. C’est plus précisément une incitation à comprendre que la vie n’est pas tant une propriété du vivant empirique que ce qui le constitue comme vivant et, à ce titre, le précède et le dépasse. En ce sens, il y a bien une vie transcendantale, ou plutôt la vie transcendantale est véritablement une vie, la vraie vie. En d’autres termes, il me semble qu’il faut se situer par-delà l’alternative entre un concept minimal et descriptif de la vie, comme ce qui est réductible aux propriétés des organismes vivants (concept qui est celui des biologistes et de la plupart des philosophes) et un concept vitaliste et métaphysique de la vie, comprise alors comme une force singulière, irréductible et sans modalités propres d’effectuation. Il est vrai à la fois que la vie est ce qui permet aux vivants d’être vivants, ce qui les fait être comme vivants et ce qui ne peut néanmoins être distingué de leur activité effective, de leur manière d’exister comme vivants. Autant dire que la vie doit être pensée à partir du mouvement, ou plutôt que tout mouvement est vivant, y compris et d’abord l’archi-mouvement du monde, qui relève donc de ce que je nomme une archi-vie. C’est en raison de notre inscription dans cette archi-vie, inscription qui implique aussi une séparation, que nous sommes vivants. Être vivant c’est donc procéder de la vie sur le mode de la perte, c’est, à la lettre, avoir perdu la vie. C’est en ce sens que, comme le disait Roger Munier, la mort est derrière nous, que notre vie empirique est l’envers d’une mort métaphysique – ce qui signifie aussi que notre mort empirique est synonyme d’un retour à la vie, est une naissance métaphysique.
6 M. G. : Depuis cette journée d’étude, il y a eu d’autres colloques sur votre œuvre, en Europe et en Amérique. Or, on se demande toujours ce qu’un auteur vivant peut retirer des lectures qui lui sont consacrées : êtes-vous surpris par la manière dont vous êtes lu ? Avez-vous appris quelque chose de ces regards extérieurs ? Y a-t-il des différences entres les réceptions américaines et européennes ?
7 R. B. : Non, je n’ai jamais vraiment été surpris par les lectures qui ont été faites de mon travail. En revanche, elles m’apprennent beaucoup, à la fois au sens où elles me permettent de prendre du champ par rapport à mon propre travail, de me décentrer et où elles m’éclairent sur moi-même en me faisant voir des aspects ou des dimensions que je n’avais pas aperçues. Ces lectures sont donc le plus souvent éclairantes et stimulantes. Quant à la différence entre les réceptions américaine et européenne il est trop tôt pour en parler. Les deux colloques qui m’ont été consacrés, au Brésil et au Chili étaient très européens, non seulement parce qu’il y avait des intervenants européens mais surtout parce que tous les intervenants appartenaient à la tradition phénoménologique européenne.
8 M. G. : Vous désignez vous-même comme centre de votre réflexion la question husserlienne de l’a priori universel de la corrélation, c’est-à-dire le rapport entre le « sujet » et le « monde ». Et en effet, votre critique de Husserl, votre dépassement de Merleau-Ponty et votre réappropriation de Patočka peuvent se lire dans cette perspective, avec le passage d’une phénoménologie du désir à une ontologie de la vie jusqu’à une cosmologie et une métaphysique du mouvement. Or, dans ce parcours qui procède par approfondissements successifs, et qui est en cela d’une grande cohérence, il y a une sorte de point aveugle, qui est la question de l’intersubjectivité, et avec elle le domaine de l’éthicopolitique. Que le sujet ne soit pas seul face au monde mais toujours déjà dans un monde commun et partagé, constitue une sorte de difficulté originelle de la phénoménologie, qui soit le reconnaît pour l’évacuer (Husserl, Heidegger) ; soit le reconnaît de manière aporétique (Sartre), soit le reconnaît pour lui donner une place centrale, mais comme accès à une métaphysique qui vient relativiser et peut-être compromettre l’enracinement phénoménologique (Lévinas). Curieusement, dans votre premier livre à vocation pédagogique sur Autrui, vous finissiez sur Lévinas. Par delà des oppositions frontales (transcendance pure versus transcendance dans l’immanence, désir d’infini versus désir du monde, etc.), ne peut-on trouver une sorte d’affinité secrète, ou en tous cas quelques points de convergence avec Lévinas, notamment dans l’idée qu’une ontologie phénoménologique n’a pas son sens ultime en elle-même et doit être dépassée par une métaphysique ?
9 R. B. : Que le sujet soit toujours déjà dans un monde commun et partagé ne signifie pas nécessairement que la relation aux autres soit constitutive de l’essence du sujet. La perspective dans laquelle je me situe consiste justement à considérer non seulement qu’il est possible de faire abstraction de cette dimension sans compromettre l’accès à l’essence du sujet mais, plus encore, que c’est au niveau de cette couche solipsiste, de cette expérience originaire du monde que l’on peut accéder véritablement à ce qui fait l’être du sujet et se donner par là-même les moyens de rendre compte de l’intersubjectivité. Autrement dit, le premier Autre ce n’est pas autrui mais le monde et c’est dans la relation à cette altérité première que s’enracine la possibilité de la relation aux autres. Sur cette question, je m’inscris nettement dans la postérité merleau-pontienne plutôt que dans la ligne husserlienne. Il est vrai que, jusqu’ici, je m’en suis tenu à l’épreuve du monde par un sujet solitaire, à l’expérience originaire d’un percevant qui n’est pas encore un individu et encore moins une personne. Cependant, dans mon prochain ouvrage, intitulé Le désir et le monde, je me confronte pour la première fois à la question de l’intersubjectivité à travers le problème du désir. En effet, et c’est bien là l’expression même du primat de l’altérité du monde dont je viens de parler, je comprends le désir, que je nomme transcendantal, comme la modalité première de l’ouverture au monde, bref comme l’essence même de la perception. Le désir n’est pas d’abord ce qui me rapporte à un autre mais ce qui ouvre le monde en son excès inassignable et irréductible vis-à-vis des étants mondains, c’est-à-dire en sa profondeur. Cependant, même si le désir transcendantal n’est pas le désir empirique, l’usage de ce terme n’est pas arbitraire : c’est bien de cela que nous nommons couramment désir qu’il s’agit. Il s’ensuit qu’il doit être possible de rendre compte de notre désir, au sens proprement sexuel, à partir du désir transcendantal, que c’est dans la nature même de notre relation au monde que réside le secret de notre relation aux autres. C’est à cette question que je m’attache dans cet ouvrage à paraître. J’y montre que le désir proprement dit procède de ce que je nomme une désublimation du désir transcendantal, qu’il y va donc encore du monde dans mon rapport aux autres, ceux-ci ayant pour singularité de constituer comme une brèche vers le monde – comme si, avec l’autre, le monde se repliait sur lui-même, comme si, grâce à l’autre, la relation même au monde parvenait à se figurer au sein du monde. Bref, comme vous le voyez, il me semble que c’est au sein même du rapport au monde que se fonde la possibilité d’un rapport aux autres, ce qui revient aussi à affirmer que la relation à l’autre n’est jamais frontale, que ce soit sur le mode sartrien ou lévinassien, mais, au contraire, toujours latérale.
10 Dès lors, il me semble que ma perspective n’a aucune affinité avec celle de Lévinas. En effet, même si celui-ci parle de désir, au moins dans Totalité et infini, j’ai montré à plusieurs reprises que ce désir n’a du désir que le nom dans la mesure où il exclut l’horizon d’une satisfaction possible, où il est « désir d’un pays où nous ne naquîmes point », où la modalité de la relation à l’autre est la séparation. En effet, le désir comme tel enveloppe la possibilité d’une satisfaction, même si celle-ci est toujours différée, et s’il n’y a pas de désir sans séparation il n’en reste pas moins que celui-ci est visée de réconciliation, recherche de satisfaction et non acceptation de la séparation. Que la perte ou la séparation soit le ressort, l’aiguillon du désir ne signifie pas qu’elle en soit l’essence. Dès lors, si je parle de métaphysique, c’est en un sens très éloigné de celui qu’elle a pour Lévinas. Alors qu’elle dessine pour lui l’espace de ce qui excède l’ontologie, espace qui est effectivement ouvert par l’Autre, elle ne prend sens pour moi qu’au sein de l’ontologie et, plus précisément, de la cosmologie. Elle renvoie à l’archi-événement par lequel le monde se sépare de lui-même pour donner lieu à cette épreuve singulière de lui-même que l’on appelle sujet. La métaphysique ne concerne donc pas un Autre transcendant le monde mais cette séparation au sein du monde, séparation qui l’affecte sans qu’il en soit la source – et c’est pourquoi je parle d’événement – et par laquelle il peut paraître. La métaphysique concerne pour moi l’événement même de la phénoménalité et non l’avènement d’un plan qui excéderait la phénoménalité.
11 M. G. : D’autre part, Lévinas a me semble-t-il l’immense mérite d’aborder frontalement la question du mal. Face à ce défi majeur pour l’humanité, c’est la phénoménologie tout entière qui paraît démunie, et on comprend que H. Arendt ait eu un regard critique sur sa formation initiale (le moins que l’on puisse dire de Heidegger étant que sa pensée ne l’a pas protégé contre le mal politique). L’éthique, qui tient lieu de philosophie première à Lévinas selon un geste audacieux, est une manière de répondre au mal et de le prévenir. Mais cela veut dire que le mal est un fait, dont il faut rendre compte. Or, ce fait est assez puissant pour ruiner l’intellectualisme, qui est la pente naturelle des philosophes. Dans la mesure justement où vous contestez l’intellectualisme et cherchez à enraciner la liberté dans le corps vivant plutôt que dans la conscience, comment aborderiez-vous cette question ?
12 R. B. : Je vous avoue que je me sens particulièrement démuni face à cette question. Il est sans doute significatif que, chez Lévinas, l’éthique vienne pour ainsi dire en lieu et place de la phénoménologie, que la phénoménalité même se confonde avec l’injonction du visage, comme si la phénoménologie ne pouvait prendre en charge la question qu’en se faisant éthique de part en part. C’est là assurément l’indice d’une difficulté fondamentale pour la phénoménologie de penser la dimension éthique à partir de ses propres armes et Patočka est, à mes yeux, le seul à avoir esquissé les conditions d’un passage de la phénoménologie à l’éthique, notamment avec sa théorie des trois mouvements de l’existence. Quant au fait du mal, il vient assurément contester l’intellectualisme mais j’ai envie d’ajouter que l’on n’a pas besoin d’aller jusque là pour en finir avec l’intellectualisme : il suffit de tenter de penser la moindre relation à autrui pour constater son impuissance. Concernant le mal, je serais enclin à le comprendre comme la conséquence de notre situation métaphysique, qui est celle de la finitude, c’est-à-dire de la séparation, à y voir comme une possibilité du désir, ou plutôt son envers.
13 M. G. : Quand on vous pose la question d’une éventuelle proximité avec Schelling, vous répondez que vous auriez du mal à vous sentir proche d’une philosophie que vous lisez très peu et comprenez difficilement. De même, Nietzsche ne fait pas partie de vos références. Il a cependant commencé (dès La naissance de la tragédie) par une cosmologie, et sa philosophie de la vie pose un problème analogue au vôtre : comment la vie peut-elle s’éloigner d’elle-même, se séparer d’elle-même ? Nietzsche, en métaphysicien critique de la métaphysique et en moraliste critique de la morale, situe aussi cette question sur le terrain des valeurs. Avec sa modestie caractéristique, il affirmait qu’il écrivait pour les deux siècles à venir, en annonçant l’avènement du nihilisme, qui est l’épreuve de la dévalorisation de la vie, de la négation de la vie par elle-même, et non l’oubli de l’être ou le triomphe de la technique, comme Heidegger a voulu l’interpréter. Or, l’Histoire n’a pas pris la peine de le démentir : après le xx e siècle qui fut celui des crimes contre l’humanité, le xxi e siècle est celui des crimes contre la nature. Même si vous ne vous êtes pas aventuré sur cet aspect civilisationnel (qui est un terrain glissant), comment expliquer à partir de votre philosophie qu’un être vivant s’arroge le droit de vie et de mort, c’est-à-dire de mort, sur les autres formes de vie ? (car il y a une différence entre tuer des êtres vivants pour se nourrir et faire disparaître des espèces entières au point de provoquer une nouvelle extinction des espèces, même si les deux posent des questions éthiques et philosophiques). À partir de vos affirmations sur les êtres humains qui sont les séparés, les exilés de la vie (« être vivant, c’est être séparé de l’archi-vie, c’est manquer, non pas de vie mais de la vie », Métaphysique du sentiment, p. 120), comment peut-on comprendre que l’homme détruise son milieu de vie en oubliant la vie qu’il est ?
14 R. B. : C’est là un ensemble complexe de questions, auxquelles il m’est difficile de répondre dans ce cadre. Néanmoins, il me semble que vous esquissez vous même la réponse ou, en tout cas, son principe. Si notre situation est celle de l’exil ontologique, si nous sommes séparés de l’archi-vie et, plus encore, existons au lieu même ou sur le mode de cette séparation – ce qui nous distingue en effet des autres vivants qui sont encore, quant à eux, en prise sur l’archi-mouvement du monde – il n’est pas étonnant que la vie nous soit devenue étrangère et que à peu près tout soit permis. Il est donc absolument nécessaire et urgent de prendre la mesure de notre appartenance cosmique par-delà l’archiévénement séparateur, de comprendre que si nous sommes exilés de la vie, toute la force de notre désir procède de sa puissance à elle. Tel est le sens de l’alliance entre écologie et poétique que l’on voit se dessiner dans les travaux de Jean-Christophe Bailly, de Jean-Claude Pinson et de quelques autres.
15 M. G. : On peut trouver une homologie de vocabulaire et de structure entre votre « métaphysique négative » (Dynamique de la manifestation, p. 277) et la théologie négative des néoplatoniciens : dans la métaphysique négative, le monde comme archi-mouvement ou surpuissance, se déborde lui-même et s’absente dans ses donations, tandis que le sujet qui reçoit le monde tout en étant partie du monde est exilé de lui-même dans l’épreuve du vivre, qui l’éloigne de lui-même au moment où elle le met en contact avec lui-même. Dans la théologie négative, l’Un est cette superessence ou ce Rien qui diffuse l’être à toutes les réalités, qui sont comme ses concrétions, à la fois toutes éloignées de lui et renvoyant à lui comme leur origine vers laquelle elles sont nostalgiquement tournées. L’homme éprouve lui-même en son être cet exil et ce désir de retour jamais entièrement accompli. La correspondance, me semble-t-il, va au delà du fait qu’il s’agit de deux hénologies, même si cela vous situe déjà dans une proximité remarquable dans l’histoire de la philosophie. Qu’en pensez-vous ? D’autre part, quel serait le sens de l’absolu dans votre œuvre ? L’absolu est-il le monde, comme absolu de réalité qui ne se donne que fragmentairement à travers ses apparitions, par un recul sur lui-même ? Ou est-il dans l’archi-vie ou archi-mouvement du monde ?
16 R. B. : Vous touchez là un point décisif et la description que vous faites de l’homologie entre ma perspective et l’hénologie est incontestable. En vérité, si j’avais à me situer au sein des grands partages de la métaphysique, je me placerais sans hésiter, comme Bergson ou Patočka, du côté du néo-platonisme. Je voudrais cependant clarifier un point : il faut distinguer la manière dont le monde s’absente de ses donations, pour reprendre votre formule, de la manière dont il s’absente de lui-même et, en vérité, se perd dans le sujet. Au premier niveau, qui est celui du procès de mondification, le monde s’accomplit en se différenciant en son sein, c’est-à-dire en produisant des étants individués. Le procès de mondification est un procès d’individuation par différenciation et si le monde s’absente des étants qu’il fait naître en son sein c’est seulement en raison de sa surpuissance car, en vérité, chaque étant est une production et donc une ostension du monde. Nous sommes ici sur un plan d’immanence, qui est le plan cosmologique. D’autre part, le monde est affecté par une limitation de sa puissance qui le conduit à se séparer de lui-même, à tomber hors de lui-même, limitation qui ne peut être le fait de sa surpuissance (la puissance n’est pas puissance de sa propre négation). Elle relève de l’archi-événement, unique et véritable figure du négatif. Ainsi, à la différence des autres étants mondains, pris dans le tissu du monde et se différenciant en son sein, l’individuation des vivants relève d’une séparation – ce qui revient à reconnaître qu’il y a deux modes d’individuation pensables. C’est pourquoi les vivants existent sur le mode du désir et on pourrait dire en effet avec vous que tous les vivants sont éloignés du monde et renvoient en même temps à lui comme leur origine vers laquelle ils sont nostalgiquement tournés. C’est en ce point, qui est pour moi le lieu même de la métaphysique, que l’homologie avec l’hénologie néo-platonicienne se justifie. Cependant, d’une part, ce serait en toute rigueur un néo-platonisme inversé puisque le monde est pour ainsi dire à la place de l’Un et, d’autre part, la manière dont le sujet procède de l’archi-événement ne peut pas être confondue avec celle dont les hypostases procèdent de l’Un. En vérité, c’est pour moi une question, qui va faire l’objet de travaux futurs, de comprendre en quoi consiste exactement la scission archi-événementiale du monde : ce n’est en tout cas ni une création, ni une expulsion au sens gnostique, ni une procession. Il me semble qu’il y a là une nouvelle modalité de la genèse, qui reste largement à penser. Enfin, concernant l’absolu, il n’y a pas d’alternative entre les voies que vous proposez : l’absolu c’est le monde, c’est-à-dire cet archi-mouvement ou cette archi-vie que se nourrit de ses œuvres et ne se donne donc qu’en se retirant de ce qu’il donne. Plus précisément, c’est en comprenant le monde de manière processuelle, comme archi-vie ou surpuissance, que l’on fait véritablement droit à son absoluité, que l’on prend la mesure de ce fait premier qui est au fond tout ce qu’il y a à penser, à savoir : il y a le monde.
17 M. G. : Une philosophie de la vie ne peut éluder la question de la mort, et vous ne l’éludez pas, en reprenant notamment les analyses critiques de Jonas sur l’ontologie de la mort : la vie doit selon vous être pensée à partir d’elle-même et non à partir de la mort. Cependant, vos formulations parfois un peu techniques tendent à effacer le caractère tragique de la mort (je pense aux dernières lignes de l’Introduction à une phénoménologie de la vie où la mort est définie comme « renoncement au renoncement constitutif du désir »). Pourriez-vous ressaisir le sens de la mort dans votre œuvre, non seulement d’un point de vue ontologique, mais d’un point de vue existentiel ? D’autre part, peut-on trouver une conciliation possible à cette ligne de fracture, si bien analysée par Henri Birault, entre d’une part la tradition qui va d’Épicure à Sartre en passant par Spinoza, où la mort est cet événement extérieur qui m’arrive « par dessus le marché » selon le mot de Sartre, et celle de Platon-Pascal-Heidegger, où la mort est le secret de l’existence et comme son pôle magnétique, venant à la fois briser la vie et la révéler à elle-même ?
18 R. B. : Je commencerai par la seconde partie de votre question en vous disant que, en effet, je me situe clairement du côté de la première tradition que vous évoquez. Ce que Heidegger dit de la mort m’a toujours paru phénoménologiquement faible (il y a nombre d’autres choses que personne ne peut vivre ou faire à ma place) et surtout arbitraire. Au contraire, je me suis très tôt senti proche de Sartre sur ce point et l’article de Birault auquel vous faites allusion m’avait frappé à l’époque où je l’ai lu. La vie est désir, c’est-à-dire quête, avancée, création, profusion et la mort nous arrive vraiment de surcroît. Pardonnez-moi de revenir à l’ontologie mais dire que notre individuation relève d’un archi-événement, c’est dire au fond que notre vie (au sens de notre êtreen-vie) est radicalement contingente et par conséquent que la mort, qui est désindividuation, l’est tout autant. Tout ce que l’on peut dire c’est qu’elle arrive, qu’elle finit par arriver mais ce qui polarise la vie n’est pas sa fin mais bien la satisfaction du désir, qui ne signifie pas son extinction mais son intensification. En ce sens, il faut dire que la mort n’est pas la fin de la vie, puisqu’elle est retour à l’archi-vie, mais la fin du désir. D’un point de vue existentiel je n’ai donc pas grand chose à dire. Vivons tant que nous sommes vivants.
19 M. G. : Votre dernier livre, Métaphysique du sentiment, comporte une dédicace, à vos enfants et à la mémoire de votre mère. La paternité, qui pour Merleau-Ponty est une institution, a-t-elle infléchi votre philosophie, ou auriez-vous écrit exactement les mêmes livres sans cette expérience ?
20 R. B. : Il m’est vraiment impossible de répondre à cette question, ne serait-ce que parce que je suis incapable de savoir ce que j’aurais écrit si la vie avait été autre. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il n’y a évidemment pas de lien de causalité directe entre une expérience comme la paternité et la pensée. En revanche, un même mode d’exister, qui signifie aussi une certaine expérience fondamentale, peut s’exprimer à la fois sous la forme d’un certain investissement dans une expérience telle celle de la paternité et sous celle du développement d’une certaine intuition philosophique.
21 M. G. : Métaphysique du sentiment est divisé en deux parties, la première présentant une sorte de récapitulatif de votre pensée, même si cette synthèse se prolonge dans des analyses originales sur le langage notamment. Doit-on en déduire que Dynamique de la manifestation constitue le noyau de votre œuvre à présent stabilisée, noyau autour duquel vont rayonner des réflexions ultérieures sur l’érotique, l’esthétique, etc. ?
22 R. B. : Je ne peux évidemment pas préjuger de l’avenir mais, en effet, Dynamique de la manifestation constitue à mes yeux un certain accomplissement et donc le noyau théorique à partir duquel je peux poursuivre mon travail. Métaphysique du sentiment en procède, ou plutôt vient le compléter en répondant à la question de la condition de possibilité phénoménologique du discours, cosmologique et métaphysique, que j’y tiens. De même, Le désir et le monde, ouvrage à paraître, reprend frontalement la question du désir à la lumière des acquis de Dynamique de la manifestation, même s’il s’engage aussi dans une voie, évoquée plus haut, qui est absente de l’ouvrage de 2013. Enfin et surtout, comme je vous le disais précédemment, ce qui constitue le noyau de cet ouvrage, à savoir la théorie de l’archi-événement en son articulation avec l’archi-mouvement du monde, relève plus de ce qui demeure à penser que de ce qui est théoriquement acquis. C’est notamment à cette tâche d’élaboration de ce noyau théorique que je souhaite maintenant me consacrer.
23 M. G. : Métaphysique du sentiment présente un paradoxe : vous énoncez dès les premières lignes votre ambition de donner au poétique un statut ontologique éminent, et donc à la poésie toute sa valeur philosophique. Par rapport à ce projet, le lecteur est à la fois comblé et frustré. Comblé car on trouve bien une métaphysique du sentiment et une théorie du langage qui jettent les fondements d’une lecture ontologique et métaphysique de la poésie. Frustré car à part une brève citation de Yves Bonnefoy, on ne trouve aucune citation de poète qui viendrait accompagner votre propos (ce qui vous met, du point de vue de l’écriture, aux antipodes d’un Jean-Louis Chrétien). De manière générale, si vous vous référez parfois à Philippe Jaccottet dans vos cours, on ne trouve pas dans vos écrits francophones de commentaire poétique (à part la référence à Roger Munier commentant Rilke). Quelle est la raison de cette discrétion ? Est-ce par respect pour le texte poétique, qui vous retient d’embrigader les poètes à des causes philosophiques ? Ou est-ce parce que vous estimez que Bonnefoy ou Jaccottet sont les meilleurs commentateurs de leur démarche poétique ?
24 R. B. : À dire vrai, Métaphysique du sentiment est issu d’un cours de Master qui portait sur « Phénoménologie et poétique » et qui devait comporter une dernière partie sur la poésie proprement dite, comme figure ou modalité privilégiée du poétique et, par conséquent, du sentiment. C’est en écrivant ce cours que j’ai été conduit, de manière un peu inattendue, à élaborer cette théorie du sentiment, qui m’a parue justifier ensuite une publication autonome. L’année universitaire s’achevant, je n’ai pu écrire la dernière partie consacrée à la poésie mais cela tombait bien car j’ai vite compris que je n’étais pas en mesure de réaliser ce programme, c’est-à-dire au fond de traiter de l’essence de la poésie de front. C’est évidemment une tâche impossible, à laquelle plus personne ne se risquerait, et tout ce que je pouvais faire alors était illustrer mon propos par quelques textes poétiques, ce qui n’aurait pas fait beaucoup avancer les choses. D’une certaine façon, j’ai déjà dit dans cet ouvrage ce que j’ai à dire de la poésie comme telle : j’ai tenté de la situer dans l’économie de l’être et de notre rapport au monde. Maintenant, parler des œuvres poétiques est une tout autre tâche qui n’a d’intérêt que si elle ne se limite pas à une illustration d’acquis théoriques. Elle relève d’un autre registre, qui reste à trouver et ne peut en tout cas pas être celui de la pure philosophie telle que je la pratique. C’est donc déjà une question très difficile de savoir comment parler de la poésie, non pas en l’enrôlant dans un édifice théorique mais au contraire en se laissant enseigner, éclairer par elle. Je n’ai pas la réponse mais je pense de plus en plus que si je dois écrire un jour sur la poésie au lieu de me contenter de la fréquenter, ce sera sous la forme d’un essai sur Philippe Jaccottet. Je ne sais pas si j’en serai capable.
25 M. G. : Votre théorie du langage est conforme à votre anthropologie privative : l’homme est le vivant qui perdu la vie, et sa capacité à parler est la puissance de son impuissance : « Alors que les autres mouvements nous relient au monde, la parole nous en sépare, ou plutôt elle est l’avènement même de la séparation, la réalité du signe est celle d’une mise à distance ou d’une déchirure, il n’est pas relation mais rupture de la relation » (Métaphysique du sentiment, p. 150). Mais comme toujours chez l’homme qui est à la fois un peu moins et un peu plus qu’un animal, sa déficience est simultanément un privilège, puisque le signe est la marque en l’homme de l’archi-événement de la scission : « la réalité ontologique du signe est d’abord celle (métaphysique) d’un événement, celui d’une rupture avec le monde. En d’autres termes, c’est dans et par le signe que s’accomplit cet absentement du monde qui est la condition de l’émergence du sens : le signe est le visage même de notre désir, pour autant que ce désir fait l’épreuve de la perte du monde » (p. 150). Nous parlons parce que nous désirons, et nous désirons parce que nous parlons. La parole est d’ailleurs si bien incarnée dans la voix, qu’il suffit d’une ou deux syllabes (« allô ? ») pour reconnaître la personne qui parle, comme vous vous plaisez à le rappeler dans vos cours. La voix est ainsi « le mouvement même du désir… au sens du visage moteur de ce pur désir, mouvement d’un désir sans mouvement, aspiration sans satisfaction possible » (p. 146). Cependant, le chant, en renversant la priorité du sens sur le son, et en replongeant la phonation dans l’incarnation vivante par la mise en avant de l’ondulation sonore où il se déploie, n’est-il pas une tentative d’atteindre le mouvement de la vie au moment même où il en exprime le désir ? Autrement dit, le caractère sublime du chant, sa surpuissance émotionnelle ne témoignent-ils pas de cette réconciliation unique (et en un sens magique puisqu’elle cesse avec lui) de l’homme et du monde, où la signification, au lieu d’être séparante, ne fait plus qu’un avec le vibrato de la vie ?
26 R. B. : J’accueille avec intérêt et reconnaissance vos observations sur le chant. Au fond, dans le chant, le son serait comme un témoignage de l’appartenance dans la séparation et donc un moyen de rejoindre le monde à distance du monde. En cela, le chant accomplirait ce qui advient dans le poétique tel que je l’ai défini, à savoir une manière de porter le langage à sa propre limite, d’en faire un recours contre lui-même, bref d’ouvrir au monde même dans l’élément de la séparation. S’il est vrai que la poésie est lyrique par essence, le chant en serait alors l’accomplissement : il serait l’élément même du sentiment ou le sentiment réalisé. On peut cependant se demander s’il ne relève pas plutôt d’un passage à la limite. Si, comme vous le dites, le chant est réconciliation de l’homme et du monde, coïncidence avec le vibrato de la vie, n’est-ce pas alors l’élément même du sens qui disparait en même temps que la séparation ? Ce qui revient à dire que le sens est toujours le prix à payer pour la fusion. En cela, finalement, le chant serait notre part animale, exode au sein de l’exil et comporterait ainsi une dimension mortelle.
27 M. G. : Métaphysique du sentiment, en analysant le sentiment comme manifestant le lien originaire du sujet au monde, vient prolonger et compléter votre théorie du désir, comme vous l’indiquez notamment en conclusion : « Tout se passe comme si le désir tentait de combler l’écart ouvert par le sentiment entre lui-même et le monde, ou encore de franchir effectivement l’abîme creusé par l’archi-événement » (p. 260). Ce que vous appelez sentiment est au final la disposition ou tonalité affective, la Stimmung de Heidegger, même si vous vous démarquez de lui du fait de son approche encore trop subjectiviste à vos yeux. Il ne s’agit pas d’abord de tel ou tel sentiment mais de la puissance d’être affecté, par laquelle le monde glisse entre le sujet et lui-même. Néanmoins, vous insistez plutôt sur la joie ou l’amour, c’est-à-dire sur les sentiments qui nous portent au delà de nous-mêmes vers la surpuissance du monde qui nous exalte : du monde en général pour la joie de la création artistique, du monde médiatisé par celui d’un être aimé pour la joie amoureuse. Pour explorer la puissance de révélation de ces sentiments, vous annoncez de prochains travaux consacrés à une érotique et à une esthétique. D’autres vous ont précédé dans ces recherches (Marion pour l’érotique, Heidegger, Merleau-Ponty, Henry, Garelli, Dufrenne, Maldiney pour l’esthétique), et l’on attend avec impatience vos dialogues critiques sur ces questions. Mais s’il revient au philosophe d’explorer la portée ontologique du sentiment du beau, il doit aussi convenir que nous ne sommes pas toujours joyeux, amoureux ou éblouis par l’art. En effet, le monde est une basse continue que je ne peux interrompre, au point de susciter parfois en moi la nausée (Lévinas, Sartre), ou l’ennui (Heidegger dans le cours de 1929-30). D’autre part, aussi bien dans l’art que dans l’amour, il y a une révélation du monde qui reste toujours ambivalente (comme vous le signalez vous-même) : l’art peut nous faire oublier le monde dans l’imaginaire et l’amour peut nous retourner contre le monde en révélant une puissance mortifère (voir « De l’affirmation à la négation du monde dans la parole érotique » de Jean-Louis Chrétien, Philosophie, 2012/3, n°114). Autrement dit, il y a dans les deux cas le risque d’une perte du monde, propre à la folie, ces risques étant co-substantiels à la force de ces sentiments. Est-ce en cela notamment qu’ils vous paraissent plus profonds que la nausée ou l’ennui, qui ne font que renvoyer obstinément au Il y a du monde ?
28 R. B. : À dire vrai, le sentiment dont je parle dans ce livre ne doit pas être confondu avec les sentiments et il se situe en cela à un autre niveau que celui de la Stimmung. Comme je le précise d’emblée, ce sentiment n’a pas d’autre nom que lui-même. La raison en est qu’il ne se rapporte pas à un monde déjà donné, comme une émotion, ni ne dévoile une certaine tonalité du monde ou le monde à travers une certaine tonalité, précisément comme la Stimmung. Le sentiment ouvre le monde lui-même et comme tel, ce monde dont nous provenons et qui a été perdu dans et par l’archi-événement et cela en quelque sorte directement, par-dessus les étants et les mondes plutôt qu’à travers eux. Il est en ce sens de l’ordre d’une noèse, comme le dit Dufrenne, car il nous dévoile ou découvre quelque chose mais sa portée excède celle des étants mondains puisqu’elle va jusqu’à leur sol originaire. Cependant, cette puissance dévoilante, cette activité singulière est l’envers d’une passivité radicale, passivité plus originaire que celle de l’affect puisqu’elle est accueil de la transcendance même, pure disponibilité. C’est en ce sens que le sentiment n’est sentiment de rien, qu’il n’a aucun contenu propre : il est au contraire ce vide qui est à la hauteur ou plutôt à la profondeur du monde, vide au sein duquel la transcendance de ce monde peut affleurer. C’est donc en se faisant pure passivité, plus radicale que tout affect, qu’il peut éclairer par-delà toute connaissance, c’est-à-dire surmonter la scission archi-événementiale. C’est pourquoi il faut le penser comme un événement plutôt que comme un contenu, aussi subjectif ou immanent soit-il – précisément comme un contre-événement. Bien entendu, le sentiment tel que je le définis n’est pas étranger à ce que nous entendons couramment par ce terme mais il se situe à un autre niveau que les sentiments. Le sentiment est ce qui s’éprouve en tous les sentiments par-delà leur différence, il renvoie à leur noyau de passivité ou au pâtir en chacun d’eux : il en désigne à la fois l’essence et, en quelle sorte, la basse continue. Cependant, si le sentiment est sentiment du monde et s’il est vrai qu’il y a des étants privilégiés en lesquels le monde comme tel transparaît ou se figure, comme s’il se repliait en un point de lui-même, alors, en effet, les sentiments qui nous rapportent à ces étants acquièrent un statut privilégié, en quelque sorte emblématique du sentiment. Telle est précisément la place que je confère, à l’instar de Mikel Dufrenne, à l’amour et au sentiment esthétique : tous deux nous ouvrent à un monde et, à travers lui, au monde.
29 M. G. : Vous avez écrit sur la danse, dont on comprend très bien en effet qu’elle soit cet art originaire, non seulement au sens chronologique mais au sens philosophique, le corps dansant exprimant le mouvement du désir toujours recommencé et jamais objectivé, incarnant la « chasse sans prise » de l’être. Mais vous restez discret sur la musique, qui est pourtant ce qui meut les danseurs, par l’impulsion du rythme et les courbes de la mélodie. Ne peut-on voir la musique, sur les traces de Schopenhauer, comme une sorte d’expression directe du mouvement originel, antérieur à toutes ses sédimentations mondaines ? La musique, faite de rythmes et d’intensités en perpétuel devenir, n’est-elle pas une expression du mouvement de la vie et de ce que vous appelez l’archimouvement ? C’est-à-dire plus que les « épures de l’être » dont parlait Merleau-Ponty ?
30 R. B. : Je vous remercie pour cette question, qui souligne cette tendance que j’ai eue à faire l’impasse sur la musique, à l’instar d’ailleurs de beaucoup de phénoménologues (vous rappelez les propos expéditifs de Merleau-Ponty). Que la musique doive être prise en considération va de soi mais je ne suis cependant pas certain qu’il faille l’aborder par la danse, comme cela qui mettrait les danseurs en mouvement. Y a-t-il un ordre de priorité évident entre la musique et la danse ? N’y aurait-il pas un concept du rythme plus profond que le partage de la danse et de la musique, une sorte de pré-danse ou de pré-musique mettant en mouvement indistinctement le chant et le geste (et le geste de l’instrumentiste) ? Je ne suis pas en mesure de répondre vraiment aux questions que vous posez, dont l’inspiration est schopenhauerienne. Ce qui est certain c’est que, en toute cohérence, je ne peux pas conférer à la musique une place à part, qui la situerait à un autre rang que les autres arts, comme le faisait Schopenhauer. Sur ce point, je serais enclin à vous renvoyer à ce que j’ai déjà dit sur le chant. La musique serait en quelque sorte une tentative plus radicale de rejoindre l’archimouvement du monde dans la séparation, de dériver vers le monde dans l’exil. En cela, elle serait en effet une expression ou un élément privilégié du sentiment et donc une modalité éminente du poétique. Il n’en reste pas moins qu’elle ne nous permet pas d’échapper à l’exil, si ce n’est illusoirement et qu’elle n’est susceptible de surmonter la séparation que dans la séparation. Je veux dire par là que les tentatives de coïncidence immédiate avec le mouvement de la vie sont vaines et ne peuvent conduire qu’à radicaliser l’exil. Comme la poésie, la musique n’a de chance de nous ouvrir au monde qu’à la condition d’accepter d’abord la condition de l’exil, ce qui signifie tout simplement qu’elle suppose la complexité d’une grammaire, etc. Il n’y a donc aucune expression directe du mouvement originaire, aucun accès immédiat au monde : c’est au contraire seulement en s’enfonçant dans l’élément de la séparation, qui est celui des signes, verbaux ou musicaux, que l’on a une chance de faire écho au mouvement du monde.
31 M. G. : Au début des années 2000 votre travail pouvait se lire comme un prolongement critique de Merleau-Ponty. Aujourd’hui il est un prolongement critique de Patočka. Au final c’est Patočka qui l’emporte, en vous ayant permis de constituer cette cosmologie vers laquelle Merleau-Ponty s’orientait, tout en restant selon vous trop marqué par le dualisme et le subjectivisme. Je risque cette question massive : où en êtes-vous aujourd’hui dans votre rapport à Patočka ? Est-il toujours cette source d’inspiration majeure ?
32 R. B. : Il est vrai que la lecture de Patočka a été pour moi décisive à tous égards et m’a aidé à me détacher de Merleau-Ponty. Cependant, dans mon livre de 2011, L’ouverture du monde, je fais pour ainsi dire mes adieux à Patočka au sens où je ressaisis le point exact de mon désaccord avec lui ou, en tout cas, ce que je juge être la limite de son entreprise. C’est en élaborant cette critique que j’ai pu m’approprier ma propre perspective, ou plutôt les deux moments ont coïncidé : ma critique de Patočka a nourri ma propre démarche et a été nourrie par elle. Ce qui est en tout cas certain, c’est que Dynamique de la manifestation, que je considère comme mon livre majeur, s’engouffre tout entier dans une brèche de la pensée de Patočka, se construit sur ce que je juge être un sinon le point de fragilité de Patočka. Pour dire vite, ce point de fragilité concerne la relation entre l’apparaître primaire, qui demeure anonyme et se confond avec le procès de mondification, et l’apparaître secondaire, c’est-à-dire l’apparaître à.., l’apparaître proprement subjectif. Patočka rencontre cette question dans la dernière étape de sa pensée et est manifestement embarrassé. Comme je l’ai montré, il tend à penser leur rapport sur le mode téléologique, comme si le premier tendait par lui-même vers le second, comme si l’apparaître secondaire venait accomplir une exigence de l’apparaître primaire. Cette solution téléologique revient à nier la dualité entre les deux niveaux de manifestation, à compromettre l’irréductibilité de l’apparaître primaire. Or, il m’a semblé que si l’on voulait faire droit à la singularité de l’apparaître primaire, c’est-à-dire tout simplement à l’irréductibilité du monde à la conscience, il fallait refuser toute forme de téléologie et donc penser la survenue du sujet comme quelque chose de nécessairement étranger au procès mondain. Que le monde se donne à un sujet n’est pas inscrit dans l’essence du monde et c’est précisément en quoi ce monde est véritablement un monde. C’est pourquoi je parle d’archi-événement. Cet événement qui vient séparer le procès mondain de lui-même et dont le sujet est comme le résidu n’est autre que celui de la finitude. La finitude n’est donc plus un prédicat du sujet mais le sujet un effet de la finitude comme événement venant altérer le procès cosmique. C’est là la seule manière à mes yeux de faire droit à la transcendance du monde et, pour ainsi dire, à sa réalité dans le cadre d’une phénoménologie, ou encore de faire une phénoménologie qui échappe radicalement à toute forme de transcendantalisme, c’est-à-dire qui reconnaît l’irréductibilité absolue du monde au sujet. Ce n’est plus le sujet qui constitue le monde, ce n’est pas même le monde qui constitue le sujet : le sujet naît du monde à la faveur d’un événement qui affecte le monde mais n’a pas sa raison en lui. Autrement dit, je comprends cette « expulsion hors du tout » par laquelle Patočka caractérise la situation de l’homme, notamment par différence avec les autres vivants, comme la condition même de tout vivant et donc la racine de la phénoménalisation secondaire.
33 M. G. : Outre votre lecture approfondie de Merleau-Ponty et Patočka, vous menez un dialogue critique avec de nombreux auteurs (Husserl, Sartre, Henry, Jonas, Dufrenne, etc.). Il y a cependant certains silences. Certes, de même que selon le mot de Bergson, nul n’est tenu de faire un livre, nul n’est tenu d’évoquer un auteur, aussi important soit-il. J’aimerais néanmoins profiter de cet entretien pour vous interroger sur quelques auteurs qui pourraient entrer en dialogue avec votre œuvre.
34 Malgré quelques allusions, vous restez discret sur E. Fink, qui fut pourtant avec Patočka celui qui a reconnu la précession de la question du monde sur la question de l’être, ce qui vous met dans la même famille philosophique que lui. Vous le reconnaissez dans La vie lacunaire, p. 103 : « Plus profond que le monde, il y a une “mondification”, c’est-à-dire un devenir monde du monde, une auto-constitution du monde sous la forme précisément de l’incessant avènement des étants en son sein, avènement qui est en vérité le sens véritable de l’apparaître. Dans le paysage phénoménologique, seuls Fink et, surtout, Patočka ont amorcé ce renversement… ». Quel est le sens de ce « surtout » ? Est-ce le fait que Fink maintienne une perspective transcendantale, qui vous a tourné plutôt vers Patočka ? La « phénoménologie de la phénoménologie » de Fink et son projet d’une « métaphysique phénoménologique » ne le rapproche-t-il pas de vos recherches récentes ?
35 R. B. : Même si j’en parle assez peu, j’ai été très tôt sensible au déplacement que Fink opère, ne serait-ce que parce que Merleau-Ponty, sur qui j’ai d’abord travaillé, avait lu (et même rencontré) Fink. Si donc Fink est assez peu présent dans mon travail, c’est paradoxalement parce que la perspective cosmologique qu’il propose et l’éloigne de Heidegger va d’une certaine façon de soi, comme elle allait de soi pour Patočka et, dans une moindre mesure, pour Merleau-Ponty. C’est donc comme la toile de fond d’une orientation phénoménologique que j’ai plutôt voulu ressaisir dans les œuvres de Merleau-Ponty et de Patočka et à leur point de convergence. Cependant, je dois avouer que la lecture de Le jeu comme symbole du monde m’a toujours beaucoup déçu. L’idée même de conférer à une modalité d’existence le privilège d’un accès au monde, de surcroît sur le mode problématique du symbole, me paraît contestable : elle mobilise et entérine le clivage entre le sujet, plus précisément un mode d’existence, et le monde, clivage qu’une cosmologie digne de ce nom conduit à faire voler en éclats. Autrement dit, c’est le mode d’être même du sujet qui doit conduire au monde parce qu’il en procède et non je ne sais quelle modalité d’existence singulière et privilégiée. C’est ici que la pensée de Patočka me paraît plus radicale. Il s’agit en effet de comprendre l’être du sujet comme mouvement et de reconnaître que ce mouvement ne peut être pensé que comme modalité d’un devenir plus profond qui n’est autre que le mouvement du monde lui-même ou le monde comme mouvement. Autrement dit, notre existence comme mouvement reconduit par elle-même au procès du monde, la phénoménologie, comme phénoménologie du mouvement, n’est conséquente qu’à la condition de se dépasser comme cosmologie. Ou encore, comme je l’ai souvent écrit, la phénoménologie dynamique (le sujet est mouvement) conduit à une dynamique phénoménologique (tout mouvement est, à l’instar de celui du sujet, phénoménalisant).
36 Néanmoins, comme vous le suggérez dans votre dernière question, il est incontestable que mon travail s’inscrit dans le cadre de cette « phénoménologie de la phénoménologie » dont parle Fink, et ce à un double niveau. D’une part, la mise en évidence d’un plan cosmologique et d’un plan métaphysique dans Dynamique de la manifestation relève de la nécessité de rendre compte de la corrélation phénoménologique elle-même, d’en mettre au jour les conditions de possibilité ou encore de ressaisir l’a priori de l’a priori de la corrélation. Celui-ci exige en effet à la fois une communauté ontologique entre le sujet et le monde, sans laquelle une véritable relation ne serait pas pensable, et une différence, sans laquelle il n’y aurait pas même de relation. La communauté ontologique repose sur l’archi-mouvement dont procède notre mouvement et dessine le plan d’une cosmologie ; la différence, qui affecte ce plan originaire sans en procéder, renvoie à l’archi-événement d’une limitation et d’une scission au cœur de l’archi-mouvement du monde : elle dessine quant à elle le plan d’une métaphysique. D’autre part, au terme de ce livre, j’ai été confronté à la question de la condition de possibilité de mon propre discours. En effet, si notre situation ontologique est celle de la séparation et de l’exil vis-à-vis de notre sol dynamique originaire, comment pouvons-nous en dire quelque chose ? Comment sommes-nous en mesure de penser une communauté puisqu’elle est perdue et évoquer une séparation puisqu’une séparation vraiment radicale s’ignore nécessairement comme telle. Il me fallait donc mettre au jour les conditions phénoménologiques de mes propositions cosmologiques et métaphysiques, bref faire la phénoménologie de ma phénoménologie. Telle est exactement la fonction, décisive, du sentiment : il est l’unique attestation en nous de notre relation à cela dont nous sommes séparés et n’existe plus que comme pôle de notre désir ; il est ce qui nous ouvre à ce qui est irrémédiablement perdu et nous permet donc de faire l’épreuve de l’exil. Le sentiment est bien la condition phénoménologique – il relève d’une archi-affection – de ma phénoménologie en tant qu’elle enveloppe une cosmologie et une ontologie, ce qui revient à dire que l’affectif est au cœur du théorique et le poétique, au sens de Dufrenne, condition du philosophique. Le sentiment est cette épreuve originaire et fugitive du monde en tant que perdu, sans laquelle rien ne pourrait être dit de notre appartenance à lui et, par conséquent, de notre séparation.
37 M. G. : Bien que la psychanalyse affleure dans votre œuvre, vous restez discret sur Lacan, dont la théorie du désir et du réel pourrait cependant entrer en résonance avec votre propos : le réel est « l’impossible ». Comme irreprésentable et non totalisable, il surgit dans les « blancs du sens », et c’est pourquoi le désir, qui s’inscrit dans l’ordre du symbolique, le manque toujours et ne peut jamais être satisfait. Certes, l’approche de Lacan, s’appuyant sur la linguistique, est statique alors que la vôtre est dynamique. Mais peut-être réservez-vous cette discussion (périlleuse étant donné l’hermétisme de Lacan…) à votre prochain travail sur l’érotique annoncé à la fin de Métaphysique du sentiment.
38 R. B. : Même si je suis en contact avec son œuvre depuis bien longtemps, j’hésite toujours à parler de Lacan car je ne suis pas sûr de bien comprendre, ni même de tout comprendre. Cependant, dans mon ouvrage intitulé Le désir et le monde, qui sort justement dans une collection, dirigée par Guy-Félix Duportail, consacrée au dialogue entre phénoménologie et psychanalyse, je me risque à en dire quelque chose. D’un côté, je ne peux nier une certaine proximité avec Lacan, au point que mon travail a pu être perçu comme une sorte de relève ontologico-métaphysique du lacanisme. En effet, ma pensée du désir comme désir ontologique, désir de soi en l’autre, à partir d’une séparation originaire avec le procès du monde, c’est-à-dire d’un défaut d’être que ce mouvement impuissant qu’est le désir vise à combler, évoque évidemment la problématique lacanienne de la séparation avec la Chose, dont l’objet a est le résidu. Il y a chez Lacan l’intuition d’une impossibilité au cœur du désir, impossibilité qui est la conséquence d’une scission originaire dont le symbolique est l’opérateur et dont la voie mortifère de la jouissance est l’attestation. Autant dire que, dans le désir, il y va bien d’un renoncement ou d’une perte fondamentale, en quoi il est absolument étranger à l’ordre du besoin. Cependant, d’un autre côté, je me situe aussi loin que possible de Lacan dans la mesure où, au lieu de faire reposer la séparation sur le symbolique, je fais au contraire reposer la possibilité du symbolique sur une séparation originaire qui coïncide avec l’individuation du vivant que nous sommes et dont l’opérateur est ce que je nomme archi-événement. En d’autres termes, comme je le montre notamment dans Métaphysique du sentiment, c’est parce que nous sommes finis, c’est-à-dire séparés – l’archi-événement n’étant autre que celui de la finitude même – que nous parlons. Ainsi, la scission que Lacan pensait par la voie du symbolique et donc dans une extériorité totale par rapport à la vie, doit à mes yeux être ressaisie à même la vie, à même l’archi-vie anonyme du monde, comme cela qui vient la séparer d’elle-même. Ce renversement correspond donc bien à une sorte de relève cosmologique et métaphysique puisque le monde se trouve en lieu et place de la Chose et l’archi-événement en lieu et place du symbolique, dont il est en vérité la condition originaire.
39 M. G. : Dans le paysage philosophique actuel, vous restez silencieux sur l’entreprise de Jean-Luc Marion, dont la philosophie de l’amour pourrait cependant « répondre » à votre philosophie du désir. Est-ce parce vous lui feriez les mêmes critiques que celles que vous pouvez adresser à E. Lévinas, en vous situant du côté de D. Janicaud dans sa querelle sur le tournant théologique de la phénoménologie française ? L’ironie est que le regretté D. Janicaud, après avoir critiqué Lévinas, Henry et Marion (en partie sur des malentendus), a loué votre prudence méthodologique, dans sa quête d’une « phénoménologie minimaliste ». Il aurait été sans doute très surpris de vous voir vous aventurer sur le terrain d’une métaphysique assumée comme telle…
40 R. B. : Ma perspective est en effet très éloignée de celle de Jean-Luc Marion, ne serait-ce que parce que, comme vous le rappelez, sa question, qui est celle de l’amour, n’est pas la mienne. D’une part, je ne suis pas sûr qu’il y ait une univocité de l’amour et encore moins que cette univocité puisse être ressaisie à partir de la foi. D’autre part et surtout, j’ai été conduit à montrer que l’amour devait être pensé à partir du désir. Loin que le désir soit autre chose que l’amour, comme presque tous les phénoménologues, à commencer par Scheler, l’ont pensé, il me semble au contraire que l’amour ne peut être ressaisi phénoménologiquement qu’à partir du désir, que l’amour est quelque chose du désir. J’ai tenté de montrer, dans Le désir et le monde, que l’amour est au désir ce que le sentiment est au désir transcendantal. De même que le sentiment initie d’un coup et d’emblée à ce monde que le désir ne cessera de phénoménaliser, donnant ainsi le cap à son avancée – en quoi le sentiment est une épreuve radicale de l’extériorité – de même l’amour dévoile immédiatement un autre, c’est-à-dire aussi un autre monde, que le désir aspire sans cesse à rejoindre. L’amour est donc, au cœur du désir, cela qui rend possible et oriente son avancée, en délivrant ce qui demeure pourtant par essence inaccessible. Telle est la fonction singulière du sentiment, telle que seul Mikel Dufrenne l’a pressentie. Quoi qu’il en soit, je vous avoue que l’idée de réduction érotique développée au début de Le phénomène érotique, correspondant à la question « M’aimet-on ? » me paraît hautement, c’est-à-dire phénoménologiquement arbitraire parce que doublement surdéterminée : par le point de départ cartésien et par l’horizon de la foi. En ce sens, je me sens en effet du côté de Janicaud, que je connaissais bien, même si, avec le recul, il me semble que ce qui sépare les perspectives abordées dans Le tournant théologique de la phénoménologie française l’emporte sur ce qui les unit. Plus encore, je souscris à ce que Dufrenne avance dans ce texte étonnant intitulé « Pour une philosophie non-théologique » joint à l’édition de 1973 de Le poétique. J’ajouterais que le passage à une cosmologie et une métaphysique ne me paraît pas contradictoire avec la rigueur phénoménologique, comme Janicaud le pensait, mais tout dépend bien sûr de quelle métaphysique on parle. Il me semble en effet que la phénoménologie, comme prise en charge de l’a priori universel de corrélation, doit nécessairement se dépasser en une cosmologie et une métaphysique qui décrivent l’a priori de cet a priori : il ne s’agit là en aucun cas d’un abandon ou d’une trahison mais d’une nécessité interne, d’un dépassement de soi vers soi. C’est en tout cas ce que j’ai tenté de montrer.
41 M. G. : Enfin, depuis la disparition de Marc Richir, peut-être pourriez-vous revenir sur ce qui vous a séparé de lui dans votre interprétation de Merleau-Ponty, après qu’il ait accueilli De l’être du phénomène dans la collection Krisis qu’il dirigeait. De même, pourquoi un commun intérêt pour l’œuvre de Patočka, qu’il a contribué à faire connaître en France grâce à cette même collection, ne vous a-t-il pas rapprochés philosophiquement ?
42 R. B. : J’ai connu Marc Richir en 1991 par l’intermédiaire de Jacques Garelli et nous avons été assez proches jusqu’en 1993. Il avait une admiration pour Merleau-Ponty et une grande réserve vis-à-vis de Heidegger qui nous ont aussitôt rapprochés. À dire vrai, nous n’avons eu aucun désaccord théorique explicite et je dois dire que ses articles sur Merleau-Ponty ainsi que le premier chapitre de Phénomènes, temps et êtres font partie, à mes yeux, de ce qui a été écrit de plus profond sur cet auteur. Pour ce qui est de Patočka, il est vrai qu’il a compris très tôt l’importance de cette pensée et le collectif que vous évoquez, publié dans sa collection, fait date. Néanmoins, autant que je sache, il n’a pas poursuivi son travail sur Patočka et ne l’a pas vraiment intégré à sa pensée. Nous n’avons pas eu de véritable désaccord théorique mais nous avons cessé de nous voir, voilà tout. Cependant, autant que je comprenne quelque chose à ce qu’il a écrit ensuite, il me semble qu’il n’a jamais renoncé à une perspective que nous pourrions qualifier de transcendantaliste, perspective qui n’a jamais été la mienne. Je pense donc qu’il me reprochait, y compris dans ma lecture de Merleau-Ponty, un point de vue trop naturaliste, au sens de la philosophie de la nature, point de vue qui me situait du même côté que Jacques Garelli, auquel il adressait le même genre de reproche. C’est pourquoi le tournant « simondonien » de celui-ci n’a jamais vraiment intéressé Richir, qui a d’ailleurs également cessé de le voir.
43 M. G. : En fondant les Archives Husserl à Louvain en 1938 pour que les textes échappent aux griffes des nazis, le Père Van Breda n’avait pas prévu qu’il déplacerait ainsi le centre de gravité de la phénoménologie, du monde germanophone vers le monde francophone. Comment expliquez-vous le caractère à la fois foudroyant et surtout durable du succès de cette greffe ? D’autre part, il me semble que vous vous inscrivez de plein pied dans la tradition de la phénoménologie française, à laquelle je donnerai deux caractéristiques : la réception simultanée de Husserl et de Heidegger, qui la situe d’emblée dans un dialogue critique entre les deux, et d’autre part l’héritage de la philosophie française, dont le grand père serait Montaigne et le père Descartes (la mère étant bien sûr la langue française), à savoir une philosophie du moi incarné, qui de ce fait n’hésite pas à parler à la première personne, et qui atteint la métaphysique par un approfondissement de la psychologie. C’est ainsi dans cette tradition l’expérience singulière qui délivre un accès à l’universel, les philosophes étant en même temps des écrivains dans leur œuvre philosophique (Pascal, Bergson), mais aussi pour certains dans des œuvres littéraires (Rousseau, Sartre). Cet héritage est-il chez vous passif ou pleinement assumé comme tel ? Enfin, malgré la crise de l’édition et de l’enseignement, on peut constater une certaine vitalité actuelle non seulement de la phénoménologie mais de la philosophie d’expression française. Partagez-vous ce constat, et si oui comment l’expliquez-vous, ou est-ce un effet de myopie par manque de traductions et d’informations ?
44 R. B. : Il me semble que vous faites preuve d’optimisme lorsque vous parlez du caractère « foudroyant et durable » de cette greffe. À dire vrai, les choses se sont faites de manière plus circonstancielle et balbutiante, principalement par l’intermédiaire de Lévinas, Sartre et Ricœur, puis de Merleau-Ponty et Tran-Duc-Thao qui, pendant la guerre, ont fait des voyages à Louvain et pris connaissance d’inédits de Husserl. C’est d’ailleurs ce qui explique que Merleau-Ponty se réfère très tôt à des textes de Ideen II ou de la Krisis et à des inédits, tels Universale Teleologie ou Die Ur-Arche Erde bewegt sich nicht, qui n’ont été accessibles en français que beaucoup plus tard. Il n’en reste pas moins vrai que la greffe n’a pu prendre que parce que le terrain philosophique français était prêt à l’accueillir. Il faudrait donc faire l’histoire des raisons pour lesquelles les philosophes français de l’époque ont eu le sentiment de trouver, avec la phénoménologie husserlienne, ce qu’ils cherchaient. Celle-ci est sans doute apparue comme une véritable philosophie concrète, présentant une alternative au bergsonisme, dont la présence était à l’époque écrasante, et permettant d’échapper aux difficultés de celui-ci. Néanmoins, il est probable que l’orientation concrète du bergsonisme a constitué également un terrain favorable à la réception de la phénoménologie. Cela apparaît clairement dans la thèse d’Emmanuel Lévinas ou dans les premiers écrits de Patočka : loin de s’opposer, bergsonisme et phénoménologie se répondent, se complètent et semblent finalement relever d’une même orientation fondamentale – ce que je ne suis pas loin de penser encore maintenant. Il faut ajouter à cela le rejet d’une certaine philosophie spéculative – même si, là encore, la lecture kojévienne de Hegel a assurément facilité la réception de la phénoménologie – tout comme le refus de l’orientation résolument transcendantale et rationaliste qui était par exemple celle de Brunschvicg. En vérité, c’est une question complexe et il appartient aux historiens d’y répondre de manière approfondie. Quant au caractère durable de cette greffe, il faudrait là aussi nuancer beaucoup. Si la lecture de Husserl a été déterminante pour la première génération des phénoménologues français, les études husserliennes n’ont pas toujours été aussi florissantes qu’elles le sont aujourd’hui. Je me souviens que lorsque j’ai dû consacrer un cours d’agrégation à Husserl dans les années 1993-1995, même s’il y avait déjà des spécialistes et quelques livres importants, celui-ci n’était pas du tout un auteur consacré et connu des étudiants. De ce point de vue, il faudrait distinguer la réception française de Husserl de celle de Heidegger.
45 Quant à mon inscription dans la tradition de la phénoménologique française, vous avez tout à fait raison, ne serait-ce que parce que j’ai commencé avec Merleau-Ponty qui, quant à lui, assumait pleinement l’héritage de la philosophie française. C’est ainsi que j’ai naturellement été conduit à remonter à Bergson ou à Maine de Biran, non seulement pour comprendre Merleau-Ponty mais aussi et surtout pour tenter d’aller au-delà. Ce qui est frappant c’est que ce sont là des auteurs qui comptent pour Patočka, comme si la phénoménologie dont je me revendique se situait au point de convergence entre le courant husserlien et celui de ce que l’on a nommé le spiritualisme français – même si, comme Henri Gouhier l’a bien montré, ce spiritualisme a au moins deux visages. C’est sans doute ce qui m’a permis de prendre du champ vis-à-vis du transcendantalisme et d’intégrer sans complexe une réflexion cosmologique et métaphysique. Quant à Descartes, il ne serait pas exagéré de dire que toute phénoménologie doit s’expliquer avec lui, au point que la singularité d’une phénoménologie renvoie nécessairement à son mode d’appropriation du cartésianisme. J’ai dû récemment travailler là-dessus et je dois dire que Merleau-Ponty donne à Descartes, notamment dans son cours au Collège de France de 1960-1961 sur « L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui », une puissance et, pour ainsi dire, une portée phénoménologique telles qu’il semble déjouer par avance les critiques que Husserl et Heidegger lui adressent et être donc d’une certaine façon en avance sur eux. Ce qui est certain, c’est que Merleau-Ponty était un grand cartésien et, pour cette raison aussi, s’inscrivait pleinement dans la tradition philosophique française. Il va de soi que j’assume pleinement cet héritage et d’autant plus facilement que mon rapport à la phénoménologie n’est pas dogmatique. Travailler sur Merleau-Ponty était considéré, à l’époque où j’ai fait ma thèse, comme parfaitement hétérodoxe, pour ne pas dire sans intérêt. J’ai persisté dans cette voie en m’intéressant à Biran et Bergson mais aussi à Simondon et surtout à Ruyer, dont la lecture a été décisive pour moi. Comme vous le voyez, tout cela explique à quel point je suis loin de Heidegger. En tout cas, je me reconnais en effet pleinement dans la caractérisation, à laquelle vous faites allusion, que Beaufret propose de la philosophie française.
46 La vitalité que vous évoquez est incontestable et il suffit de voyager pour constater à quel point les philosophes français, phénoménologues ou pas, suscitent un intérêt énorme et dans de nombreux pays. Cela renvoie incontestablement à une créativité et une richesse qui sont propres à la philosophie française, dans la mesure où elle ne se cantonne pas à l’histoire de la philosophie ni, heureusement, ne fait pas non plus allégeance à la philosophie analytique, même si celle-ci est florissante.
Bibliographie
Livres cités ou évoqués
- Barbaras R., Autrui, Paris, Quintette, 1989.
- Barbaras R., De l’être du phénomène. Sur l’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble, J. Millon, 1991.
- Barbaras R., Introduction à une phénoménologie de la vie, Paris, Vrin, 2008.
- Barbaras R., L’ouverture du monde. Lecture de Jan Patočka, Chatou, La Transparence, 2011.
- Barbaras R., La vie lacunaire, Paris, Vrin, 2011.
- Barbaras R., Dynamique de la manifestation, Paris, Vrin, 2013.
- Barbaras R., Métaphysique du sentiment, Paris, Le Cerf, 2016.
- Barbaras R., Le désir et le monde, Paris, Hermann, à paraître.
- Beaufret J., Notes sur la philosophie en France au xix e siècle, Paris, Vrin, 1984 ; Rééd. Paris, Pocket, 2011.
- Birault H., « Le problème de la mort dans la philosophie de Sartre », (1981), repris dans De l’être, du divin et des dieux, Paris, Le Cerf, 2005.
- Derrida J., La voix et le phénomène, Paris, P.U.F., 1962.
- Gouhier H., Bergson et le Christ des Évangiles, Paris, Vrin, 1999.
- Heidegger M., Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Mondefinitude-solitude, (1929-30), Paris, Gallimard, 1992.
- Nietzsche F., La naissance de la tragédie, (1872), Paris, Flammarion, 2015.
- Dufrenne M., Le poétique, Paris, P.U.F., 1973.
- Fink E., Le jeu comme symbole du monde, (1960), Paris, Minuit, 1966.
- Husserl E., Téléologie universelle, (1933), Philosophie, n° 21, 1989.
- Husserl E., La terre ne se meut pas, (1934), Paris, Minuit, 1989.
- Husserl E., Idées directrices pour une phénoménologie, II : Recherches phénoménologiques pour la constitution, (1952), Paris, P.U.F., 1996.
- Husserl E., La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, (1954), Paris, Gallimard, 1976.
- Janicaud D., Le tournant théologique de la phénoménologie française, L’Éclat, 1991, repris dans La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard, 2009.
- Levinas E., De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1978.
- Levinas E., Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961.
- Levinas E., Éthique comme philosophie première, Paris, Payot-Rivages, 1998.
- Marion J.-L., Le phénomène érotique, Paris, Grasset, 2003.
- Merleau-Ponty M., L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964.
- Richir M., Phénomènes, temps et êtres, Grenoble, J. Millon, 1993.
- Richir M. et Tassin É. (éd.), Jan Patočka, philosophie, phénoménologie, politique,
- Grenoble, J. Millon, 1993.
- Sartre J.-P., L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.
- Schopenhauer A., Le monde comme volonté et représentation, t. 1, § 52, t. 2, chap. 39, Paris, Gallimard, 2009.