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Article de revue

Entretien avec Jean-Claude Milner

Pages 9 à 55

Notes

  • [1]
    Réalisé le 4 juillet 2007 ; relu par J.-C. Milner en décembre 2014. Les passages ajoutés en 2014 figurent entre crochets. Les questions n’ont pas été modifiées.
  • [2]
    Thèse remaniée et publiée sous le titre : Intellectuels et juifs en France aujourd’hui (Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2014).
  • [3]
    À cet égard, l’ouvrage Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? (Paris, Verdier, 2002) constitue un texte essentiel.
  • [4]
    Conférence intitulée « Le nom français à l’épreuve du nom juif », donnée dans le cadre de l’Institut d’études lévinassiennes, le 27 février 2006.
  • [5]
    Op. cit.
  • [6]
    Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, op. cit., p. 19.
  • [7]
    Groupe d’Information sur les Prisons.
  • [8]
    Publié en 1871.
  • [9]
    Célèbre formule qui fut prononcée lors d’une conférence de presse le 27 novembre 1967. En réplique à ces propos du chef de l’État français, Raymond Aron a publié dans Le Figaro un article intitulé « Le temps du soupçon » (28 décembre 1967) où il écrivit notamment : « Citoyen français, je revendique le droit, accordé à tous les citoyens, de joindre allégeance à l’État national et liberté de croyances ou de sympathies » (cet article fut repris l’année suivante dans un ouvrage intitulé De Gaulle, Israël et les juifs, Paris, Plon, 1968).
  • [10]
    Aux Éditions du Seuil.
  • [11]
    1946.
  • [12]
    Circonstances 3, portées du mot « juif », Fécamp, Lignes, 2005.
  • [13]
    La conférence de presse de de Gaulle et la réplique d’Aron qui a suivi ont été évoquées dans notre précédente question (voir les références en note n°6 page 10).
  • [14]
    L’écrivain Jean d’Ormesson a révélé dans un ouvrage paru chez Gallimard en 1999, Le rapport Gabriel, où il rapporte une conversation avec l’ancien président de la république, que celui-ci lui aurait déclaré qu’il détestait « l’influence nocive du lobby juif ».
  • [15]
    Le Seuil, 1975.
  • [16]
    L’ensemble des règles de la vie juive telles qu’elles ont été codifiées par les rabbins.
  • [17]
    Verdier, 2003.
  • [18]
    Ma réponse de 2007 était insatisfaisante. Je la rectifie, en tenant compte des avancées proprement scientifiques dues à Catherine Kintzler.
  • [19]
    Verdier, 2003.
  • [20]
    http://www.mezetulle.net (Catherine Kintzler professeur de philosophie à l’Université de Lille III, est notamment l’auteur de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Gallimard, 1984 – ouvrage préfacé par J.-C. Milner).
  • [21]
    Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1748.
  • [22]
    Max Horkheimer et Theodor Adorno, Dialectique de la raison (titre allemand : Dialektik der Aufklärung), 1944.
  • [23]
    Essai politique à la teneur violemment antisémite, où Giraudoux exprime notamment son admiration pour Hitler, publié chez Gallimard en 1939.
  • [24]
    Paris, Gallimard, 1931.
  • [25]
    Paris, Navarin, 2005.
  • [26]
    Paris, Minuit, 1982.
  • [27]
    Voir p. 42 et suivantes.
  • [28]
    Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007 (tome 1).
  • [29]
    Départ pour Israël.
English version

1Jean-Claude Milner est linguiste, philosophe et essayiste français. Ancien président du Collège International de Philosophie (CIPH), professeur de linguistique à l’Université Paris VII, il fut aussi président du Conseil scientifique de l’Université Paris VII. Il a publié de très nombreux ouvrages, parmi lesquels : Le pas philosophique de Roland Barthes (Verdier, 2003), Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003), La politique des choses (Navarin, 2005), Le Juif de savoir (Grasset, 2007), L’arrogance du présent, regards sur une décennie 1965-1975 (Grasset, 2009), L’Universel en éclats (Verdier, 2013), Harry Potter à l’école des sciences morales et politiques (P.U.F., 2014), Loi juive, loi civile, loi naturelle (avec Pascal Bacqué, Grasset, 2014), La Puissance du détail (Grasset, 2014).

2Cet entretien [1] s’inscrivait dans le cadre d’une recherche doctorale en sciences politiques – Thèse soutenue par Jean-Claude Poizat en 2011, sous le titre : Les intellectuels juifs français contemporains[2]. Il n’a donc pas été conçu spécialement pour un dossier sur « l’identité », quoiqu’il soit traversé par cette question.

3Jean-Claude Poizat : Commençons, si vous le voulez bien, par délimiter le cadre de notre discussion. Votre travail nous semble particulièrement intéressant en raison du nouage que vous effectuez entre les trois thèmes suivants : une certaine crise de la pensée française et des intellectuels aujourd’hui [3], une certaine crise de la République et des valeurs républicaines, et enfin une certaine crise du judaïsme contemporain. Qui plus est, vous reliez ces trois thèmes de réflexion entre eux car ils permettent selon vous de mieux comprendre la réalité sociale et politique de la France contemporaine. Certes, ces trois thèmes sont souvent abordés et traités par les penseurs contemporains, mais ils le sont de façon généralement distincte : l’originalité de votre réflexion consiste précisément à montrer en quoi ces trois questions sont liées, et même indissociables.

4Ajoutons encore qu’un certain nombre de débats parfois virulents, sinon franchement polémiques, se sont fait jour autour de vos ouvrages, et cela vaut en particulier pour Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier, 2003). Or ces polémiques à votre encontre semblent curieusement confirmer la thèse centrale de ce livre : à savoir que la question juive constituerait un problème structurel de la pensée occidentale moderne. Le refus d’entendre ce que vous dites tend en effet à montrer qu’il y aurait là une sorte d’impensé, un point aveugle de la pensée contemporaine. Vous avez choisi en tout cas de porter cette question sur le devant de la scène intellectuelle française, et cela nous a semblé très intéressant.

5Je vous poserai une première série de questions sur les intellectuels et la pensée française – puisqu’il nous faut bien sérier les problèmes, quand bien même ils seraient corrélés les uns aux autres. Dès 1984, dans votre ouvrage intitulé De l’école, vous aviez pointé du doigt la « misère des intellectuels ». Et puis, plus récemment, vous avez publié ce livre au titre évocateur : Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? (Verdier, 2002). Vous suggérez en fait implicitement par ce titre une réponse à la question posée (une réponse négative qui est argumentée dans l’ouvrage), ce qui accrédite encore la thèse d’une crise de la pensée française. Pouvez-vous nous rappeler quels sont les éléments ou les causes de cette crise selon vous ? Précisons encore que vous inscrivez ce diagnostic de la crise dans une historicité relativement longue, puisqu’elle serait liée à l’histoire de la République française – et plus précisément à l’histoire de la troisième République naissante.

6Jean-Claude Milner : Tout le monde est à peu près d’accord pour considérer que la figure de l’intellectuel en France se noue autour de l’Affaire Dreyfus. En cette circonstance, des sujets qualifiés par leur relation à l’activité d’écriture (au sens large), se sont sentis convoqués à intervenir dans une question où les principaux rouages de l’État étaient impliqués. Il me paraît important que ce nouage se fasse à propos du nom juif. Ce qui était au départ une erreur judiciaire a immédiatement soulevé la question de savoir si l’erreur était volontaire et si la volonté d’errer était due au fait que la victime était juive. Je n’entre pas dans le détail, mais ce nouage a, durant des décennies, occupé les esprits du monde entier. Le « J’accuse » de Zola n’a pas de précédent dans l’histoire européenne. Zola est alors quelqu’un qui n’a d’autre titre à intervenir sur une question de justice que son inscription dans la littérature. Certes, Victor Hugo l’avait fait, Voltaire l’avait fait. Mais il s’agit avec Zola de quelque chose de beaucoup plus précis. Il s’attaque en effet à un État qu’il ne veut pas transformer. Il accuse le système en place de contrevenir à ses propres principes – mais il ne remet pas en cause ces principes, bien au contraire. En fait, il pense qu’à ce moment la III e République n’est pas encore solidement établie dans la société française et qu’elle disparaîtra si l’erreur judiciaire n’est pas réparée. Voltaire, pour reprendre l’exemple de l’affaire Calas, dénonce les principes mêmes qui ont rendu possible le déni de justice. Vous voyez bien la différence. Elle est, me semble-t-il, décisive pour comprendre la figure de l’intellectuel. L’intellectuel est quelqu’un qui fonctionne dans un État démocratique et le plus souvent républicain, il en partage les principes et le rappelle à ces principes. C’est donc tout autre chose que la figure de Voltaire, qui dénonce les principes d’un État structurellement intolérant. Et c’est tout autre chose également que la dissidence où des savants, des artistes, des écrivains dénoncent la machine bureaucratique avec laquelle l’État – soviétique, par exemple – a fini par se confondre. La figure de l’intellectuel, telle qu’elle se constitue autour de l’affaire Dreyfus, suppose un État libre et une société où les non-intellectuels accordent de la valeur au respect des libertés par les politiques ; dans un tel État et une telle société, l’intellectuel est celui qui, s’adressant aux non-intellectuels, énonce la contradiction entre les principes et la réalité. Cette figure traverse le xx e siècle et fonctionne encore de nos jours.

7Cela étant posé, le point fondamental est que l’intellectuel est du coup appelé à entretenir un rapport essentiel à la langue dans laquelle il s’exprime. Pourquoi ? Parce que c’est là qu’est son titre à intervenir. Qu’il soit écrivain, philosophe, savant, il parle dans la langue commune aux protestataires et aux puissants, aux intellectuels et aux non-intellectuels ; dans les meilleurs cas, il la construit. Mais, deuxième point important, il parle au nom de principes qui sont considérés, par ceux à qui il s’adresse, comme communs aux protestataires et aux puissants, aux gouvernés et aux gouvernants. Ces principes valent parce qu’ils ne sont pas propres au protestataire et ils valent partout où l’opposition gouvernant/gouverné est perceptible. Qu’il en ait conscience ou non, l’intellectuel protestataire s’inscrit donc dans le champ de l’universalisable. La langue dans laquelle il s’exprime est presque immédiatement pensée comme aussi universelle que les principes dont il se réclame. Zola écrit « J’accuse » en français, mais il est persuadé qu’il parle de choses qui seront entendues aussi loin que sont entendus et la langue dans laquelle il s’exprime et les principes invoqués.

8En ce qui concerne la période où nous sommes, cette configuration a été mise à mal pour différentes raisons. Premièrement, le caractère universalisable des principes démocratiques ne va pas de soi. Cela fait déjà bien longtemps en vérité. La conviction s’est érodée au fil du xx e siècle – à gauche sur le thème : « on ne peut pas demander à un pays comme l’URSS d’appliquer les mêmes notions de liberté civile que les démocraties bourgeoises, car elle est en voie de construction, elle accomplit une révolution etc. » ; à droite (j’oppose gauche et droite de façon grossière) sur le thème : « un pays qui mène une guerre (la France contre l’Algérie, les États-Unis face au terrorisme etc.) connaît une situation particulière qui justifie une restriction des libertés civiles ». Ce sont les deux faces d’une même thèse : en certaines circonstances, la pertinence des principes de l’État de droit peut être remise en cause. C’est un premier point.

9[2014 : Le deuxième point dépend de la prise, sur beaucoup d’intellectuels français, d’une idéologie radicale. Ils critiquent la République, non pas parce qu’ils y croient et veulent la ramener à elle-même, mais parce qu’ils n’y croient pas. Sauf qu’ils ne peuvent pas le dire ouvertement, puisqu’eux-mêmes sont rendus possibles par les principes dont ils doutent. Ils dénoncent la contradiction entre la réalité du pouvoir républicain et l’idéal républicain, mais cette dénonciation forme comme une pierre d’attente pour préparer une critique radicale de l’idéal républicain lui-même. Ils n’ignorent pas en même temps que si cette critique radicale parvenait à ses fins, l’intellectuel comme tel ne servirait plus à rien. Cette équivoque était latente chez les intellectuels communistes ou compagnons de route. Elle est devenue flagrante, quand Foucault, durant une période courte, mais irréductible, fit l’éloge de la « révolution » des mollahs.]

10Le troisième point, je l’appellerai la disparition de la chambre d’écho. Fondamentalement, seul l’anglais dispose encore d’une chambre d’écho à l’échelle mondiale. En ce qui concerne la langue française, sans forcément nous en rendre compte, nous sommes pris dans un processus engagé depuis longtemps ; la langue française est en train de passer, ou est passée, du statut de langue majeure au statut de langue mineure. De majeure qu’elle était autrefois, en particulier dans l’espace de la culture mais aussi au-delà, elle devenue aujourd’hui mineure y compris dans l’espace de la culture. Deleuze avait réfléchi sur la collision entre littératures majeures et littératures mineures au travers de l’exemple de Kafka ; je me réfère à lui. Le français aujourd’hui est à rapprocher de ce qu’était le tchèque au début du xx e siècle, et non pas de ce qu’était l’allemand à cette époque. Quelqu’un qui écrit en français aujourd’hui est, par rapport au reste du monde, dans la position où se trouvait alors un écrivain qui aurait choisi le tchèque. Si je reprends maintenant l’exemple de Zola, c’est le contraire, bien entendu. D’une façon générale, la figure de l’intellectuel de langue française est intrinsèquement liée au caractère majoritaire, tout au moins dans le domaine culturel, de la langue française. Le passage au statut de langue mineure commence seulement à être intériorisé et vécu par ceux qui s’inscrivent dans la langue – et notamment les intellectuels. Cela lézarde leur position.

11J.-C. P. : Si vous voulez nous pourrons revenir plus tard sur d’autres aspects plus précis concernant cette crise des intellectuels, notamment le rapport avec la question juive.

12J.-C. M. : Oui, car il y a un point que j’ai évoqué tout à l’heure : la naissance de l’intellectuel est corrélée au nom juif. Pourquoi sur ce nom ? il faudra y revenir…

13J.-C. P. : Nous aimerions à présent vous poser une question plus précise et plus circonstanciée. Dans la conférence que vous avez prononcée à la Maison de l’architecture en 2006 [4], vous avez retracé une histoire à la fois politique et intellectuelle de la République française de l’affaire Dreyfus jusqu’à nos jours. D’une certaine manière, c’est cette même trame historique que l’on retrouve dans le texte Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?[5] où vous écrivez : « Le dispositif inventé à la fin du xix e siècle en France n’a pas résisté aux désordres du xx e siècle et il n’a pas été remplacé » [6]. Autrement dit, les intellectuels seraient appelés à disparaître avec le dispositif politique qui a permis leur ascension puis leur hégémonie dans les premiers temps de la III e République. Dans ce livre, le propos était en effet d’établir un lien entre les intellectuels, leur place et leur rôle dans la société française, et un certain dispositif républicain construit au tournant du xix e et du xx e siècle. Or, vous montrez précisément comment ce dispositif, sous le coup d’événements successifs, comme la Première puis la Deuxième guerre mondiale, ou d’autres événements plus récents comme la guerre d’Algérie, ou bien encore le septennat de Giscard d’Estaing qui a imposé l’idée de démocratie au détriment de l’idée républicaine, comment ce dispositif donc à peu à peu cédé du terrain. Est-ce que vous pourriez nous parler davantage de ce qui s’est passé dans la période récente, disons depuis les années 1960 ou 1970 ? Et est-ce qu’on ne pourrait pas trouver du côté des intellectuels eux-mêmes – nous laisserons de côté les structures de pouvoir dont vous avez souligné le rôle et l’importance dans l’histoire des intellectuels français au xx e siècle – des raisons, peut-être des responsabilités qui permettraient également de rendre compte d’une évolution ayant conduit à leur effacement progressif ? Nous pensons en particulier à la remise en cause du modèle classique de l’intellectuel généraliste – vous avez évoqué Zola – par quelqu’un comme Michel Foucault au cours des années 1960 par exemple, lequel opposait une autre figure, celle de l’« intellectuel spécifique ». Ou bien on pourrait penser aux intellectuels dits « organiques », à ces intellectuels qui se sont engagés notamment aux côtés du parti communiste – et ce dès les années 1930 d’ailleurs, suscitant en 1927 la publication du fameux texte en forme de mise en garde de Julien Benda La trahison des clercs ?

14J.-C. M. : L’intellectuel, tel que je le définis, existe ailleurs qu’en France. Je citerai Russell ou Chomsky. Mais il est né en France et longtemps les intellectuels français se sont pensés comme des modèles. Or, oui, il s’est clairement passé quelque chose de leur côté. La question qui se pose, pour reprendre ce que j’évoquais au départ, c’est de savoir au nom de quoi la figure classique de l’intellectuel, l’intellectuel généraliste comme vous avez dit, peut intervenir dans le débat public. Revenons à la définition : l’intellectuel fonctionne dans un dispositif dont il accepte les principes ; il dénonce la trahison de ces principes par les pouvoirs en place ; on retrouve la formule de Simone Signoret : « l’intellectuel, c’est le pense-bête ». Prenons le cas de Zola qui en est l’archétype, il s’appuie sur un certain nombre de présupposés : il est le plus grand romancier vivant, il est le plus lu dans le monde, il écrit dans la langue qui est celle de la littérature aux yeux du monde, il écrit dans la forme du roman qui touche le plus grand nombre de lecteurs possibles, et les romans qu’il écrit traitent de sujets qui sont propres à toucher le plus grand nombre de gens possible etc. Vous comprenez que la généralité se décline ainsi de plusieurs façons. C’est au nom de ces présupposés qu’il est fondé à intervenir dans le débat public face à l’appareil d’État. Autrement dit, sa légitimité doit être déterminée en extension, tant du côté des propos que du public qui les reçoit.

15Moyennant les déplacements dus à l’histoire, je pense que Sartre aurait dit à peu près la même chose, mais en l’accentuant. Qu’est-ce qui fonde ma légitimité à moi, Jean-Paul Sartre, quand je mets la République française face à ses contradictions en ce qui concerne la guerre d’Algérie ? Eh bien, c’est le fait que je suis célèbre ; mes pièces de théâtre et mes romans sont accessibles à tous, mais surtout je suis le plus grand philosophe de langue française ; or, la philosophie est une discipline qui s’adresse à tous et ne réclame en droit aucune connaissance préalable pour que l’on puisse saisir ses raisonnements. De ce point de vue, on retrouve la conception la plus classique possible. Même si la philosophie use d’une langue technique, comme on peut le constater en lisant L’Etre et le néant, il n’en reste pas moins qu’elle ne réclame au départ que le bon sens. Or justement, ce bon sens suffit aussi à guider l’action, même en l’absence de philosophie, comme le prouve le militant ouvrier. Le caractère généraliste du philosophe incarne au mieux le caractère généraliste de l’intellectuel et permet d’espérer la jonction de l’intellectuel et du militant.

16La position de Foucault est exactement inverse. Selon lui, ce qui légitime un intellectuel donné, sa tâche pour autant qu’elle ait un sens, consiste bien à révéler que les appareils de pouvoir contredisent les principes qu’ils affichent. Mais il doit le faire en s’appuyant sur des savoirs. Foucault s’est investi dans l’enquête sur les prisons. Il fallait selon lui une enquête détaillée sur ce qui se passait dans les prisons et qui ne se passait nulle part ailleurs. Il aurait été, mieux que personne, en position de mettre en relation l’enfermement carcéral et l’enfermement asilaire, mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Non. Il a engagé un travail spécifique sur les prisons ; ce travail spécifique devait prendre la forme d’une enquête empirique et cette enquête devait faire apparaître un point d’intolérance. Or ce point est précisément ce qui permettra d’ébranler l’opinion des non-intellectuels. Il ne se confond pas avec la découverte, par le bon sens, d’une contradiction entre principes et réalité ; il s’agit plutôt d’une épreuve subjective pour le lecteur de l’enquête. Celui-ci apprend ce qui se passe dans un lieu spécifique et éprouve, devant la contradiction entre principes et réalité, un sentiment d’intolérable. Cette passion brève, il l’éprouve en passant de l’ignorance au savoir. Si vous voulez, aux yeux de Sartre, son titre personnel de légitimité, c’est la philosophie de la liberté : c’est parce qu’il a élaboré, en termes généraux, une philosophie de la liberté qu’il est fondé à intervenir pour dénoncer les atteintes contre la liberté, quelles que soient leurs formes, et quels que soient les moments et les lieux où elles se manifestent. Foucault n’invoque pas la philosophie ; si je devais reconstituer son propos, je l’articulerais ainsi : Foucault a construit un savoir spécifique des discours ; il sait analyser une configuration discursive spécifique, en l’épurant des fausses généralités qui la masquent ; il sait ainsi faire apparaître ce qu’il nomme « les points d’hérésie », où les discours se séparent ; il s’estime fondé à procéder de même sur un objet social pour y faire apparaître le « point d’intolérance ». Philosophie sans savoirs et généralités d’un côté, savoirs et spécificité de l’autre, le renversement saute aux yeux.

17J.-C. P. : Permettez-nous de prolonger notre question et d’insister : est-ce que quelqu’un comme Foucault, puisqu’il est question de lui, en mettant à mal la figure classique de l’intellectuel généraliste, n’a pas contribué à façonner le paysage intellectuel français tel que nous le connaissons aujourd’hui ?

18J.-C. M. : Ecoutez, je ne veux pas parler à la place de Foucault, mais il me semble que, si on lui posait la question aujourd’hui : « existe-t-il une vie intellectuelle en France ? », il répondrait : « non, il n’y en a pas, et tant mieux ! Je m’en réjouis ! ». Sa grande colère contre l’intellectuel généraliste finira par n’épargner aucun type d’intellectuel ; dans ses derniers cours, on a le sentiment que cette figure, généraliste ou pas, fait obstacle à la mise en cause effective des pouvoirs.

19J.-C. P. : Il semble qu’il y ait aussi dans la notion foucaldienne d’intellectuel spécifique une autre idée : celle de court-circuiter les dispositifs de « savoir-pouvoir » habituels en mettant en relation entre eux des acteurs qui sont en marge de la société. C’est ce qui s’est passé avec le GIP [7] par exemple, puisque Foucault, à l’occasion de cette enquête, a mis en relation des personnes travaillant dans le domaine de la justice, des avocats, des personnels pénitentiaires, des détenus etc. Cette dimension de mise en réseau des individus, des personnes reléguées aux marges s’opposait ainsi au cloisonnement hiérarchique. Le réseau était donc l’arme des intellectuels. Or aujourd’hui, on a l’impression que le réseau est devenu l’arme du ou des pouvoir(s). Les intellectuels eux-mêmes s’inscrivent désormais dans des réseaux et non plus dans des institutions. Est-ce que cette pratique de la mise en réseau militante, de l’investigation de terrain, de l’enquête quasi-journalistique a contribué, selon vous, à façonner le paysage intellectuel français contemporain ? Nous pensons ici par exemple à un intellectuel comme Bernard-Henri Lévy qui doit beaucoup à Michel Foucault.

20J.-C. M. : L’intellectuel, tel que je le définis, s’adresse à l’opinion non-intellectuelle. Il dépend donc aussi des processus objectifs de formation de l’opinion. Ceux-ci peuvent varier ; par exemple, les partis, aujourd’hui, comptent peu dans le processus et certainement moins que les réseaux que vous évoquez. Et certainement moins que les média. Mallarmé déjà parlait de « l’universel reportage », à comprendre : l’universel contemporain, c’est le reportage. Reste le point pour moi décisif : la mise en cause, par l’intellectuel, de pouvoirs qui sont censés avoir des principes – lesquels principes sont, ne serait-ce que provisoirement, acceptés par l’intellectuel en question. Je dis provisoirement, parce qu’il arrive que l’intellectuel ne les accepte que parce que l’opinion à laquelle il s’adresse les accepte. Comme je l’ai rappelé, beaucoup d’intellectuels communistes ou simplement marxistes ont suivi cette voie détournée. Ceux que vous appelez les « organiques ». Mais laissons le passé de côté, une question se pose aujourd’hui avec acuité : si l’intellectuel est bien quelqu’un qui accepte les principes d’un État libéral démocratique pour pointer des contradictions dans la mise en œuvre de ceux-ci, ce schéma-là fonctionne-t-il encore ? La question se pose en fait depuis plus longtemps qu’on ne croit. Il a fallu autrefois un certain temps pour que l’opinion étatsunienne entende ses intellectuels et juge Mac Carthy insupportable. Pourquoi ce délai ? Parce que la menace communiste était jugée plus redoutable à long terme que les violations de la Constitution. [2014 : Aujourd’hui, le gouvernement des États-Unis soutient à nouveau que pour préserver un mode de vie fondé sur le respect de la liberté individuelle, il faut un système de surveillance de plus en plus étroit, qui attente aux libertés individuelles. Or, pour autant que je perçoive, il a, cette fois encore, fallu du temps pour que l’opinion s’en émeuve. Ce qui a changé la donne d’ailleurs, ce n’est pas la protestation des intellectuels, mais un rapport d’enquête parlementaire.] On reconnaît, dans ces deux cas, une logique imposée par l’urgence ; au nom de cette urgence (qui est au fond une urgence de type militaire), des entorses aux principes généraux sont considérées par l’opinion comme admissibles. Si cette logique devait s’installer durablement dans l’opinion – et à mon avis elle s’est installée durablement depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale –, alors la position de l’intellectuel ne pourrait que s’éroder. Or, c’est ce qui se passe et, là, mon propos déborde largement le cas français. Le pouvoir d’intervention de l’intellectuel s’émousse. On croirait qu’il ne parvient plus à s’adresser aux non-intellectuels. Son audience me paraît de plus en plus restreinte aux intellectuels eux-mêmes. Je le dis très franchement, je ne vois pas comment, aussi bien l’intellectuel de type classique, mettons Sartre, ou l’intellectuel de type nouveau, mettons Foucault, peuvent s’articuler avec des situations telles que le terrorisme. Parler est toujours permis, être entendu, c’est une autre affaire.

21J.-C. P. : À vous écouter, il nous vient à l’esprit une question un peu naïve : est-ce que vous éprouvez une sorte de nostalgie à l’égard de cette figure de l’intellectuel dont vous évoquez la disparition ?

22J.-C. M. : Non, absolument aucune !

23J.-C. P. : Votre texte Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? a pourtant des accents très durs…

24J.-C. M. : Les raisons pour lesquelles la vie intellectuelle a cessé d’exister sont des raisons catastrophiques. Cela ne veut pas dire que ce que ces raisons ont empêché d’exister – à savoir la figure de l’intellectuel – doive être regretté. Tenez, prenez Hannah Arendt à propos de l’Allemagne d’avant 1933. Elle dit : voilà ce qui a disparu. Mais elle n’exprime aucune nostalgie. Ma position, à l’égard de la vie intellectuelle, est analogue. Mais si je suscite du regret chez mes lecteurs, je n’ai aucune raison de m’en défendre.

25J.-C. P. : Hannah Arendt évoque tout de même ce dont vous parlez également dans votre ouvrage, Le Juif de savoir, à savoir la culture, la haute culture…

26J.-C. M. : Oui, et elle dit même : c’était très beau. Avant 1933, rappelle-t-elle, les Juifs ne prenaient part ni à la vie sociale ni à la vie politique, ils vivaient dans une espèce d’absence de lien. Cela leur permettait une absence totale de préjugés. Or l’absence de préjugés, Lessing en avait fait un idéal. Si le préjugé est l’ennemi principal de la pensée, alors l’absence de préjugé est la condition idéale pour l’exercice de la pensée. C’est à ce propos qu’elle énonce : c’est très beau. Soit un jugement esthétique et non pas politique. Mais à aucun moment, me semble-t-il, elle ne va jusqu’à dire… Enfin, si, elle dit : je regrette cela. Mais ce regret va sans nostalgie, je veux dire sans pathos. C’est juste le constat d’une disparition, doublé d’un jugement esthétique, présenté lui aussi comme constatif. Or, en ce qui me concerne, je n’ai aucun sentiment d’admiration esthétique pour le type de l’intellectuel de langue française, tel qu’il a existé et tel que je l’ai connu. Ce pouvait parfois être juste ou opportun ou utile, ce n’était pas beau.

27J.-C. P. : Puisque vous évoquez Hannah Arendt, faisons un détour par cet ouvrage que nous venons d’évoquer un peu allusivement, Le Juif de savoir. Nous reviendrons plus tard sur la question juive en tant que telle, car nous aimerions à présent parler avec vous du « savoir », et plus précisément du modèle allemand (ou germanique) du savoir que vous opposez au modèle français. Pour aller vite, nous pourrions résumer ainsi votre thèse : tandis que le savoir, en France, serait incorporé à un projet politique républicain, en Allemagne l’autonomie des universités et la tradition protestante d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs font que le savoir jouirait d’une certaine liberté…

28J.-C. M. : Je ne dirai pas qu’il y a deux figures du savoir. Il y a une figure du savoir qui domine tout le xix e siècle, un savoir dont la langue naturelle est la langue allemande et par rapport auquel tous les savoirs qui se présentent dans les autres pays européens constituent soit des affluents soit des courants dérivés. Je ne fais que reprendre, sous une autre forme, la deuxième partie des Mots et les choses de Foucault. Donc je ne parlerai pas de savoir français, mais d’un rapport français au savoir. Ce rapport prend une forme particulière (je m’en explique dans plusieurs ouvrages, outre Le juif de savoir) ; il est marqué par ceci : lorsque la République s’installe, elle est minoritaire. La République s’installe d’abord comme une forme politique qui ne suscite aucune adhésion de masse. La paysannerie est largement dominée par l’Église ; elle est spontanément conservatrice et royaliste, tant qu’on ne revient pas sur la vente des biens du clergé, seule mesure révolutionnaire qui lui importe. Une bonne partie de la bourgeoisie est orléaniste… Bref, je passe. En conséquence, la République, comme système de gouvernement, manque de ce qu’on appelait autrefois les compétences, je veux dire qu’elle manque d’experts. La bourgeoisie des experts est spontanément orléaniste ou bonapartiste, mais pas républicaine. Donc ces experts, il faut les fabriquer. De là la fonction des établissements publics d’enseignement secondaire et supérieur dans le système républicain, ce qu’on a appelé l’élitisme républicain. Ils doivent fabriquer une bourgeoisie de compétences, dont l’appartenance à la bourgeoisie est garanti par le fait que ses membres disposent de revenus qui leur permettent de vivre comme s’ils étaient propriétaires – alors qu’ils ne le sont pas ou peu. C’est la naissance de la bourgeoisie salariée, qui est largement une bourgeoisie d’État. La base du salaire bourgeois est élevée, quand on la compare au salariat ouvrier ; ce revenu est garanti non pas par une propriété héritée ou par des appuis familiaux, mais par un titre d’État, qui équivaut à la reconnaissance d’un certain niveau de compétence. Autrement dit, tout l’objectif du pouvoir républicain – et cela vaut de la fin du xix e siècle jusqu’à la guerre de 1940, et même un peu après, disons jusqu’aux années 1950 – c’est d’empêcher que ce ne soient les jésuites qui forment l’essentiel des ingénieurs, des cadres administratifs, des professeurs etc. L’objectif est fondamental, voyez-vous, et l’enseignement secondaire y joue un rôle encore plus décisif que l’enseignement supérieur. Tout le système des lycées d’État, des concours de recrutement aux grandes écoles, des classes préparatoires, de l’agrégation etc., quoique hérité largement de Napoléon, tout a été repensé en fonction d’un objectif politique précis. Considérez Polytechnique par exemple : si l’ensemble des cadres militaires que vous recrutez au concours d’entrée a été formé par les jésuites, l’armée sera tenue par l’Église. Il est donc essentiel pour la République, non seulement qu’un concours d’entrée soit requis pour entrer à Polytechnique – la chose a été mise en place par la Révolution et l’Empire –, mais aussi que ceux qui réussissent soient formés dans des classes préparatoires largement indépendantes de l’enseignement catholique. La question de savoir qui, des ecclésiastiques ou de l’État républicain, formera les élites dirigeantes du pays est essentielle pour la Troisième République. Ainsi, la mise en place du dispositif républicain, ce n’est pas simplement la séparation de l’Église et de l’État – la décision est certes importante, mais tardive, – mais c’est aussi d’arracher la formation de la bourgeoisie de compétence à l’Église. Cela va de pair avec l’autre conséquence sociale majeure : puisque les propriétaires sont majoritairement antirépublicains, il faut que la bourgeoisie des experts inclue des fils dont les parents ne soient pas des propriétaires. Ce qu’on a appelé l’élitisme républicain est une machine de guerre contre l’héritage et les « fils-de ». Revenons à l’Église et aux jésuites. Leur prise sur les concours de recrutement allait bien au-delà des établissements religieux, elle imprégnait les savoirs eux-mêmes. Sur quelles bases, par exemple, recrute-t-on les professeurs des lycées, dans les matières littéraires ? Depuis Napoléon, le modèle jésuite avait déterminé la forme et le contenu des connaissances requises. Non-républicain, mais lui aussi adversaire de l’Église, Renan avait, dans La réforme intellectuelle et morale[8], proposé une solution qui permettrait de briser cette emprise invisible et obsédante : il fallait se mettre à l’école de l’Allemagne. Dans les universités, mais aussi dans les lycées, le latin et le grec s’enseigneront comme on les enseigne en Allemagne, l’histoire de la littérature doit suivre le modèle de la Literaturwissenschaft allemande, etc. Comprenez bien l’enjeu : il s’agit de mettre fin au modèle jésuite de l’enseignement littéraire. Substituer la positivité scientifique de la philologie et de l’histoire à la suprématie de la rhétorique. En ce sens là, il n’y a pas de savoir français, mais il y a une reprise en France du savoir allemand, en lien avec un projet politique bien défini.

29J.-C. P. : En raccourci, on pourrait dire que le pouvoir politique français s’inspire du modèle protestant tel qu’il s’est imposé et semble avoir réussi en Allemagne ?

30J.-C. M. : Mais bien entendu ! Et de façon absolument explicite chez certains ! Cela se traduit par des réformes très précises dans l’enseignement secondaire. Notamment, la classe dite de « rhétorique » disparaît. L’exercice littéraire par excellence avait été le discours français, il est remplacé par la dissertation. L’exercice latin fondamental avait été le discours latin, il est remplacé par le thème et la version. La Wissenschaft allemande est à l’horizon, même si on n’a pas repris l’intégralité du modèle ; on a de fait préféré un mixte, illustré au premier chef par les khâgnes et la rue d’Ulm. La rhétorique y subsiste, mais elle ne dit pas son nom et devient un moyen subalterne. Pourquoi ne veut-on plus de son primat ? Parce qu’elle est un héritage de l’enseignement jésuite. La volonté de laïciser l’enseignement des lettres et de le mettre à l’école de la science allemande ne font qu’une seule et même volonté.

31J.-C. P. : D’ailleurs, comme on sait, la « philosophie officielle », si l’on peut dire, de la III e République, c’est la philosophie kantienne.

32J.-C. M. : Exactement. Le protestantisme éclairé permet de contrer l’obscurantisme catholique. Taine par exemple emmenait ses petits-enfants au temple, parce qu’il voulait leur donner une instruction religieuse, mais il n’était pas question pour lui de les emmener dans une église catholique.

33J.-C. P. : Mais en quoi est-ce que cette histoire induit un rapport spécifique au savoir ?

34J.-C. M. : Le dispositif de la Wissenschaft allemande est un dispositif d’indifférence absolue à l’égard des formes politiques. Tant que les libertés universitaires sont préservées, ce qui se passe dans le monde politique est indifférent. Dans l’Allemagne protestante, l’université se pense comme la continuation de l’Église du Moyen Âge, c’est-à-dire qu’elle a sa liberté propre. À la fin du xix e siècle et jusqu’en 1914 (avant que ce monde n’ait été bouleversé par les crises du xx e siècle), le professeur d’université allemand, comme le professeur de lycée allemand, ne se soucie pas de ce que se passe au niveau politique, cela n’a pour lui aucune espèce d’importance. On note certes quelques cas, mais ils sont très exceptionnels, où un acteur de la Wissenschaft se préoccupe de l’organisation politique. Au contraire, dans le système français, la possibilité même que le savoir puisse se développer est déterminée par le fait qu’une puissance politique séculière fasse obstacle à cette puissance obscurantiste qu’est devenue l’Église. Il faut un État fort. Dans ces conditions, on ne peut pas être indifférent à ce qui se passe dans le monde politique quand on est un homme de savoir. Renan en témoigne. Quand la République arrive, il est d’abord contre. Il y voit une catastrophe, parce que la République représente un gouvernement fondé sur la règle de la majorité, or le savoir ne peut se développer selon lui que dans un espace où la règle de la majorité peut être contrée par une volonté éclairée. Pour le dire rapidement : la règle de la majorité, c’est le triomphe de l’Église assuré. Puis, au bout de quelques années, il observe que, finalement, les choses se passent très bien, et il devient républicain. Et pourquoi est-ce que ça se passe très bien ? Eh bien, pour les raisons que je vous ai dites. Le système politique mis en place en France par les républicains se révèle, pour le savoir, une protection plus efficace contre l’Église que ne pourraient l’être, par exemple, une monarchie ou un régime aristocratique. De là suit une conséquence : les représentants du savoir en France ne sont pas dans une totale indifférence à l’égard des pouvoirs politiques. La plupart en sont venus à concevoir l’État républicain, et non l’Université, comme l’institution qui les protège. La Sorbonne va ainsi être un lieu de républicanisme actif. La séparation de l’Église et de l’État a pour corollaire l’union du savoir et de l’État. Vous voyez donc la différence avec l’Allemagne. Passons au xx e siècle Si on regarde les choses dans leur globalité et en laissant de côté certains refus ou certaines adhésions enthousiastes ici ou là, l’université allemande est demeurée passive devant la prise de pouvoir par Hitler. Il n’en est pas allé de même, en France, après 1940. La résistance n’a pas été majoritaire en nombre, mais elle a été, dans l’enseignement supérieur et secondaire, « comme un poisson dans l’eau ». Durant la guerre d’Algérie, l’indifférence n’a pas été la règle, etc. [2014 : Les institutions de savoir et donc l’école soulèvent en France une question politique et non pas seulement des questions « sociétales » touchant l’enfance et l’adolescence. La conclusion à tirer de ce développement historique est simple. Deux événements ont eu lieu : l’effondrement de la Wissenschaft en 1933 et la naturalisation presque intégrale de la République. À partir de la Quatrième République, la République est devenue une « politique naturelle », au sens où l’on parle de religion naturelle. Le « fait républicain » est devenu analogue au « fait religieux » et réciproquement, sauf que croire au fait républicain est antirépublicain ; croire au fait religieux, aussi d’ailleurs. Privés de la protection unificatrice et du prestige de la Wissenschaft, les savoirs se sont dispersés et se sont humiliés devant l’utilité gestionnaire. Les savoirs des lettres, en particulier, sont devenus du matériau de brocante. Une fois naturalisée, la République est devenue indifférente à leur sort, ne retenant que ce qui est utile à sa propre gestion : quelques fragments de droit administratif, plus quelques fragments de psychologie, plus quelques fragments de communication. De là, le programme à la fois conscient et clandestin de démanteler, pierre par pierre, l’édifice qu’avait édifié la République, au temps où elle savait que toute spontanéité idéologique lui serait hostile. Parallèlement, on assiste à un double retour ; la polémique contre l’élitisme républicain s’accompagne du retour des fils et filles-de ; la mise au pilori des savoirs des lettres s’accompagne du retour de la rhétorique. Celle, plus récente, des économistes, des sociologues, des chronobiologistes etc., mais aussi la bonne vieille rhétorique des jésuites. Il est significatif que la campagne présidentielle de 2012 ait été affectée par le recours à l’anaphore, figure de style venue tout droit des bons pères.]

35J.-C. P. : Passons si vous voulez bien à la suite, c’est-à-dire à la seconde partie de cette discussion : à savoir la question juive, ou si vous préférez, la question de la place et du rôle du judaïsme dans cette discussion que nous venons d’avoir concernant les intellectuels et la République en France aujourd’hui. Parlons plus précisément des intellectuels juifs français. L’expression en elle-même ne va pas sans poser quelques problèmes. D’une certaine manière, au regard de la définition classique de l’intellectuel à la française cette expression n’a rigoureusement aucun sens. Vous-même, vous vous référez quelquefois à Marc Bloch (ce fut le cas lors de la conférence de la Maison de l’architecture de février 2006, que nous avons déjà évoquée plus haut, et c’est aussi le cas dans Le juif de savoir) : or cet historien français ne comprendrait sans doute pas le sens d’une telle expression. Néanmoins, si nous avons fait le choix de prendre ce thème, les intellectuels juifs français, pour objet de notre recherche, c’est bien parce qu’il nous a semblé que la figure de l’intellectuel juif français a émergé sur le devant de la scène publique en France depuis quelques années, et que cette émergence pose précisément un certain nombre de questions liées à l’idée qu’on peut se faire de la pensée, de l’espace public, des intellectuels et de la République. Depuis quand exactement ? La périodisation est un peu flottante : disons en gros depuis la fin des années 1960. Pour être un peu plus précis, on pourrait prendre comme point de repère l’année 1967, avec la guerre des Six-Jours et les conséquences qu’elle a entraînées dans le monde entier, et plus particulièrement en France. Un événement nous paraît tout à fait décisif concernant les intellectuels juifs français : à savoir le « basculement » emblématique d’un intellectuel français comme Raymond Aron qui prend publiquement la parole en tant que juif, en réaction au fameux discours du général de Gaulle sur le « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » [9]. Par la suite, l’expression publique de certains penseurs juifs s’est progressivement affirmée au fil des ans. On peut penser par exemple à l’ouvrage d’Alain Finkielkraut, Le juif imaginaire, paru en 1980 [10], qui représente aussi une étape importante dans cette histoire.

36J.-C. M. : Je soulève une question initiale : quel est le point d’énonciation d’où est émis le nom juif ? Je m’appuie sur les catégories linguistiques pour analyser les données. La plupart des noms dans la langue française se disent à la troisième personne. Cela se traduit par le fait que pour pronominaliser un nom, il faut le pronominaliser en troisième personne. Un oiseau chante/ « il » chante. Cependant certains noms se disent d’abord en deuxième personne : ce sont essentiellement les insultes. On peut certes les utiliser aussi en troisième personne. Mais en réalité, quand Sartre dit « le » ou « les » salauds, il emploie en troisième personne un nom qui n’a de sens qu’adressé en deuxième personne à quelqu’un. Autrement dit, le premier moment, le moment de l’insulte proférée en deuxième personne est le moment constitutif. On le voit très bien dans La Nausée où l’émergence du mot salaud se présente sous la forme d’un vocatif : « adieu, salauds ». Ensuite seulement, cela devient le nom d’un groupe. Pendant longtemps, le nom juif a été rapporté à l’insulte, donc à la parole antisémite. C’est ce qu’a théorisé Sartre, dans ses Réflexions sur la question juive[11] : le nom juif n’existe qu’en tant qu’insulte, il vient d’autrui. Le passage de ce nom d’insulte, de ce nom de deuxième personne, à un nom de troisième personne, vous donne l’emploi nazi du nom juif, qui désigne une catégorie repérable en troisième personne, comme l’est une catégorie animale, comme quand vous dites « les mammifères ». Or, vous ne traitez pas un mammifère de mammifère ! Ce nom n’existe qu’en troisième personne. Le geste nazi par excellence passe de l’insulte antisémite à la constitution d’une catégorie désignable en troisième personne. « Les juifs seront interdits de… » etc. Mais le moment initial de l’insulte reste crucial ; Goebbels là-dessus est d’une clarté absolue : pour lui, le moment décisif est celui où l’on traite quelqu’un de juif et où on le voit se décomposer sous ses yeux. Précisément parce que Sartre combat le nazisme et les traces qui en demeurent dans les esprits, il livre bataille sur le même terrain : la primauté de l’insulte en deuxième personne dans la constitution du nom juif. Son continuateur le plus fidèle est, selon moi, Alain Badiou ; pour lui, le nom juif existe d’abord comme insulte, puis comme reprise de l’insulte en troisième personne (lois raciales) et enfin comme intériorisation de l’insulte en première personne par les victimes. Cela le conduit à dire que le nom juif doit disparaître – puisqu’il ne peut exister réellement que dans la langue des bourreaux et dans cette forme dérivée de la langue des bourreaux qu’est la langue des victimes. Je renvoie à Circonstances 3 [12], qui selon moi est une réponse aux Penchants criminels. Ma position est tout autre. Je considére que le moment constitutif du nom juif n’est ni la deuxième personne, ni la troisième, mais la première. Autrement dit, le moment où un sujet dit de lui-même « je suis juif ». En cet instant et pour un instant, il institue sa subjectivité. À partir de ce moment là, le sujet peut soit affirmer, soit nier, soit questionner ce nom.

37Cela distingue le nom juif du nom français. Pour moi, le nom français est un nom de troisième personne, déterminable par une série de dispositifs historico-juridiques. On est français à partir du moment où on a ses papiers. Supposons même que le gouvernement français adopte une loi du type : quel que soit son lieu de naissance ou son lieu de résidence, chacun est français, dans la mesure où il le souhaite, même alors, il s’agirait d’une loi, et toute loi se dit en troisième personne. Le nom français, le nom anglais, le nom étatsunien, tous ces noms n’ont de sens qu’en troisième personne. Après, bien sûr, on peut intérioriser. Il est parfaitement concevable que l’on dise : c’est très important pour moi d’être français. Mais intérioriser un nom qui se dit, au départ, à la troisième personne, ce n’est pas la même chose que de placer en premier moment l’affirmation de première personne : je suis juif. Si de plus la plupart des noms se disent en troisième personne, le nom juif introduit une césure dans le système des nominations. Est-ce que cela répond à votre question ?

38J.-C. P. : Eh bien disons que ce serait plutôt une sorte d’introduction à la réponse, comme vous l’avez dit vous-même… Mais le moment est peut-être venu, dans le prolongement de la question précédente, de vous poser une question plus personnelle. Est-ce que vous-même, Jean-Claude Milner, vous vous considérez comme un intellectuel juif français ? Est-ce que vous acceptez ces trois déterminations prises ensemble ? Ou bien seulement certaines d’entre elles ?

39J.-C. M. : Permettez-moi de revenir en arrière. Etant donné ce que je viens de vous dire, sur le moment de première personne, je pense que la césure a été effectivement le moment où un certain nombre d’intellectuels ont pris la parole, en première personne, sur le nom juif. Après 1945, le silence l’avait emporté ; la question des camps de concentration avait tout absorbé. Avec la déclaration de De Gaulle, quelque chose change. Raymond Aron, par exemple, en témoigne. Cette déclaration a compté, parce que c’était la première fois que le nom juif – et non pas israélite, ni Israélien – avait été prononcé publiquement par une voix autorisée et cela, sans volonté d’insulte [13]. Je tiens pour un signe très important de l’évolution des discours et des mœurs, en France, le fait que quand de Gaulle a parlé du peuple juif comme « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » ça a été jugé antisémite, alors que quand Mitterrand a parlé de « lobby juif », on s’est ingénié à démontrer que ça n’était pas antisémite [14]. Cela veut dire qu’un déplacement s’est produit dans le discours. Au temps de de Gaulle, le simple fait de prononcer le mot « juif » était considéré comme antisémite. On voit très bien pourquoi. Parce que dans la langue française républicaine, héritée en fait de Napoléon, on n’emploie pas le nom juif, mais on parle d’israélites, c’est-à-dire de Français de confession israélite. La décision fut fondamentale. Il fallait, pour Napoléon, mettre fin à l’usage du nom juif qui, aux oreilles françaises, à ce moment, sonnait principalement comme une insulte. Le premier homme politique français important qui ait employé le mot juif sans intention d’insulte – je laisse de côté les antisémites qui employaient le mot juif à toutes les sauces – ce fut bien de Gaulle en 1967. À partir de ce moment là, le mot juif a été réintroduit dans la langue française. Raymond Aron l’a très bien perçu. Et il a conclu en substance : « puisque le mot revient, je le reprends et je déclare que je suis juif ». Ce qui en effet n’était pas usuel dans son langage. C’était pour lui une manière de sortir du dilemme sartrien. Il s’était reconnu jusque là dans le juif de Sartre ; il avait été celui qui ne s’éprouvait juif que dans la bouche des persécuteurs. Or là, il sortait du schéma ; puisque de Gaulle n’avait pas employé ce mot comme une insulte, il pouvait le reprendre en première personne sans s’insulter lui-même. Mais je ne pense pas qu’un tel bougé aurait suffi par lui-même. C’est la chiquenaude initiale. Puis les choses se sont déplacées progressivement au cours du temps. Le « nous sommes tous des juifs allemands » de 1968 est à mon avis la clôture d’une ancienne période et l’ouverture d’une nouvelle période. Vous connaissez l’histoire ? Au départ, Georges Marchais avait dénoncé Cohn-Bendit comme « anarchiste allemand », pas comme « juif allemand ». Or, le défilé s’est fait aux cris de : « nous sommes tous des juifs allemands ». On a ajouté le mot juif, qui n’avait pas été prononcé. Parce que le propos de Marchais reprenait des clichés anciens et parce que le nom juif était pour eux obsolète, les manifestants se sont jugés en droit de tout mettre en équivalence : une obsolescence en valait une autre. Dans leur esprit, la question juive était réglée, tout comme était réglée la question du PCF. Ils pensaient entrer dans une période où 1945 (et tout ce qui l’avait précédé) était révolu, où la question juive ne se posait plus, où l’insulte antisémite ne s’entendrait plus jamais, où le compagnonnage de route n’avait plus de sens. Sartre était à tous égards dépassé. J’ai vécu cette période, je me souviens qu’autour de moi, nous étions habités de certitudes semblables.

40En fait, ce qui s’ouvrait, concernant la question juive, c’était exactement le contraire. Le moment où l’on pense qu’on peut proclamer, sans douleur et sans haine, « nous sommes tous des anarchistes juifs allemands » et qu’ainsi on clôt le passé, c’est le moment où la question juive va se poser à nouveau. Et non pas sur le mode du « tous », mais sur le mode du « je » – et donc du « pas tous ». Ne serait-ce que par son titre, le livre de Pierre Goldmann, Souvenirs obscurs d’un juif polonais né en France[15], marque le tournant. Le déplacement vers le « je » n’est pas sans rapport avec celui qu’opère Foucault. Etant admis que l’intellectuel est celui qui peut pointer la contradiction entre les principes politiques et leur mise en œuvre effective, sa légitimité se fonde non pas sur la généralité, comme le pensait Sartre, mais sur la spécificité. Chez Foucault, cette spécificité est une spécificité d’enquête : sur les prisons, sur la folie etc. Mais la spécificité pourrait être autre que l’enquête ; surgit alors la question sous-jacente : quelle est la spécificité qui caractérise tel intellectuel comme intellectuel ? Si le nom juif vient à remplir cette fonction, alors il prend place au lieu même de l’intellectualité. Prise au pied de la lettre, l’expression « intellectuel juif » désigne cette superposition. Dès lors, le moment arrive où le fait de dire de soi-même « je suis juif » peut s’énoncer non pas d’un autre point que celui de son intellectualité, mais exactement du même point, qui est la première personne. Il arrive que se pose alors la question d’une intellectualité proprement juive, c’est-à-dire de la tradition intellectuelle juive, en tant qu’elle se distingue par exemple de la tradition intellectuelle gréco-latine. D’où la rencontre éventuelle avec le Talmud. Si la rencontre ne se fait pas, le sujet reculera souvent d’un pas et conclura qu’il est juif et intellectuel, mais pas du même point. Quand il parle en intellectuel, il oublie qu’il est juif ; quand il parle en juif, il oublie qu’il est intellectuel. Si en revanche le sujet ne recule pas et maintient qu’il est à la fois juif en première personne et intellectuel en première personne, l’instabilité est sans remède. Le sujet peut tout au plus l’aménager en retirant à son énonciation juive tout caractère affirmatif. Dans ce cas, il n’y a que deux possibilités : ou bien le nom juif se dit sous la forme de l’interrogation : « que dis-je quand je dis que je suis juif ? », « je ne sais pas ce que je dis quand je dis que je suis juif » etc. Ou bien on choisit la négation : “personne ne peut se dire juif innocemment” ; beaucoup ajoutent en secret : « personne, sauf moi », mais c’est une ruse de la mauvaise foi. Si le juif de négation est loyal, il proclamera « le nom juif n’a aucun sens pour moi » et il agira en conséquence.

41Maintenant, si vous me posez la question à moi, vous risquez d’être déçu par la réponse ! Car en ce qui me concerne, je ne dis pas de moi-même que je suis juif. Je ne suis pas juif selon la halakha[16]. De ce point de vue, je ne suis pas du tout dans la position où se trouvait mon père qui avait été élevé en juif pieux, et qui avait rompu pour des raisons que j’imagine profondes (comme il n’en parlait pas, je ne les connais pas). Il fut un juif de négation loyal et comme le nom juif n’avait aucun sens pour lui, il a décidé de ne pas le transmettre : ne disant pas qu’il était né juif, ne prononçant ce nom qu’en le tenant à distance de soi, se proclamant protestant (sans s’être converti), il a maintenu ses enfants dans l’ignorance. Ne rien transmettre, hormis un nom de famille, qui, par hasard, n’est pas propre à attirer l’attention, c’est une décision. Pour moi, je ne suis pas du tout dans cette position, puisque la transmission s’est arrêtée avant moi. Non seulement elle s’est arrêtée avant moi en termes d’éducation, mais elle s’est arrêtée avant moi en termes de mariage : en choisissant d’épouser une protestante, mon père a rompu quelque chose en sachant très bien ce qu’il faisait. Il savait très bien que dans le discours de la loi juive, la continuité passe par la mère. Ce n’est pas du tout le système grec, où le père transmet ; mais mon père était assez instruit pour ne rien ignorer de la puissance du système grec, en sorte que, pour le contrer, il s’est constitué littéralement en impasse de non-transmission. Etre un père, c’était, pour lui, ne rien transmettre. De ce fait, je n’ai été, quant à moi, soumis à aucune convocation de la part du nom juif.

42J.-C. P. : Comme vous l’avez compris, une des difficultés posées par la présente recherche c’est de déterminer au départ qui est ou qui peut être « objet » de cette recherche, autrement dit : qui est ou qui peut être considéré comme un « intellectuel juif français »…

43J.-C. M. : C’est la raison pour laquelle je vous dis que ma réponse vous décevra beaucoup !

44J.-C. P. : Il faudra peut-être que l’on revienne là-dessus, pour y réfléchir encore, car c’est une question décidément très compliquée… Notre idée de départ, si vous voulez, ça a été de considérer comme intellectuel juif français tout intellectuel – selon la définition « classique » : détenteur d’un savoir qui prend position dans l’espace public – faisant de sa judéité un thème explicite de sa propre réflexion, et ce au sein du débat public en France.

45J.-C. M. : D’accord. Si vous prenez cette définition, je peux y satisfaire. Mais vous serez obligés malgré tout, en ce qui me concerne, de faire état du fait que la convocation adressée par le nom juif n’est pas complètement la même pour moi que pour d’autres. Je ne peux parler de ma propre judéité, sans souligner qu’elle est exorbitante à la loi juive et que la part que j’en ai retenue, je l’ai faite mienne par un acte que rien ni personne – et surtout pas la filiation – ne m’imposait.

46J.-C. P. : Bien, alors passons à la suite, à la troisième et dernière partie de cet entretien : la question de la République. Nous essaierons de ne pas être redondants, de ne pas redire ce que nous avons déjà dit tout à l’heure, dans la mesure où, comme vous l’avez souligné, la crise des intellectuels est liée à la crise de la République et inversement.

47Un grand nombre de penseurs, d’essayistes ou de commentateurs, dont vous faites partie, s’accordent aujourd’hui sur le constat d’une crise de la République et des valeurs républicaines en France. Dans le n° 6-7 de la revue Élucidation[17], vous avez publié un article important intitulé « Les pouvoirs, d’un modèle politique à l’autre », dans lequel vous décrivez et analysez un changement de paradigme de la pensée politique occidentale moderne. Vous dites, en substance, que l’on serait passé du régime politique du « tout limité », qui caractériserait la situation de l’Europe moderne depuis environ trois siècles (depuis 1648), au régime du « pastout illimité » (c’est une notion que vous avez forgée en vous inspirant de Lacan), lequel régime caractériserait la situation sociale et politique contemporaine, non seulement en France mais dans tout le monde occidental – et donc avant tout aux États-Unis. Pouvez-vous revenir sur ce changement de paradigme ? D’autre part, vous soulevez une autre question dans ce même article concernant la question des communautés ou des minorités, de leur émergence dans l’espace politique en tant que nouveaux acteurs venant bousculer le schéma politique traditionnel de l’État-nation souverain. Or cela nous ramène à la question du supposé « communautarisme » juif, tel qu’il a pu être dénoncé par certains commentateurs ou essayistes ces dernières années en France. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la question ressurgit aujourd’hui en France de façon plus aiguë qu’ailleurs, car c’est bien en France que le modèle politique du « tout limité » a reçu sa forme la plus emblématique, sa forme en quelque sorte canonique, avec la République « une et indivisible » telle qu’on la connaît. Pourriez-vous développer aussi ce deuxième point ?

48J.-C. M. : Parlons d’abord de la question du « tout limité ». Un tout est limité s’il est possible de déterminer quelque chose qui n’appartient pas au tout. Cela peut s’interpréter en termes strictement formels ou en termes matériels. Les deux interprétations sont également licites. Prenons la notion d’État-nation par opposition à l’empire. Comme vous le savez, le grand événement de l’Europe moderne, c’est le traité de Westphalie, qui clôt la guerre de Trente ans. Avant cet événement, l’idéal politique de l’Europe, c’était l’empire, la forme politique impériale, laquelle renvoie à l’illimité que fut l’empire d’Alexandre : il n’y a aucune terre dont on puisse dire qu’elle ne doit pas appartenir à l’empire. On peut penser à la fameuse formule (je ne sais plus si elle est d’Alexandre ou de César, mais peu importe) : « je voudrais des mondes nouveaux pour pouvoir les conquérir ». Certes, dans les faits, l’empire romain, à partir d’un certain moment, a fixé des limites à son extension ; il les a même matérialisées par des murs. Je citerai une formule de Tibère, le premier des empereurs à avoir fixé des limites et sans doute celui qui a le plus réfléchi à cette question. Il disait que ce dont il avait hérité, c’était d’un « monstre ». Qu’est-ce qu’un monstre ? C’est une figure d’illimitation – par opposition au zôon, à l’être vivant qui est soumis à des limites physiques et biologiques. Le monstre, lui, peut avoir un nombre de têtes indéterminé, un comportement erratique, etc. Lorsque en 1648, le monde européen est passé du modèle impérial au modèle de l’État-nation, on est passé d’un idéal d’illimitation à un idéal de limitation. Aujourd’hui, un mouvement contraire s’est engagé. Pour des raisons diverses (je ne vais pas entrer dans les détails), nous voyons que ce qui est censé porteur d’avenir, d’un point de vue social et politique, ce sont des formes d’illimitation. Prenons la notion de marché. En droit, il n’est rien qui ne puisse entrer dans la forme marchandise. Rien n’y échappe, que ce soit l’air, l’eau, l’espace, la vie privée, la force de travail, etc. La notion de propriété négociable s’étend à tout ce qui existe. Cela signifie que la forme marchandise est illimitée. Pendant longtemps, les politiques ont tenté d’y imposer des limitations, par exemple en définissant des marchés nationaux ou des exceptions (l’« exception culturelle » par exemple). Nous voyons bien aujourd’hui que les politiques sont requis de s’adapter à l’illimitation. La trop fameuse « mondialisation » n’est rien d’autre qu’une projection de cette illimitation, tenue pour d’ores et déjà accomplie.

49Le lieu du monde où le processus est le plus manifeste, ce sont les États-Unis. Pourquoi ? Parce qu’ils ne se contentent pas de s’adapter à l’illimitation ; à cause de leur tradition juridique et politique, ils sont constamment en train d’expliciter cette adaptation. Ils élaborent une doctrine de l’illimitation, qui redouble et gère la première. Dans le système étatsunien, l’exercice d’un pouvoir – législatif, judiciaire, etc. – consiste en une production de règles ; la plupart d’entre elles sont pensées sur le modèle de l’arbitrage. Par exemple, face au marché, il s’agira de définir des règles qui tranchent un conflit entre deux demandes incompatibles sur un point déterminé : entre respect de la personne et maximisation du profit, par exemple ; de loin, cela peut ressembler à la position d’une limite, mais une analyse plus précise établit que tout dépend du caractère illimité des deux demandes en conflit. Or, trancher un conflit et poser une limite, ce n’est pas du tout la même chose. Cela veut dire par exemple qu’il n’y a plus à proprement parler de code juridique (ensemble de limites), mais seulement des règles juridiques (ensemble de moyens de trancher). Je ne dis pas qu’il n’y a plus de droit, mais qu’il n’y a plus de code. Un système de décisions circonstancielles se met en place, qui, au cas par cas, va calmer le conflit – quitte à ce que, si le conflit se reproduit, on adapte la règle.

50J.-C. P. : Vous évoquez dans votre article le cas de la décentralisation Raffarin où la loi devient expérimentale. Ce serait une sorte d’adaptation française de ce modèle ?

51J.-C. M. : Oui, sans aucun doute. L’expérimentation est mise en avant dans un grand nombre de domaines aujourd’hui : on va « expérimenter » la TVA sociale par exemple. Sous couvert de l’expérimentation, on décide tout simplement qu’à l’intérieur du marché national, les règles de formation des prix ne sont pas homogènes. Autrement dit, l’exigence d’homogénéité nationale cesse d’imposer une limite à la création de règles marchandes. À terme, on vise une adaptabilité sans limites. Ce programme est directement contraire au programme républicain français. Il est lié à la convocation de plus en plus pressante de l’illimitation des processus marchands et à sa projection seconde : l’illimitation de l’adaptabilité. Sauf que le terme « expérimentation » dissimule l’enjeu ; cette hypocrisie aussi est bien française. Si l’illimitation est l’impossibilité où l’on est de dire de quelque chose qu’il n’entre pas dans le processus, la marchandise offre un exemple privilégié, mais on pourrait en donner d’autres : prenez la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. L’argument géographique selon lequel la Turquie n’est pas en Europe parce qu’elle se situe pour l’essentiel en Asie mineure se heurte à une autre logique : celle selon laquelle la Turquie doit faire partie de l’Europe tout simplement parce qu’elle en est voisine et commerce avec elle. Si vous appliquez sérieusement la logique du voisinage commercial, il n’y a, de proche en proche, plus aucun pays au monde dont on puisse dire qu’il n’est pas européen. En fait, l’Europe de l’euro renoue avec son vieux rêve impérial. Si, comme il arrive souvent, vous complétez l’argumentation territoriale par un recours aux valeurs de liberté et d’égalité, l’illimitation est encore plus flagrante ; il existe des pays et des peuples qui ne respectent pas ces valeurs, mais il est impossible à ceux qui adhèrent à ces valeurs, d’affirmer que ces pays en sont par nature exclus.

52Par rapport à ce que nous venons de dire, la notion de communauté apparaît comme une notion ambiguë. Nous venons de voir que nous sommes passés d’un système à un autre, du « tout limité » au « pastout illimité ». « Pastout » ça signifie simplement que l’opérateur tout n’est plus utilisable de manière claire et distincte et cela, quelle qu’en soit la forme : le mot tout, l’article défini, l’adverbe toujours etc. Si vous dites « tout homme » sur le mode aristotélicien, le mot « tout » oppose ce qui est homme à ce qui n’est pas homme – l’animal ou le dieu ; l’opérateur tout fonctionne de manière claire. Mais si vous dites « l’homme » sur le mode humaniste, l’opérateur tout a changé de sens : il signifie que rien n’échappe à la question de l’homme. C’est je crois, ce que Foucault visait en parlant de quasi-transcendantal. L’équivoque se symptomatise en français, puisque le mot homme exclut ou inclut les femmes, suivant les cas, mais cette équivoque ne fait que projeter en langue l’équivoque fondamentale de l’opérateur tout.

53J.-C. P. : Ce qui semble intéressant dans votre analyse, pour recentrer la discussion sur cette question de la (ou des) communauté(s), c’est que vous reprenez sous un angle différent le débat – qui est devenu un classique désormais – entre le courant de pensée libéral et ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarisme ». Pouvez-vous nous expliquer comment s’articule cette politique des communautés dont vous montrez, toujours dans le même article, qu’elle est le modèle même de la politique aux États-Unis – et aussi qu’elle est appelée à devenir le modèle de la politique dans tout le monde occidental, donc y compris en France ? Il est clair que l’affirmation des minorités en tant qu’acteurs politiques ne peut que modifier l’ensemble du paysage politique.

54J.-C. M. : En France, un grand prix est traditionnellement attaché au « tout limité », et aux différents types de « touts limités ». Si vous prenez par exemple la notion de citoyenneté, et en particulier le débat actuel sur les sans-papiers, on voit bien que la discussion tourne autour d’un point sur lequel tout le monde est d’accord en réalité : à savoir qu’il est très important d’avoir des papiers ou de ne pas en avoir. Les protagonistes s’affrontent sur la question de la limite à tracer entre ceux qui doivent avoir des papiers et ceux qui ne doivent pas en avoir, mais ils ne s’affrontent pas sur la nécessité d’une limite. On trouve très peu de gens – il y en a certes, mais très peu – pour poser qu’il n’y a personne à qui on doive refuser des papiers. La plupart de ceux qui réclament des « papiers pour tous » continuent de considérer que cela implique « pas pour n’importe qui ». Dès lors, ils restent dans un système de « tout limité ».

55Mais la question des sans-papiers se pose parce que l’illimitation existe objectivement. Je pense au déplacement sans limites des êtres humains. Pour un être humain, il n’y a aucun endroit sur terre dont il puisse dire : « je suis fabriqué de telle manière que je n’ai pas la possibilité d’y aller ». Les moyens techniques traduisent en possibilité de fait la possibilité de droit. L’illimitation objective se traduit par de grands mouvements de migration à l’échelle mondiale. Or, la collision entre les « touts limités » et l’illimitation des comportements humains – en l’occurrence des déplacements humains – se traduit par l’apparition d’une forme équivoque que l’on appelle les communautés. La communauté, c’est le nom que l’on donne, de l’intérieur du dispositif du « tout limité », aux manifestations d’illimitation ; il est souvent négatif. On notera que dans le système étatsunien, on préfère le mot « minorité » (minority), qui est clairement positif. Pourquoi ? Parce que la société étatsunienne part de l’illimitation. Une minorité est un lieu où fonctionnent des règles que la minorité invente pour elle-même et dont elle demande aux autres minorités de les admettre. Or, il n’est personne qui soit sans règles. Personne n’est donc hors communauté (ou hors minorité). La « minorité » est la forme d’affirmation du geste politique par excellence, qui est la création de règles et cette créativité n’admet aucune limite. Une fois encore, à se contenter d’un abord hâtif, on pourrait croire que chaque minorité matérialise un tout limité, mais une analyse plus précise démontre que son principe d’existence est une illimitation. La société étatsunienne donne un espace de coexistence aux minorités ; le droit combine l’ensemble des règles qui permettent de régler les conflits entre minorités ; loin d’être par nature différents des minorités, l’État fédéral et ses agences forment la minorité détentrice des moyens ultimes de régulation ; ils peuvent se doter de règles particulières, allant, si besoin est, jusqu’à s’excepter de quelques principes fondateurs ; ce qu’on appelle le citoyen, c’est le citoyen situé dans une ou plusieurs communautés. Les « civil rights » s’opposent donc diamétralement aux droits du citoyen ; les seconds s’obtiennent en épurant le citoyen de toute trace d’appartenance communautaire ; les premiers s’obtiennent en incluant les appartenances communautaires. En durcissant les termes, on peut dire que la notion de nation n’a pas là de sens politique ; c’est la minorité, comme foyer d’illimitation, qui a une existence politique fondamentale. Au contraire, dans le système politique français, vous avez la nation – qui est un tout limité – et elle a le monopole de production des règles qui s’imposent à l’ensemble du corps social – qui est un tout illimité. Il suit de là que les communautés ont parfaitement le droit d’exister, à condition de n’avoir aucune existence politique. Pratiquement, cela veut dire que les règles communautaires doivent ne pas gêner le fonctionnement des institutions politiques ; sinon, elles sont réprimées par l’État, lequel, pas plus que la nation, n’est une communauté.

56J.-C. P. : Clairement, en France, le mot communauté, et plus encore le mot communautarisme, sont des mots polémiques. Pourriez-vous nous parler, plus précisément, de l’accusation de communautarisme telle qu’elle a été adressée aux juifs français, ici et là, ces dernières années ? L’usage du mot « communauté » est en effet redevenu courant en France depuis quelques temps pour parler des juifs, alors même qu’ils sont des citoyens français parfaitement intégrés…

57J.-C. M. : [2014 [18] : En fait, la question du communautarisme se divise en trois sous-questions : (a) un groupe peut-il, dans une république, se donner des règles propres, qui sont non seulement différentes des règles nationales, mais qui leur sont irrémédiablement hétérogènes ? (b) un tel groupe peut-il réclamer que l’État se préoccupe de ces règles et en tienne compte ? (c) un tel groupe peut-il avoir des exigences à l’égard des autres groupes ?

58Sur la question (a), je partirai du noyau commun aux trois constitutions républicaines modernes en France, celle de 1875, de 1946 et de 1958 ; ce noyau républicain français répond clairement par l’affirmative : précisément parce que la loi républicaine ignore les communautés, elle n’en interdit pas l’existence. La seule limite, c’est que les règles internes de quelque groupe que ce soit ne soient pas contraires au noyau républicain. Il ne faut surtout pas confondre hétérogénéité et contradiction. Qu’un groupe impose aux femmes de porter perruque, cette règle est hétérogène au noyau républicain, mais ne le contredit pas. En revanche, imposer le port d’un voile qui rende le visage totalement invisible, est non seulement hétérogène au noyau républicain, mais le contredit sur un point fondamental. Circuler dans l’espace public à visage découvert va de pair avec la fonction de l’espace public ; il a vocation à matérialiser l’exercice des libertés, or celles-ci, dans le noyau républicain, sont individuelles et non communautaires. Le visage découvert n’est donc pas un droit, mais une obligation, puisqu’il donne sa forme matérielle à l’individualisation des libertés. L’obligation est d’autant plus forte qu’elle se relie à l’anonymat du vote. Le vote est anonyme parce qu’il est individuel, mais il est dit anonyme parce que l’anonymat fonctionne comme un trait distinctif ; le passage par l’isoloir prend son sens par opposition à l’absence de dissimulation qui règne dans le reste de l’espace public. En revanche, la dissimulation publique du visage, que ce soit par un voile ou par un masque ou par une cagoule, revient à bafouer l’individualisation des libertés et l’anonymat du vote. C’est au sens strict un acte antirépublicain, revendiqué d’ailleurs comme tel par certains. Une communauté qui l’érige en règle, sort de l’hétérogénéité (qui est permise) pour entrer dans l’incompatible (qui est réprimé).

59Sur la question (b), on retrouve, mais mieux située, l’opposition entre la conception française de l’État et la conception étatsunienne. Dans la conception française, l’État n’a pas à prendre en compte l’existence de règles communautaires, sauf pour interdire celles de ces règles qui contredisent les lois de l’État ; il considère donc comme une manifestation de communautarisme exacerbé, la demande que pourrait lui adresser une communauté : être autorisée à pratiquer des règles incompatibles avec les lois et/ou incompatible avec le noyau républicain de la constitution. Exemple : admettre le voile intégral, au prétexte que c’est une coutume ancestrale dans certaines communautés. Dans la conception étatsunienne, l’État a à prendre en compte les règles communautaires de toute communauté existante, afin de préserver la coexistence pacifique. Suivant les circonstances, il sera plus ou moins laxiste. En dernier ressort, il s’agit d’un rapport de force entre les discours. De là l’importance du système judiciaire ; un avocat habile peut obtenir beaucoup.

60Sur la question (c), on rencontre la forme la plus aiguë du communautarisme : une communauté donnée ne réclame pas seulement des dérogations à l’État pour elle-même, mais elle demande à l’État de faire en sorte que les autres communautés se soumettent à ses exigences à elle. Une échelle de contrainte se construit, qui commence par le prosélytisme et se conclut par la conversion forcée, avec une série de degrés intermédiaires. Là encore, c’est une question de rapport de forces. Ni l’État français ni l’État étatsunien n’admettent de telles situations dans le principe ; dans les faits, ils les tolèrent. Dans certains lieux, en France et aux États-Unis, la communauté déterminée par le commerce de la drogue est parvenue à imposer ses propres règles à toutes les autres communautés. C’est une forme non-religieuse de conversion forcée. Pour prendre un exemple tout différent, quand une rue entière est quotidiennement réservée à un certain type de prière, une communauté cultuelle impose ses propres règles à toutes les autres communautés ; elle demande, implicitement ou explicitement, que l’État laisse faire ou même lui prête appui (en détournant la circulation, en plaçant des barrières de protection etc.). On sait que l’État, par opportunisme, y consent parfois, aussi bien en France qu’aux États-Unis, aussi bien en fermant les yeux qu’en soutenant la communauté la plus forte contre les plus faibles. On connaît de tels exemples dans les prisons : certaines communautés cultuelles sont censées y garantir un semblant d’ordre ; du coup, les représentants de l’État finissent par leur déléguer l’autorité.

61Si l’on considère le judaïsme français, je sais qu’on l’a taxé de communautarisme. Est-ce du point de vue de la sous-question (a) ? Si le communautarisme est simplement le fait pour un groupe de se donner des règles particulières, alors la réponse est oui. Si le communautarisme ajoute au fait des règles particulières, l’opinion selon laquelle ces règles sont aussi importantes pour un sujet que les règles de la République ou même plus importantes, la réponse est également oui. Mais le judaïsme français n’a pas le monopole de cette opinion, qui est au contraire largement répandue et devient de fait dominante, y compris et peut-être surtout chez les gouvernants de la République, qui tiennent de plus en plus les communautés pour des corps intermédiaires entre l’État et le citoyen. Le communautarisme juif est l’un des multiples communautarismes qui surabondent dans la société française. Ce qui choque dans le cas du judaïsme, c’est qu’il avait été longtemps à la pointe de l’anticommunautarisme. Il avait même théorisé clairement que la croyance aux communautés était un reste des temps obscurs et que l’existence d’une communauté juive, en particulier, n’avait plus aucun sens dans une république authentiquement laïque. Pourquoi cette évolution ? L’épisode de Vichy n’y est pas étranger. Il a marqué de précarité des acquis que l’on croyait irréversibles. À cela s’est ajoutée la situation particulière de la communauté juive d’Algérie ; ses membres étaient nés citoyens de plein droit, quand l’Algérie était un département français ; ils craignaient de ne plus être traités en citoyens, dans une Algérie devenue indépendante. Le communautarisme juif français est né de ces deux craintes. Etaient-elles vaines ? Je crois que non. Mais que j’aie tort ou raison, il reste que le communautarisme juif est minimal. En particulier, il ne s’accompagne d’aucun prosélytisme. De manière générale, il ne gêne pas le fonctionnement politique de la République. Or, la République est faite pour admettre l’existence des communautés dans la société, à condition seulement de ne pas avoir à en tenir compte politiquement. Le communautarisme juif répond globalement à cette exigence.

62Est-ce alors du point de vue de la question (b) ? J’attends des exemples à la fois probants et nombreux. Reste (c) ; les exemples, à ma connaissance, sont marginaux. Ils blessent les principes de la République, mais ne la mettent pas en danger.

63En résumé, l’accusation de communautarisme dans la plupart des cas relève trop souvent d’une ignorance des principes républicains : l’existence d’écoles privées juives ne contredit en rien ces principes, au contraire, elle les confirme ; le port de la kippa ne porte pas atteinte à l’exigence républicaine du visage découvert ; l’étude intensive, quotidienne et même exclusive du Talmud est hétérogène à ce qu’on pourrait appeler la culture républicaine, mais elle ne la contredit pas ; au reste, ce n’est pas de cette étude juive que viennent les attaques les plus dommageables à l’encontre de la culture républicaine. En résumé, je consens qu’il existe, sur une grande échelle, un communautarisme juif, mais les demandes qu’il adresse à l’État républicain sont majoritairement modestes ; je consens qu’il existe un communautarisme juif offensif et même violent, mais il est minoritaire et ses demandes, même accompagnées de violences, demeurent sans effet palpable. Je consens que tous les communautarismes sont, en France, des ennemis potentiels de la forme républicaine de gouvernement. Mais tous n’effectuent pas également cette potentialité. Existe-t-il dans les faits, aujourd’hui, des communautarismes dangereux pour l’existence même de la République ? La réponse est oui. Le communautarisme juif en fait-il partie et est-il en voie d’en faire partie bientôt ? La réponse est non.]

64J.-C. P. : Autre question, qui n’est pas sans lien avec la précédente, concernant votre livre Les Penchants criminels de l’Europe démocratique[19]. Ce qui a été souvent retenu comme la thèse centrale du livre, et qui a déclenché de nombreuses et virulentes polémiques, c’est au fond une sorte de condamnation sans appel de la pensée des Lumières. Là où Hannah Arendt, par exemple, avait pu montrer le cheminement tortueux ayant conduit, par toute une série d’étapes et de péripéties historico-politiques, de l’émancipation des juifs dans les sociétés occidentales, à partir de la fin du xviii e siècle, jusqu’à l’entreprise d’extermination des juifs d’Europe par les nazis au milieu du xx e siècle, vous affirmez quant à vous dans ce livre, d’une façon absolument radicale et polémique, que l’émancipation et l’extermination ne seraient rien d’autre que les deux variantes d’une seule et même politique ayant pour unique but l’élimination, la disparition pure et simple de l’existence juive en tant que telle. Le présupposé de ce raisonnement étant que la philosophie européenne des Lumières aurait défini le judaïsme comme un obstacle, et plus précisément comme un problème à résoudre, ce qui définissait un programme pour les siècles à venir. Dès lors, il ne restait plus qu’à discuter des moyens, des méthodes pour résoudre ce « problème » : c’est-à-dire soit la méthode douce et indolore, en quelque sorte, consistant dans l’assimilation progressive des juifs aux sociétés européennes non juives, soit la méthode brutale et destructrice employée par les nazis au titre de la « solution finale ». On peut comprendre que votre thèse ait paru elle-même comme une charge très violente, et de fait elle a heurté de front un grand nombre de penseurs qui s’inscrivent, malgré tout, dans l’héritage ou la filiation de la pensée européenne des Lumières – laquelle demeure encore à ce jour très largement à l’horizon de nos sociétés. Nous pensons par exemple aux discussions publiées sur le blog de Mme Kintzler [20] qui se réclame quant à elle des Lumières, plus particulièrement de Condorcet, et qui y exprime une certaine incompréhension ou un certain désaccord avec votre thèse. Pouvez-vous nous éclairer là-dessus ?

65J.-C. M. : Oui. Concernant premièrement la conception selon laquelle deux faces opposées, deux figures opposées, relèveraient fondamentalement d’un même espace, je vous ferai remarquer que je ne suis pas le premier à dire une telle chose. Dans le débat que vous évoquez, je cite le texte de Montesquieu sur la grandeur et la décadence des Romains [21]. On se demandait depuis longtemps comment les Romains, après avoir connu tant de grandeur, avaient connu la décadence ; diverses raisons ont été avancées. La réponse de Montesquieu consiste à dire qu’il n’y a pas à chercher de raisons : les causes de la grandeur et les causes de la décadence sont exactement les mêmes, ce sont les deux faces d’un même phénomène. Ce qui a perdu l’empire romain, c’est sa victoire ; n’ayant plus d’ennemi extérieur à combattre, l’armée romaine s’est retournée contre l’empire lui-même. Autrement dit, le même processus présente deux faces opposées.

66J.-C. P. : Soit, mais sur cette question, sur la mise en équivalence de l’émancipation et de l’extermination des juifs ? …

67J.-C. M. : Je vous faisais simplement remarquer que mon mode de raisonnement n’est pas sans exemple dans le passé.

68J.-C. P. : À notre connaissance, aucun penseur n’a établi de filiation directe ayant conduit de la philosophie des Lumières et de l’émancipation des juifs à leur extermination pure et simple. Nous avons cité Hannah Arendt tout à l’heure, on pourrait aussi évoquer Horkheimer et Adorno et leur fameuse analyse de la « dialectique de la raison » [22], où il s’agit de montrer comment la raison émancipatrice peut se retourner en un terrible instrument de domination, mais enfin il ne s’agit pas d’établir une simple filiation qui conduirait de la raison des Lumières au nazisme…

69J.-C. M. : Mais je ne raisonne pas en termes de filiation. Comme je l’ai dit à Catherine Kintzler, je ne considère pas que Condorcet soit le père de Hitler et des chambres à gaz. Ce n’est pas du tout cela, il n’est pas du tout question de filiation ou de continuité. Ce que je pense, et cela je le maintiens, c’est que les Lumières prises au sérieux sont fondamentalement une réflexion sur l’Europe, sur l’espace européen à la fois comme espace matériel, comme mode de pensée etc. On ne peut pas faire l’impasse sur le fait que la montée en puissance des Lumières s’accompagne d’une expansion de certains modes de pensée, de certains modes d’action politique, de certains modes de gestion économiques et sociaux au sein de l’espace européen. Il est vrai que cet espace inclut, pour des raisons historiques, l’autre rive de l’Atlantique, l’Amérique du Nord et l’Amérique latine. Mais je crois très profondément qu’on ne peut pas dire, sans examen supplémentaire, que l’expansion des Lumières concernerait spontanément, naturellement, l’ensemble du genre humain. Elle concerne l’ensemble du genre humain moyennant des processus matériels. Or, dans le passé, ces processus matériels ont eu pour centre l’Europe et aujourd’hui encore, l’Europe y prend part, même si elle n’en a pas la direction. Autrement dit, les Lumières sont eurocentrées. Et non seulement elles sont un eurocentrées, mais je dirais également, en sens inverse, que l’Europe pour moi, ça n’est pas l’Europe des cathédrales, c’est l’Europe des Lumières. Autrement dit, si j’ose ce néologisme, l’Europe est “luminocentrée”. Voilà pourquoi on ne peut parler des Lumières, sans parler de ce qu’il est advenu en Europe. La question de savoir quelles sont les causes de la grandeur et de la décadence européennes – je ne parle pas de la grandeur et de la décadence matérielles, mais de la grandeur et de la décadence politiques –, la question de savoir comment le lieu qui invente la liberté politique moderne est aussi le lieu qui invente l’oppression politique moderne, cette question doit être posée. Elle est formellement analogue à celle que posait Montesquieu et ma réponse est formellement analogue à la réponse de Montesquieu. Pourquoi suis-je amené à dire que les Lumières et l’extermination sont les deux faces d’un même phénomène ? Quel est ce même phénomène fondamental ? Ce phénomène est le déploiement de l’espace européen, de la figure européenne, à la fois comme figure géopolitique et comme figure de pensée. Ce déploiement s’est perpétué dans la forme du retournement. Pourquoi le nom juif a-t-il supporté de manière singulière le retournement ? Parce que ce nom occupe une place singulière dans l’affirmation de soi européenne – tantôt la confirmant, tantôt l’infirmant. Pourquoi cette place singulière ? Parce que ce nom supporte de manière singulière l’équivoque de l’opérateur tout. Je pourrais poursuivre.

70J.-C. P. : Comment vous situez-vous par rapport à l’analyse que fait Michel Foucault de la pensée des Lumières, lorsqu’il dit que les Lumières ont inventé les libertés mais qu’elles sont aussi inventé les disciplines ?

71J.-C. M. : Si j’ose dire, je me sens foucaldien ! Foucault est quelqu’un dont la pensée a été mon guide, aussi bien pour Les Penchants criminels… que pour Le Juif de savoir. Mais je dirais que mon dispositif est diachronique : les Lumière et l’extermination sont successives dans le temps. Alors que Foucault pense une synchronie : au moment où l’on invente les libertés, on invente en même temps les disciplines. Mais la diachronie, tout comme la synchronie, n’est que le déploiement d’un seul et même système.

72J.-C. P. : Mais vous réfutez bien l’idée de filiation ?

73J.-C. M. : Oui, diachronie et synchronie sont deux modèles strictement logiques, qui ne doivent rien à une analogie avec l’apparentement filial. De ce point de vue je reste attaché au structuralisme, à sa logique, c’est-à-dire que deux termes ne s’opposent que s’ils appartiennent à la même structure.

74J.-C. P. : Mais alors on a envie de vous poser une question simple et un peu naïve, encore une fois. Il était question lors de votre débat avec Catherine Kintzler de « donner un coup de poignard aux Lumières » (vous évoquez à ce sujet le roman D’Oscar Wilde Le Portrait de Dorian Gray) : est-ce que vous voulez dire par là qu’il faut tourner le dos aux Lumières ? Est-ce qu’il faut, sans jeu de mots, éteindre les Lumières ?

75J.-C. M. : Ecoutez, ma réponse sera simple : mon ennemi, dans le domaine de la pensée, c’est le naturel. Et je pense que le mouvement historique des Lumières est grand dans la mesure où, contrairement à ce qu’il disait lui-même, il s’opposait à la nature. Autrement dit, je pense qu’il faut tourner le dos aux Lumières pour autant que celles-ci se conçoivent elles-mêmes comme « naturelles », sur le mode : il faut supprimer les obstacles qui empêchent la nature de se donner libre cours – ces obstacles que constituent le préjugé, la religion, l’oppression politique etc. [2014 : La pente vers la naturalisation existe dans l’ensemble du mouvement des Lumières. De ce fait, elles se sont engagées dans une série d’impasses de pensée : elles ont été aveugles à l’apparition de la technique industrielle et à l’émergence du capitalisme ; elles se sont égarées sur la question politique]. Pour dire les choses précisément, je considère que l’oppression est naturelle et que les libertés sont artificielles. Les Lumières sont grandes quand elles opposent l’artifice à la naturalité ; or, sur l’artifice politique, elles ont oscillé. La plus grave faute de l’Europe, de ce point de vue, a été de se naturaliser constamment. Les Lumières ont progressivement adopté la croyance selon laquelle les formes politiques deviendraient plus légitimes au fur et à mesure qu’elles s’appuieraient sur une naturalité – éventuellement une naturalité humaine, appuyée sur une anthropologie. Les Lumières n’ont pas tenu ferme, si vous voulez. En gros : elles ont renoncé à Hobbes, c’est-à-dire au caractère artificiel du Léviathan. À partir de ce moment là, elles ont ouvert la voie à des possibilités catastrophiques. Il ne faut pas oublier que le nazisme prétend lui aussi parler au nom de la science et de la nature. Ce qui a rendu la Wissenschaft allemande si faible, en vérité, face au nazisme – il y a bien entendu plusieurs raisons, mais enfin il y a aussi celle-là – c’est que les mots magiques de « science » et de « nature » ont été prononcés par les nazis et en particulier à propos de la race. Dans la mesure où la III e République française requiert les Lumières comme une de ses conditions de possibilité, il n’est pas surprenant que la même illusion de naturalité l’ait affectée. Ainsi s’explique l’effondrement de 1940 ; la République avait renoncé au Léviathan des libertés qu’avait été la Constitution de 1875 : c’est-à-dire une construction artificielle au service des libertés. Les fantasmes de la mobilisation de 1914 et de la victoire militaire de 1918 l’ont conduite à se prendre pour une nature : un mode de vie, un sens de la modération, des paysages-jardins, etc. Giraudoux symbolise cette évolution. Que dit-il, en substance ? Il y a une mauvaise République, c’est le contrôleur des poids et mesures d’Intermezzo, et il y a une bonne République : ce sont les coteaux modérés, un climat tempéré, un art de vivre etc. Et au final, vous obtenez Pleins pouvoirs[23]. Dans ce livre, le juif immigré d’Europe centrale est visé – on laisse de côté les juifs français. Mais si vous lisez Judith[24], vous comprenez que les juifs comme tels sont mis en cause. L’antisémitisme de Giraudoux ne vise pas simplement les juifs non assimilés, il est beaucoup plus radical : si la République française est une belle nature, alors les Juifs en sont exclus, qu’ils soient ou non nés en France. Pour reprendre le Portrait de Dorian Gray, la République dont se réclame Giraudoux et qui l’a porté au pinacle, cette République nous propose un visage hideux, marqué de toutes les fautes historiques et politiques qu’ont commises ceux qui en ont fait une nature. Il en est allé de même des Lumières, à partir du moment où elles ont peint d’elles-mêmes un portrait naturalisé.

76J.-C. P. : Encore quelques questions avant de terminer cet entretien. Vous vous dites « matérialiste athée »…

77J.-C. M. : Oui absolument !

78J.-C. P. : Bien, alors on a envie de vous demander ce qui définit selon vous le judaïsme, s’il est vrai, comme vous le dites, que ça n’est ni ce qui répond à l’antisémitisme (pour écarter d’emblée la définition sartrienne), ni une race, ni une religion, ni une notion politique telle que celle de peuple. Que veut dire pour vous être juif ? Vous avez répondu tout à l’heure par le mot « étude ». Or on pourrait vous objecter qu’il y aussi l’étude française. En quoi l’étude suffit-elle à définir le nom juif ? Et, allons plus loin, est-ce que le nom juif peut être compris sans référence à une quelconque transcendance ?

79J.-C. M. : Mon propos est évidemment de définir le judaïsme sans référence à une transcendance – dans une immanence absolue. Comme je l’ai déjà dit, dans un premier temps, le judaïsme est pour moi un rapport en première personne. La possibilité qu’il y ait des noms en première personne, et pas seulement en troisième personne, c’est cela qui est au cœur de ce que j’appellerais la résistance à la politique des choses. J’ai écrit La politique des choses[25] pour désigner ce geste politique par lequel on va considérer que la question politique fondamentale c’est de traiter les êtres parlants comme des choses, en annulant la possibilité du moment de première personne. La question des noms de première personne est pour moi décisive d’un point de vue politique. Parmi ces noms de première personne, en Europe, au premier rang, et en position décisive, il y a en tout cas le nom juif (il y en a peut-être d’autres, mais cela n’affecte pas mon argument). Sur le problème des noms de première personne, je prendrai comme exemple, pour me faire comprendre, le nom propre ; chacun de nous en porte un, en tant que nous sommes des êtres parlants. Il isole en nous ce qui fait de nous des êtres parlants, qui pouvons dire je. C’est donc bien un nom de première personne, or il nous est donné de l’extérieur. Ce qui pour un être parlant le désigne comme être parlant en première personne, il le reçoit alors qu’il ne parle pas et le reçoit en deuxième personne ou même troisième personne. Et quand il commence à parler, il le trouve comme quelque chose qui est déjà là. Autrement dit, c’est par la décision de quelqu’un d’autre que vous vous appelez un tel et c’est par quelqu’un d’autre que vous l’apprenez. Mais tant qu’il en est ainsi, ce nom n’est pas accompli comme votre nom. Il ne vous désigne pas comme être parlant, parce que vous n’êtes pas encore un être parlant. Vous ne le serez qu’à l’instant où vous saisirez votre nom propre comme le vôtre. Dire je et assumer son nom propre vont de pair. Autrement dit, le nom propre ne devient nom propre qu’à partir du moment où il se dit en première personne ; ce moment est fondateur, alors que pourtant il est précédé d’une période où il est énoncé en deuxième personne. La logique du nom propre contredit sa chronologie. Vous qui êtes philosophe, vous aurez reconnu le titre de Kripke, La logique des noms propres[26]. Si beau que soit ce livre, il passe sous silence une donnée essentielle : personne ne se donne à soi-même son nom propre. Socrate ne se baptise pas lui-même Socrate, c’est un nom qui lui est donné par d’autres êtres parlants – ses parents –, avant que lui-même ne parle et il devra se l’approprier au fur et à mesure qu’il deviendra lui-même un être parlant. Le nom juif est structuré de la même manière. C’est un nom que l’on trouve en quelque sorte dans son berceau – vous retrouvez là la question de la transmission, ce que j’appelle dans Les Penchants… la « quadriplicité » – jusqu’au moment où l’on passe du statut de l’infans au statut d’être parlant. Dire je et assumer son nom juif vont de pair …

80J.-C. P. : Si l’on vous suit bien, le nom juif est le nom que vous donnez à la résistance à la politique des choses, mais quelle est la spécificité, en tant que tel, du nom juif par rapport à d’autres noms qui pourraient aussi jouer ce rôle ?

81J.-C. M. : Cette spécificité est entièrement liée à la question que pose Spinoza : comment se fait-il que ce nom persiste dans l’histoire, sans langue commune et sans État ? Je ne suis pas sûr que parmi les quelques noms qui sont censés résister à la politique des choses, beaucoup présentent cette ténacité. Songez à l’éphémère qui a frappé le nom ouvrier ou le nom démocrate ; songez à la manière dont ils sont devenus eux-mêmes des étendards de la politique des choses. Pour être plus complet, j’ajouterai une autre dimension : avec un nom, vous ne faites pas la moindre phrase. Or, la persistance du nom juif s’accompagne de la persistance de phrases juives. Spinoza, encore lui, en fait état tout au long du Traité Théologico-politique ; il les attribue aux pharisiens ; il les combat, justement parce qu’il pense qu’elles existent et peuvent encore durer longtemps. Là encore, je ne vois pas beaucoup d’autres exemples, parmi les noms de résistance. Songez à la pauvreté des phrases strictement ouvrières ou strictement démocratiques. De là, une deuxième question : d’où viennent les phrases pharisiennes ? Ma réponse : elles viennent de l’étude, je veux dire l’étude juive. Celle-ci permet de construire des phrases juives à partir du nom juif. L’affirmation de première personne, ou bien se referme sur elle- même, sur son propre questionnement (« que dis-je ? » se demande le juif d’interrogation), ou bien, en tant qu’affirmation, se pose en une matrice qui permet de générer d’autres phrases, et c’est cela l’étude. La persistance du nom juif, c’est d’une part la persistance de la transmission du nom juif, et d’autre part la persistance de la transmission de la possibilité de construire des phrases dont ce nom sera en quelque sorte le je qui les accompagne, comme le je accompagne mes représentations, selon Kant. Pour qu’il y ait des phrases, il faut qu’il y ait de l’étude. Sinon vous avez tout au plus la réitération indéfinie de l’affirmation juive, mais d’une affirmation sourde à elle-même et réduite à un nom. Les exemples ne manquent pas.

82J.-C. P. : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par l’« Étude » dans ce contexte ? Dans Le Juif de savoir vous vous appuyez sur les travaux du linguiste Noam Chomsky pour éclairer le rapport singulier de Hannah Arendt à la langue allemande [27], et à ce propos vous soulignez notamment le fait qu’on ne parle vraiment une langue que lorsqu’on devient capable de former des phrases que l’on n’a pas déjà entendues – et même de dire des phrases qui n’ont jamais été dites dans cette langue. Est-ce à dire qu’il y a un modèle linguistique de l’Étude ?

83J.-C. M. : Le modèle linguistique est en tout cas utile. Qu’est-ce qui fait qu’il y a phrase à partir du nom de première personne ? Il y a le minimal, à savoir les commandements, autrement dit le rituel. Cela vous donne une « grammaire-noyau » très pauvre, et qui est faite pour être pauvre. Et puis il y a des phrases qui sont des phrases nouvelles que l’on n’a pas déjà entendues, formées à partir de phrases que l’on a déjà entendues – en l’occurrence, on les a entendues dans la lecture du Talmud écrit. C’est pour cela que l’étude est fondamentalement orale. Pourquoi ? Parce la parole est pensée comme le lieu des phrases nouvelles, alors que l’écrit est pensé comme toujours-déjà écrit. Par le nom d’étude, je résume l’activité qui forme des phrases à partir d’un point d’origine qui est le nom de première personne – le « je suis juif ». J’ai rappelé plus haut, la question de Spinoza : comment se fait-il que le nom juif, à la différence de tous les noms de l’histoire qui en étaient contemporains (le nom grec, le nom romain etc.), n’a pas disparu, comment se fait-il qu’il a persisté ? La réponse à cette question, c’est l’étude telle que je l’ai située.

84J.-C. P. : Il ressort bien de ce que vous dites que vous évacuez toute dimension de transcendance.

85J.-C. M. : Oui ! Avec la matérialité de l’étude, vous pouvez expliquer la persistance du nom juif. Quand je dis la matérialité, je ne vise pas seulement le rituel, ce que j’ai appelé la « grammaire-noyau ». Quand on s’en tient là, on désigne l’existence juive caricaturée, la réitération sourde à elle-même décrite par Marx et qui l’a conduit à dire : la vérité de la religion juive, c’est l’usurier. Non, il y a une créativité. Autour du noyau immobile, qui sont les préceptes rituels, gravite l’étude mobile, constituée de phrases incessamment nouvelles, commentaires oraux de commentaires jadis oraux et désormais transcrits.

86J.-C. P. : Est-ce à dire qu’il y a une dimension herméneutique dans l’existence juive ?

87J.-C. M. : Je ne sais pas si j’emploierais ce mot. Cela dépend de ce que vous appelez herméneutique…

88J.-C. P. : Eh bien nous disons « herméneutique » au sens où la lecture permet de faire émerger le sens à partir de textes qui sont statiques, immuables.

89J.-C. M. : Le mot « sens » me trouble, voyez-vous. Encore une fois, je suis matérialiste, au point de ne considérer que les phrases et leurs conditions de formation.

90J.-C. P. : Excusez-nous de revenir sur la question de tout à l’heure, mais est-ce que vous êtes en train de nous dire que c’est par là, par cette approche linguistique en quelque sorte, que vous vous rattachez vous-même au judaïsme ?

91J.-C. M. : Non, je ne dis pas cela. Non, ce que je dis, c’est ceci : si la cause de la persistance du nom juif se trouve dans l’étude telle que je l’ai définie, il est éclairant de réfléchir en termes de nom et de phrases. Sans doute ma position de linguiste me conduit-elle à raisonner ainsi, mais la validité de mon propos ne dépend pas de ma position de linguiste. De deux choses, l’une : ou bien la persistance du nom vient de l’extérieur ou bien elle vient de l’intérieur : du nom lui-même et des phrases construites à partir de ce nom. Dans cette seconde hypothèse, qui est la mienne, on affirme : ça durera autant que vivront des corps parlants qui prononcent le nom juif à propos d’eux-mêmes. La première réponse admet deux variantes principales, qui ont été brillamment illustrées. Première variante : la persistance vient d’un Autre extérieur et cet Autre extérieur est une transcendance divine, qui en tant qu’Autre dit non au nom juif. C’est la réponse du pape Benoît XVI, dans son ouvrage sur Jésus [28] : pour lui, le nom juif durera autant que durera l’humanité, car Dieu l’a voulu ainsi ; le peuple élu l’est pour toujours, afin qu’on perçoive qu’il a à jamais cessé de l’être ; ce n’est pas ma position. Deuxième variante : la persistance vient de l’extérieur, mais cet extérieur est une action humaine, l’action d’hommes qui disent radicalement non au nom juif, autrement dit : les bourreaux. C’est la position d’Alain Badiou. Vous comprenez, s’il n’y a pas de transcendance et si ça vient d’un tout Autre, radicalement extérieur, ça ne peut venir que des bourreaux. Si l’on ne veut pas que les bourreaux continuent d’exister, il faut que leur non cesse de se faire entendre ; pour que leur non cesse de se faire entendre, il faut que leur langue disparaisse. Mais comme le nom juif n’existe que dans et par la langue des bourreaux, il la perpétue pour peu qu’il soit lui-même proféré, serait-ce en première personne ; il faut donc que le nom juif disparaisse. Le dispositif est contraignant. Il est issu de Sartre, mais Badiou l’a rendu plus inexorable. Je considère sa position comme la seule position logique, en-dehors de la mienne. Reste que toute position, quelle qu’elle soit, qui requiert la disparition d’un nom me paraît une violence inadmissible imposée à ce qui fait que les êtres parlants sont parlants.

92J.-C. P. : Selon vous il y a une cohérence dans la position d’Alain Badiou sur ce sujet ?

93J.-C. M. : Oui ! À partir du moment où l’on ne croit pas que la persistance du nom juif vienne du nom juif lui-même, il faut qu’elle vienne d’un geste extérieur à ce nom. Si ce n’est pas un geste divin, il faut qu’il s’agisse d’un geste humain.

94J.-C. P. : Avant dernière question : est-ce que vous acceptez finalement – à vous écouter on en viendrait presque à douter – de figurer parmi les “intellectuels juifs français”.

95J.-C. M. : Qu’est-ce que vous en pensez ?

96J.-C. P. : Eh bien nous vous avions rencontré dans cette intention, mais…

97J.-C. M. : … je ne rentre pas tout à fait dans le schéma.

98J.-C. P. : Est-ce que vous pourriez nous dire un mot à propos d’Emmanuel Levinas, ou bien à propos de l’Institut d’Études Lévinassiennes avec lequel vous avez collaboré ?

99J.-C. M. : Je ne peux pas dire que Levinas m’ait beaucoup influencé. Cela rejoint la réserve que j’exprimais tout à l’heure à propos de l’herméneutique. Il me semble que Levinas est dans un dispositif de recherche de sens. Séparons, si vous voulez bien, la question de l’Institut d’Études Lévinassiennes de la question concernant la pensée de Levinas. Je ne veux évidemment pas me comparer. Levinas est reçu comme un philosophe de première grandeur, ce qui n’est pas du tout mon cas. Toute comparaison étant donc mise à part, il me semble que son dispositif requiert la possibilité d’une transcendance. Sa méthode est immanentiste, mais la possibilité d’une transcendance est toujours présente – ce que je n’admets pas, comme je l’ai déjà dit. Cela fait une énorme différence.

100En tout cas, par rapport à la question que vous avez posée juste avant, je ne suis sans doute pas dans l’épure de l’intellectuel juif français…

101J.-C. P. : Bon alors, en ce qui concerne le terme intellectuel, vous êtes à peu près d’accord pour l’« endosser », si vous permettez cette expression ?

102J.-C. M. : Oui, encore que ce ne soit pas un terme décisif à mes propres yeux. Disons qu’il est purement descriptif.

103J.-C. P. : D’autre part, il est clair, d’après vos récentes publications, d’après toute la discussion que nous venons d’avoir, que le judaïsme est un enjeu important de votre réflexion…

104J.-C. M. : Oui bien sûr. Mais alors si c’est ça le critère, pourquoi ne pas interroger quelqu’un comme Badiou par exemple ?

105J.-C. P. : Eh bien il y a peut-être eu un malentendu, car il nous avait semblé, à lire certains de vos ouvrages, comme par exemple Les penchants criminels… ou même Le juif de savoir, que vous vous y exprimiez en tant que juif…

106J.-C. M. : Non, ce n’est pas le cas. Je ne m’exprime jamais en tant que juif, puisque je ne le suis pas. Je suis fils d’un Juif, ce n’est pas la même chose. Mais, par contre, je suis quelqu’un pour qui le nom juif existe ; il existe comme un réel, et non seulement comme une réalité, au sens où l’entend Lacan : un élément de cette construction imaginaire et consistante comme un pudding qu’on appelle la réalité. Plus précisément, la question du nom juif et de son caractère réel n’est pas simplement importante en général : elle est aussi importante pour moi, dans la mesure où j’ai eu à la traiter en tant que sujet. J’ai eu à la traiter de plusieurs manières, et d’abord sous la forme d’une histoire personnelle. Pourquoi ce nom n’a-t-il pas existé pour moi, pendant si longtemps ? Comment et pourquoi a-t-il commencé d’exister comme une réalité ? Comment et pourquoi a-t-il commencé d’exister comme un réel ? Si vous voulez, c’est l’itinéraire de quelqu’un qui n’est pas juif pour la halakha, et qui par voie de conséquence ne se sent soumis à aucune convocation. Toutes les questions qui se posent à un sujet juif : est-ce que je dois faire mon alyah[29] ou pas ? etc. pour moi, ça ne se pose pas du tout. Les juifs pieux, parmi lesquels, au premier chef, Benny Lévy, ne m’ont pas reçu comme un juif qui n’a pas fait le retour, la teschouvah, mais comme un hôte à qui et pour qui la question du retour ne se posait pas. En même temps, j’entends cette question et son sérieux. Je l’entends personnellement, sans doute parce que je suis quelqu’un dont les familles maternelle et paternelle se situent des deux côtés de l’extermination : des membres du parti nazi d’un côté, des victimes de l’extermination nazie de l’autre, sans parler de ceux qui, parce qu’ils étaient juifs, avaient fui la Lituanie pour se réfugier en URSS et qui sont morts en Sibérie, sans doute parce qu’ils étaient juifs. Puisque tous les processus historiques m’intéressaient, sans exception, je ne pouvais pas, sauf par une affectation frivole, m’imposer de ne pas m’intéresser à ceux-là.

107Si vous voulez, la halakha est une chose, et les lois antijuives de Vichy en sont une autre. J’ai consulté les lois de Vichy pour savoir ce qui m’adviendrait, si elles s’appliquaient aujourd’hui. Mon père étant, à ma naissance, un juif non naturalisé, je pense que j’aurais beaucoup de difficultés à passer entre les mailles du filet. Invoquer la halakha pour m’en défendre n’aurait guère d’efficacité. On voit la différence entre juif de première personne et juif de troisième personne. Les lois de Vichy ont défini comme juifs des gens qui ne l’étaient pas en première personne. Ce n’est pas simplement la question de savoir si on se sent juif ou pas, c’est la question de savoir si la définition légale et « objective » que donne, en troisième personne, un État correspond à la convocation subjective qu’adresse la halakha (que celle-ci soit acceptée ou refusée par le sujet) ou, dans mon cas, à la convocation que la halakha ne m’adresse pas. La possibilité que les définitions diffèrent signale une singularité du nom juif. Elle la signale à tous les observateurs loyaux. Mais, dans mon cas, le précédent de Vichy me concernait personnellement.

108J.-C. P. : Donc, vous nous dites qu’en tant qu’intellectuel français, vous avez un rapport non pas général, mais bien personnel au judaïsme…

109J.-C. M. : Oui. Mais est-ce que j’aimerais pour autant être désigné comme un « intellectuel juif français », c’est une autre question.

110J.-C. P. : Certes l’expression en elle-même est problématique…

111J.-C. M. : Si on m’avait dit, il y a quarante ans, que la question se poserait sous cette forme, j’aurais été très surpris. Pourtant, dès 1973, à la fin de son séminaire Ou pire …, Lacan avait annoncé : « L’avenir, c’est le racisme. » Il avait en tête le titre de Freud, L’Avenir d’une illusion, et le reprenait pour le corriger : l’illusion qui a de l’avenir, ce n’est pas la religion, mais le racisme. Et je pense, quant à moi, que ce n’est pas le racisme en général qui a de l’avenir, mais, dans le monde européen, c’est l’antisémitisme qui en a. Comme je pense par ailleurs que la mondialisation est l’extension illimitée de la forme-marchandise inventée par l’Europe, l’avenir mondial de l’antisémitisme est assuré. Si je reviens vers l’Europe géopolitique, elle ne peut se reconnaître dans le miroir que grâce au nom juif ; ce nom lui permet de maintenir à ses propres yeux une image cohérente. Je reprends Lacan une fois de plus ; au « stade du miroir », l’enfant se reconnaît et dans l’instant, se retourne vers le tiers qui le porte et qui n’est pas lui. Sauf que l’enfant sourit à ce tiers et son sourire est contagieux ; l’Europe, pour sa part, grimace avec dégoût et sa grimace me dégoûte.

112J.-C. P. : C’est le particularisme dont elle se dissocie en posant son propre universalisme ?

113J.-C. M. : C’est ça, du moins dans son esprit. Mais comme l’universel est, selon moi, équivoque, l’universalisme européen est lui aussi équivoque. Le nom juif fonctionne à la fois comme point d’appui et comme point d’exclusion. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est une concomitance : montent en puissance l’usage du mot « Europe » et les propos incessants sur les institutions européennes, sur les valeurs européennes, sur l’affirmation de soi européenne, etc., et, en même temps, l’antisémitisme monte en puissance partout en Europe également. C’est tout de même étrange. Il me semble qu’il n’y pas là que des phénomènes circonstanciels.

114J.-C. P. : Bien, Monsieur Milner nous vous proposons de nous en tenir là, et nous vous remercions pour cet entretien.

Notes

  • [1]
    Réalisé le 4 juillet 2007 ; relu par J.-C. Milner en décembre 2014. Les passages ajoutés en 2014 figurent entre crochets. Les questions n’ont pas été modifiées.
  • [2]
    Thèse remaniée et publiée sous le titre : Intellectuels et juifs en France aujourd’hui (Lormont, Éditions du Bord de l’eau, 2014).
  • [3]
    À cet égard, l’ouvrage Existe-t-il une vie intellectuelle en France ? (Paris, Verdier, 2002) constitue un texte essentiel.
  • [4]
    Conférence intitulée « Le nom français à l’épreuve du nom juif », donnée dans le cadre de l’Institut d’études lévinassiennes, le 27 février 2006.
  • [5]
    Op. cit.
  • [6]
    Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?, op. cit., p. 19.
  • [7]
    Groupe d’Information sur les Prisons.
  • [8]
    Publié en 1871.
  • [9]
    Célèbre formule qui fut prononcée lors d’une conférence de presse le 27 novembre 1967. En réplique à ces propos du chef de l’État français, Raymond Aron a publié dans Le Figaro un article intitulé « Le temps du soupçon » (28 décembre 1967) où il écrivit notamment : « Citoyen français, je revendique le droit, accordé à tous les citoyens, de joindre allégeance à l’État national et liberté de croyances ou de sympathies » (cet article fut repris l’année suivante dans un ouvrage intitulé De Gaulle, Israël et les juifs, Paris, Plon, 1968).
  • [10]
    Aux Éditions du Seuil.
  • [11]
    1946.
  • [12]
    Circonstances 3, portées du mot « juif », Fécamp, Lignes, 2005.
  • [13]
    La conférence de presse de de Gaulle et la réplique d’Aron qui a suivi ont été évoquées dans notre précédente question (voir les références en note n°6 page 10).
  • [14]
    L’écrivain Jean d’Ormesson a révélé dans un ouvrage paru chez Gallimard en 1999, Le rapport Gabriel, où il rapporte une conversation avec l’ancien président de la république, que celui-ci lui aurait déclaré qu’il détestait « l’influence nocive du lobby juif ».
  • [15]
    Le Seuil, 1975.
  • [16]
    L’ensemble des règles de la vie juive telles qu’elles ont été codifiées par les rabbins.
  • [17]
    Verdier, 2003.
  • [18]
    Ma réponse de 2007 était insatisfaisante. Je la rectifie, en tenant compte des avancées proprement scientifiques dues à Catherine Kintzler.
  • [19]
    Verdier, 2003.
  • [20]
    http://www.mezetulle.net (Catherine Kintzler professeur de philosophie à l’Université de Lille III, est notamment l’auteur de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Gallimard, 1984 – ouvrage préfacé par J.-C. Milner).
  • [21]
    Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, 1748.
  • [22]
    Max Horkheimer et Theodor Adorno, Dialectique de la raison (titre allemand : Dialektik der Aufklärung), 1944.
  • [23]
    Essai politique à la teneur violemment antisémite, où Giraudoux exprime notamment son admiration pour Hitler, publié chez Gallimard en 1939.
  • [24]
    Paris, Gallimard, 1931.
  • [25]
    Paris, Navarin, 2005.
  • [26]
    Paris, Minuit, 1982.
  • [27]
    Voir p. 42 et suivantes.
  • [28]
    Benoît XVI, Jésus de Nazareth, Flammarion, 2007 (tome 1).
  • [29]
    Départ pour Israël.
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