Notes
-
[1]
H. Bergson, Le rire, Paris, P.U.F., 1940, p. 4.
-
[2]
Aristote, La politique, I, 2, Paris, Vrin, 1982, p. 28-29.
-
[3]
Ibid., p. 28.
-
[4]
Ibid., p. 29.
-
[5]
Ibid., p. 29.
-
[6]
M.-L. Desclos, Le rire des Grecs, Grenoble, J. Millon, 2000, p. 181 à 189. On se reporte ici à l’article de J.-L. Labarrière « Comment et pourquoi la célèbre formule d’Aristote : le rire est le propre de l’homme, se trouve-t-elle dans un traité de physiologie ? ».
-
[7]
Ibid., p. 182-183.
-
[8]
Ibid., p. 183.
-
[9]
Ibid., p. 187.
-
[10]
Platon, La République, livre VII, Paris, GF, 2002, p. 362.
-
[11]
F. Rabelais, Gargantua, Paris / Genève, Slatkine, 1995.
-
[12]
F. Rabelais, Gargantua, op.cit., p. 83.
-
[13]
Ibid., p. 85.
-
[14]
Platon, Phèdre, Paris, Le livre de Poche, 2007, p. 212.
1« Cesse de rire bêtement ! » est une expression qu’il n’est pas rare d’entendre, notamment lorsqu’un adulte reprend un enfant. Cette dernière laisse supposer un rire manquant d’intelligence. En ce cas, l’immaturité, l’ignorance, le manque de maîtrise de soi, pourraient justifier ce manque. Pourtant, si rire il y a, n’est-il pas d’emblée de la part de celui qui rit d’une situation, de l’autre ou de lui-même, l’observation intelligente et distanciée c’est-à-dire la pensée qui constate un ratage, une défaillance, une imperfection ? Si l’on s’en tient à la définition du Littré selon laquelle « Le rire est l’action de rire ou dans le langage de la physiologie, une série de petites expirations saccadées plus ou moins bruyantes dépendant en grande partie de contractions du diaphragme et accompagnées de contractions également involontaires des muscles faciaux », le rire est ainsi l’effet ou le résultat du risible c’est-à-dire de ce qui naturellement porte à rire. Il n’est ici défini que comme manifestation corporelle. Or, la situation qui porte à rire supposerait d’emblée une intelligence dans laquelle s’enracine le rire. Le rire ne serait donc pas en ce sens une simple manifestation corporelle attestant d’une absence d’intelligence et/ou d’un manque d’intelligence. Au contraire, il semble d’emblée supposer un regard distancié, un spectateur extérieur à la situation comique, une intelligence pure hors de toute émotion. Dans Le rire, Bergson s’interrogeant sur les causes et les conditions de possibilité du rire écrit : « Signalons maintenant, comme un symptôme non moins digne de remarque, l’insensibilité qui accompagne d’ordinaire le rire. Il semble que le comique ne puisse produire son ébranlement qu’à la condition de tomber sur une surface d’âme bien calme, bien unie. L’indifférence est son milieu naturel. Le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion (...) Essayez, un moment, de vous intéresser à tout ce qui se dit et à tout ce qui se fait, agissez, en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui sentent, donnez enfin à votre sympathie son plus large épanouissement : comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les plus légers prendre du poids, et une coloration sévère passer sur toutes choses. Détachez-vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules. Combien d’actions humaines résisteraient à une épreuve de ce genre ? Et ne verrions-nous pas beaucoup d’entre elles passer tout à coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur. Il s’adresse à l’intelligence pure » [1]. Le rire s’inspirerait donc plutôt de la bêtise comme manque métaphysique et existentiel originel puisqu’il suppose d’emblée cette observation précise de l’imperfection humaine et de sa finitude. Ces dernières revêtent plusieurs formes dont la bêtise témoigne. Maladresses, inattentions, ignorance, absence de recul et de réflexion propre à l’existence sont autant de ratages qui insufflent au rire une pensée distanciée.
2Ainsi, loin de s’opposer, comme le suggère finalement l’étymologie du terme bêtise « qui relève de la bête », la bêtise et l’intelligence sont intimement liées car il y a encore dans la bêtise la manifestation de l’esprit humain, fût-il grossier, superficiel, plein de préjugés. Et c’est ce dont le rire s’inspire comme possible dépassement critique. Y a-t-il donc un abus de langage dans la signification étymologique du terme bêtise qui relèverait en propre de l’humanité et non de l’animalité ? La bêtise n’est-elle pas l’expression de l’imperfection humaine, tant morale que cognitive, tandis que l’instinct définit l’animal sans manque, comme capacité innée à survivre, comme perfection ? Alors, peut-il y avoir réellement un rire bête, une bêtise du rire ? Si on souscrit à une telle proposition, que serait ce rire de la bêtise ? C’est ce qu’on examinera en premier lieu. Mais si le rire est le propre de l’homme et non de l’animal, alors, peut-il y avoir littéralement un rire bête ? En ce sens, le rire n’est-il pas avant tout l’expression volontaire et travaillée de la bêtise feinte ? En témoignent la parodie et le grotesque dans l’art comique et l’ironie socratique dans le discours philosophique. Celles-ci nous conduisent à concevoir l’intelligence du rire à l’œuvre dans l’art comique : une bêtise feinte.
La bêtise du rire
3Dans quelle mesure un rire peut-il être bête ? Dans son rapport au rire, la bêtise peut revêtir plusieurs formes : ignorance, inattention, moquerie, contagion émotive ou rire mécanique – comme réflexe corporel. Si l’on s’en tient à son sens étymologique, bêtise signifie ce qui relève de la bête. Mais la bête peut-elle rire ? Y a-t-il tout du moins en l’homme un rire qui pourrait faire penser (à tort ou à raison) à la bête – en tant que cette dernière douée d’instinct n’est que la manifestation d’une intelligence primitive et/ou primaire ?
4La bête ne rit pas, dit Aristote dans son analyse des mécanismes physiologiques du rire : « l’homme est le seul animal qui rit ». Il montre que si le rire est une manifestation corporelle, notamment à travers le chatouillement, s’il est le résultat ou l’effet de quelques causes qui le provoquent, même physiologiques, le rire semble s’enraciner dans l’intelligence humaine et témoigne de ce fait d’une caractéristique et d’une capacité exclusivement humaine. Si on examine cette exclusivité humaine chez Aristote, il faut en déduire que ni l’animal, ni les dieux rient. L’homme est donc considéré comme un animal particulier dans la nature parce qu’il est un animal naturellement raisonnable et politique qui rit, les autres animaux non. Qu’entendre par « animal qui rit » ? D’où vient en outre que l’homme soit le seul animal qui rit ? On peut entendre par « animal qui rit » un animal qui sait rire mais aussi un animal qui fait rire. Et qui sait faire rire. Le comique se définit ainsi comme la capacité, soit volontaire, soit involontaire à faire rire. Le comique volontaire peut traduire un véritable talent artistique et donner lieu au genre littéraire de la comédie. Le comique involontaire est souvent le lieu d’une maladresse, d’une distraction, d’un défaut physique, intellectuel ou moral, d’un défaut d’adaptation à la vie et à la société qu’Aristote traduit en termes de faiblesse et d’ignorance provoquant d’ailleurs des attitudes jugées ridicules. En ce sens, on pourrait affirmer qu’il existe un rire bête. Le ridicule est ainsi chez Aristote, une manière logique de récuser et sanctionner un manquement élémentaire ou important qui provoque le rire. Le rire et le comique font donc partie exclusivement de l’espèce humaine mais ils sont vus par Aristote comme n’étant pas l’essence de la nature humaine. Celle-ci est définie par le logos ou discours moral et politique : « Car, c’est le caractère propre de l’homme par rapport aux animaux, d’être le seul à avoir le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste, et des autres notions morales, et c’est la communauté de ces sentiments qui engendre famille et cité ». [2]
5Si donc le logos est le propre de l’homme par cette capacité à penser et à être moral, le rire n’en fait pas partie bien que, et c’est là la difficulté de la pensée aristotélicienne par rapport à la possibilité de situer le rire, il soit une particularité exclusive de l’humanité. On peut dès lors penser que le rire, ne faisant pas partie de l’essence humaine qu’est le logos, lui est postérieur ; ce qui signifie selon Aristote qu’on ne peut le situer dans le logos même. Pourtant, si l’homme rit c’est parce qu’il est un être de langage et par conséquent « un animal naturellement raisonnable et politique » [3]. Le rire viendrait donc du langage comme faculté de connaître et de communiquer avec ses semblables tout en se distinguant du logos comme usage singulier du langage en ceci que ce dernier permet la connaissance et le jugement moral. Dans la politique, Aristote, tout en précisant que « l’homme, seul de tous les animaux, possède la parole » [4] distingue en effet dans le langage la phonè et le discours. Si par conséquent l’homme et l’animal ont en commun d’avoir un langage comme phonè, c’est-à-dire comme voix permettant l’émission de sons inarticulés qui traduisent les émotions et les sentiments, en revanche, seul l’homme a la parole comme logos ou capacité à discourir. Dans la considération aristotélicienne de la nature comme cosmos, l’homme, tout comme l’animal, en fait partie. Seulement, ce qui définit l’espèce humaine par rapport à l’espèce animale dans la conception hiérarchisée et finalisée d’une nature aristotélicienne où chaque espèce vivante a sa place, est sa situation la plus élevée dans cette hiérarchie. Elle lui est principalement attribuée par sa particularité d’être raisonnable et politique, c’est-à-dire de développer la parole comme moyen d’échange et de connaissance, alors que les animaux n’en restent qu’à l’instinct grégaire. En ce sens, l’espèce humaine partage avec l’espèce animale l’aspect physiologique du langage dont le support de « la voix ne sert qu’à indiquer la joie et la peine, et appartient pour ce motif aux autres animaux également (car leur nature va jusqu’à éprouver les sensations de plaisir et de douleur, et à se les signifier les uns aux autres) » [5]. Si l’on s’en tient à ce qui précède, le rire semblerait être dans le langage du côté de la phonè, c’est-à-dire de l’expression des émotions et sentiments. Mais si tel était le cas, les animaux riraient. On doit par conséquent en déduire que la place du rire dans le langage se situe entre la phonè et le discours, entre le simple son inarticulé qu’est le cri animal et l’élaboration sophistiquée de la parole humaine qu’est le logos. Le rire n’est donc pas un cri mais il n’est pas non plus verbal. Il n’est pas l’expression d’un instinct grégaire, il participe à l’essence communicative du logos social et politique dont il est issu. Par conséquent, si l’on entend par bêtise, ce qui relève de la bête, le rire bête, le rire de la bêtise est en ce sens strict et à proprement parler, impossible témoignant d’emblée d’une activité de la pensée pré-rationnelle. Il ne peut dès lors être réduit à un simple fonctionnement corporel.
6Aristote le démontre en cherchant également du côté purement physiologique les sources qui permettraient d’expliquer ce qui provoque le rire. L’étude du rire le conduit donc à dégager une véritable anthropologie biologique du rire, notamment à travers son étude physiologique du diaphragme et des parties phréniques permettant de mettre en évidence la particularité humaine du chatouillement et son rapport au rire. Ainsi pourrait-on penser que le rire, au lieu d’être une particularité liée à l’intelligence humaine, serait une particularité physiologique s’inscrivant dans une disposition singulière du corps humain par rapport à l’animal. En effet, J.-L. Labarrière [6] s’interroge sur la place et le sens précis de cette célèbre formule aristotélicienne du rire comme spécificité humaine qui se trouve justement dans un traité physiologique : Parties des animaux. Si donc cette formule apparaît dans un traité de physiologie, c’est probablement qu’Aristote a tenté de cerner son origine dans l’organisme humain tout comme il l’a fait pour justifier la mélancolie comme formation physiologique de la bile noire dans son livre L’homme de génie et la mélancolie, problème xxx. La signification de la formule aristotélicienne, eu égard à ce traité de physiologie dans lequel il prend sens, doit donc être entendue comme la tentative de comprendre le fonctionnement biologique et mécanique du rire. Dans ce traité de physiologie, la proposition selon laquelle « l’homme est le seul animal qui rit » apparaît alors précisément lorsqu’Aristote analyse la zone du diaphragme et des parties phréniques qui joueraient un rôle important, celui de séparer les organes du haut et les organes du bas. J.-L. Labarrière fait remarquer l’insistance d’Aristote quant à cette zone qui forme « cette ceinture dont la fonction est d’entourer, de protéger et de séparer » [7]. Le terme phrenes dont l’origine étymologique phrénitis composé lui-même du terme phrenus signifiant esprit, désigne cette ceinture protectrice. Celle-ci a précisément pour fonction d’éviter que les parties humides et chaudes du bas du corps liées à l’âme sensitive ne viennent contaminer les parties nobles qui se trouvent en haut du corps et qui correspondent à la froide pensée, non troublée par les appétits du bas corps. Or, si le rire advient, c’est dans cette zone trouble et troublée des phrenes qui occasionne un paradoxal mélange entre sensations et pensées donnant lieu au rire. L’ambiguïté de cette zone entre sensation et pensée traduit l’ambiguïté même du rire dont il est difficile de dire s’il est de source sensorielle ou pensée. Tout au plus est-il moyen de défense ou protection si on l’assimile à cette ceinture protectrice qui n’est d’ailleurs pas totalement fiable. En effet, « l’étanchéité des phrenes entre les viscères nobles et les viscères vils n’est pas absolue en raison même du voisinage de ces parties » [8]. En d’autres termes, le dualisme pensée/sensation est difficile à appliquer en ce qui concerne une justification biologique du corps. Alors, ne pouvant biologiquement prouver ce défaut d’étanchéité, Aristote invoque le rire comme réaction immédiate et involontaire de la rencontre entre la sensation et la pensée.
7Le rire peut ainsi être pensé comme pure réaction immédiate et involontaire du corps, notamment lorsqu’on soumet celui-ci au chatouillement. Le rire du chatouillement pourrait être un rire bête, c’est-à-dire un rire qui ne répond qu’aux mécanismes physiologiques communs à l’homme et à l’animal. Pourtant, lorsqu’on chatouille un animal, il ne rit pas. Le rire serait-il alors une réaction corporelle strictement humaine ? Aristote, sur ce point est conduit à une aporie. Jean-Louis Labarrière fait d’ailleurs remarquer qu’Aristote évoque tantôt, en ce qui concerne le chatouillement, la cause physiologique de la finesse de la peau, tantôt, la spécificité du rire humain : « L’homme est-il le seul à rire parce qu’il est le seul à être chatouilleux (…). Ou bien, en laissant ici de côté ce qui tient à la finesse de la peau, l’homme est-il le seul à rire quand on le chatouille parce qu’il est tout bonnement le seul animal qui rit ? » [9]. Il n’est donc pas du tout évident que l’explication physiologique de la cause du rire dépende du chatouillement ou de blessures liées au diaphragme pour la bonne et simple raison qu’on peut rire, au sens ici d’émettre un son, soit retenu, soit rire d’éclat, sans être chatouillé. Si l’on s’en tient au raisonnement d’Aristote, on arrive donc à une anthropologie physiologique du rire aporétique qui dément en partie qu’il y aurait un rire de la bêtise parce que le rire ne s’enracine pas uniquement dans le corporel. Si tel était le cas, le rire relèverait également de la bête. Il y aurait de fait une bêtise du rire.
8Faut-il alors entendre par rire de la bêtise, un rire uniquement corporel, celui qui conduit à supprimer toute forme de pensée dans la mesure où il est le résultat d’une action irréfléchie et inconsciente comme pourrait l’être la nature instinctive animale ? On pourrait ainsi parler d’un rire ignorant, celui-là même que critique Platon d’un point de vue épistémologique et moral et qui s’oppose radicalement à la transcendance, et au monde intelligible. Une première raison tient du rire même, et précisément, de ses manifestations corporelles qui échapperaient au contrôle de la raison humaine. Le rire est ainsi la marque de l’imperfection humaine, de sa finitude, de sa chute dans le monde sensible, de son incarnation dans le monde. Il dégrade également l’esprit lorsqu’il est le rire bête et méchant de la moquerie dont Socrate a été l’objet et que relate indirectement Platon à la fin de l’allégorie de la caverne. En effet, lorsque le philosophe qui s’est libéré du monde sensible, est supposé y revenir après un séjour dans le monde pur des idées, il est la risée de ses congénères qui ne le comprennent pas : « Ne serait-il pas objet de moqueries et ne dirait-on pas de lui : comme il a gravi le chemin qui mène là-haut, il revient les yeux ruinés, et encore : cela ne vaut même pas la peine d’essayer d’aller là-haut ? » [10]. Platon justifie ainsi à travers le personnage de Socrate, la figure de la philosophie comme savoir contre le rire de la bêtise des hommes de la cité, expression du monde sensible et corporel, du monde de l’opinion et de l’ignorance.
L’intelligence du rire : Du rire de la bêtise à la bêtise feinte
9Pourtant, si le rire témoigne de la finitude, s’il peut prendre la forme de la bêtise, cette bêtise n’est jamais celle de la bête mais bien celle de l’homme. Elle proviendrait donc de son intelligence. La bête n’est alors pas dans la bêtise, ne fait pas de bêtise, dans la mesure où elle est instinctive. La bêtise finalement se définit toujours chez l’homme par rapport à son intelligence comme faculté de connaître et de penser. En ce sens, la bêtise est toujours humaine, est ainsi l’expression d’un manque d’intelligence, l’expression de l’imperfection tant morale que cognitive. Or, l’instinct, a-t-on dit en introduction, définit l’animal sans manque, comme capacité innée à survivre, comme perfection, tandis que l’homme s’inscrit dans l’imperfection, la finitude dont la bêtise est une conséquence possible. Ainsi, loin de s’opposer, la bêtise et l’intelligence sont intimement liées car il y a encore dans la bêtise la manifestation d’un esprit humain, certes embryonnaire et/ou défectueux par sa vulgarité, sa lourdeur, ses préjugés, ses moqueries injustes et méchantes … Il est ainsi inexact de parler d’un rire bête. Le rire est, selon ce qu’écrit Rabelais dans son avertissement liminaire adressé au lecteur au début de Gargantua : « le propre de l’homme », non seulement comme vertu thérapeutique mais comme sagesse et vertu critique, expression de l’intelligence la plus haute. Rabelais confère ainsi une place au rire dans la nature humaine beaucoup plus importante que celle donnée par Aristote. En effet, si on compare les deux propositions, celle de Rabelais suggère que le rire fait partie de l’essence humaine, fait partie de la démarche rationnelle du logos. Par conséquent, un être qui ne rirait pas ou qui n’aurait jamais ri, ne serait pas un homme ou serait un homme raté, un homme qui aurait raté une dimension de son humanité ; à moins qu’il ne fût un homme malade, atteint d’une profonde mélancolie dont il ne puisse s’extirper. En ce cas précis, le rire peut être un remède éventuel. C’est ce que propose Rabelais dans son avertissement liminaire : « voyant le deuil qui vous mine et consomme, mieux est de ris que de larmes écrire » [11]. Mais le pathos psychologique de la mélancolie n’est pas pour autant bêtise. Ainsi, Rabelais dénonce-t-il avant toute chose et grâce au rire dont il fait un art et un art de vivre, la position agélaste. Cette dernière se définit comme absence de pouvoir rire (non pathologique) et de savoir rire qualifiant en propre la bêtise humaine, dans son absence d’esprit critique lorsque l’homme se prend trop au sérieux. L’art de la parodie est ainsi pour lui le moyen d’inventer le rire de la bêtise, à savoir le rire qui rit de la bêtise humaine et de sa propre bêtise.
La parodie comme mimétisme de la bêtise et de l’ignorance
10Le rire rabelaisien est tout d’abord un retour au bon sens populaire. Lorsque dans le Tiers livre, Panurge est tourmenté par le fait de savoir s’il doit se marier ou non, il consulte des médecins, des voyants, des professeurs, des poètes, des philosophes, qui à leur tour citent Hippocrate, Aristote, Homère, Héraclite, Platon. Mais après toutes ces énormes recherches érudites qui occupent tout le livre, Panurge ignore toujours s’il doit ou non se marier. On doit donc en déduire que l’érudition des grands spéculateurs et savants ne peut remplacer l’usage personnel de cette raison naturelle qu’est le bon sens. Ce que Panurge cherche finalement, en dépit du bon sens qu’il ne semble pas avoir, c’est un principe de précaution et d’assurance rationnelle qu’il vient puiser chez ces sérieux savants. Ceux-ci, au lieu du pouvoir qui tient lieu de savoir, auraient dû le renvoyer à son propre bon sens. Ce dont ils semblent manquer tout comme ils semblent manquer du savoir rire.
11Rabelais n’épargne pas ces érudits agélastes terme qui, entre autres néologismes, a été inventé par Rabelais lui-même. Ce dernier préconise au contraire une science et une sagesse joyeuses. Il ne faut pourtant pas y voir de la pure dérision et l’apologie de l’ignorance mais plutôt une remise en cause de l’éducation scolastique et d’un discours creux visant à faire de l’effet. Rabelais revient sur la signification du terme apprendre. Il s’agit précisément d’apprendre une certaine conscience critique individuelle qui vise à se distancier de soi-même mais aussi de toute autorité tenant lieu d’argument d’autorité incontournable. Cette attitude critique s’exprime dans la critique moqueuse des théologiens et scolastiques auxquels Rabelais reproche un apprentissage rhétorique mécanique et répétitif, souvent snob, filandreux et exempt de réflexion. Notamment en guerre contre le pédantisme des gens de la Sorbonne qui se prennent trop au sérieux, il jette à leur face les mots saisis dans la langue populaire. L’exemple de maître Janotus de Bragmardo, représentant de la Sorbonne envoyé auprès de Gargantua pour récupérer les cloches de Notre Dame que ce dernier a volées, illustre la parodie rabelaisienne à l’œuvre pour dénigrer ce pédantisme rhétorique. Ainsi parle-t-il lorsqu’il vante « la substantifique qualité de la complexion élémentaire qui est intronifiquée en la terrestréité de leur nature quidditative » [12]. Ou bien encore se perd-il dans ce beau raisonnement : « omnis clocha clochabilis in clocherio clochando clochans, clochativo clochare facit clochabiliter clochantes » [13]. En guise de réponse, c’est à un éclat de rire auquel a droit Janotus qui lui-même s’y associe. La raillerie rabelaisienne montre donc la nécessité du rire comme distanciation d’avec soi-même et marque de sagesse, quelle que soit l’éminence à laquelle on appartient. La sagesse n’est donc pas du côté de l’érudition mais dans l’usage de la raison et précisément du jugement dont le rire témoigne en tant que distanciation de l’esprit avec lui-même.
L’ironie socratique : l’intelligence comme feinte de la bêtise
12L’ironie socratique procède d’une autre méthode pour développer cette distanciation critique de l’esprit avec lui-même, avec autrui et la réalité. Le rire qui en résulte est une mise en scène conceptuelle au service de la vérité. En effet, l’ironie socratique comme art de la feinte conceptuelle, révèle que Socrate est là où on ne l’attend pas ou qu’il pense autre chose que ce qu’il dit. Ainsi, Socrate est-il le clown philosophique qui sait qu’il ne sait pas. Jouant avec l’absolue vérité, pariant d’emblée sur cet absolu, tout en montrant l’imperfection humaine à l’atteindre, il rate donc cette cible mais le sait. Il trébuche alors que son geste et sa pensée allaient être parfaits c’est-à-dire en totale adéquation l’un et l’autre avec le réel pour établir la vérité comme adequatio intellectus et rei. Il n’en finit pas d’enlever ses habits comme pour arriver à l’absolue nudité qu’il n’atteint jamais mettant en même temps en exergue, par son jeu, la comédie philosophique comme recherche de la vérité. Avec Socrate, l’ironie qui fait partie du processus intellectuel, est une ironie questionnante à laquelle Socrate ne répond jamais, feignant l’ignorance et la naïveté jusqu’au bout. Il oblige ainsi ses interlocuteurs à remettre en cause leurs convictions et croyances. Si rire il y a, celui-ci est donc un rire pédagogique que Socrate provoque toujours consciemment quand bien même il en serait la cible. La méthode de Socrate consiste à délivrer l’intelligence de l’obsession dogmatique d’un prétendu savoir. L’ironie et le rire qui en découlent parfois sont donc de véritables instruments au service du logos naissant qui découvre toutes ses potentialités, notamment à travers la dialectique dans laquelle se déploie l’ironie. Par conséquent, l’ironie est cet exercice de l’intelligence, de l’esprit critique, non seulement avec les choses et les autres mais tout d’abord avec soi-même. S’il n’y a que l’homme pour rire, c’est qu’il est capable d’opérer avec lui-même un détachement qui finalement pose cette relation introspective particulière débutant avec l’ironie, premier trait du logos critique. Toujours au-delà de l’immédiateté, au-delà du sujet lui-même, l’ironie est en cela une catégorie métaphysique et logique confirmant une intelligence du rire comme feinte de la bêtise.
13Si l’on s’en tient par exemple au Phèdre de Platon – qui par ailleurs reste une œuvre singulière parmi toutes ses œuvres dans cette mise en scène présentée sous la forme d’une véritable comédie – l’on retrouve cette intelligence du rire comme bêtise, c’est-à-dire ignorance feinte à travers l’ironie socratique. Le Phèdre de Platon propose une double réflexion sur l’amour et l’amour du discours vrai permettant ainsi de distinguer la rhétorique sophistique de la rhétorique philosophique. Or, Phèdre, jeune éphèbe, élève du sophiste Lysias, est séduit par le beau discours persuasif que Lysias a fait sur l’amour, en vue d’ailleurs de séduire le beau Phèdre dont il est amoureux. Phèdre le lit à Socrate qui lui, n’est pas dupe de la supercherie technique du discours séducteur mais trompeur de Lysias. Pourtant son ironie le conduit à feindre l’ignorance à propos de la rhétorique sophistique :
— Phèdre : Que penses-tu de ce discours, Socrate ? Est-ce qu’il n’est pas extraordinaire, en particulier dans l’emploi des mots ?
— Socrate : Divin, cher ami, à tel point que cela m’a frappé de stupeur ! Et si j’ai éprouvé ce sentiment, c’est à cause de toi, Phèdre, en te regardant : tu me paraissais tout illuminé par ce discours pendant ta lecture. Et moi, comme je considère que tu comprends mieux que moi ces choses, je te suivais, et en te suivant, j’ai partagé ton délire bachique, tête divine !
— Phèdre : Allons. Tu trouves que c’est le moment de plaisanter ?
— Socrate : est-ce que je te donne l’impression de plaisanter et de ne pas être sérieux ? [14]
15Cette feinte est pour Socrate une méthode pédagogique qui dans cette réplique dénonce déjà les effets du discours persuasif sur Phèdre. Dans le dialogue, elle va progressivement initier Phèdre à l’amour du discours philosophique comme recherche de la vérité et de la sagesse. Elle va ainsi permettre à Phèdre de distinguer le discours trompeur jouant sur les apparences et le discours vrai en apprenant, grâce à l’ironie socratique, la mise en doute et l’usage de la pensée critique.
16Ainsi, si l’on entend par rire, ce qui est risible, c’est-à-dire ce qui prête à rire, ou ce qui fait rire et sait faire rire, à savoir le comique et la comédie, mais aussi l’ironie, le rire est finalement toujours le rire émanant de l’intelligence. Même le plus bas de tous les rires, par exemple le rire méchant et moqueur, ou le rire réflexe de la contagion émotive, témoigne de l’intelligence humaine et confirme qu’il est le propre de l’homme c’est-à-dire de sa capacité à penser et à connaître le réel ainsi que l’homme lui-même. Si bêtise il y a, loin d’être de nature différente et opposée à l’intelligence, donc à l’humanité, cette dernière traduit un manque d’intelligence et non son absence totale, soit par dogmatisme, soit par incompréhension, soit par ignorance. La bêtise, tout comme l’intelligence, est donc le propre de l’homme et non ce qui relève de la bête.
Bibliographie
Bibliographie
- Aristote, La politique, trad. fr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1982.
- Bergson H., Le rire, Paris, P.U.F., 1940.
- Desclos M.-L., Le rire des Grecs, Grenoble, J. Millon, 2000.
- Platon, La République, livre VII, trad. fr. G. Leroux, Paris, GF, 2002.
- Platon, Phèdre, trad. fr. L. Mouze, Paris, Le livre de Poche, 2007.
- Rabelais F., Gargantua, Paris / Genève, Slatkine, 1995.
Notes
-
[1]
H. Bergson, Le rire, Paris, P.U.F., 1940, p. 4.
-
[2]
Aristote, La politique, I, 2, Paris, Vrin, 1982, p. 28-29.
-
[3]
Ibid., p. 28.
-
[4]
Ibid., p. 29.
-
[5]
Ibid., p. 29.
-
[6]
M.-L. Desclos, Le rire des Grecs, Grenoble, J. Millon, 2000, p. 181 à 189. On se reporte ici à l’article de J.-L. Labarrière « Comment et pourquoi la célèbre formule d’Aristote : le rire est le propre de l’homme, se trouve-t-elle dans un traité de physiologie ? ».
-
[7]
Ibid., p. 182-183.
-
[8]
Ibid., p. 183.
-
[9]
Ibid., p. 187.
-
[10]
Platon, La République, livre VII, Paris, GF, 2002, p. 362.
-
[11]
F. Rabelais, Gargantua, Paris / Genève, Slatkine, 1995.
-
[12]
F. Rabelais, Gargantua, op.cit., p. 83.
-
[13]
Ibid., p. 85.
-
[14]
Platon, Phèdre, Paris, Le livre de Poche, 2007, p. 212.