Notes
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[*]
« Bemerkungen zum Unterschied von Orient und Okzident », 1960 (in Sämtliche Schriften 2, Stuttgart, J.B. Metzler, 1983, p. 571-601).
© 1990 J.B. Metzler’sche Verlagsbuchhandlung und Carl Ernst Poeschel Verlag GmbH in Stuttgart. -
[1]
Un exposé du système de correspondances entre le monde céleste et le monde humain est proposé dans les œuvres de De Groot, Universismus, et A. Forke, Die Gedankenwelt des chinesischen Kulturkreises. À l’inverse, la cosmo-politique grecque et sa proximité avec celle présente en Orient ont à peine été prises en considération, car la philosophie grecque a toujours été considérée comme le début de la philosophie européenne, et non aussi comme la transformation d’un héritage oriental. Voir à ce propos Platon, Lois, 896 sq., 903 et 966 sq. ; Timée, 47 et 90 sqq. Voir Xénophon, Mémorables, I, 4, 8.
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[2]
Voir à ce sujet la conférence de M. Scheler, Der Mensch im Weltalter des Ausgleichs, 1927, dans Philosophische Weltanschauung, 1929, p. 68 sqq.
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[3]
R. Wagner in Bayreuth, 4e paragraphe.
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[4]
Le premier compte-rendu complet au sujet du Japon se trouve dans l’œuvre de l’explorateur allemand E. Kaempfer, publiée en anglais en 1727, The History of Japan.
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[5]
Au sein de la philosophie allemande du xviie siècle, Leibnitz est le seul à avoir entrepris, sur la base de l’ouvrage monumental du père jésuite Athanasius Kircher, paru en 1667, la grande tentative d’intégrer positivement la découverte de la philosophie et de la religion chinoises dans sa propre pensée chrétienne, sous l’angle d’une théologie naturelle universelle. Leibnitz ne connaissait pas l’œuvre de Malebranche, Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et la nature de Dieu, lorsqu’il publia sa Novissima Sinica en 1697. De cultu Confucii civii ne fut pas publié. Et l’effort que fit Leibnitz toute sa vie pour installer aussi une mission évangélique en Chine resta inaccompli. L’intention qui sous-tendait ses efforts était une « propagatio fidei per scientias » et un « commercium », pas seulement de « marchandises et de produits manufacturés, mais aussi de lumière et de sagesse avec l’autre monde également civilisé, l’anti-Europe » – comprise positivement, comme un pôle contraire et complémentaire à l’Europe. En effet : « La situation de nos rapports me semble en être au point où je tiens pour pratiquement nécessaire, au vu de la corruption de mœurs touchant à l’incommensurable, que des missionnaires chinois nous soient envoyés pour nous apprendre le but et la pratique de la théologie naturelle, de la même manière que nous leur envoyons des missionnaires pour leur enseigner la théologie révélée. C’est pourquoi je crois que si un homme sage était appelé à juger […] de l’excellence des peuples, il remettrait la pomme d’or aux Chinois, si nous ne les dépassions essentiellement par une richesse à vrai dire surhumaine, le cadeau divin de la religion chrétienne ». Voir à ce propos O. Franke, Leibniz und China, 1946, et R. F. Merkel, Leibniz und China, dans Leibniz zu seinem 300. Geburtstag, 1952.
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[6]
Lorsqu’après vingt ans d’absence je retournai au Japon à l’été 1958, on me demanda sans cesse si je ne trouvais pas le Japon très changé et « américanisé ». Ma réponse ne pouvait qu’être non. En effet, la modernisation progressive et la dissolution des liens sociaux et familiaux traditionnels qui l’accompagne (mariage indépendant, sans entremise et accord des parents ; couples sans enfant, car les deux travaillent ; libération par la loi du contrôle des naissances ; négligence du culte des ancêtres suite au déclin de l’image de la grande famille, dont les membres sont éparpillés à cause du départ pour les centres industriels ; hausse des besoins en biens matériels etc.) ont certes soutenu la tendance à l’émancipation depuis la fin du Japon impérial, mais elles ne signifient en principe rien d’absolument nouveau, elles ne sont qu’une phase supplémentaire d’un développement agissant déjà depuis des générations. La situation est probablement différente en Chine, où une révolution sociale et politique fait table rase des anciennes traditions au point que seuls les connaisseurs de l’histoire chinoise peuvent encore distinguer dans ces changements radicaux du présent la violence traditionnelle qui préside à l’instauration d’un ordre englobant tout.
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[7]
Voir le discours de Hofmannsthal, Die Idee Europa, 1917, in : Berührung der Sphären, 1931.
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[8]
K. Nishida est un des seuls philosophes japonais qui possèdent, grâce à leur formation au bouddhisme zen, un point de vue productif qui leur est propre vis-à-vis de la pensée européenne et ne se contentent pas de la reproduire sans s’engager. Son traité sur Die morgendländischen und abendländischen Kulturformen in alter Zeit vom metaphysischen Standpunkt aus gesehen parut en 1939 dans les traités de l’Académie des sciences de Prusse. Un recueil de trois traités parut dans une traduction allemande et anglaise, éditées par R. Schinzinger, en 1943 et 1958.
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[9]
De manière révélatrice, c’est le paragraphe d’Être et temps consacré à l’analyse de la « Befindlichkeit » qui parlait le plus directement à mes élèves japonais.
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[10]
Voir à ce sujet D. T. Suzuki, Zen und die Kultur Japans, 1958, p. 34 sq. et pp. 47 sqq. Pour une nouvelle présentation du bouddhisme zen et de son histoire, voir H. Dumoulin,
Zen, Geschichte und Gestalt, 1959. La source la plus importante est Bi-yän-Lu, traduit par W. Gundert, 1960. -
[11]
Voir à ce sujet l’excellente description de E. Herrigel, Zen in der Kunst des Bogenschießens, 1948.
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[12]
Cf. B. H. Chamberlain, Basho and the Japanese Epigram, The Transactions of the Asiatic Society of Japan, décembre 1925.
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[13]
Voir à ce sujet D. T. Suzuki, Die große Befreiung, 1948, chap. 7. Une édition illustrée, avec un commentaire de Buchner et Tsujimara : Der Ochs und sein Hirte, 1958.
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[14]
Un exemple typique de cette mauvaise évaluation de soi se trouve dans les arguments avec lesquels le Japonais R. Mori in : Die Wahrheit über Japan, 1886 (conférences et articles en langue allemande, 1933) défend l’occidentalisation du Japon face à un Allemand. Voir à ce sujet mes remarques critiques dans Dosetsu, cahier n° 14, 1938. [R. Mori désigne en réalité le célèbre écrivain japonais Mori Ogai. Le texte auquel Löwith fait référence, aujourd’hui perdu, s’intitule « Randbemerkungen zu R. Mori, Die Wahrheit über Japan’, 1886 ». Voir à ce sujet W. Schamoni, « Der Umweg über die Fremde. Das Europaerlebnis des japanischen Schriftstellers Mori ?gai (1862-1992) », Heidelberger Jahrbücher, XXXI, 1987. Les indications concernant Löwith se trouvent p. 10.]
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[15]
K. Okakura, The Ideals of the East et Das Buch vom Tee.
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[16]
Voir aussi les publications récentes de T. Watsuji, A Climate, 1961 ; L. Abegg, Ostasien denkt anders, 1949 et E. Jünger, Der gordische Knoten, 1953. Au sein de la philosophie allemande actuelle, K. Jaspers est le seul à avoir intégré l’Orient dans sa philosophie de l’histoire et dans l’histoire de la philosophie, non dans le but d’une confrontation critique, mais au contraire dans l’idée d’une émergence simultanée des sagesses orientales, de la prophétie juive et de la philosophie grecque. Heidegger fait une référence inexpliquée aux limites de la pensée occidentale dans le texte Grundsätze des Denkens, in : Jahrbücher für Psychologie und Psychotherapie, cahier 1/3, 1958 et nouvellement dans Unterwegs zur Sprache, 1959, pp. 85 sqq.
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[17]
Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, 1938, Introduction, pp. 226 sqq. et p. 267 sq.
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[18]
Cf. la conférence inaugurale de Hegel en 1818 à l’Université de Berlin, Berliner Schriften, 1956, p. 8.
1La distinction abstraite entre Orient et Occident concerne l’ensemble de la compréhension concrète de Dieu, du monde et de l’homme. À l’origine de cette triade traditionnellea se trouve, d’une manière désormais à peine ressentie, la compréhension du monde issue du récit biblique de la création, qui fait du monde de Dieu une création unique et périssable, et de l’homme seul l’image de Dieu. Cette même distinction prend un tout autre sens si le divin est assimilé au cours (Tao) du ciel (T’ien), distinct de la terre, si le ciel et la terre (T’ien-ti) sont la source de toutes les créatures et si la terre est l’habitat de l’homme terrestre, comme dans la pensée chinoise ancienne qui, à l’instar de la pensée grecque, pense la constitution juste et bonne de l’homme selon la mesure de l’ordre indestructible du monde céleste [1]. Mais la compréhension qu’a l’homme de lui-même dépend en tout cas essentiellement de l’expérience du monde et du divin, les trois allant ensemble et étant mutuellement accordés, si bien que la compréhension de l’un influence aussi l’expérience de l’autre. C’est pourquoi les notions déterminantes désignant Dieu, le monde et l’homme ne peuvent être traduites indépendamment et sans réfléchir dans une autre pensée qui, dans toute sa façon d’être, diffère de la nôtre. Si le to theion, kosmos et anthropos grecs ne signifient déjà pas la même chose que Deus, mundus et homo chez un penseur chrétien, le signe chinois Ti (dieu du ciel) ou le Kami (= les puissances supérieures, analogue au latin superi) japonais, termes utilisés par les missionnaires chrétiens pour traduire « Dieu », seront encore moins équivalents au Dieu personnel et créateur de l’Ancien et du Nouveau Testament. Malgré ces différences essentielles entre les notions fondamentales occidentales et orientales, il est pourtant possible de parler d’une pensée de Dieu, du monde et de l’homme proprement « occidentale » (grecque, romaine et chrétienne), mais seulement en la démarquant d’une pensée autre, qui nous est étrangère, et ainsi en construisant un rapport entre les deux. C’est ainsi que les Grecs ne se sentirent pour la première fois Grecs que lorsqu’ils devinrent conscients de la différence existant entre eux et les « barbares ». Mais l’Autre, l’étranger relatif à l’Occident est de longue date l’Orient, bien que les Autres immédiats soient désormais la Russie et l’Amérique. Celui qui ne fut jamais en contact avec l’Autre et l’étranger ne sait pas non plus qui il est lui-même. Un tel contact a deux conséquences : une comparaison et une distinction, car seul ce qui est inégal et différent peut être comparé. La comparaison mettant en valeur les différences ne mène toutefois pas nécessairement à une égalisation [2], mais bien plutôt à une confrontation, et celle-ci signifie en même temps une distinction de soi-même, ou une « critique » de soi. Une absence de critique vis-à-vis de soi-même résulte de l’incapacité à se voir soi-même comme un autre et à sortir de soi. La possibilité d’une telle distinction de soi-même, je la dois à mon émigration et à ma période d’enseignement dans une Université japonaise, qui dura cinq ans, c’est pourquoi le Japon représentera par la suite (2e partie) l’Orient, bien qu’il soit aussi peu l’Orient que l’Allemagne n’est l’Occident.
2L’expérience de la différence fondamentale existant entre l’Orient et l’Occident a dès l’origine fondé et imprégné l’histoire de l’Europe. Elle commence avec l’affrontement entre les villes-états grecques, des communautés de citoyens libres, et le pouvoir despotique de l’Empire perse. Dans Les Perses d’Eschyle, la reine de la Perse demande, après qu’on lui eut appris la défaite de sa flotte, qui donc règne sur les Grecs, et reçoit à son grand étonnement la réponse suivante : « Nul mortel ne les a pour esclaves ni pour sujets ». Depuis cette revendication de la liberté des pairs, qui originellement se démarquait des esclaves nés non libres, la liberté entre égaux fait figure de détermination fondamentale de l’esprit européen. Elle s’est ensuite, du schéma du « progrès dans la conscience de la liberté » dans la philosophie de l’histoire hégélienne, en passant par le doute de Tocqueville quant à la compatibilité entre liberté et égalité, jusqu’à la propagande actuelle en faveur de la liberté égalitaire entre nations libres, vidée de son contenu et endurcie idéologiquement. En outre, selon le compte-rendu d’Hérodote, la posture intellectuelle des Grecs vis-à-vis du monde n’intriguait les Perses pas moins que leur constitution politique. Le roi des Perses, Crésus, s’étonna que le Grec Solon entreprenne des voyages « philosophiques » au proche Orient, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la vue « théorique », sans autre intention. La caractérisation de la philosophie comme episteme theoretike resta par ailleurs actuelle de l’Antiquité à Hegel. Elle définit jusqu’à aujourd’hui la différence entre la quête de savoir occidentale et la sagesse orientale, entre rechercher et méditer, dont la différence s’incarne particulièrement dans les différentes postures du corps, d’un côté l’explorateur en voyage, cherchant et accumulant les expériences, de l’autre le sage assis, se recueillant, sans mouvement. La victoire des Grecs sur les Perses est le commencement, encore présent, de l’histoire de l’Europe et de son historiographie, et elle rendit aussi possible la perpétuation de l’esprit grec dans l’Occident devenu chrétien. Nous pensons, encore et toujours, de manière non-orientale.
3L’hellénisation du proche et de l’extrême Orient par Alexandre le Grand marqua l’achèvement de cette confrontation historique entre l’Occident et l’Orient. Nietzsche [3] a vu dans cette hellénisation de l’Orient et dans l’orientalisation de l’hellénique, qui la rendit possible, le grand événement, toujours décisif, de la totalité de l’histoire passée et il le relia au problème du présent. Il en tira la conclusion qu’était devenue nécessaire une série d’« Anti-Alexandre » qui auraient la force, après l’événement Napoléon, de « rassembler et de relier » et de « simplifier » le monde, afin d’empêcher les fils du tissu européen, devenus fins, de s’effilocher. « Non pas délier le nœud gordien de la culture grecque, tel qu’Alexandre le fit, de sorte que ses deux extrémités voletaient vers toutes les directions du monde, mais le relier après qu’il fut défait – tel est aujourd’hui notre devoir ». C’est aussi dans le sens d’une telle liaison et d’une simplification que Nietzsche comprit sa décision contre un christianisme devenue impropre à lier et dans lequel il voyait une parcelle de tradition orientale. Deux millénaires après la victoire des Grecs sur les Perses, une seconde grande résistance s’organisa contre l’Orient, contre l’avance de l’Islam, qui avait conquis en 1453 la capitale de l’Empire d’Orient. Cette nouvelle confrontation avec l’Orient intervint sous le signe d’un christianisme devenu occidental et dont la dissémination s’est limitée pour l’essentiel à l’Empire romain. Cinq siècles après les voyages d’exploration de Marco Polo suivirent l’établissement de comptoirs commerciaux isolés en Asie de l’Est, la politique coloniale anglaise en Inde, la fixation des puissances européennes en Chine et finalement, en 1868, l’ouverture forcée sous la menace d’une flotte américaine du Japon, qui s’était jusqu’alors coupé de l’Ouest et n’avait toléré qu’une compagnie commerciale hollandaise à Nagasaki [4]. Dès le xviie siècle, une communication significative avait eu lieu entre l’Occident et la Chine par l’entremise de missionnaires français [5]. Leurs récits et la forte impression que leur avait faite la civilité chinoise et l’éthique confucéenne menèrent la mission jésuite à se poser la question de savoir si elle devait s’adapter à la religion étatique chinoise afin de favoriser la propagation du christianisme. L’Église refusa, mais Voltaire soutenait ses amis jésuites et prit ces nouvelles de Chine comme l’occasion de remettre en question l’image chrétienne de l’histoire prévalant en Europe jusqu’alors. Quand Voltaire publia son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations en 1756, il avait devant les yeux le Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, écrit en 1681, afin de fonder contre cette dernière théologie de l’histoire écrite sur le modèle d’Augustin la philosophie profane de l’histoire, qui ne commence plus avec la création et le péché originel, mais avec la Chine, ce en quoi Hegel le suivit. Avec l’ouverture de cette nouvelle perspective, qui trouva sa première expression littéraire dans la tragédie de Voltaire L’Orphelin de la Chine, l’Europe commença à se considérer elle-même et sa chrétienté du point de vue de l’Orient et à se remettre en question de manière critique. L’histoire des cultures et des religions est un produit de cette relativisation essentielle. L’orbis terrarum de l’Antiquité et de la Chrétienté devint l’objet d’une comparaison tranchée et, par voie de conséquence, d’une dépréciation de la tradition qui était la sienne. L’intention de Voltaire, dans son premier chapitre consacré à la Chine, était de discréditer l’histoire biblique de la création à l’aide de l’argument selon lequel la civilisation chinoise ne serait pas seulement bien plus ancienne et vénérable, mais également beaucoup plus civilisée et avancée que l’histoire d’Israël, qui avait été jusqu’alors le centre de l’interprétation chrétienne de l’histoire. « Chez les Juifs », résume Voltaire dans son interprétation de l’Ancien Testament, « presque tout agir purement humain est effroyable jusqu’au plus haut degré ; toute action divine dans leur histoire se tient au-delà de notre misérable entendement ». Au contraire, l’histoire des Chinois serait exempte de toute fable absurde, de miracles et de prophéties. Pour Voltaire, Confucius, dont l’image était accrochée au mur de sa chambre à coucher, était en tant que sage véritable – Sancte Confuci ora pro nobisb – bien supérieur à tous les prophètes.
4Une génération plus tard, avec la déclaration des droits de l’homme, la Révolution française mondanisa [verweltlicht], sous le nom de la liberté et de l’égalité, des revendications chrétiennesc. Dès lors, le pouvoir politique des Églises chrétiennes dans toute l’Europe décline au fur et à mesure que les idées de la Révolution française se répandent, à travers de nouvelles révolutions à l’Est jusque dans le monde entier. Il n’est plus possible d’associer « la Chrétienté ou l’Europe », comme le fit Novalis. Le monde moderne européen de la bourgeoisie émancipée, des employés et des ouvriers, dont l’élément vital en commun est l’industrie et sa technique scientifique, défait les traditions et fonde un monde nouveau. La « querelle des Anciens et des Modernes » a depuis longtemps été résolue au profit des Modernes. À l’aune de ses deux traditions, classique et chrétienne, l’Europe du xixe siècle n’est plus identique à elle-même. Et depuis la Seconde Guerre mondiale, ce qu’il en reste est dépendant de l’Amérique, qui était à l’origine une colonie européenne et représente désormais, depuis qu’elle a endossé la position de superpuissance de l’Europe, le concept général de l’« Ouest », bien qu’elle ne peut elle-même qu’encore à peine être comptée comme partie de l’Occident. Plus l’Amérique devient américaine, moins elle reste européenne, et plus l’Europe cadence son pas sur le progrès global, plus elle devient américaine. L’« américanisation » de l’Europe, tout comme celle du Japon, ne fut pourtant pas imposée à ces pays après qu’ils furent vaincus, mais elle est la conséquence interne de la rationalisation technique universelle de l’ensemble de la vie publique [6]. Aucun peuple voulant être ou rester compétitif ne peut se soustraire à ce cap progressif.
5Mais que signifie désormais « occidental », si l’« Occident » se nourrit de traditions aussi différentes que le paganisme grec et romain, la chrétienté latine et la technique scientifique moderne ? La reprise et l’assimilation d’un fragment de tradition gréco-romaine par l’Église et la théologie chrétienne n’est jamais devenue une unité homogène, mais est toujours restée au niveau d’un rapport tendu entre des éléments incompatibles, jusqu’à mener à une nouvelle décision pour la foi chrétienne, chez Kierkegaard, et contre elle, chez Nietzsche. Les deux traditions, classique et chrétienne, ont certes engendré ensemble la richesse polymorphe de la culture européenne, mais leur sens et leur contenu originels ne survivent encore, avec bien assez de difficultés, que dans la tête de quelques humanistes instruits et chrétiens croyants. Cependant, l’unité et la continuité de l’Orient est aussi douteuse que celle de la tradition européenne, si bien que l’opposition traditionnelle entre Orient et Occident doit être profondément révisée. Le Japon, la Chine et l’Inde, depuis les réformes de l’ère Meiji, depuis Sun Yat-Sen et depuis la succession de Gandhi par Nehru, ne sont aussi plus identiques à eux-mêmes. L’Europe n’est plus l’ancienne Europe et l’Orient n’est plus l’ancien Orient ; ces deux mondes historiques ont radicalement changé, suite à la même éruption de la technique et de l’industrie scientifiques. En conséquence, il devient toujours plus difficile de différencier nettement l’Ouest de l’Est au moyen de quelques notions simples. Et lorsqu’on considère de plus que Marx fut un élève de Hegel et de Feuerbach et que le marxisme exporté était à l’origine un produit de l’autocritique du monde occidental, il en résulte le paradoxe que l’Europe n’éclot que maintenant à l’Est, tandis que chez elle, entre la Russie et l’Amérique, elle perd toujours plus rapidement en importance. Même les réflexions sceptiques qu’a consacrées H. von Hofmannstahl à l’essence de l’Europe [7], à l’occasion de la fin de la monarchie des Habsbourg, sont dépassées depuis que, non seulement Vienne, mais aussi Prague et Varsovie ne font plus partie de l’ancien cercle, et ne sont plus des centres européens. Pour Hegel, il était encore clair il y a cent cinquante ans que toute l’histoire du monde tournait autour de l’axe chrétien et se mouvait des anciens empires orientaux vers l’Ouest, pour s’accomplir définitivement dans l’Europe du xixe siècle grâce aux acquis de la Révolution française, où l’homme, pour la première fois, se mettait « sur la tête », c’est-à-dire sur la raison. Aujourd’hui, il est devenu évident que le mouvement de l’histoire du monde se fait en sens inverse, depuis que les peuples du proche et de l’extrême Orient, mais aussi le continent africain, gagnent de leur côté, par l’appropriation du savoir-faire occidental et sur les bases des exigences de la Révolution française, une conscience progressiste qui les conduit à s’opposer aux puissances coloniales européennes et à l’Amérique.
6Mais le fait que ce qui reste de l’Europe ne soit plus empreint du Christ et que la Chine communiste et le Japon occidentalisé ne soient plus imprégnés de Confucius et de Bouddha ne signifie pas que l’Orient et l’Occident ne sont malgré tout plus fidèles à leurs anciennes traditions. Des héritages millénaires, malgré les changements les plus radicaux, ne peuvent devenir totalement caduques. Certes, la civilisation technique est partout devenue la même, et avec elle la pensée scientifique calculatrice, mais les cultures héritées diffèrent encore, même si les églises chrétiennes et les temples bouddhistes ne déterminent plus la vie de tous les jours de la masse des hommes, de la naissance jusqu’à la tombe. Que l’on puisse aujourd’hui quotidiennement voler de l’Europe à Tokyo en vingt heures en passant par le pôle Nord ne signifie pas pour autant que cette internationalité du savoir-faire technique a aboli les différences entre la vie et la pensée à l’Ouest et à l’Est. Certes, on atterrit à l’aéroport international de Haneda, mais ne serait-ce que le trajet à travers Yokohama révèle déjà aussitôt un tout autre monde, des mœurs étrangères et des hommes impénétrables. Ces différences éclatent déjà dans les apparences extérieures : elles se voient dans l’atmosphère des paysages, dans l’architecture des maisons, dans les mœurs domestiques et publiques et surtout dans la profonde dissemblance de la langue et de la musique, de la peinture et de la poésie. La compréhension de la langue ne semble pas s’accomplir immédiatement à l’écoute des mots prononcés, mais par le médium de la remémoration des caractères d’écriture sino-japonais. C’est pourquoi on peut souvent observer, lors d’un dialogue, que des Japonais ne cherchent pas à expliciter à leur auditeur un énoncé peu clair ou ambivalent en le prononçant plus clairement, mais en traçant avec le doigt l’idéogramme correspondant dans l’air ou sur la surface de la table. À ceci correspond que l’art d’écrire ne se limite pas à une simple désignation par l’écriture d’un mot, mais est aussi singulier et autonome que l’art du dessin et de la peinture, lui-même égal à l’art de l’écriture. Les conditions préalables nous manquent pour regrouper ces différences évidentes sous une notion philosophique, car vouloir « concevoir » [« Begreifen »-wollen] est en tant que tel spécifiquement occidental, et même d’origine hégélienne : le « travail » du « concept ». Il est également impossible de parler « de » l’Est et « de » l’Ouest, car les différences entre l’Inde, la Chine et le Japon sont encore plus tranchées que l’est déjà la distinction entre par exemple l’Espagne, la France et l’Angleterre et l’ensemble des pays européens d’un côté et l’Amérique de l’autre. C’est pourquoi je me limiterai à l’Orient tel qu’il apparaît à l’Européen dans le Japon moderne, pour nous reconnaître nous-mêmes dans notre façon d’être limitée à travers quelques exemples évidents de l’altérité [Anderssein].
7Le Japon est tout d’abord, pour l’étranger, un monde à l’envers qui bouleverse ce qui nous est propre, ce à quoi nous sommes habitués depuis longtemps. On n’écrit pas horizontalement, de gauche à droite, mais verticalement et de droite à gauche ; on se sert des outils en les mouvant en sens contraire ; le geste invitant quelqu’un à s’approcher a l’air pour nous d’un renvoi ; le parapluie japonais, fait de papier huilé, est tenu par la pointe, la poignée en bas ; la couleur du deuil n’est pas le noir, mais le blanc ; la mort d’un parent proche est annoncée avec un sourire ; un baiser en public – par exemple lors d’un adieu sur un quai de gare – serait contraire à toute bienséance, tandis que personne ne s’offusque lorsque les femmes allaitent leurs enfants en public et qu’à la campagne, on vénère des symboles phalliques à proximité de sanctuaires shinto. Qui vient d’Europe et a appris dans ses livres de classe qu’il y avait une religion païenne à Rome et en Grèce, qui imprégnait l’ensemble de la vie publique, constatera avec étonnement que le même paganisme originel et la sanctification des choses naturelles et de tous les jours qui lui est propre est si présent et vivant au Japon, comme s’il n’y avait jamais eu le christianisme. La consécration populaire shintoïste concerne ce qu’il y a de plus grand comme de plus petit : le lever du Soleil, qui est le symbole de l’origine divine du Japon ; les phases de la Lune ; les saisons et leurs produits changeant régulièrement, dont on peut se délecter suivant l’époque de l’année ; des arbres majestueux, des montagnes, des cascades et des rivières ; de gros rochers aux formes étranges, qui, ornés d’une inscription gravée, reposent souvent au milieu d’un champ de riz ; des animaux dont on s’occupe dans les temples shinto, par exemple des chevaux ayant servi à la guerre ; la plantation du riz et tout ce qui a trait à la nourriture ; la construction des maisons et les ancêtres de la famille, commémorés par des plaquettes nominatives placées sur le petit autel domestique ; des ministres et érudits ayant agi pour le bien du peuple, placés après leur mort dans des sanctuaires primitifs en bois. Et en signe de vénération pour l’aliment principal, on peut voir déposées entre autres offrandes votives des centaines de cuillères de riz. Et l’on sanctifie tout par les moyens les plus simples : avec un portail d’entrée fait de trois troncs d’arbre (Tori), qui montre le chemin vers un quartier de temples ou vers une montagne ou un fleuve sacré ; avec une grosse corde de paille enroulée autour du tronc d’un arbre ; avec des bandes de papier blanc découpées en zigzag, qui sont un symbole de pureté, et avant d’entrer dans un quartier de temples, on puise de l’eau d’une source afin de s’en arroser les mains et de se rincer la bouche – et bien d’autres us et coutumes qui donnent l’aura du sacré aux choses et offrandes les plus communes.
8Le caractère naturel de cette piété, de cette humilité et de cette modestie ne peut toutefois pas faire illusion quant au fait que les mœurs de l’Orient japonais nous sont étrangères. Le symbole traditionnel de l’esprit japonais (Yamato-damashii) est la fleur de cerisier, sauvage et délicate. Elle passe pour particulièrement noble, car elle se détache facilement et se disperse au vent après une courte floraison, à la première pluie. En revanche, le parfum fort de la rose et sa floraison exubérante, de même que sa ténacité, symbolisent pour les Japonais une volonté de vivre indécente et un côté tape-à-l’œil vulgaire. La rose, écrivit le célèbre érudit japonais Nitobe, « pourrit sans honte sur sa propre branche ». L’idéal du Japonais d’influence bouddhiste n’est pas « life, liberty and the pursuit of happiness » mais d’être émancipé de la volonté de vivre et prêt à sortir facilement de la vie. « Vous les Européens », me dit un médecin, « êtes corrompus par le souci chrétien du salut de votre âme, vous êtes trop attachés à votre propre vie ». Les Japonais sont habitués à ne pas accorder beaucoup d’importance à leur vie individuelle et à la sacrifier pour des motifs qui nous sont obscurs, par exemple pour résoudre un conflit irrésoluble dans la vie au moyen d’une mort volontaire, ou pour expier un tort qu’ils n’ont même pas eux-mêmes commis et restaurer ainsi l’honneur de leur famille ou de leur groupe ou de leur peuple. Les Japonais et les Chinois ne sont pas en premier lieu des « individus » existant pour eux-mêmes, mais des semblables [Mitmenschen] avec des ancêtres et des descendants, pères et fils, géniteurs et engendrés au sein de la ligne des ancêtres d’une branche de la famille. Ils ne prêchent pas, mais ils pratiquent la souffrance pour autrui sur la base d’une morale de la solidarité profondément ancrée, et c’est pourquoi ils se sacrifient le cœur léger, à la guerre ou dans les rapports entre personnes. Ainsi, je lus pendant un vol vers Tokyo dans un journal qu’une femme se donna la mort pour rendre la vue à un homme qu’elle aimait, par une transplantation de la cornée. Les contes pour enfants japonais regorgent d’histoires de sacrifices héroïques intervenant lors d’un conflit entre les liens familiaux et la fidélité féodale. Dans cet enseignement du mépris de la mort se rencontrent le code d’honneur militaire du « bushido » (la voie du chevalier) et le culte des ancêtres issu de la tradition bouddhiste. Au Japon, le jour de la mort est bien plus important que le jour de la naissance, qui n’est pas une donnée personnelle. L’âge est seulement calculé à partir de l’année de naissance et il existe une fois par an, à des jours particuliers du calendrier lunaire, une fête commune des jeunes garçons et des jeunes filles.
9Pour le Japonais qui n’est pas encore empreint des revendications d’une fière volonté progressiste, l’attitude la plus décente vis-à-vis du destin est la sérénité [Gelassenheit] et la résignation [Ergebenheit], quelle qu’en soit la cause : la maladie ou un autre malheur, la guerre et des bouleversements politiques, un tremblement de terre et des incendies, des typhons et des inondations. « Shikata-ga-nai », c’est-à-dire on ne peut rien y faire, est une des expressions les plus courantes. À la place de notre « adieu » ou « au revoir », on dit « sayonara », c’est-à-dire « puisqu’il doit en être ainsi », et à la place de notre « comment ça va ? », on dit « oka-warigozaimasen-ka », c’est-à-dire « pour sûr, rien n’a changé (depuis notre dernière rencontre) », sachant que l’on suppose qu’un changement est la plupart du temps un changement négatif.
10Cette tout autre attitude vis-à-vis de la naissance, de la vie et de la mort se reflète aussi dans la pensée philosophique. Un traité de K. Nishida [8] peut nous rendre un peu plus familiers avec la pensée japonaise. Il utilise sa connaissance de la philosophie occidentale pour éclairer la pensée orientale et sa principale objection contre l’Occident est que toute la philosophie européenne, de Parménide à Hegel, n’a pensée que l’être, même lorsqu’elle parle du néant [Nichts], car elle ne connaît pas le néant véritable, le néant bouddhiste qui, en tant que vide [Leere] absolu, est aussi ce qu’il y a de plus plein et de plus positif. Seul le vide absolu, accessible en se vidant de toute pensée par une immersion méditative, peut absorber en lui tout ce qui est, en le laissant intact. Ce néant oriental ne peut être conceptualisé, mais peut tout à fait être ressenti et compris intuitivement par une illumination soudaine. C’est l’« arrière-plan » de tous les étants, qui leur confère une profondeur, un écho. Le cadre déterminant de la pensée des Grecs, développe Nishida, était le ciel étoilé, un monde ordonné visible, où tout a sa forme spécifique, et le néant n’était pour eux que la sombre frontière de l’être, où celui-ci s’estompe. Il n’englobe pas le monde existant en partant de son arrière-plan. C’est pourquoi la beauté grecque est plastique, sans la profondeur sans forme d’un fondement sans limite. L’art du christianisme primitif fait certes signe vers un horizon infini d’éternité, mais son absence de limite renvoie à son futur eschatologique ; il n’est jamais présent, ici et maintenant, en chaque chose. Pour la sensibilité japonaise, l’arrière-plan métaphysique n’est jamais éloigné des choses visibles au premier plan. Il est entièrement présent dans les plus petits détails, et lorsqu’il apparaît dans un proverbe au détour d’un paradoxe, ou dans quelques traits de pinceau d’une peinture, ou lorsqu’un poème l’exprime au travers de quelques syllabes, alors on fait l’expérience de la réminiscence et du retentissement de quelque chose d’aussi essentiel qu’indéterminé : « le néant oriental ». La culture japonaise n’est inspirée ni de l’idéal chinois d’une conduite conforme à l’ordre du monde, ni d’un eros platonicien ou d’une foi en l’au-delà et encore moins de notre conception de la volonté et de la volonté de connaître. Elle n’a absolument aucun principe définissable, mais sourd d’une atmosphère générale indéfinie, seulement exprimable en paradoxes [9]. Également le principe moral le plus important pour le peuple japonais, la fidélité à la maison impériale, repose selon Nishida sur un fondement de cet ordre. L’esprit japonais prendrait une « forme sans forme », une « coloration incolore » et une « voix insonore », car partout résonnerait l’arrière-plan métaphysique ultime, le vide accompli [die erfüllte Leere]. C’est pourquoi, selon lui, ce qu’il y a de plus commun et éphémère peut aussi révéler le plus grand et l’éternel, et l’exprimer pleinement par un seul trait de pinceau. L’art japonais montrerait « le deuil sans l’ombre du trouble » et « la joie sans la couleur de la gaieté ». La peinture zen est un art en noir et blanc dont la richesse repose uniquement dans le maniement du pinceau et dans le dégradé de ces deux couleurs incolores, du noir le plus profond au gris le plus clair, et dans rien de plus. Les lavis japonais sont une évolution de l’art d’écrire, qui s’élève indubitablement au rang de la peinture.
11Lors de mes adieux au Japon, Nishida me fit cadeau d’un lavis qu’il avait lui-même réalisé. Sur un papier blanc, rien d’autre qu’un cercle noir et vide, bordé de quelques signes d’écriture. Traduits littéralement, ils signifient : Lune (= Cœur = Esprit), Solitaire, Cercle, Lumière, dix-mille choses (= l’ensemble de l’étant), Avaler. Cette suite de mots veut dire à peu près ce qui suit : un esprit, devenu totalement circulaire et vide, illumine tout ce qui est, tel la lumière solitaire de la pleine lune, et s’en laisse pénétrer. À la fin de son traité, Nishida cite un poème connu : « Le vrai ordre du monde est réuni au Japon, le pays des dieux. S’il s’incarnait et dépassait tout, il serait le Fujiyama, éternellement dressé. S’il s’incarnait et s’écoulait, il deviendrait la grande mer, qui s’étend sans limite autour de la terre japonaise. S’il s’incarnait et se figeait, il deviendrait l’acier le plus tranchant, si tranchant qu’il pourrait couper en deux le casque le plus solide ». Relier la fleur et l’épée, ce qu’il y a de plus délicat et de plus dur, est autant traditionnel que rassembler le raffinement esthétique et la valeur guerrière. En sont témoins les nombreuses histoires de héros guerriers japonais qui étaient à la fois des maîtres de la cérémonie du thé et échangeaient à l’occasion un de leurs biens contre une coupe rare. De même, au Japon, on ne ressent pas comme étrange le fait qu’un général comme J. Matsui, célèbre pour sa dureté et sa cruauté lors de la conquête de Shanghai et Nankin, se retire après la guerre dans un temple bouddhiste de la miséricorde pour s’y adonner à des exercices de méditation. J. Harada conclut sa caractérisation de l’esprit japonais avec ces phrases :
Comme les pétales des fleurs de cerisier se dispersant au vent, ainsi prirent fin les vies de trois braves soldats japonais lors du récent événement regrettable qui eut lieu en Chine. Ils marchèrent face aux mitrailleuses ennemies, portant une énorme bombe de dynamite, la mèche allumée, et la placèrent, sacrifiant leur vie, de telle sorte qu’elle fit exploser l’enchevêtrement de fils barbelés, ainsi que leurs propres corps, libérant alors une voie pour la charge de leurs camarades. C’était l’esprit du Japon qui guida ces soldats dans leur acte et nous parlons de la beauté de leur mort comme nous le ferions de la dispersion des pétales des fleurs de cerisier. Cristallisé, cet esprit devient l’acier le plus tranchant ; éparpillé, il retombe comme les pétales de la fleur du cerisier.
13Pour conclure, deux histoires peuvent illustrer cette association de discipline morale et de sensibilité esthétique. Le seigneur de guerre et shogun Jyeyasu, un des hommes les plus importants de l’histoire japonaise du xvie siècle, écrivit dans son testament qu’il avait combattu quatre-vingt-dix fois, et dix-huit fois la mort lui était apparue comme certaine. S’il lui échappa malgré tout, c’est grâce à la pratique de l’enseignement zen qui lui avait appris à peu considérer la vie et ses vanités et à se concentrer, s’il étant en danger de mort, sur le néant, au-delà de la peur de la mort et de la volonté de vivre [10]. Car celui qui arrive à se rendre totalement vide devient maître de toutes les situations imaginables, car tout peut entrer librement dans son esprit. Le néant oriental n’est donc pas seulement le but de la méditation, mais aussi l’origine des actions essentielles. Lorsqu’une fois, dans une auberge, je vis un kakemono dont je ne pouvais lire les signes, je demandai à la personne m’accompagnant quel était leur sens. Après avoir longtemps cherché à le deviner, lorsqu’il finit par le déchiffrer, le sens des deux idéogrammes artistiquement tracés s’avéra être : « Rien advient » [Nichts ereignet sich]. Le paradoxe de ce proverbe est que le vide, dans lequel rien n’advient, est en même temps la source de tout événement et aussi le fondement de la plus forte tension de toutes les forces : « le silence du tonnerre », qui traverse et détermine le néant oriental.
14La seconde histoire concerne Rikyu, celui qui paracheva la cérémonie du thé, déjà importée de Chine au xiiie siècle. Il avait entièrement planté son jardin de volubilis, dont le calice bleu azur ne s’ouvre qu’au petit matin et se referme à la chaleur du jour. La célébrité de ce jardin vint aux oreilles du général Hideyoshi et ce dernier voulut le visiter. Lorsqu’il arriva, l’exubérance de la « morning-glory » avait disparu, on ne voyait plus dans le jardin que du sable et des graviers. Rikyu conduisit Hideyoshi au petit pavillon de thé, où il avait en l’honneur de son hôte exposé une seule fleur dans un vase précieux. Hideyoshi comprit immédiatement le raffinement réfléchi de cette « simplicité » typiquement japonaise, et fut comblé. – Après une amitié de longue date entre le général et le maître de thé, ce dernier fut soupçonné par ses ennemis de faire partie d’une conspiration politique et condamné à mort. Il lui fut accordé la faveur de mourir de sa propre main. Rikyu invita ses plus proches amis dans son pavillon de thé, dans lequel une image pendue dans une niche symbolisait la fugacité de la vie. Il servit chacun de ses invités avec la présentation cérémonielle d’une coupe de thé matcha, leur offrit ensuite les précieux ustensiles à thé, fit ses adieux à ses hôtes à l’exception d’un seul, autorisé à être le témoin de son suicide, réalisé dans les règles de l’art. Il se découvrit de sa robe à thé, sous laquelle il portait le kimono funèbre blanc, prononça, conformément à l’usage, un court poème remerciant Bouddha et Dharma, le fondateur de la secte zen, et à l’aide du poignard se trancha le corps, en gardant une contenance totale.
15Le bouddhisme zen, qui vint de la Chine au Japon au xiiie siècle, n’a pas seulement déterminé l’ethos de la noble caste guerrière, mais également la poésie et la peinture japonaise, la cérémonie du thé et l’art des bouquets, l’architecture et les jardins, le tir à l’arc [11] et l’escrime. Le zen ne connaît pas de livres et enseignements sacrés, et pas de culte ; il vit exclusivement de l’expérience immédiate et de la pratique du recueillement et de la respiration justes. Le « sermon de la fleur » de Gautama Bouddha passe pour être l’origine historique du zen : après qu’il eut prêché pendant quarante-cinq ans, il expliqua un jour à ses élèves qu’il n’avait pas dit un mot de l’essence de la vérité. Au lieu de cela, il prit une fleur et la tint en silence devant lui. Un seul de ses élèves comprit que ce geste muet était l’origine et l’achèvement de son enseignement. En accord avec l’esprit de ce signe, l’enseignement zen se limite à des questions et anecdotes paradoxales ayant pour but de provoquer et de mettre l’élève à l’épreuve, afin de le laisser trouver la réponse lui-même. Un maître zen avait par exemple pour habitude de mettre au défi ses élèves en leur demandant s’ils pourraient entendre le son de sa main, afin de réveiller ainsi d’un coup le sens commun, qui sait que seules deux mains peuvent produire un son. Un autre exemple : Un moine demande à son maître quelle est la vérité la plus pure et reçoit pour réponse : « la haie autour des latrines ». Le sens de ce paradoxe est probablement que la pureté de la vérité est si englobante qu’elle inclut aussi ce qu’il y a de plus sale. On pourrait lire en parallèle le 124e fragment d’Héraclite, disant que le plus bel ordre du monde, le cosmos, est comme un tas de fumier. La langue appropriée aux intuitions bouddhistes n’est pas l’exposé logique et rationnel, mais l’indication et le signe brefs. Les images et les mots ne sont ni plus ni moins que des signaux, et celui qui comprend vers quoi ils font signe appréhende soudainement la vérité dans son ensemble, d’un seul coup. Le même principe gouverne le poème épigrammatique composé de dix-sept syllabes (le haiku), auquel le poète pèlerin Basho [12] donna sa forme classique au xviie siècle. Par la traduction, ces courts poèmes perdent l’éclat et l’esprit qui animent la chute du texte, et leur compacité extrême apparaît dans le texte traduit comme étant de la banalité. Un tel épigramme, connu de tous, signifie traduit littéralement : vieil étang, grenouille, eau, saut, bruit. Pour nous, les grenouilles ne sont pas des animaux poétiques, mais il existe en japonais deux mots pour la grenouille, « kairu », le terme courant, et « kawazu », un terme poétique, et le coassement d’une espèce particulière sonne aux oreilles japonaises comme un chant. Le poème a à peu près le sens suivant : La vie humaine est comme le bruit fugace que fait une grenouille en sautant dans un étang – insignifiant, touchant et passager – et le silence complet recouvre ensuite à nouveau le vieil étang, comme si rien ne s’était passé. D. T. Suzuki ajoute la remarque suivante : « Ce saut est une affaire aussi importante que la chute d’Adam hors du Paradis ». L’étang comme symbole du monde renvoie de son côté à l’élément de l’eau, qui est, selon l’ancienne conception chinoise (Tao-te-King, 8), à la fois l’élément le plus fort et le plus conciliant, car il pénètre toutes les crevasses et profondeurs et aide les « dix mille choses » sans demander rétribution. Pour conclure, l’atmosphère de cet épigramme peut être explicitée par un proverbe : « Calme tes souhaits jusqu’à ce de la mousse pousse sur tes lèvres ».
16Mais malgré cette concentration d’une pensée dans une formule courte, percutante, le bouddhisme zen connaît aussi un progrès spirituel. Un proverbe zen dit : avant que l’on ait médité, les montagnes ne sont rien de plus que des montagnes, les rivières rien de plus que des rivières. Lorsqu’on a atteint une intuition provisoire, les montagnes et les rivières cessent de n’être que de simples montagnes et rivières ; elles deviennent plurielles et complexes, de différents points de vue. Mais lorsqu’on a atteint l’intuition complète de la vérité des choses, la montagne devient à nouveau une simple montagne et le fleuve un simple fleuve. L’apparent rien-d’autre-que se transforme en la précieuse simplicité de l’être-ainsiet-non-autrement, dans la reconnaissance duquel le monde apparaît définitivement tel qu’il est. Indiquer un pur fait comme « la corneille est noire » ou « l’aigrette est blanche » révèle alors une expérience pure, au-delà de l’acquiescement et de la négation. L’aigrette, dit un proverbe zen, est blanche « sans être blanchie », la corneille est noire « sans être teinte ». Il est impossible d’expliquer et de comprendre à partir d’une autre source pourquoi ils sont tels qu’ils sont, car cela est fondé dans le cœur des choses. Une histoire connue et de multiples fois illustrée par les peintres zen présente le chemin de la connaissance de l’essence des choses : l’illustre histoire d’un pâtre à la recherche de son bœuf, qu’il avait perdu [13]. Le processus de la découverte de la vérité est un progrès menant de l’aliénation à un retour à l’origine. Le pâtre a perdu son bœuf, c’est-à-dire lui-même en son bien. Il le cherche. Après de nombreux efforts, il découvre une trace du bœuf dans le sable, maîtrise l’animal récalcitrant et s’assoit finalement sur le dos du bœuf, jouant de la flûte, en paix avec lui-même, s’oubliant lui-même comme le monde qui l’entoure. La Lune, le symbole de l’esprit, dont la lumière froide montre les choses telles qu’elles sont, illumine le paysage, le pâtre et le bœuf. L’image suivante ne montre rien d’autre qu’un cercle totalement vide, dans lequel rien n’advient. Tout empressement et toute distraction ont disparu et avec eux le sens de la perte et de la propriété. Une fois arrivé à sa hutte au toit de paille, le pâtre se couche et se repose, pour retourner dans le monde le jour suivant comme pèlerin. Une image de paysage, sans homme ni bête, clôt le chemin vers l’intuition accomplie : « la prairie est de nouveau verte, la fleur est de nouveau rouge ». À la fois tout et rien n’a changé.
17Mais cet Orient japonais est-il encore vraiment présent dans le Japon moderne ou n’est-il qu’une réminiscence d’européens amoureux de l’Orient et de quelques Japonais encore ancrés dans l’ancienne culture ? Le Japon de Lafcadio Hearn, de P. Lowell et de B. H. Chamberlain, qui vinrent au Japon au tournant du siècle pour fuir l’Ouest, et le Japon de tout ceux qui aujourd’hui, à l’Ouest, s’enthousiasment devant des choses orientales et propagent la « culture du silence » est-il seulement un reste qui s’estompe, vieillit et s’écroule davantage jour après jour sous le poids du progrès irrésistible de la modernisation ? La réponse ne peut être simple, car l’Orient n’est plus clairement lui-même, et l’Occident rencontre désormais dans l’autre ce qu’il fut à une époque plus ancienne. La différence traditionnelle entre Occident et Orient ne s’incarne plus dans l’Est et l’Ouest, mais elle existe désormais au sein de l’Orient même, comme un tiraillement, en particulier au Japon. L’irruption et l’épanouissement de l’Ouest dans l’Orient a transformé toutes les relations existant jusqu’alors entre l’un et l’autre et la question à laquelle l’Orient est confronté, à cause de l’Ouest, est de savoir si et comment il peut réussir à s’approprier les acquis de l’Ouest sans devenir étranger à lui-même. Et comme nous n’avons nous-mêmes pas de réponse au problème de la technicisation de la vie, je ne peux conclure qu’en rapportant avec hésitation quelques expériences de ce tiraillement qui travaille le Japon moderne.
18Le « Japon moderne » est un fait indubitable, et en même temps une impossibilité. Car ce qui au Japon est moderne n’est pas japonais, alors que ce qui est véritablement japonais (« Nippon seishin ») est immémorial. Et pourtant, c’est précisément cette contradiction existante qui caractérise la vie moderne au Japon et la pousse à réaliser ce qui semble impossible : faire avancer le progrès technique qui n’est pas originaire de son sol et en même temps conserver la tradition japonaise et l’intégrer au progrès. Cette contradiction entre l’ancien et le moderne est d’autant plus forte que la préservation de la tradition s’est au Japon souvent figée en pure convention, allant des excursions de rigueur pour la floraison des cerisiers aux habitudes de la vie de tous les jours. Le Japon moderne se comporte de manière comparable au christianisme moderne qui, au nom de la « propaganda fidei », enregistre les actes sacrés dans la basilique Saint Pierre de Rome avec des caméras et des appareils radiophoniques, comme si la technique scientifique moderne n’était qu’un moyen neutre, utilisable pour n’importe quel but, et non une puissance intellectuelle en elle-même, qui met tout à son service. Mais le paradoxe du Japon moderne ne caractérise pas seulement les transformations apportées par l’occupation américaine après la fin de l’Empire, mais également déjà le commencement de la modernisation progressiste. L’ouverture du pays à l’Ouest et l’adaptation précipitée à la civilisation occidentale – si bien que, pour un temps, de nombreux Japonais considérèrent leur tradition comme méprisable car elle ne correspondait pas aux notions occidentales de la civilisation [14] – n’advint pas par une révolution sociale et politique, mais sur ordre : sur ordre de l’empereur, que la population exécuta avec enthousiasme. La réforme des grands hommes d’État entourant l’empereur Meiji ne signifiait pas seulement une libération du joug de la tradition mais aussi et surtout une restauration : un renforcement de la maison impériale japonaise et de la religion shinto, la « voie des dieux », qui la fonde.
19La signification de l’Empire au Japon et la solidarité du peuple japonais vis-à-vis de la maison impériale déconcerte et déconcertait les Européens et les Américains éclairés autant que, du point de vue des Perses, le fait que les Grecs n’étaient sujets d’aucun souverain. Et tout comme la réponse rédigée par un Grec à la question de la reine des Perses supposait l’égalité de naissance des donneurs d’ordre et de ceux qui les reçoivent, de même la pensée américaine suppose-t-elle que l’empereur japonais est un homme du nom de Hirohito qu’un peuple barbare prend pour un dieu. Mais pour la sensibilité japonaise traditionnelle, l’empereur n’était ni un dieu fantastique ni une personne privée spéciale, mais au contraire le chef de la maison impériale et cette dernière est l’origine et le but du système familial japonais. De ce fait, elle est incomparablement plus étroitement liée avec le peuple que ne peut l’être en comparaison un citizen américain avec le président, qui change constamment, ou un citoyen allemand avec son gouvernement. Dans l’Europe et l’Amérique chrétiennes, les citoyens sont des individus émancipés, pouvant décider eux-mêmes de leur appartenance politique et religieuse ; le Japon païen est, ou plutôt était, une nation constituée de familles, sur la base de l’origine commune et du culte des ancêtres. L’autorité de l’empereur n’était donc pas obtenue par des moyens dictatoriaux, mais elle était le fondement naturel et le sommet de la solidarité au sein du peuple. La fidélité vis-à-vis de l’empereur ne contraignait personne, pas même les chrétiens, à prendre une décision de conscience, car cette fidélité était l’élargissement de l’obéissance filiale jusqu’au chef de tout le système des familles. En conséquence, la langue japonaise désigne la famille et la maison impériale par des termes au radical semblable : la maison impériale est la « grande maison » (oyake) par rapport aux nombreuses « petites maisons » (koyake) des familles, et à travers le culte commun des ancêtres, qui va des autels domestiques jusqu’au sanctuaire impérial des ancêtres à Ise, le peuple et la maison impériale disposaient d’un fondement unique, mais ébranlé depuis l’abdication de l’empereur. Les nombreuses sectes syncrétistes qui se développèrent au Japon après la fin de la guerre et propagent les pratiques médicinales les plus étranges ne sont pas le symptôme d’un renouveau religieux, mais au contraire un signe du désarroi des simples gens suite à la privation de leur ancien fondement national comme religieux. L’impression que fit sur la population la destruction du sanctuaire impérial Meiji par une bombe incendiaire a complètement ébranlé la confiance dans le maintien de la tradition, alors qu’à l’opposé, la jeune génération des intellectuels qui étudient dans les universités géantes de Tokyo tend vers le marxisme radical et ne reconnaît plus les anciens liens familiaux.
20Mais également la fin de l’Empire après la défaite du Japon, qui n’avait jusque là jamais été vaincu, n’a pu se dérouler sans révolution et avec une discipline admirable que parce que la politique américaine fut assez intelligente pour laisser venir l’ordre de capitulation de l’empereur lui-même, et parce que celui-ci pouvait être assuré de la loyauté de son peuple, malgré les énormes sacrifices que ce dernier avait consentis durant neuf ans, en Chine et dans l’Océan pacifique. De même, l’engouement enfantin de la population pour le mariage d’un prince impérial avec une simple citoyenne, célébré il y a peud, ne témoigne pas seulement de la joie de s’émanciper d’une tradition ininterrompue jusque là mais aussi, si ce n’est plus, de la persistance de la vénération populaire pour la maison impériale et son initiative d’abandonner la tradition. Ce qui était extraordinaire dans ce mariage n’était pas seulement qu’un prince impérial put épouser une simple citoyenne, mais que ce mariage fut célébré en suivant le strict rituel de la maison impériale. À ces paradoxes de l’histoire japonaise, une reformatio radicale qui était en même temps une restauratio, une défaite militaire totale qui ne fut pas suivie d’une révolution, car la capitulation avait été légitimée par l’empereur, et finalement un mariage impérial avec une simple citoyenne accompagné du cérémonial oriental traditionnel, font écho dans la vie intellectuelle et académique des éléments équivalents mais moins ostensibles.
21Pouvoir unir les acquis modernes et l’état d’esprit du Japon ancien fait partie de l’ambition et de la fierté des Japonais, alors que l’hôte européen y ressent un tiraillement, car il ne fut lui-même jamais capable d’associer sa propre tradition avec une tradition étrangère. Lorsque le président du parlement indien fut en visite au Japon à l’été 1958, les Japonais se sentirent flattés lorsque celui-ci dit, à son départ, que le Japon avait déjà atteint ce qui était encore le but de l’Inde : l’intégration totale du progrès et de la tradition. À l’inverse, les Japonais se sentent légèrement froissés si l’on trouve nombre de leurs nouveaux acquis problématiques et qu’on les remet en question. Par exemple, je ne peux qu’à peine m’imaginer une ville plus laide que Sendai, que je connaissais avant la guerre, où elle brûla complètement avant d’être reconstruite, et dont les bâtiments et les rues peuvent au mieux être comparés avec n’importe quelle Mainstreet d’une petite ville industrielle américaine. Le Japon ne possède qu’une seule grande ville dotée d’une plan d’urbanisme et d’un style homogènes, c’est pourquoi elle est aussi belle que chaque simple ferme japonaise : Kyoto qui, en tant qu’ancienne cité impériale, fut construite conformément au modèle chinois, avec des rues perpendiculaires, et compte des centaines de temples et de jardins splendides, des rues d’artisans et des maisons de bois entourées d’une clôture de bambou. C’est pourquoi elle passe, à raison, pour une ville non moderne, alors que le fouillis indescriptible de Tokyo, la ville aux huit millions d’habitants, mêlant de vieilles ruelles pittoresques bordées de petites maisons de bois et de restaurants minuscules, des métros aériens et des axes routiers gigantesques avec des banques, des cinémas et des grands magasins des plus modernes, trouble aussi peu les Japonais que ne sont effleurés par le bruit de la circulation proche les palais des seigneurs féodaux, cachés dans des îles de verdure ressemblant à des parcs. Pourtant, il existe aussi dans le Japon moderne des choses où même le regard le plus critique ne peut que voir la réussite complète de l’appropriation du progrès occidental, lorsque le savoir-faire de la technique moderne est associé à une bienséance traditionnelle. Ainsi, par exemple, tous les participants du Congrès international d’histoire des religions, tenu à Tokyo et Kyoto en 1958, furent remplis d’admiration, non devant l’efficacité de l’organisation technique, mais parce qu’aucune manifestation semblable dans d’autres pays ne pouvait se targuer d’une telle disponibilité bienveillante et infatigable, de tels égards, d’une telle politesse et d’une telle générosité – sans parler de la profusion de représentations admirables. Cela vaut également pour les voyages dans les trains express modernes assurant le trajet entre Tokyo et Kyoto. L’organisation du trafic et le confort des équipements est aussi excellent que dans les trains les plus modernes d’Europe et d’Amérique, mais en nul autre endroit trouve-t-on un service aussi prévenant – et un bouquet de fleurs fraîches dans les WC, disponibles par respect pour les étrangers en deux variantes, « Western Style » et « Japanese Style ». De même, le grand avantage des hôtels aménagés à la japonaise sur ceux aménagés à l’occidentale est que, dans ces derniers, on reçoit une nourriture internationale standard dans des salles standard, tandis que les premiers offrent un service personnalisé exquis – dans les hôtels japonais, il n’y a pas de salle à manger commune – et le charme des pièces japonaises presque vides, qui la nuit sont transformées en chambre à coucher en prenant dans l’armoire murale un matelas que l’on dépose ensuite directement sur les tatamis. Aussi longtemps que servir reste un honneur et est valorisé comme tel par celui qui est servi, comme c’est encore le cas au Japon, le service expéditif et barbare caractéristique des hôtels américains ne peut se développer. Ce n’est pas non plus un hasard si précisément les hôtels japonais cossus occupés pendant des années par des soldats et officiers américains ont sous tout rapport sombré dans la déchéance. Et comment devrait-on donc gaspiller l’art de la prévenance japonaise, complexe et exigeant beaucoup de temps, auprès d’étrangers n’ayant aucune sensibilité ni temps pour cela et qui ne sont pas même capables d’en être à la hauteur. Au contact de barbares impatients se perd même la meilleure coutume, la patience attentionnée. Ces remarques sur des expériences de voyageur connues peuvent nous ramener à la question fondamentale : qu’est-ce qui est moderne dans le Japon et comment ce tiraillement entre l’ancien et le moderne s’exprime-t-il ?
22Deux fois dans son histoire, le Japon a absorbé une autre culture, la culture chinoise puis la culture occidentale, et s’il est certes vrai que les Japonais ont un don particulier pour s’approprier ce qui est étranger et en sortir quelque chose qui leur est propre, les conditions prévalant à l’un et l’autre cas sont aussi différentes que le résultat. La première rencontre avec la Chine eut lieu au vie siècle, celle avec l’Ouest il y a quatre-vingt-dix ans. De la Chine, en passant par la Corée, le Japon reçut ses bases spirituelles : le bouddhisme et le confucianisme, l’art, la littérature et l’érudition et surtout le système d’écriture chinois. Le Japon n’adopta pas les fondements religieux et moraux de l’Ouest – le christianisme resta toujours un corps étranger –, mais l’industrie et le système économique capitaliste, les transports et l’organisation de l’armée ainsi que l’instruction scientifique et technique qui rend possible tout progrès. La civilisation occidentale fut adoptée comme un moyen à des fins japonaises, la culture chinoise fut assimilée pour elle-même et a profondément pénétré au cours des siècles l’essence du Japon. Aussi importantes que soient les différences entre les Japonais et les Chinois, une culture japonaise est impensable sans la Chine, mais tout-à-fait sans l’Europe, qui ne fit intrusion qu’au xixe siècle. La transition soudaine de l’époque féodale à la société industrielle et l’imitation effrénée des institutions occidentales fut tout d’abord si déroutante que même les Japonais cultivés crurent un temps qu’ils n’avaient plus rien en commun avec leurs ancêtres. Cette illusion se dissipa et il s’ensuivit une réaction contre l’Ouest et un regain d’intérêt pour les « idéaux de l’Est » [15]. On étudia à nouveau les classiques chinois et japonais, en parallèle à l’étude zélée de tout ce qui était moderne et nouveau. Ce qui s’était passé pour la première fois après 1868 se reproduisit après l’occupation américaine, mais d’une manière plus modérée et avec une attitude sceptique vis-à-vis du flot de propagande occidentale, sans toutefois résoudre le tiraillement entre le progrès moderne et la tradition ancienne. Dans quelle mesure la sensibilité japonaise, la pensée et la vie se sont véritablement transformées suite à l’afflux renouvelé d’idées occidentales, et pas seulement en apparence, il est difficile d’en juger, non seulement en tant qu’étranger, mais aussi en tant que Japonais, car ce dernier lui-même ne veut en aucun cas séparer ce qui vient d’une tradition ancienne et le nouveau. Le Japonais vivant dans des grandes villes respire, comme certains amphibiens, avec des poumons et des branchies, car ces deux possibilités lui sont ouvertes. Ils portent deux types de vêtements, ils mangent suivant les occasions deux types de plats, ils habitent pour partie à l’occidentale, pour partie à la japonaise, ils regardent des films héroïques de samurais et Der schönste Tag meines Lebens, ils peignent de manière traditionnelle, à la japonaise, et de manière moderne à l’européenne, et ils croient en toute circonstance à la possibilité de réunir les deux dans la même personne.
23Commençons par le plus voyant et apparemment superficiel : les Japonais portent hors de leur demeure, au travail – en tant que salarié et fonctionnaire, de manière générale en tant qu’employé –, des habits occidentaux, car ils sont pour cet usage plus pratique et également meilleur marché ; les élèves et les étudiants portent des uniformes. Mais sitôt qu’ils arrivent à la maison et foulent de leurs pieds nus ou habillés de chaussettes de lin blanc le sol des chambres japonaises, recouvert de tatamis, ils changent d’habits et s’assoient non sur des chaises mais, habillés de kimonos aux manches larges, sur des coussins à même le sol, les jambes repliées. Nombreux sont ceux qui, étant déjà allés à l’étranger pour des affaires ou pour leurs études, gardent une petite pièce isolée « Western Style » dans leur maison. C’est la plupart du temps la seule pièce qui est laide et non naturelle [unorganisch], meublée de quelques chaises et d’une table, et au mur pend, à la place d’un kakemono, la reproduction peinte ou brodée d’une quelconque vue de Venise ou de Rome. Dans les maisons de professeur, le salon de réception et le bureau sont souvent meublés à l’européenne, mais le salon-chambre à coucher de la famille est à la japonaise, traditionnel. – Ils adorent manger chez eux des plats japonais, avec des baguettes, dans une myriade de coupelles laquées et en porcelaine, et commander des plats plus ou mois européens-américains lorsqu’ils sont dans des restaurants, hors de la famille. Beaucoup d’entre eux sont connaisseurs en musique et adeptes des opéras européens, connaisseurs de Bach et de Beethoven, ce qui ne les empêche toutefois pas de chérir les tons viscéralement non européens de la musique kabuki, ses sons qui gargouillent, stridents et métalliques. En raison de la diffusion généralisée de l’art d’écrire, le don pour la peinture est largement répandu et on reçoit souvent en cadeau un produit de cette passion : une petite image sans cadre à l’aquarelle ou à l’encre, représentant les objets traditionnels, par exemple une brindille de prunier, des fleurs d’orchidée, un pin, un ruisseau avec des canards sauvages etc., avec en bordure un court poème. Mais ces mêmes hommes s’essayent aussi à la peinture à l’huile européenne et à la sculpture non figurative, et les expositions de ces œuvres n’apportent à un Européen rien de nouveau. Même à Séoul, je vis à côté des magnifiques trésors du musée d’art de Corée une telle exposition moderne, dont les modèles occidentaux étaient facilement reconnaissables.
24La question « qu’est-ce qui est moderne au Japon ? » est plus difficile à résoudre si l’on se représente les centres d’intérêt intellectuels dans les universités, dès lors qu’ils ne sont pas déterminés par les impératifs de la civilisation moderne – par exemple la médecine, la jurisprudence, l’économie nationale –, mais concernent les « arts libres » à la faculté de lettres. Lorsque je pris possession de mon poste en 1936 à l’Université Tohoku à Sendai – elle possède pas moins de trois bibliothèques spécialisées ayant appartenu à des philosophes allemands décédés – et fis connaissance des assistants et des étudiants les plus âgés du séminaire philosophique, je ne fus pas peu étonné de leurs centres d’intérêt. L’un étudiait Hegel, un autre Platon, un troisième Hume et Kant, d’autres Kierkegaard, K. Barth, Jaspers, Heidegger et un germaniste les chants des Nibelungen – et tout ceci en langue originale. Dans la liste des cours des professeurs figuraient des thèmes comme la mythologie allemande dans les opéras de R. Wagner, le Voyage en Italie de Goethe, la poésie de Shakespeare et de W. Blake, et en philosophie se trouvaient des hégéliens et des kantiens, des phénoménologues et des existentialistes – tout à fait comme chez nous, et aussi les thèmes des journaux spécialisés ressemblaient aux nôtres. Si l’on faisait plus ample connaissance avec ces intellectuels japonais qui avaient dans leurs jeunes années étudié en Europe et en Amérique, on apprenait toutefois que la plupart d’entre eux ne s’intéressait plus, depuis longtemps, aux thèmes occidentaux et retournait avec l’âge à la tradition orientale et étudiait par exemple le poète Basho ou Manyoshu, le plus ancien recueil de poèmes japonais, ou s’intéressait aux masques noh de la danse populaire kagura.
25L’observateur étranger critique, qui suit les études japonaises sur l’histoire et l’art européens, sur la littérature et la philosophie, en vient involontairement à cette question : qu’en retirent-ils, qu’en font-ils, pourquoi cela les intéresse-t-il seulement ? Au lieu de répondre rapidement à cette question précipitée, on pourrait aussi se poser la question contraire : Qu’est-ce qu’un étudiant américain trouve intéressant dans le Moyen-Âge et dans l’Antiquité européens ? Et : qu’est-ce qui nous intéresse encore vraiment, qu’est-ce qui nous parle encore en particulier et que pouvons-nous encore tirer de productif de notre propre tradition, sans simplement assouvir une pure soif d’éducation historique ou servir le but pratique d’enseigner ce qu’on a appris ? Ce qui est unique et étonnant au Japon est, malgré le caractère problématique de l’occidentalisation intellectuelle qui s’exprime par une masse improbable de traductions, la propension et la capacité à se familiariser avec l’histoire intellectuelle de l’Europe à un degré qui relève de notre côté au mieux de la connaissance exceptionnelle de quelques sinologues et japanologues, tandis que le reste fait preuve d’une méconnaissance et d’une absence de compréhension totales vis-à-vis de l’Orient. Le résultat définitif de cette confrontation entre plusieurs générations d’étudiants et de professeurs japonais et les choses de l’Ouest n’est pas prévisible ; elle oscille tour à tour entre attraction et répulsion. Cette ambigüité mène parfois aux plus étranges « synthèses » des contraires. Trois exemples peuvent l’illustrer. Alors que le nationalisme tournait à plein lors de la guerre avec la Chine – qui était officiellement un « incident », sincèrement regretté car la Chine aurait dû, selon la conviction japonaise, s’unir au Japon pour former une grande sphère asiatique de « co-prosperity » – un hégélien japonais de l’université impériale de Tokyo découvrit dans les trois étapes de la dialectique hégélienne la base philosophique pour la compréhension du mythe japonais. La thèse, l’antithèse et la synthèse devaient expliciter les trois dons d’Amaterasu, la déesse du Soleil : l’épée, le miroir et le joyau, qui, selon la tradition japonaise, sont conservés dans le sanctuaire le plus sacré d’Ise. Un professeur de philosophie devenu impérialiste livra une autre « interprétation » moderne de sa propre tradition lorsqu’il parla en 1940 à un groupe allemand de la mission du Japon. Il analysa les Analectes de Confucius et Mein Kampf de Hitler en les comparant et aboutit au résultat que la sagesse politique de Confucius concordait dans l’essentiel avec le programme de Hitler. Un autre érudit de l’Université Nippon publia en 1957 une brochure en allemand, Der shintoistische Grundbegriff des Politischen und die existenzphilosophische Eigenschaft des Japanischen Kaisers. Elle est dédiée à Heidegger, car son auteur croit avec le plus grand sérieux trouver dans les propos de Heidegger sur l’« éclaircie de l’être » [Lichtung des Seins] dans le Dasein de l’homme et sur le Dasein comme « être-dans-le-monde » [In-der-Welt-sein] une voie pour dépasser la « perte du milieu » [Verlust der Mitte], correspondant à ce que l’auteur veut faire avec son néo-shintoïsme. Le renouvellement du culte solaire devrait être à peu près la même chose que l’éclaircie de l’être chez Heidegger. Et de même que l’empereur japonais, en tant que fils du ciel, incarne l’ordre originel du peuple japonais, l’auteur suppose que Heidegger aussi – consciemment ou inconsciemment – avait pour but un renouvellement du culte de ses ancêtres germaniques, dont le culte était aussi lié à la vénération du Soleil. L’auteur s’attend de la sorte à une synthèse de la « culture métaphysique orientale » et de la « civilisation scientifique occidentale » dans une « culture globale » où le Japon fait figure de modèle, car il aurait déjà réalisé l’unité de la politique impériale (Matsurigoto) et du rite shintoïste (Matsuri), un accomplissement agissant sur « la conscience purifiée et vidée » de l’empereur. On peut supposer que cette idée d’une conscience « purifiée » vient de la connaissance qu’a l’auteur de la théorie husserlienne de la conscience pure, associée au « vide » bouddhiste.
26Si l’on fait abstraction de ces dérives fantasques que produit la volonté de « synthèse » dans des cas uniques et extrêmes, il reste tout de même à savoir en quoi la pensée orientale et la pensée occidentale diffèrent dans l’absolu, et par conséquent à quel prix une véritable appropriation de la manière de penser occidentale pourrait être atteinte. La réponse à cette question a déjà été donnée au travers de quelques rares indications par le dernier philosophe de l’Occident. Bien que Hegel ne possédât qu’une faible connaissance de l’Orient, acquise par l’intermédiaire de simples sources littéraires – la première traduction européenne du Tao-te-king parut dix ans après sa mort –, les quelques remarques qu’il fit en passant au sujet de la différence entre l’Orient et l’Occident font preuve d’une telle perspicacité et d’une compréhension si profonde que presque rien de plus pénétrant ne peut y être comparé [16]. Dans le premier paragraphe de la Logique (note 3), Hegel remarque que la spéculation orientale a certes toujours pensé l’être absolu et son identité avec le néant absolu, mais qu’elle aurait été incapable de « développer » son principe et de le mettre en mouvement ; il resterait embryonnaire, car immobile et reposant en lui-même, et c’est pourquoi il ne pourrait être exprimé que par la répétition identique du même terme (Om-Om-Om), ou par le silence. « Cette conscience figée et vide est, comprise comme conscience, l’être ». Il manque à la métaphysique orientale la puissance négative de l’entendement, qui met tout en mouvement, et la raison consciente d’elle-même. L’esprit oriental n’est pas en lien avec lui-même, mais encore immédiatement immergé dans la nature. Il ne réalise pas la distinction entre « substance » et « sujet ». « En Occident, l’individu s’arrache de la substance générale et s’affirme lui-même […]. En Orient, la substance est ce qu’il y a de plus important, et elle est directement liée à l’absence de conscience, l’absence de droit et à l’immersion de l’individu dans la substance » [17]. Dans la préface à la Phénoménologie de l’esprit, Hegel parle plus en détails de la « puissance terrible du négatif », et il comprend par cela l’« énergie de la pensée », l’action intellectuelle de distinguer, de trancher et de séparer, ce qui est la « force et le travail de l’entendement la plus surprenante et la plus grande ». Elle est un « travail » de l’entendement, de même que Hegel parle aussi du « travail du concept », car l’entendement négateur et séparateur ne laisse pas le monde indemne, mais le travaille et ainsi le transforme et ce faisant le fait sien et propre. La pensée européenne est une terrible puissance du « négatif », car elle pense en termes de développement et ne s’arrête pas à une atmosphère [Stimmung] qui englobe tout et nous pénètre. Elle nie par l’analyse l’impression immédiate du monde, pour le recomposer consciemment à partir de ses parties séparées. En tant que puissance du négatif, l’entendement réifie aussi tout ce qui est. S’il ne le faisait pas, il ne pourrait développer et transformer le monde par le travail de l’esprit. En complément au § 393 de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel conçoit cette capacité à faire de tout un objet qui serait devant nous pour ensuite, en tant qu’il est autre, se l’approprier, comme la caractéristique décisive de l’esprit européen et de sa liberté, à la différence de l’esprit oriental, car la « liberté » telle que la comprend Hegel n’est elle-même rien d’autre que « l’être-chez-soi dans l’être-autre » [Beisichselbstsein im Anderssein] médié par le travail négatif de l’esprit. « Le principe de l’esprit européen est […] la raison consciente de soi, qui a, envers elle, la confiance que rien ne peut être, face à elle, une barrière infranchissable [18], et qui, par suite, touche à toutes les choses, pour y devenir présente à elle-même. L’esprit européen pose le monde en face de lui, s’en libère, mais supprime à nouveau cette opposition, reprend son autre, le divers multiple, en lui-même, en sa simplicité. C’est pourquoi règne ici cette soif infinie de savoir qui est étrangère aux autres races. L’Européen est intéressé par le monde ; il veut le connaître, s’approprier l’autre qui lui fait face, se donner, dans les particularisations du monde, l’intuition du genre, de la loi, de l’universel, de la pensée, de la rationalité intérieure. Tout comme dans le [domaine] théorique, l’esprit européen cherche à atteindre aussi dans le [domaine] pratique l’unité à produire entre lui et le monde extérieur ; il soumet le monde extérieur à ses buts avec une énergie qui lui a assuré la domination du monde »e. Et à un autre endroit, (W IX, 174) : « […] c’est la destinée fatale des empires asiatiques de se soumettre aux Européens et la Chine aussi devra bien un jour s’accommoder de ce destin »f. Mais ceci est aussi un destin si l’Orient, au lieu de se soumettre, adopte de lui-même l’esprit occidental et se retourne ainsi contre l’Ouest – et aussi contre lui-même. En effet, il s’agit bien d’un retournement de l’Est contre lui-même si l’unité du monde et de l’homme doit être « produite » consciemment et n’est donc plus simplement là sur la base du néant bouddhiste atteignable par la méditation, néant qui se laisse porter et lâche prise dans cette unité, ou encore sur la base de l’ancien système chinois, qui affirme l’exacte correspondance entre les voies du ciel et celles de l’homme, entre l’ordre céleste et celui des hommes, coïncidant dans l’« Empire du milieu ». Cet Empire est, du point de vue politique et social, en ordre suivant le degré où il suit l’ordre céleste et applique ses décrets. Le prix que l’Orient doit payer pour véritablement assimiler la manière de penser de l’Ouest serait en fait l’abandon de l’enseignement tant taoïste que confucianiste, selon lequel la véritable activité est un « ne rien faire » (en chinois : Wu-Wei) ou un laisser-être. Mais d’autre part, la fin de l’Occident, arrivé au terme de son accomplissement, s’exprime de manière symptomatique dans la philosophie européenne lorsque Heidegger déplaça l’accent du Dasein comme « révolte » [Aufstand] et « pouvoir-être » [Sein-können] vers la « sérénité » [Gelassenheit] du « laisser-être » [Sein-lassen], mais ne put malgré tout s’empêcher, en tant qu’Allemand et qu’Européen, de définir ceci comme un comportement actif. Le renoncement au comportement volontaire vis-à-vis de quelque chose, qui ne laisse rien être mais au contraire se saisit de tout et attaque tout, et plus généralement le renoncement à la « subjectivité » objectivante correspond à la rétractation de la distinction entre sujet et objet dans l’unité originelle de l’« être-dans-le-monde », mais cette rétractation elle aussi ne peut éviter de définir le monde existentialement comme un « Um-willen » du point de vue du sujet doté de volonté, bien qu’elle voudrait volontiers être simplement docile et obéir au « Diktat des Seins ». La bonne conscience vis-à-vis de la tradition européenne rationnelle, que Hegel fut le dernier à posséder encore dans la mesure où il définit l’esprit comme liberté et cette dernière comme « être-chez-soi dans l’être-autre » [Beisichselbstsein im Anderssein], fait défaut à la philosophie actuelle. La pensée européenne d’aujourd’hui n’est plus chez elle dans la totalité du monde, elle s’évertue en vain à atteindre la correspondance entre l’être et le Dasein ou entre le monde et l’homme avec les moyens dont elle a hérité. Elle attend une nouvelle révélation de l’être et la « destinée d’une assignation » [Geschick einer Schickung].
27Les citations de Hegel ne contiennent pas seulement sa propre philosophie du mouvement dialectique de l’esprit, mais elles touchent du doigt l’essence de la pensée européenne moderne telle qu’elle s’est développée durant les temps modernes, sur les bases de la philosophie et de la science grecques, associées à la métaphysique chrétienne de la volonté consciente d’elle-même et de sa liberté. L’esprit européen est essentiellement un esprit « intéressé », c’est-à-dire qu’il veut, qu’il tranche et qu’il distingue, c’est un esprit discursif et qui aime discuter. Il décompose ce qui a crû ensemble – concret – en ses parties abstraites. L’esprit oriental, en particulier celui qui est imprégné de bouddhisme, ne connaît d’emblée pas cette sorte de rapport objectivant et abstrayant vis-à-vis du monde et de soi-même. Cet esprit plonge sans intermédiaire dans la totalité de l’étant ou dans le « néant », il s’y coule entièrement, sans se tenir par l’entendement face à la totalité englobante, sans la démembrer, sans l’expliciter et sans l’énoncer par la dialogique ou la dialectique. La sagesse orientale classique est donc différente de la philo-sophia grecque et de la science européenne. Et comme l’Est n’a pas produit de lui-même une philosophie au sens grec et européen, il ne connaît pas non plus l’opposition devenue caractéristique de l’Occident entre Connaissance [Wissen] et Foi [Glauben]. Toutes deux, la connaissance scientifique comme la foi, ont un objet particulier, et toute définition ou détermination est une démarcation ou négation (determinatio est negatio), c’est-à-dire la constatation que quelque chose est ainsi et non autrement. On sait quelque chose dans la mesure où l’on sait quelque chose de particulier, et l’on croit quelque chose lorsqu’on croit à quelque chose de particulier, par exemple à la révélation de Dieu dans le Christ. Et l’on sait et l’on croit quelque chose dans la mesure où l’on ne sait et l’on ne croit pas autre chose. L’Européen ressent tout ce qui est indéterminé et illimité comme pas encore déterminé ou indéterminable, quelque chose que l’on voudrait comprendre avec toujours plus de précision et de détermination pour l’amener à la certitude. Cette ruée vers la détermination rationnelle par la puissance négative de l’entendement semble faire défaut à toute pensée originellement orientale.
28Ce défaut est en même temps son avantage et sa subtile supériorité, qui consiste à reconnaître l’indéterminé et l’indéterminable en tant que tels, afin de les prendre précisément dans leur indétermination comme sortie et fin adéquatesg d’un savoir devenu totalement circulaire.
29a. Voir K. Löwith, Gott, Mensch und Welt in der Philosophie der Neuzeit — G.B. Vico — Paul Valéry, Sämtliche Schriften 9, Stuttgart, J.B. Metzler, 1986.
30b. L’origine de cette anecdote souvent répétée n’est que rarement précisée. Elle renvoie à des propos que le philosophe et explorateur François Bernier attribue, dans un bref opuscule consacré à la philosophie de Confucius, à François de La Mothe Le Vayer. Bernier, qui voyagea lui-même en Orient, rapporte : « Je croi avoir lu dans M. la Mothe le Vayer qu’il avoit de la peine à s’empêcher de dire, Sancte Confuci, ora pro nobis. Que n’auroit-il point dit s’il avoit vu ses ouvrages, & que n’en dirions-nous pas s’il avoit esté Chrétien ? » Cette citation se trouve dans Extrait de diverses pieces envoyées pour étreines par Mr. Bernier à Madame de la Sabliere, Journal des Sçavans du Lundy 7 Juin M. DC. LXXXVIII (1688), Journal des Sçavans, Depuis le mois de Juin jusques à la fin de l’année M. DC. LXXXVIII, Tome seizième, Amsterdam, Wolfgang / Waesberge / Boom / van Someren, 1689, p. 38-39.
31c. Voir à ce sujet un des ouvrages les plus connus de Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschichtsphilosophie (1949/1953), in Sämtliche Schriften 2, Stuttgart, J.B. Metzler, 1983. Trad. française M.-C. Challiol-Gillet, S. Hurstel et J.-F. Kervégan, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002.
32d. Il s’agit du mariage de l’empereur actuel, Akihito, et de Michiko Sh?da, célébré le 27 novembre 1958. Celui qui était alors prince héritier rompit en effet pour la première fois avec la tradition en épousant une roturière, qui était toutefois issue d’une des familles les plus fortunées du Japon. Leur rencontre sur un court de tennis enthousiasma le public, mais cette union dut affronter la forte résistance des milieux traditionalistes, y compris au sein de la famille impériale.
33e. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III, Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 419 sq.
34f. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1946, p. 132.
35g. Löwith utilise ici le terme stimmungsmäßig, littéralement « conforme à l’atmosphère », cette atmosphère (Stimmung) particulière, englobante, qui traverse la pensée orientale.
Notes
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[*]
« Bemerkungen zum Unterschied von Orient und Okzident », 1960 (in Sämtliche Schriften 2, Stuttgart, J.B. Metzler, 1983, p. 571-601).
© 1990 J.B. Metzler’sche Verlagsbuchhandlung und Carl Ernst Poeschel Verlag GmbH in Stuttgart. -
[1]
Un exposé du système de correspondances entre le monde céleste et le monde humain est proposé dans les œuvres de De Groot, Universismus, et A. Forke, Die Gedankenwelt des chinesischen Kulturkreises. À l’inverse, la cosmo-politique grecque et sa proximité avec celle présente en Orient ont à peine été prises en considération, car la philosophie grecque a toujours été considérée comme le début de la philosophie européenne, et non aussi comme la transformation d’un héritage oriental. Voir à ce propos Platon, Lois, 896 sq., 903 et 966 sq. ; Timée, 47 et 90 sqq. Voir Xénophon, Mémorables, I, 4, 8.
-
[2]
Voir à ce sujet la conférence de M. Scheler, Der Mensch im Weltalter des Ausgleichs, 1927, dans Philosophische Weltanschauung, 1929, p. 68 sqq.
-
[3]
R. Wagner in Bayreuth, 4e paragraphe.
-
[4]
Le premier compte-rendu complet au sujet du Japon se trouve dans l’œuvre de l’explorateur allemand E. Kaempfer, publiée en anglais en 1727, The History of Japan.
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[5]
Au sein de la philosophie allemande du xviie siècle, Leibnitz est le seul à avoir entrepris, sur la base de l’ouvrage monumental du père jésuite Athanasius Kircher, paru en 1667, la grande tentative d’intégrer positivement la découverte de la philosophie et de la religion chinoises dans sa propre pensée chrétienne, sous l’angle d’une théologie naturelle universelle. Leibnitz ne connaissait pas l’œuvre de Malebranche, Entretien d’un philosophe chrétien et d’un philosophe chinois sur l’existence et la nature de Dieu, lorsqu’il publia sa Novissima Sinica en 1697. De cultu Confucii civii ne fut pas publié. Et l’effort que fit Leibnitz toute sa vie pour installer aussi une mission évangélique en Chine resta inaccompli. L’intention qui sous-tendait ses efforts était une « propagatio fidei per scientias » et un « commercium », pas seulement de « marchandises et de produits manufacturés, mais aussi de lumière et de sagesse avec l’autre monde également civilisé, l’anti-Europe » – comprise positivement, comme un pôle contraire et complémentaire à l’Europe. En effet : « La situation de nos rapports me semble en être au point où je tiens pour pratiquement nécessaire, au vu de la corruption de mœurs touchant à l’incommensurable, que des missionnaires chinois nous soient envoyés pour nous apprendre le but et la pratique de la théologie naturelle, de la même manière que nous leur envoyons des missionnaires pour leur enseigner la théologie révélée. C’est pourquoi je crois que si un homme sage était appelé à juger […] de l’excellence des peuples, il remettrait la pomme d’or aux Chinois, si nous ne les dépassions essentiellement par une richesse à vrai dire surhumaine, le cadeau divin de la religion chrétienne ». Voir à ce propos O. Franke, Leibniz und China, 1946, et R. F. Merkel, Leibniz und China, dans Leibniz zu seinem 300. Geburtstag, 1952.
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[6]
Lorsqu’après vingt ans d’absence je retournai au Japon à l’été 1958, on me demanda sans cesse si je ne trouvais pas le Japon très changé et « américanisé ». Ma réponse ne pouvait qu’être non. En effet, la modernisation progressive et la dissolution des liens sociaux et familiaux traditionnels qui l’accompagne (mariage indépendant, sans entremise et accord des parents ; couples sans enfant, car les deux travaillent ; libération par la loi du contrôle des naissances ; négligence du culte des ancêtres suite au déclin de l’image de la grande famille, dont les membres sont éparpillés à cause du départ pour les centres industriels ; hausse des besoins en biens matériels etc.) ont certes soutenu la tendance à l’émancipation depuis la fin du Japon impérial, mais elles ne signifient en principe rien d’absolument nouveau, elles ne sont qu’une phase supplémentaire d’un développement agissant déjà depuis des générations. La situation est probablement différente en Chine, où une révolution sociale et politique fait table rase des anciennes traditions au point que seuls les connaisseurs de l’histoire chinoise peuvent encore distinguer dans ces changements radicaux du présent la violence traditionnelle qui préside à l’instauration d’un ordre englobant tout.
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[7]
Voir le discours de Hofmannsthal, Die Idee Europa, 1917, in : Berührung der Sphären, 1931.
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[8]
K. Nishida est un des seuls philosophes japonais qui possèdent, grâce à leur formation au bouddhisme zen, un point de vue productif qui leur est propre vis-à-vis de la pensée européenne et ne se contentent pas de la reproduire sans s’engager. Son traité sur Die morgendländischen und abendländischen Kulturformen in alter Zeit vom metaphysischen Standpunkt aus gesehen parut en 1939 dans les traités de l’Académie des sciences de Prusse. Un recueil de trois traités parut dans une traduction allemande et anglaise, éditées par R. Schinzinger, en 1943 et 1958.
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[9]
De manière révélatrice, c’est le paragraphe d’Être et temps consacré à l’analyse de la « Befindlichkeit » qui parlait le plus directement à mes élèves japonais.
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[10]
Voir à ce sujet D. T. Suzuki, Zen und die Kultur Japans, 1958, p. 34 sq. et pp. 47 sqq. Pour une nouvelle présentation du bouddhisme zen et de son histoire, voir H. Dumoulin,
Zen, Geschichte und Gestalt, 1959. La source la plus importante est Bi-yän-Lu, traduit par W. Gundert, 1960. -
[11]
Voir à ce sujet l’excellente description de E. Herrigel, Zen in der Kunst des Bogenschießens, 1948.
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[12]
Cf. B. H. Chamberlain, Basho and the Japanese Epigram, The Transactions of the Asiatic Society of Japan, décembre 1925.
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[13]
Voir à ce sujet D. T. Suzuki, Die große Befreiung, 1948, chap. 7. Une édition illustrée, avec un commentaire de Buchner et Tsujimara : Der Ochs und sein Hirte, 1958.
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[14]
Un exemple typique de cette mauvaise évaluation de soi se trouve dans les arguments avec lesquels le Japonais R. Mori in : Die Wahrheit über Japan, 1886 (conférences et articles en langue allemande, 1933) défend l’occidentalisation du Japon face à un Allemand. Voir à ce sujet mes remarques critiques dans Dosetsu, cahier n° 14, 1938. [R. Mori désigne en réalité le célèbre écrivain japonais Mori Ogai. Le texte auquel Löwith fait référence, aujourd’hui perdu, s’intitule « Randbemerkungen zu R. Mori, Die Wahrheit über Japan’, 1886 ». Voir à ce sujet W. Schamoni, « Der Umweg über die Fremde. Das Europaerlebnis des japanischen Schriftstellers Mori ?gai (1862-1992) », Heidelberger Jahrbücher, XXXI, 1987. Les indications concernant Löwith se trouvent p. 10.]
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[15]
K. Okakura, The Ideals of the East et Das Buch vom Tee.
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[16]
Voir aussi les publications récentes de T. Watsuji, A Climate, 1961 ; L. Abegg, Ostasien denkt anders, 1949 et E. Jünger, Der gordische Knoten, 1953. Au sein de la philosophie allemande actuelle, K. Jaspers est le seul à avoir intégré l’Orient dans sa philosophie de l’histoire et dans l’histoire de la philosophie, non dans le but d’une confrontation critique, mais au contraire dans l’idée d’une émergence simultanée des sagesses orientales, de la prophétie juive et de la philosophie grecque. Heidegger fait une référence inexpliquée aux limites de la pensée occidentale dans le texte Grundsätze des Denkens, in : Jahrbücher für Psychologie und Psychotherapie, cahier 1/3, 1958 et nouvellement dans Unterwegs zur Sprache, 1959, pp. 85 sqq.
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[17]
Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, 1938, Introduction, pp. 226 sqq. et p. 267 sq.
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[18]
Cf. la conférence inaugurale de Hegel en 1818 à l’Université de Berlin, Berliner Schriften, 1956, p. 8.