Notes
-
[1]
P.-S. Filliozat, Le sanskrit, Paris, P.U.F., 1992.
-
[2]
Le Veda désigne un ensemble archaïque (xve av. e.c.) de chants, d’hymnes et de poèmes dédiés aux multiples divinités de ceux que les historiens nomment, faute de mieux, « Aryens » (du sanscrit ârya, qui signifie peut-être « le meilleur, le noble »). Par extension, toute la littérature qui s’en inspire est dite « védique ».
-
[3]
Chandogya-Upanishad VI. 8.7 dans l’édition bilingue d’Emile Sénart (Paris, réédition des Belles Lettres, 1971, p. 85).
-
[4]
Cf. Philosophies d’ailleurs, Paris, Hermann, 2009.
-
[5]
Platon, Le banquet, 203b.
Préambule. « Nul n’entre ici s’il n’est prêt à débattre »
1Cette proposition fictive, préambule à mon propos, qui paraphrase la célèbre inscription de l’Académie platonicienne, ne se trouve gravée sur aucun linteau de porte ni sur aucun fronton de temple. Pourtant, elle résume bien l’esprit qui préside à la pratique de la philosophie en Inde, du moins dans l’Inde ancienne et classique. Il faut partir de là pour comprendre l’importance que revêt le débat dans les philosophies indiennes d’abord, ensuite la place qu’il occupe dans la formation de la pensée philosophique en Inde, enfin la finalité que poursuivent ceux qui le pratiquent.
2En Grèce ancienne, Platon invente un mythe, le dialogue (dialogos) entre philosophes, pour donner à l’enquête philosophique la forme normative que la tradition continue d’enseigner aujourd’hui encore, comme si le dialogue constituait la voie royale d’exposition de la réflexion philosophique. En réalité, sans entrer dans les détails d’une controverse qui demanderait un long développement, chacun voit par expérience que le dialogue ne se pratique pas entre les philosophes, parce qu’il est imaginé par Platon, quand il institue la philosophie, pour mettre en scène la victoire dialectique de son maître Socrate sur les sophistes qui l’ont fait condamner. Depuis cette époque, le dialogue sert de norme fictive à la progression idéale des idées entre deux ou plusieurs protagonistes, alors même que la pratique réelle de la philosophie dément l’effectivité du dialogue platonicien et recouvre, au contraire, une autre réalité dialectique, celle du débat, à savoir de la confrontation entre deux ou plusieurs penseurs qui refusent d’abdiquer leurs thèses et de les subsumer sous la vérité d’une seule et unique proposition. Telle est la réalité indienne, illustrée par les premiers traités de philosophie (début de notre ère) : leur auteur, qu’il soit mythique ou historique, expose en premier lieu les thèses adverses, puis il les combat dans un deuxième temps, avant de proposer enfin la thèse qu’il défend personnellement. Or, il apparaît, probablement de façon paradoxale pour un philosophe européen, qu’un traité peut accorder beaucoup plus de place aux thèses combattues par son auteur jusqu’à sa thèse finale, à laquelle les dernières pages sont consacrées. Cela s’explique par la réalité du débat, où il s’agit de frotter les arguments les uns contre les autres, sans les englober ni les subsumer sous un argument victorieux qui représenterait la vérité. Trois moments donc, mais qui ne s’annulent pas au profit du dernier, parce que le débat rebondit, dans un autre traité, sous la même forme ternaire, ainsi de suite ad infinitum.
3Au contraire, le dialogue présuppose que les thèses en présence perdent leur indépendance au fil des échanges pour finir par se fondre dans la thèse qui expose le vrai ou du moins par disparaître en tant que telles au bénéfice de la vérité. Ce faisant, le dialogue fait perdre ainsi à la pratique philosophique sa forme agonistique, que conserve le débat puisqu’il se nourrit des oppositions et les préserve comme telles sans les dépasser vers un idéal de vérité. Mais quel est donc l’idéal du débat indien vers lequel progressent les philosophes quand ils se réfutent les uns les autres ? Tous les penseurs indiens s’accordent pour dire que la pratique philosophique a une seule et unique fin, la libération (moksha, en sanscrit), à savoir l’expérience par laquelle le philosophe se délivre de la misère (duhkha), sous toutes ses formes, pour accéder à la plénitude de la réalité.
Portrait du philosophe indien en grammairien
Remarques liminaires
4Première remarque. La philosophie européenne, qui a l’ambition de cultiver la rationalité, donc en un sens la raison immanente à la langue (logos, en grec, renvoie autant à la raison qu’au discours), a peu développé jusqu’ici sa réflexion sur la grammaire, si l’on excepte certaines époques de la scolastique.
5Seconde remarque. Au contraire, la grammaire du sanscrit, à savoir l’instrument d’analyse et de synthèse de la langue sanscrite, suscite très tôt en Inde une réflexion philosophique, de la part des grammairiens et des philosophes. Après la première formalisation grammaticale par Panini [1] (entre ive et iiie siècle av. e.c.), le grammairien Patanjali (au iie siècle av. e.c.) rédige un monumental commentaire sur le formulaire de Panini, où il n’hésite pas à mêler les observations linguistiques les plus détaillées aux réflexions d’ordre philosophique les plus fines. Dans le prolongement de son travail, le grammairien et philosophe Bhartrihari (ve siècle ap. e.c.) approfondit la compréhension philosophique que l’on doit avoir de la langue, selon lui, et institue la grammaire en tant que perspective philosophique (darshana, en sanscrit) aussi légitime que les autres écoles de la philosophie classique indienne. Il montre, en particulier, que le mot, objet de la grammaire (shabda), est identifiable à l’absolu, objet de la philosophie, dans la mesure où méditer sur le mot, en tant qu’entité sonore signifiante, permet de comprendre comment il peut devenir une voie d’accès à l’absolu des philosophes, à savoir la réalité dans sa plénitude.
6On peut tirer de ces deux remarques la proposition suivante en guise d’énoncé programmatique des philosophes indiens : « Dire, penser et être, c’est le même » pour paraphraser l’axiome parménidien (« Penser et être, c’est le même »). Plus précisément, on ne peut pas discourir sans penser, non pas qu’il faille nécessairement penser pour dire, mais simplement qu’il s’agit au moins de penser, du moins le doit-on si l’on prétend être philosophe, ce que l’on dit. Inversement, il convient toujours de dire, sous quelque forme philosophique que ce soit, ce que l’on pense afin que l’autre puisse à son tour répondre par un discours qui dit sa pensée. De plus, dire, c’est faire exister pleinement et, en ce sens, tout ce qui est dit est ou existe ; inversement, l’être dans sa réalité se dit au sens où tout ce qui est ou existe pleinement peut se dire. L’ontologie indienne dessine donc une triple homologie (dire = penser = être) et, en ce sens, elle définit peut-être ce qu’est toute ontologie, à savoir un discours qui pense l’être ou l’existence. Mais les philosophes indiens, en bons grammairiens, savent aussi que c’est le langage signifiant qui fait l’humain, non l’inverse. Cela signifie, en particulier chez le grammairien Bhartrihari déjà mentionné, que le mot existe par lui-même, indépendamment du locuteur qui l’emploie, parce que c’est le mot (shabda) qui fait exister les êtres humains et le monde qu’ils habitent. Sur un plan plus psychologique, c’est comprendre que le mot habite l’humain qui l’exprime au point de le nourrir de sa substantielle réalité. Je ne suis donc pas l’auteur des mots que j’énonce ; l’inverse est vrai, les mots que je réussis à capter procurent à ma pensée et à mon existence subjective une plénitude qu’elles n’auraient pas sans eux.
7Du même coup, on peut répondre à une objection souvent adressée aux philosophies indiennes : il n’y aurait d’ontologie qu’européenne, ce qui cantonnerait l’Inde dans la philosophie religieuse, voire mystique, ou la poésie. En réalité, si l’ontologie signifie, en vertu de l’homologie déjà mentionnée, qu’il existe une identité réelle entre dire, penser et être, alors il importe de parvenir à combler la différence que l’être humain ne cesse d’introduire entre ces trois aspects d’une seule et même réalité. Or, il semble que l’ontologie européenne pense l’être, depuis Parménide, en sautant pardessus la langue des mots qui servent à exprimer cette pensée, du moins jusqu’à Hegel, comme s’ils n’étaient qu’un instrument de communication au service de l’être pensant. Le philosophe-grammairien indien, au contraire, prête aux mots de sa langue toute l’attention qu’ils méritent, parce qu’il sait que ce sont les mots qui préexistent à son existence subjective, a fortiori à la pensée qu’il essaie de formuler. Avec la connaissance de la grammaire, le philosophe pénètre donc dans l’existence des mots, la plus lointaine et la plus proche à la fois, la plus impersonnelle et la plus subjective, la plus conceptuelle et la plus sensible. Dans les mots, il se retrouve, il se sent exister, il se pense. Dans ces conditions, que signifie débattre ?
Le débat au cœur de la pratique philosophique
8Le penseur indien qui entre dans une confrontation d’idées et de mots se soumet à deux contraintes : il doit montrer à son adversaire qu’il possède la grammaire ad hoc, qui est en jeu dans le débat et qui est aussi l’enjeu du débat ; il en attend une expérience de libération.
9On comprend, à lire les traités indiens, qu’ils mettent en scène presque toujours un débat philosophique, entre deux ou plusieurs opposants. L’auteur du traité expose longuement, on l’a déjà dit, les positions de son ou de ses adversaires. Il peut ensuite leur opposer ses objections auxquelles il fait répondre son interlocuteur. Lorsqu’il estime, enfin, avoir suffisamment présenté les thèses adverses, il consacre une dernière partie, souvent la plus courte, à sa propre position. Tout se passe ainsi comme si l’exposé de la position finale de l’auteur du traité importait beaucoup moins que la réfutation des autres positions possibles. Or, cette architecture correspond au déroulement réel d’un débat, où le temps que passent les opposants à se réfuter les uns les autres dépasse de loin celui qui leur reste pour formuler leur pensée personnelle. L’important réside ainsi dans la confrontation, non dans le résultat, si résultat il y a, car on sait par avance que la thèse finale ne reflète que la position d’un des protagonistes. Plus précisément, le débat consiste dans la mise en présence de thèses opposées, dans leur explicitation, et surtout dans la compréhension de tous les mots qui les fondent. Il appartient donc à chacun de montrer aux autres qu’il possède la grammaire du débat, à savoir la connaissance de toutes les règles qui rendent possible tel ou tel énoncé, et qu’il est en mesure de dénoncer la mauvaise grammaire des autres. En général, sont éliminées les positions insoutenables par la grammaire car cela signifie qu’elles ne peuvent même pas se formuler correctement ; comment penser un énoncé insensé ou un énoncé vide de sens ? Au contraire, sont conservées les thèses grammaticalement correctes, celles qui passent avec succès l’épreuve de l’analyse. Si l’on ignore à ce moment du débat quelles sont les positions en passe de l’emporter sur les autres, on sait du moins que certaines méritent d’être discutées, d’autres non, parce que les unes ont trouvé la grammaire qui les fonde, à la différence des autres. Mais cela ne suffit pas.
10Le participant indien à un débat de ce type, s’il est philosophe, attend de la confrontation des mots et des idées qu’elle lui procure une forme de libération. Car, on le répète ici, ce n’est pas la vérité que recherchent les philosophes indiens, mais le salut, la délivrance. La condition grammaticale étant posée, que faut-il ajouter à ce qui pourrait être une pure joute intellectuelle entre énoncés pour la rendre philosophique ?
11On peut montrer, pour faire court, qu’il existe certains énoncés susceptibles de procurer, au philosophe qui les pense, une véritable expérience de libération. On parle à ce propos de « grandes paroles » (mahâvâkya, en sanscrit, signifie « grande phrase ») au sens où celui qui les formule en pensant pleinement leur sens en retire une conscience renouvelée de son existence. Le philosophe Shankara (viiie siècle ap. e.c.), qui accorde une importance extrême à l’existence de ces paroles, choisit d’en extraire une d’un très ancien chant védique [2], Chandogya-Upanishad, afin de prouver que l’on peut obtenir par ce moyen la libération si attendue. Dans la section VI, un brahmane enseigne à son fils que la réalité absolue de l’univers, celle qui est à l’origine première de toutes choses, se trouve également en chacun, donc en soi. Il résume alors son propos, à l’adresse de son fils, avec la parole suivante : « Tu es cela » [3]. Ici, Shankara s’attache à montrer, quand il commente cette « grande parole », non seulement que tout un enseignement s’y trouve contenu, mais surtout qu’elle peut produire, dans la conscience de celui qui se pénètre de sa signification, une véritable expérience libératrice. Le philosophe qui pense cette phrase et qui comprend que le démonstratif « cela » renvoie à l’absolu, s’identifie alors pleinement à la réalité absolue ; ce faisant, il dépasse sa propre subjectivité centrée autour du moi et éprouve un sentiment nouveau d’exister, qui lui fait oublier son existence passée. Nul besoin, à la limite, d’aller chercher ailleurs une expérience qui confirme celle-ci. Le philosophe, qui prend conscience de son unité et de son identité avec l’absolu, quand il prononce la phrase « Tu es cela », éprouve enfin une certitude existentielle qui le comble, parce qu’elle met un terme au long débat intérieur qui l’agitait. Il reproduit ainsi, d’une autre manière, la progression interne au débat et reconnaît que toute parole, si elle se veut philosophique, doit à un moment ou un autre déboucher sur une expérience de ce type. Il n’est pas vain, dans ces conditions, d’affirmer que la parole philosophique libère. Mais l’objection apparaît aussitôt : comment avoir l’assurance de trouver une telle parole dans un débat ?
12La libération, telle qu’elle est décrite par Shankara, repose sur la triple homologie déjà évoquée (dire = penser = être). Le philosophe, en effet, se pénètre d’abord de la signification de la parole védique, et la grammaire lui enseigne que le démonstratif « cela » désigne l’absolu dont parle tout le passage en question. Après quoi, il lui revient de penser aussi profondément que possible ce que dit cette parole avant d’éprouver, enfin, un renouvellement de sa propre façon d’exister. De la parole à la pensée, de la pensée à l’existence, la conséquence est vraie. Mais, dira-t-on, ne peut-on pas objecter que cette parole a un auteur, celui qui a composé le chant védique d’où elle est extraite ? La réponse de la tradition philosophique indienne, à laquelle appartient Shankara, est originale, bien que difficile à comprendre : la parole védique, à la différence de la parole humaine, n’a pas d’auteur. En ce sens, douée d’une permanence intemporelle, cette parole tire d’elle-même son efficience, id est son pouvoir de produire, en l’être humain qui la profère, une pensée radicalement nouvelle suivie d’une conscience, nouvelle elle aussi, d’exister pleinement. Si l’on insiste en montrant qu’aucune parole ne peut venir au jour sans un humain pour la prononcer, alors le philosophe réplique que celui qui compose avec des mots la phrase sous la forme d’une parole présuppose l’existence déjà établie de ces mots. Le Veda préexiste donc aux poètes et philosophes qui le chantent, comme la langue préexiste aux locuteurs qui la parlent. Une fois cela établi, il faut encore méditer cette parole sans auteur qui s’adresse aux hommes, le temps qu’il faut la méditer jusqu’au moment où elle provoque une nouvelle conscience d’exister. Le philosophe, qui suit ces trois étapes de l’homologie, en éprouve finalement le bien-fondé et se convainc que la parole, du moins sous une certaine forme, peut délivrer l’être humain de la misère existentielle dans laquelle se déroule ordinairement son existence. On peut toujours objecter que le débat logique contient peu de ces paroles. Cela est vrai, mais leur nombre importe moins que leur effet ; il suffit d’une seule parole pour bouleverser la conscience d’un être humain. Pourtant une question demeure : est-il vrai que le débat d’idées doive déboucher toujours en Inde sur une conscience renouvelée de l’existence ?
Les logiques plurivalentes
13Le débat que l’on vient de décrire repose sur le postulat du pouvoir de la parole védique. Or, les philosophes indiens ne reconnaissent pas tous l’autorité de la tradition védique, ce qui veut dire qu’ils doivent interpréter le débat autrement, et surtout le construire de telle sorte qu’ils n’aient pas recours au postulat védique. Les philosophes bouddhistes, a fortiori, qui contestent l’idée même qu’il puisse exister une autorité védique, sont dans l’obligation de trouver une logique immanente au débat d’idées qui ne présuppose pas celle-là.
14L’invention d’une forme originale de raisonnement logique revient au philosophe bouddhiste Nâgârjuna (iie siècle ap. e.c.), fondateur de l’école dite « du milieu » (madhyamika). Il pose que l’on peut, dans tout débat philosophique, formaliser la progression dialectique sous la séquence suivante : il existe A ; il n’existe pas A ; il existe et il n’existe pas A ; il n’existe ni l’existence de A ni l’inexistence de A. Or, il se trouve que ce raisonnement à quatre propositions, appelé techniquement le tétralemme bouddhique, reflète en un sens précis le déroulement d’un débat. Au tout début, en effet, une thèse bouddhique est présentée : soit A ; par exemple, tout est impermanent. Puis, un objecteur, tel le brahmane de la tradition védique, conteste cette thèse : soit non A ; par exemple, quelque réalité est permanente. Un troisième argument consiste ensuite à reconnaître la validité logique des deux premières thèses qui s’opposent : soit A et non A : on peut soutenir à la fois que tout est impermanent et que quelque réalité est permanente, si l’on prouve que cette réalité, par exemple un être divin, n’est pas incluse dans le tout. Enfin, on peut contester la conjonction logique de deux thèses opposées : ni A ni non A n’existent ; par exemple, on ne peut prouver ni l’impermanence universelle ni la permanence de quelque réalité hors du tout. Une logique plurivalente se trouve donc ici à l’œuvre, dont le philosophe tire parti pour contester la validité de l’idée de vérité. En effet, si l’on entend par « vérité » une proposition unique qui exclut les autres parce qu’elle est la seule à s’accorder avec la réalité, alors le bouddhiste se refuse à soutenir une telle prétention, qui repose sur le postulat que la logique concerne la vérité. À ses yeux, la logique est affaire de débat, donc de pluralité, donc de pluri-validité. Mais quel avantage sur ses adversaires Nâgârjuna recherche-t-il avec son tétralemme ?
15Il me semble qu’il formalise simplement la logique du débat indien en montrant qu’aucune thèse ne disparaît en tant que telle et qu’il convient justement de prendre cela en compte. On l’a déjà dit, le débat repose sur la confrontation entre des idées adverses, et l’on observe d’ordinaire que chaque protagoniste défend sa thèse en l’étayant sur des raisons, qu’il convoque au fil de l’échange. Il est donc logique de dire que les deux premières thèses sont aussi valides l’une que l’autre, à moins de supposer qu’il existe une vérité en surplomb, au-dessus des deux propositions en confrontation, ce que le débat exclut précisément. Mais l’on peut aussi, de façon tout aussi logique, refuser d’accorder la validité des deux thèses en présence et affirmer que le débat en soi est insoluble ou bien qu’il est mal posé. Que ce raisonnement corresponde à la dialectique du débat ou pas, il sert de fil conducteur pour dépasser la simple opposition entre les idées, et surtout contester la vérité des deux principes de la logique d’Aristote, le principe de contradiction et celui du tiers exclu. Le logicien bouddhiste Nâgârjuna fonde donc une logique plurivalente en accord, semble-t-il, avec la logique immanente au débat indien de son époque. Par ailleurs, il n’est pas le seul à concevoir une logique à plusieurs valeurs de vérité. Contemporain du bouddhisme, un autre courant philosophique, étranger aux valeurs des brahmanes, le jinisme, développe une logique multivalente (à sept valeurs de vérité) qui repose sur l’idée qu’il existe, parmi une infinité de perspectives possibles, au moins sept points de vue différents et valides qui décrivent une seule et même chose de façon distincte. Cette logique formule alors sept énoncés qui ne sont pas sans rappeler ceux du tétralemme bouddhique, quand ils outrepassent les principes logiques d’Aristote, avec cette différence, qu’ils ne suffisent pas à épuiser toutes les perspectives possibles de la pensée logique sur le monde [4]. Mais une question se pose alors : quel résultat attend-on d’un débat qui repose sur une logique plurivalente ? Peut-on encore en retirer une forme de libération ?
Le mumukshu
16Le philosophe bouddhiste partage l’idéal de libération des brahmanes, bien qu’il ne le conçoive pas sous la même forme, pour une simple raison : tous deux se définissent par un mot similaire, mumukshu, qui signifie littéralement « celui qui désire se libérer ». En un sens, ce substantif, composé sur une base grammaticale appelée « le désidératif », offre probablement la réfutation la plus stricte du « philosophe » de la Grèce ancienne, tel que le définit Platon dans Le banquet : « il est nécessaire que l’amour soit philosophe » [5] parce que ce dernier est l’amant de la sagesse, empli du désir « érotique » de la posséder. Mais, en un autre sens, le mumukshu est proche du philosophe, parce qu’ils sont tous deux des êtres du désir ; l’un est possédé du désir de se libérer de la misère de la condition humaine, l’autre est animé par le désir de devenir sage. Or, sur un certain plan, les deux désirs se rejoignent dans la mesure où l’ascète indien et le philosophe grec recherchent un état d’existence au-delà de la souffrance et qui dépasse le malheur de la condition mortelle. Plus précisément, de quoi s’agit-il, selon les philosophies indiennes, de se libérer ?
17La réponse tient, on l’a déjà dit, en un mot, misère (duhkha). Qu’entend-on par là ? Pour le dire en quelques mots, les philosophes indiens partent de l’observation la plus élémentaire : l’existence humaine comprend davantage de moments douloureux que d’instants de bonheur, plus de malheurs que de jours de joie, et il semble bien, sans verser dans un pessimisme excessif, que ce constat soit reconnu de chacun. Certes, il est vrai qu’un instant d’immense bonheur fait oublier presque instantanément les souffrances qui l’ont précédé, mais cela prouve justement que la misère l’emporte chez la plupart des êtres sur le bien-être. Mais on ne retient bien souvent des philosophies indiennes que ce pessimisme empirique, alors qu’il constitue seulement la première étape, la plus facile à comprendre, d’une méditation sur la misère. En vérité, c’est surtout en se considérant que le philosophe indien parvient à concevoir la nature misérable de l’existence en général. En effet, le désir de libération qui l’anime a pour contrepartie le malheur qui l’affecte, ce qui signifie, en accord avec la triple homologie déjà mentionnée, que l’être humain souffre d’abord de ne pas maîtriser sa parole, par suite de ne pas pouvoir organiser sa pensée, enfin de ne pas avoir prise sur son existence. Sans les mots pour exprimer ce qu’il pense, le sujet en est réduit à faire deviner sa pensée, au risque d’être incompris. Chacun le sait pour avoir été enfant. Mais surtout, sans maîtriser la logique de sa propre parole, le sujet ne parvient pas à penser logiquement, et il lui est interdit de participer à un débat. Que reste-t-il alors à un sujet qui ne sait ni agencer ses arguments ni suivre sa pensée ? Peut-il encore espérer contrôler sa vie ? Il revient bien entendu à chacun de répondre, mais à une condition : désirer se libérer de la misère.
Conclusion
18Misérable est l’existence si l’être humain la subit sans lui donner ordre ; misérable est l’être humain qui ne parvient pas à penser ce qu’il dit ni à formuler ce qu’il pense ; misérable est celui qui ne réussit ni à penser ce qu’il vit ni à exister en plein accord avec sa pensée. Quand le philosophe indien prend conscience de cette misère, il n’a plus qu’un désir, s’en libérer. La voie qu’il emprunte alors passe par le débat où, plus qu’ailleurs, il fait d’abord l’expérience du pouvoir des mots, grâce à la grammaire qui lui apprend à construire sa parole dans le respect des règles établies. C’est ensuite en méditant sur le sens de certaines paroles qu’il éprouve leur pouvoir libérateur : il existe des mots qui ont la capacité de bouleverser l’existence humaine, de la renouveler. Mais nul philosophe n’a la certitude de rencontrer, à l’occasion d’un débat, une telle expérience existentielle. Voilà pourquoi il lui reste l’apprentissage de la pensée logique, non dans le but de vaincre son adversaire au terme du débat et au nom de la vérité, mais dans l’intention de le tester, de le soumettre à la plurivalence d’une pensée qui reconnaît la validité de plusieurs points de vue différents. Les philosophes indiens continuent donc de débattre, aussi longtemps qu’il le faut, car leur libération en dépend, peut-être. Car on n’en finit jamais, de combattre les facteurs de la misère humaine.
Notes
-
[1]
P.-S. Filliozat, Le sanskrit, Paris, P.U.F., 1992.
-
[2]
Le Veda désigne un ensemble archaïque (xve av. e.c.) de chants, d’hymnes et de poèmes dédiés aux multiples divinités de ceux que les historiens nomment, faute de mieux, « Aryens » (du sanscrit ârya, qui signifie peut-être « le meilleur, le noble »). Par extension, toute la littérature qui s’en inspire est dite « védique ».
-
[3]
Chandogya-Upanishad VI. 8.7 dans l’édition bilingue d’Emile Sénart (Paris, réédition des Belles Lettres, 1971, p. 85).
-
[4]
Cf. Philosophies d’ailleurs, Paris, Hermann, 2009.
-
[5]
Platon, Le banquet, 203b.