Notes
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[1]
J.-M. Donegani et M. Sadoun, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 45-48.
-
[2]
S. Audier, Tocqueville retrouvé, Paris, Vrin / Éditions de l’EHESS, 2004.
-
[3]
R. Boudon, Tocqueville aujourd’hui, Paris, O. Jacob, 2005.
-
[4]
L. Jaume, Tocqueville, les sources aristocratiques de la liberté, Paris, Fayard, 2008.
-
[5]
Jacob-Peter Mayer, collab. L’Ancien Régime et la Révolution, d’Alexis de Tocqueville, Paris, Gallimard, 1964.
-
[6]
C. Bouglé, Les idées égalitaires, présentation de S. Audier, Lormont, Le bord de l’eau, 2007.
-
[7]
L. Dumont, Homo aequalis, l. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1985-1977.
-
[8]
François Furet, collab. De la Démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville, Paris, Garnier-Flammarion, 1981.
-
[9]
Cl. Lefort, Essais sur le politique : xix e-xxe siècles, Paris, Le Seuil, 1986.
-
[10]
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. I, op. cit.
-
[11]
L. Jaume, Tocqueville, op.cit., Troisième partie « Tocqueville moraliste », p. 201-263.
-
[12]
John Stuart Mill (Autobiography, London, 1873), Autobiographie, trad. fr. G. Villeneuve, Paris, Aubier, 1993.
-
[13]
J.-M. Donegani et M. Sadoun, Qu’est-ce que la politique ?, op.cit., p. 61.
-
[14]
L. Jaume, « Le “cœur démocratique” selon Tocqueville », The Tocqueville Review / La Revue Tocqueville, vol. XXVII, n°2, 2006, p. 36 et 38.
-
[15]
Ibid., p. 42.
-
[16]
Voir notamment l’ouvrage Libéraux et communautariens, textes réunis et présentés par André Berten, Pablo da Silveira et Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997. Cette anthologie propose un panorama des critiques adressées à John Rawls, qui met en lumière les questions les plus problématiques. Ainsi du concept de neutralité, implacablement défendu par John Rawls.
-
[17]
Q. Skinner, Liberty before liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
-
[18]
J. Pocock, Le Moment machiavélien, trad. fr. L. Borot, Paris, PUF, 1975.
-
[19]
Ph. Pettit, notamment Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. fr. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004.
-
[20]
J. Rawls, Théorie de la Justice (1971), op. cit., trad. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987.
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[21]
A. Renaut, Qu’est-ce qu’un peuple libre ?, libéralisme ou républicanisme, Paris, Grasset, 2005, p. 219. Je souligne. En « arrachant » la théorie et la pratique de la démocratie à la tradition utilitariste, John Rawls entend en effet renouveler la formule libérale, qui ne se fonde plus sur le seul calcul de l’intérêt. Les termes du débat entre républicanisme et libéralisme s’en trouvent ainsi modifiés.
1De manière frappante, la référence aux principes républicains est généralement présentée, en particulier en France, comme un héritage précieux, comme une véritable pierre de touche sur laquelle socialistes ou libéraux devraient également prendre appui. A l’inverse, le libéralisme est souvent décrit comme une idéologie creuse, sans fondement moral. Existe-t-il une distinction réelle entre républicanisme et libéralisme ? Ne peut-on pas les considérer, cependant, comme deux versants de l’idée démocratique ?
2Le libéralisme représente une « certaine » façon d’être démocrate. La conception et la pratique d’un État démocratique qui prend pour principe de limiter son pouvoir par sa distinction d’avec la société et par la volonté de respecter et de garantir l’autonomie de cette société en protégeant les droits des individus et des groupes d’individus qui la composent. Le libéralisme affirme que la société est composée d’une pluralité d’individus dont chacun possède sa propre conception du bien, ses propres buts et intérêts. Il y a priorité du juste sur le bien. La première question à régler est celle des règles, des conditions instaurant les principes de justice. Sur les finalités de l’existence humaine, sur la possibilité d’une nature humaine, le libéralisme ne dit rien.
3Face à ce mouvement libéral, la tradition républicaine, dont l’histoire est très longue, met essentiellement l’accent sur la nécessaire « vertu » politique du citoyen, sur l’importance de l’engagement et de la participation des citoyens à la vie politique.
4Les républicains soulignent généralement l’incapacité du libéralisme à préciser en quoi consiste la liberté. Ainsi, l’extension de la liberté des gouvernés dans leurs rapports avec les gouvernants apparaît problématique. La liberté libérale existerait-elle encore en l’absence de toute forme de participation des citoyens ordinaires à la vie politique ? La critique républicaine met l’accent sur la légèreté avec laquelle les libéraux s’accommodent, le plus souvent, d’une liberté sans exigences citoyennes particulières. L’élitisme républicain se présente ainsi délibérément comme plus consistant que le souci libéral de l’élite, davantage attaché à certains devoirs citoyens, tenus pour indispensables au plein exercice de la liberté.
5Dans cette perspective, les libéraux se préoccuperaient moins de garantir, et même de valoriser, la participation politique de tous les citoyens à l’exercice du pouvoir. La distinction établie par Benjamin Constant entre la liberté des Anciens et la liberté des Modernes est souvent comprise sur le mode d’une opposition terme à terme. Mais Constant n’écrit pas qu’il faut nécessairement choisir l’une des deux formes de liberté contre l’autre, ni que la liberté des Anciens est définitivement étrangère à l’homme démocratique. Le souci de la participation des citoyens à la vie politique n’est pas absent de ses réflexions, les deux sortes de libertés pouvant se combiner.
6Chez un penseur libéral, le souci de l’élite ne se réduit pas nécessairement à une réflexion exclusivement centrée sur la sphère du pouvoir, sans autre considération pour le rôle des gouvernés dans la vie de la cité. Un penseur comme Tocqueville se montre capable de poser sur le courant libéral un regard critique. Libéral, Tocqueville reconnaît la supériorité d’une société fondée sur la liberté individuelle. Mais il exprime également un souci de la vertu civique et de la participation politique qui pourrait l’apparenter à la tradition républicaine. Le libéralisme critique de Tocqueville est difficile à dépasser, car il formule essentiellement des interrogations, des doutes, qu’une longue expérience démocratique n’a pas réussi à résoudre définitivement :
L’originalité de Tocqueville, et dans une certaine mesure aussi de Durkheim, résidait dans l’architecture complexe et nuancée qu’il proposait, où le constat des dérives individualistes était limité par l’attention portée aux instances de sociabilité, mais aussi par l’affirmation normative d’une supériorité de la société individualiste sur les sociétés holistes. (…) Mais il en est de l’individualisme comme de la démocratie représentative : le phénomène n’est pas nouveau dans la mesure où il est une conséquence obligée – et non un effet pervers – d’un système par nature imparfait. De Tocqueville aux analyses les plus contemporaines, c’est au fond le même enseignement qui peut être délivré [1].
8Chez Tocqueville, le souci de la sociabilité et de l’esprit civique se fait clairement entendre, les appréhensions devant le risque de repli individualiste se tempérant de recommandations pour favoriser le développement d’une vie associative et d’un sens civique au sein de la société. L’originalité de Tocqueville tient dans cette tension permanente entre les inquiétudes quant au devenir de la démocratie et les remèdes envisagés, qui autorisent un certain espoir. Comme le montrent Serge Audier dans Tocqueville retrouvé [2], Raymond Boudon dans Tocqueville aujourd’hui [3], ou plus récemment Lucien Jaume dans Tocqueville [4], la pensée tocquevillienne constitue une source de questionnement. Aussi les nombreuses lectures critiques de Tocqueville proposent-elles des éclairages différents. Certaines lectures érigent ainsi Tocqueville en prophète du totalitarisme, comme celle de Mayer [5], centrées sur la dynamique égalitaire, comme celle de Célestin Bouglé [6], ou accordant la primauté à la place de l’individu, comme le courant « néo-tocquevillien » représenté notamment par Louis Dumont [7] ou François Furet [8], ou la lecture phénoménologique de Claude Lefort [9], mettant également l’accent sur l’individualisme. D’où il ressort que retrouver Tocqueville revient bien à retrouver les questions demeurées irrésolues jusqu’à notre époque. En premier lieu, ce fameux « paradoxe de la modernité », formulé par Aron, où la place des hiérarchies semble problématique au regard de l’idéal indéfini d’égalité de la démocratie.
9D’une certaine manière, les interrogations tocquevilliennes, par leur acuité, dépassent le simple clivage entre les traditions libérale, républicaine, ou même socialiste. Son libéralisme ne prête pas le flanc aux attaques convenues du républicanisme sur le thème d’une absence de réflexion sur la notion de vertu. A l’inverse d’un libéral comme Hayek, qui conçoit l’esprit libéral comme le seul respect des règles et des lois, Tocqueville écrit : « On attribue trop d’importance aux lois, trop peu aux mœurs » [10].
10Non que Tocqueville dénie toute importance à l’esprit légiste, très présent chez lui. Mais il insiste sur ce que les mœurs ont d’essentiel, allant jusqu’à étudier longuement leur transformation et leurs effets dans le second tome de sa Démocratie en Amérique. Lucien Jaume consacre toute une partie de son ouvrage à l’analyse du « Tocqueville moraliste », éprouvant des affinités avec Pascal, et la pensée janséniste de son temps [11]. Aussi l’élitisme développé par Tocqueville s’accompagne naturellement de considérations sur la vie sociale dans son ensemble, et sur le rôle particulier qui revient aux simples citoyens.
11Tocqueville n’examine pas le seul versant du pouvoir politique. Il s’interroge sur les moyens dont les citoyens peuvent disposer, ou qu’ils peuvent acquérir, pour prendre part à la vie politique. Aussi se trouve-t-il, très logiquement, préoccupé par la question de l’éducation, en particulier de l’éducation civique. Comment rendre les citoyens vertueux ? C’est là une question typiquement républicaine, voire la question républicaine par excellence.
12Un tel souci n’est pas, par nature, étranger à un esprit libéral. Seulement, les libéraux ne le formuleraient peut-être pas exactement en ces termes. Sans doute seraient-ils davantage tentés d’écrire : Comment un citoyen peut-il prendre, par lui-même, conscience de l’importance du politique ? C’est précisément lorsqu’il s’agit de déterminer si la vertu civique peut être inculquée, pour ainsi dire imposée, par une instance extérieure, comme l’État ou par l’institution scolaire, que le républicanisme et le libéralisme marquent le plus nettement leur différence. Préoccupés par la question de l’éducation, ils ne la considèrent pas sous le même angle. Le républicanisme attache du prix au principe de vérité, qu’il entend instituer par l’école. Quelque chose doit se transmettre, d’une génération à l’autre, l’institution scolaire assurant la pérennité de certaines valeurs. La vérité, l’unité, la science constituent ainsi le socle du républicanisme. L’école représente le lieu du savoir, le lieu où les élites républicaines doivent se former, sélectionnées de la manière la plus objective possible. L’élitisme républicain prétend en effet distinguer les individus les plus doués et, surtout, les plus méritants, ceux qui réussissent essentiellement parce qu’ils reconnaissent l’importance du travail et de l’effort. Ainsi, l’élitisme républicain exige que l’on croie en ses principes, que le parcours universitaire, ou la voie des grandes écoles apparaissent effectivement comme la meilleure chance pour les individus de s’accomplir. A l’inverse des libéraux, qui se gardent généralement de préciser les divers types de réussite envisageables, les républicains soutiennent qu’il existe bien une voie privilégiée pour l’esprit, qui est celle de l’étude. Certes, certains libéraux partagent pleinement cette foi dans les vertus de l’éducation. Que l’on songe ainsi à François Guizot ou à John Stuart Mill, qui ne se représenteraient pas une existence réussie sans livres ni méditations. Pour autant, les atermoiements de Mill lorsque, en proie à l’angoisse et à l’apathie, il rédige son autobiographie [12], témoignent d’une sérieuse remise en question des bienfaits d’une éducation complète et rigoureuse. Ainsi, John Stuart Mill s’interroge avec désarroi sur toutes ces années passées à exercer son esprit, tandis qu’il passait à côté du simple apprentissage d’autres sortes de plaisirs. L’amour, le sport, ou l’oisiveté lui semblent des domaines interdits, mystérieux, où il peine à s’aventurer. Tantôt, l’élitisme sévère prôné par son père, James Mill, lui paraît la seule voie praticable pour lui, tantôt l’impuissance à envisager d’autres types d’accomplissement lui apparaît comme une faiblesse constitutive. Par endroits, John Stuart Mill s’avoue incurablement élitiste, tout en dépeignant la vie de l’esprit comme une prison, l’analyse venant constamment redoubler les moments de l’existence, qui ne peuvent plus être simplement vécus. Aussi les réflexions de Mill témoignent-elles bien de la tension, sans doute inhérente au libéralisme, entre l’attachement à des principes et la passion de l’indépendance d’esprit, qui se sent parfois prisonnier jusque dans l’éducation chargée de l’émanciper.
13Si l’élitisme républicain affiche une certaine sérénité, une confiance dans ses fondements, cela dénote, selon Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun, une tentation de la toute-puissance, que l’on retrouve également dans le soin laissé au Parlement, jusqu’en 1958, de dire la loi sans véritable contrôle constitutionnel. Il y a là une tentation de la vérité, de l’unité, qui semble inhérente au républicanisme. Nous avons montré, avec l’exemple de Machiavel, que tous les penseurs d’inspiration républicaine ne sont pas nécessairement aveugles au fait du pluralisme social. Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun le soulignent également, distinguant entre plusieurs sortes de républicanisme :
Pour un républicain, la dépendance est toujours une forme de contrainte (…) La seconde réponse, plus prudente, distingue entre plusieurs formes de républicanisme. Le républicanisme moral, défendu par Rousseau, mais dont on a déjà trouvé des traces chez les humanistes civiques, exige du citoyen un désintéressement (…) que seule l’éducation des consciences permet d’assurer (…). Le républicanisme culturel, soutenu par Taylor et Walzer, s’accorde avec les principes du libéralisme (…) il permet la coexistence des cultures et des communautés. La dernière forme, proprement politique, qui associe également république et libéralisme, peut se réclamer de Tocqueville : elle n’attend de l’individu ni moralité ni conscience d’appartenance à un groupe mais une simple « compréhension judicieuse de son intérêt » ; corrigée par Habermas, elle insiste sur les procédures délibératives de communication [13].
15Les républicains ne se représentent pas tous la figure du citoyen sous les mêmes traits, certaines conceptions républicaines pouvant s’accorder avec les principes du libéralisme. Les principes libéraux et républicains ne sont pas nécessairement antinomiques, mais ils peuvent parfois s’associer pour former une conception mixte, où la stabilité du républicanisme se tempère d’une souplesse proprement libérale. A l’intransigeance d’un Rousseau ont ainsi pu succéder les formes du républicanisme culturel de Taylor ou Walzer, qui s’attache à organiser la coexistence de conceptions divergentes du bien, à penser le pluralisme des opinions comme le pluralisme social. La troisième forme de républicanisme mise en lumière par Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun trouverait sa source dans la pensée de Tocqueville, dont on a vu qu’elle conçoit un individu autonome et, dans le même temps, profondément lié à ses semblables.
16Au cœur des interrogations de Tocqueville, une intuition semble bien indéracinable, le sentiment du semblable qui fonde, véritablement, la dignité de l’individu et lui permet d’envisager son existence d’une manière sensée. Ce n’est pas un sentiment d’appartenance à un groupe particulier, petite élite intellectuelle ou classe sociale, qui se trouve au fondement de l’identité individuelle, mais le sentiment du semblable, difficile à définir avec précision et qui possède néanmoins la clarté de l’évidence. Tocqueville se représente l’homme démocratique tout à la fois libre de toute attache imposée, maillon isolé de la chaîne des générations, et cependant étroitement lié à ses semblables. Où il serait possible d’être, dans le même temps, pleinement autonome et de se sentir un citoyen concerné par les affaires de la cité. Le sentiment du semblable serait une sorte de pierre angulaire, à partir de laquelle l’individu peut atteindre l’autonomie. Jean-Marie Donegani et Marc Sadoun rappellent, à cet égard, la distinction entre les notions d’indépendance et d’autonomie, les libéraux recherchant le plus souvent la meilleure expression possible du concept de liberté, qui peut se comprendre comme une simple indépendance des individus les uns par rapport aux autres, ou bien comme la construction d’une pleine autonomie. C’est bien ce concept d’autonomie réfléchie et fondée en raison qui est au centre de la conception tocquevillienne, attachée à penser un individualisme de la cité, un individu rattaché aux siens par un sentiment du semblable qui, cependant, ne l’oblige pas nécessairement envers les autres. Dans un article intitulé « Le “cœur démocratique” selon Tocqueville », Lucien Jaume écrit ainsi :
Le cœur démocratique n’est pas intérieurement vertueux – si la vertu est de se comporter selon un total désintéressement –, mais il est susceptible de soutenir encore une belle illusion. (…) Si le pouvoir consenti est possible, en démocratie, c’est parce que la dignité humaine, valeur promue par le christianisme, organise et soutient de l’extérieur la relation de subordination : telle est la conviction de Tocqueville [14].
18C’est là une jolie manière de dire que l’esprit démocratique n’est pas nécessairement dénué de cœur et qu’il peut en effet exister quelque chose comme un sentiment démocratique, un sentiment du semblable. La dignité humaine permet l’émergence d’une certaine éthique, les individus pouvant ainsi échapper au piège du narcissisme. Mus par leur intérêt personnel, les individus n’en sont pas pour autant absolument égocentriques, leur intérêt pouvant tout à fait coïncider avec le développement de relations sociales. La poursuite de l’intérêt individuel n’exclut pas la présence d’autres sentiments :
Les chances de la liberté se jouent dans cet espace de définition, car l’intérêt, comme l’amour-propre chez La Rochefoucauld, est capable de tous les rôles et de tous les visages, même celui du désintéressement [15].
20L’intérêt ne serait pas obligatoirement synonyme d’égoïsme, d’absence d’attention portée à autrui. Qu’il prenne le masque du désintéressement, ou qu’il coïncide avec un désintéressement sincère, l’intérêt personnel n’est pas a priori incompatible avec d’autres affects. Selon Lucien Jaume, le libéralisme peut bien se fonder sur l’intérêt, cela n’autorise pas à le considérer nécessairement comme une pensée sans cœur, sans éthique.
21Les points de friction, voire l’incompréhension, entre les perspectives libérale et républicaine existent bel et bien, qui voient se heurter avec régularité les représentations pétrifiées d’un libéralisme conduisant au repli sur soi d’individus égoïstes, mus par leurs seuls intérêts, et d’un républicanisme imprégné de rêveries passéistes.
22Précisément, John Rawls s’est attaché à décrire les rapports entre son propre libéralisme politique et les formes du républicanisme, qu’il ne peut tout simplement ignorer. Autour de Rawls, le débat entre libéraux et républicains s’est cristallisé d’une manière particulièrement vive, explicite, la théorie de la justice appelant, avec une force véritablement aspirante, une abondance de critiques. La distinction est clairement établie par John Rawls en 1971, dans son Libéralisme politique, où il entend refonder et reformuler les principes du libéralisme politique.
23John Rawls distingue ainsi d’une part, le républicanisme classique, et de l’autre, l’humanisme civique. Le républicanisme classique, selon lui exige que les citoyens, pour conserver leurs libertés personnelles et leurs droits privés, témoignent de vertu et d’engagement politique. A l’égard du républicanisme classique, Rawls précise qu’il n’est « en aucune façon opposé » à la forme qu’il a lui-même donnée au libéralisme politique dans sa Theory of justice. Il n’y a pas, selon lui, d’opposition fondamentale entre les deux. De fait, le républicanisme classique ne présuppose aucune doctrine globale d’ordre religieux, philosophique ou moral. Le républicanisme classique exige des citoyens qu’ils possèdent à un degré suffisant certaines « vertus politiques », comme la tolérance, le respect mutuel, le sens de l’équité et de la civilité. Rawls se réfère notamment à Machiavel et à Tocqueville – si surprenant que cela apparaisse à un Français.
24John Rawls n’a pas le même jugement sur l’humanisme civique. L’humanisme civique renoue avec la pensée d’Aristote pour affirmer que l’homme est par nature citoyen. Dans cette perspective, participer à la vie politique n’est plus présenté simplement comme un moyen nécessaire à la protection des libertés fondamentales, mais comme le vecteur privilégié de la vie bonne. Cette conception de l’humanisme civique est nettement en contradiction avec les principes du libéralisme, car elle définit une certaine conception compréhensive du bien comme constitutive de l’homme et, de ce fait, supérieure à toutes les autres.
25La classification des courants républicains est éclairante. Toutefois, en réponse précisément à John Rawls, une philosophie politique républicaine, principalement anglophone, s’est développée récemment. Les critiques adressées le plus fréquemment à Rawls sont celles des communautariens, des libertariens, et des néo-républicains [16]. Les principaux représentants de ce courant républicaniste anglophone sont l’historien de la philosophie et philosophe anglais Quentin Skinner [17], le philosophe néo-zélandais John Pocock [18], et le philosophe australien Philippe Pettit [19]. Cette philosophie républicaine ne met l’accent ni sur la liberté politique à titre de moyen de la liberté civile, ni sur la nature essentiellement politique de l’homme. Cette forme de républicanisme définit la liberté du citoyen par la possession d’un statut légal, qui assure à celui qui le possède une protection adéquate, par les lois, contre tous les empiétements d’autrui. Ce statut légal n’est pas simplement dissuasif, et ne repose pas sur la seule force des lois. Mais il implique, de la part des citoyens, un véritable devoir de ne pas interférer dans les activités dont la loi reconnaît la légitimité. Dans cette philosophie, la liberté ne se définit pas par le fait d’adopter certaines fins substantiellement définies. Elle est donc clairement libérale.
26Cette philosophie républicaine se révèle clairement communautaire. Elle implique en effet que la liberté de l’individu est étroitement associée à celle de ses concitoyens, puisqu’elle est constituée par un statut qui dépend des droits que les autres possèdent et de l’usage qu’ils sont capables ou incapables d’en faire selon leur situation matérielle. Ce républicanisme n’accepte pas la séparation de principe du juste et du bien. Chaque finalité doit être interrogée du point de vue de la raison publique au moment où elle se manifeste. On doit alors se demander si elle est compatible avec le maintien du tissu de réciprocité réelle des droits qui compose la société libre. Dans cette perspective, les fins sont sujettes à discussion et à réévaluation et elles évoluent au cours du débat public. Profondément, ce qui distinguerait alors le citoyen d’une république du membre d’une société libérale, c’est qu’il a, d’une certaine manière, accepté de reconnaître que, lorsque les citoyens vivent ensemble, ils ne peuvent demeurer isolément la norme de leur propre conduite. Cette philosophie républicaine est communautaire dans le sens où elle affirme que le devoir d’appartenance à la société est essentiel.
27Elitistes, les républicains le sont d’autant plus qu’ils croient à la supériorité de certaines valeurs, qui constitueraient de véritables référents. Ainsi de l’idée de vertu, qui a dans le républicanisme quelque chose de tout à fait substantiel. La pensée républicaine s’accompagne naturellement d’une forme de certitude. A l’inverse, les libéraux se montrent généralement travaillés par le doute, l’incertitude se trouvant au fondement de leur réflexion. Aussi y a-t-il quelque chose d’assez paradoxal à parler d’un élitisme libéral. De fait, les libéraux refusent le plus souvent de se référer explicitement à un ensemble de valeurs hiérarchisées. S’ils affirment la nécessité du principe de distinction, ils ne souhaitent généralement pas détailler de manière exhaustive les qualités de l’élite politique et les fins qu’elle devrait poursuivre. Les seuls principes ardemment défendus par les libéraux sont ainsi le principe de liberté, le respect de la règle, la neutralité et la priorité du juste sur le bien. A la rigueur, certains libéraux, comme John Rawls, laissent affleurer une préoccupation d’ordre moral, soit l’importance de la dignité de la personne humaine. Le système rawlsien se donne ainsi à voir comme une tentative pour penser ensemble les concepts de liberté et d’égalité, le libéralisme et la démocratie. Il s’agit d’élaborer une justification rationnelle des inégalités existantes, de fonder en raison la priorité du juste sur le bien :
De même que chaque personne doit décider par une réflexion rationnelle ce qui constitue son bien, c’est-à-dire le système de fins qu’il est rationnel pour elle de rechercher, de même un groupe de personnes doit décider, une fois pour toutes ce qui, en son sein, doit être tenu pour juste et injuste. Le choix que des êtres rationnels feraient, dans cette situation hypothétique d’égale liberté, détermine les principes de la justice – en supposant pour le moment que le problème posé par le choix lui-même ait une solution [20].
29De même que l’individu rawlsien ne recherche pas le système des fins véritables, de même un groupe de personnes ne peut jamais viser que les principes du juste et de l’injuste. Seuls ces principes de justice peuvent faire l’objet d’un choix rationnel, la question de la vérité se trouvant évacuée face à la priorité des règles à établir pour fonder le vivre-ensemble. Dans cette perspective, l’élitisme libéral ressortirait manifestement à la priorité du juste sur le bien, soit à affirmer la supériorité des principes de justice sur l’idée de vérité.
30La pensée libérale se fonde délibérément sur l’idée d’incertitude, érigeant, pour ainsi dire, le doute en une valeur positive, féconde. L’absence de certitude quant à ce qui doit constituer le bien pour l’individu et le bien commun, ne doit pas être appréhendée comme une insuffisance du libéralisme, comme une faiblesse, mais bien comme une forme de lucidité courageuse face à tous les faux-semblants des croyances humaines en une vérité ultime des choses. Les hommes n’étant pas infaillibles, le choix prend tout son sens, en ce qu’il engage réellement la responsabilité.
31S’il est nécessaire d’imaginer que le problème posé par le choix a une solution, c’est parce qu’il est indispensable d’effectuer le choix en faisant comme si le problème avait une solution. Sans cette tension dramatique, le choix n’aurait pas véritablement lieu d’être. C’est l’importance accordée au fait de choisir qui donne au choix une signification réelle. Le fait de décider que certains principes fondent la justice leste la justice d’une réalité, lui imprimant ainsi des contours nets, qui rendent possible une action humaine rationnelle. La pensée libérale est bien conduite à affirmer un choix, quand même ce choix se définirait en premier lieu par le refus de rechercher un bien objectif, substantiel. Où le libéralisme proposerait une sorte d’éthique de l’action humaine, toute pragmatique.
32Les libéraux privilégient le juste par rapport au bien, à l’inverse des républicains. Aussi la pensée libérale s’attache-t-elle à déterminer un ensemble de règles, de procédures, un cadre neutre qui représente, bel et bien, une valeur en tant que tel. Le libéralisme se caractériserait, pour ainsi dire, par la passion de la neutralité et de la modération. Sans cette « neutralisation » de la sphère publique, l’individu ne serait plus réellement libre de fixer ses buts dans l’existence, mais il viserait nécessairement des buts imposés par la médiation de valeurs socialement inculquées. Dans son analyse des rapports entre le libéralisme et le républicanisme, Alain Renaut souligne la singularité de John Rawls, dont la Théorie de la Justice représente une tentative exceptionnelle pour dépasser une perspective libérale déterminée par la seule notion d’intérêt :
Jusqu’à quel point (la) perspective classiquement libérale peut-elle pourtant être assumée ? C’est sur ce point précis que le reprofilage rawlsien du libéralisme politique demeure, plus de trente ans après la publication de Théorie de la justice, fort édifiant : la réduction de la rationalité démocratique au calcul de l’intérêt se trouve en effet avoir caractérisé l’utilitarisme, à l’orbite duquel Rawls entend précisément arracher la théorie et la pratique de la démocratie. (…) Le choix rawlsien était profondément original par rapport à ce qui avait fourni jusqu’ici au libéralisme l’une de ses fondations intellectuelles, à savoir toute une tradition de pensée et d’action qui passait notamment par Jeremy Bentham et John Stuart Mill. (…) Originalité certaine, je le répète, vis-à-vis de ce que l’appel au calcul de l’intérêt épargnait, en matière de confusion du droit et de la morale, à bien des théories (disons-le « républicaines ») de la démocratie [21].
34John Rawls s’efforce de maintenir la neutralité libérale, tout en refusant de définir le libéralisme par la seule recherche de l’intérêt bien compris. Ainsi, il se distingue nettement de la tradition libérale antérieure, pour poser au libéralisme un nouveau fondement. Comme s’il s’agissait de renouveler entièrement les fondations de l’édifice libéral, qui pourrait ainsi acquérir une forme d’équilibre inédite. En choisissant de partir d’une interrogation neuve, reformulée, Rawls a pour ambition de rompre avec la tradition libérale pour retrouver un esprit libéral capable d’inventer une société véritablement démocratique et libérale. Aussi entend-il fournir au libéralisme un nouveau point de départ. Les penseurs des xixe et xviiie siècles se trouvaient confrontés à des contextes particuliers, notamment à l’avènement de la démocratie, source de questionnements, d’espoirs et d’inquiétudes. Précisément, la démocratie constituant dorénavant une forme politique familière, Rawls décide de déplacer l’interrogation libérale. C’est la question de la justice, ainsi que le rapport entre l’égalité et les inégalités qui apparaissent comme un point névralgique pour la pensée politique.
35John Rawls entreprend de renouveler le socle des principes libéraux, ce qui bouleverse l’équilibre des rapports entre les traditions classiques du libéralisme et du républicanisme. Pour s’opposer à la perspective rawlsienne, les néo-républicains doivent ainsi reformuler et affiner leurs points de divergence. De part et d’autre, les termes du débat se trouvent sensiblement modifiés. On peut dire de Rawls qu’il remet en question l’élitisme libéral dans ce qu’il pouvait avoir d’institué, n’hésitant pas à vouloir donner au libéralisme un second souffle et, pour ainsi dire, un second acte de naissance. La théorie rawlsienne du contrat se veut novatrice, entérinant la péremption des contrats de Locke ou Rousseau, par exemple. Ce désir de faire peau neuve, d’instituer un libéralisme soucieux d’éthique et de justice sociale témoigne d’un certain élitisme. En effet, il s’agit bien de contester une forme d’élitisme libéral classique, communément admise, pour proposer une autre hiérarchie de valeurs, soit une nouvelle forme d’élitisme. Certes, la discrétion de cet élitisme conduit précisément à gommer le plus possible les rapports de force et autres relations conflictuelles. La question de la représentation politique n’est abordée qu’en passant, John Rawls ne cherchant pas à approfondir la nature des liens entre gouvernants et gouvernés sur le plan d’une observation de type sociologique. Aussi l’élitisme rawlsien ne ressortit-il pas à une théorie de l’élite politique, au sens strict du terme. En revanche, il s’agit bien d’affirmer un souci de l’égalité que n’exprimaient pas si nettement la plupart des formes antérieures de l’élitisme libéral. Un peu comme si Rawls, d’une certaine manière, retrouvait, sous une autre forme, l’interrogation principale d’Alexis de Tocqueville. Il n’est pas indifférent, à cet égard, que John Rawls voie Tocqueville comme un représentant du républicanisme classique. De fait, il semble que Rawls souligne ainsi qu’il est possible, pour un penseur attaché aux valeurs républicaines, de nouer les exigences républicaines avec un certain esprit libéral. Où Tocqueville apparaîtrait à la fois républicain et libéral, rattaché à une tradition classique et capable également de s’émanciper de cette tradition pour formuler des interrogations et inquiétudes nouvelles.
36La manière même, très formelle, dont John Rawls accepte d’entrer en discussion avec ses contradicteurs témoigne d’un désir de donner véritablement au libéralisme une résonance universelle. Comme si Rawls entendait montrer que le libéralisme représente une forme de pensée essentiellement accueillante, ouverte aux objections. Comme s’il espérait convertir ses adversaires, républicains ou communautariens, au libéralisme politique, soucieux à la fois de liberté et d’égalité. Le libéralisme politique rawlsien se présente, à dessein, comme une sorte de force intégratrice, désirant amener les contradicteurs à épouser, en toute conscience, la pensée développée. Jusque dans le style, où la figure de l’auteur s’efface derrière une apparente objectivité, une sobriété manifeste, se fait sentir la volonté de convaincre par la force du raisonnement. D’une certaine manière, le libéralisme représente bien un mode de pensée singulier, que l’on adopte ou non, l’adhésion s’apparentant véritablement à une forme de conversion. Il existe bien quelque chose comme un langage libéral. Mais il n’est pas évident, justement, que tous les interlocuteurs acceptent de parler ce langage. Central, l’apport de John Rawls est d’autant plus délicat à déterminer que sa terminologie est singulière. Entrer en dialogue avec John Rawls, en parlant de « biens premiers » ou de « partenaires », cela ne revient-il pas à situer la discussion sur un plan certes philosophique, mais par trop désincarné ?
Notes
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[1]
J.-M. Donegani et M. Sadoun, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 45-48.
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[2]
S. Audier, Tocqueville retrouvé, Paris, Vrin / Éditions de l’EHESS, 2004.
-
[3]
R. Boudon, Tocqueville aujourd’hui, Paris, O. Jacob, 2005.
-
[4]
L. Jaume, Tocqueville, les sources aristocratiques de la liberté, Paris, Fayard, 2008.
-
[5]
Jacob-Peter Mayer, collab. L’Ancien Régime et la Révolution, d’Alexis de Tocqueville, Paris, Gallimard, 1964.
-
[6]
C. Bouglé, Les idées égalitaires, présentation de S. Audier, Lormont, Le bord de l’eau, 2007.
-
[7]
L. Dumont, Homo aequalis, l. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1985-1977.
-
[8]
François Furet, collab. De la Démocratie en Amérique, d’Alexis de Tocqueville, Paris, Garnier-Flammarion, 1981.
-
[9]
Cl. Lefort, Essais sur le politique : xix e-xxe siècles, Paris, Le Seuil, 1986.
-
[10]
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. I, op. cit.
-
[11]
L. Jaume, Tocqueville, op.cit., Troisième partie « Tocqueville moraliste », p. 201-263.
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[12]
John Stuart Mill (Autobiography, London, 1873), Autobiographie, trad. fr. G. Villeneuve, Paris, Aubier, 1993.
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[13]
J.-M. Donegani et M. Sadoun, Qu’est-ce que la politique ?, op.cit., p. 61.
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[14]
L. Jaume, « Le “cœur démocratique” selon Tocqueville », The Tocqueville Review / La Revue Tocqueville, vol. XXVII, n°2, 2006, p. 36 et 38.
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[15]
Ibid., p. 42.
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[16]
Voir notamment l’ouvrage Libéraux et communautariens, textes réunis et présentés par André Berten, Pablo da Silveira et Hervé Pourtois, Paris, PUF, 1997. Cette anthologie propose un panorama des critiques adressées à John Rawls, qui met en lumière les questions les plus problématiques. Ainsi du concept de neutralité, implacablement défendu par John Rawls.
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[17]
Q. Skinner, Liberty before liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
-
[18]
J. Pocock, Le Moment machiavélien, trad. fr. L. Borot, Paris, PUF, 1975.
-
[19]
Ph. Pettit, notamment Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement (1997), trad. fr. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004.
-
[20]
J. Rawls, Théorie de la Justice (1971), op. cit., trad. fr. C. Audard, Paris, Le Seuil, 1987.
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[21]
A. Renaut, Qu’est-ce qu’un peuple libre ?, libéralisme ou républicanisme, Paris, Grasset, 2005, p. 219. Je souligne. En « arrachant » la théorie et la pratique de la démocratie à la tradition utilitariste, John Rawls entend en effet renouveler la formule libérale, qui ne se fonde plus sur le seul calcul de l’intérêt. Les termes du débat entre républicanisme et libéralisme s’en trouvent ainsi modifiés.