Couverture de PHOIR_038

Article de revue

Jules Lequier, le spectre du beau

Pages 155 à 165

Notes

  • [1]
    Cahier C (Ms 250), fol. 15.
  • [2]
    J. Lequier, La recherche d’une première vérité, Saint-Cloud : impr. de Mme Vve Belin, 1865 (120 ex).
  • [3]
    La philosophie de J. Lequier est aussi connue à l’étranger : en Italie, grâce à la traduction en italien des Œuvres complètes de Lequier par A. Del Noce (1968) et aux États-Unis, grâce aux éditions en langue anglaise de plusieurs de ses textes, coordonnées par D. Wayne Viney (1998-1999). Viney est aussi l’auteur de nombreux articles sur Lequier. Pour de plus amples détails concernant les éditions des textes de Lequier et les travaux sui lui ont été consacrés, se reporter à la Bibliographie commentée de J. Lequier, réalisée par D. Wayne Viney et G. Le Brech, Cahiers Jules Lequier, n° 2, Association les amis de J. Lequier, 2011.
  • [4]
    Afin de faire connaître la vie et l’œuvre de Lequier, une association des amis de Jules Lequier a été crée en 2010. Son objectif est de rassembler les personnes intéressées par l’œuvre et la vie du philosophe et d’organiser des manifestations à son sujet (commémorations, journées d’études, expositions). Ainsi, l’association à participé à la préparation d’une exposition sur Jules Lequier, coordonnée par le pôle patrimonial des Bibliothèques de Saint-Brieuc, dans le cadre des 150 ans de la naissance du philosophe (exposition qui se tient à la bibliothèque centrale de Saint-Brieuc, au mois d’octobre 2012). Par ailleurs, l’association édite et diffuse une revue annuelle, les Cahiers Jules Lequier, qui regroupe des documents (rééditions et inédits) et des études sur J. Lequier autour d’une thématique. Pour de plus amples informations, consulter le site Internet de l’association : http://juleslequier.wordpress.com.
  • [5]
    Le Fonds J. Lequier désigne l’ensemble des manuscrits et lettres du philosophe, complété par des documents sur Lequier et ses proches regroupés par son premier biographe P. Hémon. Le Fonds J. Lequier, bien connu des spécialistes du philosophe, est conservé au sein des fonds patrimoniaux du service commun de la documentation de l’Université de Rennes I.
  • [6]
    Une trentaine de pages du Cahier B ont été reproduites sous la forme de fac-similés, avec retranscriptions, dans le dernier Cahier J. Lequier, n°3, Association les amis de J. Lequier, 2012, p. 4-101.
  • [7]
    Texte initialement publié par J. Grenier dans les Œuvres complètes de Jules Lequier, Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 385-391, présenté et reproduit par nos soins dans l’édition du conte breton de Lequier La fourche et la quenouille, éditions Folle Avoine, 2010, p. 47-54.
  • [8]
    Sauf le fragment du f° 90 du Cahier C (Ms 250), qui est intégralement inédit.
  • [9]
    Cahier C (Ms 250), f° 88.
  • [10]
    « Rappelle-toi qu’il y a des choses dangereuses : l’étude, la méthode, la pensée même, le sentiment du beau. Quand on les touche du bout du doigt, elles nous brûlent : elles nous sauvent quand nous les prenons à brassée. Repousse toutes ces hyperboles si tu veux. Voilà la pensée à laquelle je voulais m’arrêter. Il y a une logique pour les âmes fières, qui ne sera jamais comprise des âmes serviles, courbées sous le joug du préjugé et des habitudes. Elle est écrite dans une langue inconnue qu’il faut deviner pour pouvoir l’entendre. », Lettre de Jules Lequier à Mathurin Le Gal La Salle du 24 décembre 1839, Œuvres complètes, p. 497.
  • [11]
    Voir les pages consacrées à ce sujet dans notre essai biographique J. Lequier, éditions La Part Commune, 2007, p. 33-39.
  • [12]
    Nous avons notamment publié un passage de Corlay retrouvé dans le Fonds J. Lequier en annexe de notre essai biographique J. Lequier, La Part Commune, Rennes, 2007, p. 112-114.
  • [13]
    Cf. Lettre de Baptiste Jacob à Prosper Hémon, du 24 septembre 1890, MS 295, pièce 26, Fonds Jules Lequier. Voir Cahiers Jules Lequier, n° 3, 2012, Association les amis de Jules Lequier, p. 43-44.
  • [14]
    « Science et poésie. Postulatum ». Cahier D, Ms 251.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Un schéma du Cahier D explicite très clairement cette idée (voir infra, p. 172).
  • [19]
    Cahier H, f° 74.
  • [20]
    « Science et poésie. Postulatum ». Cahier D, Ms 251.
  • [21]
    Ibid. « La Feuille de Charmille », texte propédeutique à l’œuvre philosophique monumentale projetée par Lequier, est une magnifique illustration de « ces inspirations de la Poésie qui sont comme le pressentiment de la Science ». Ce court texte que Lequier considérait comme le seul véritablement achevé et digne d’être publié, témoigne par sa forme de sa volonté de faire œuvre de poète autant que de philosophe, ou plus précisément de faire œuvre de philosophe-poète, à l’instar de son contemporain Søren Kierkegaard (avec qui Lequier a souvent été comparé bien que les deux philosophes n’aient pas eu connaissance l’un de l’autre). Il en est de même pour le conte d’inspiration biblique et mythologique Abel et Abel, qui contient des passages dans lesquels philosophie et poésie s’interpénètrent d’une façon saisissante, produisant une philosophie imagée apte à toucher le grand public. A contrario, les deux autres textes plus connus de Lequier, à savoir Le problème de la science (Comment trouver, comment chercher une première vérité) et Le dialogue du prédestiné et du réprouvé, malgré leur forte teneur philosophique, témoignent des errements et apories rencontrés par Lequier s’engageant dans la voie de l’enquête spéculative et du dialogue philosophique.
  • [22]
    Cette notion de puissance se retrouve par ailleurs dans de nombreux fragments de Lequier sur le mystère de la Trinité, cf. A. Clair, Métaphysique et existence, essai sur la philosophie de Jules Lequier, Vrin, 2000.
  • [23]
    Cahier C, f° 88.
  • [24]
    Cahier C, f° 89.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Cahier C, f° 88.
  • [27]
    Cahier C, f° 89.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Cahier H, f° 74-75.
  • [30]
    Cf. Encylopédie, traduction de M. de Gandillac, Editions de Minuit, 1991. Notons que Novalis, comme Lequier, a été très influencé par l’idéalisme subjectif de Fichte.
  • [31]
    Lettre de Jules Lequier à Charles Renouvier du 10 novembre 1850, Œuvres complètes, p. 543.
  • [32]
    Ibid., p. 541 et 543.
  • [33]
    Cf. La dernière page. Dans ce poème considéré comme le dernier texte écrit par Lequier, le philosophe se compare à un pin solitaire battu par les vents de la mer. Il est intéressant de noter que Nietzsche, dans le dernier poème qu’il ait écrit avant de sombrer dans la folie, se compare lui aussi à un pin solitaire (« Parmi les oiseaux de proie », Dithyrambes de Dionysos).
  • [34]
    L. Chestov, Les révélations de la mort, Dostoïevsky, Tolstoï, Paris, Plon, 1923, p. 162.
Le spectre du beau, dernière divinité de l’homme qui pense
Jules Lequier[1]

1Né en Bretagne au début du xixe siècle, Jules Lequier (1814-1862) a produit une œuvre fragmentaire et inachevée. Publiés de manière posthume par son disciple et ami Charles Renouvier, ses fragments ont révélé l’œuvre d’un philosophe et d’un théologien de génie [2]. Première vérité philosophique et théologique, idéal politique, principe à l’origine de toute création humaine, la liberté est l’unique pensée de Lequier. Si, à la fin du xixe siècle, Renouvier a timidement évoqué le nom de son ami dans ses ouvrages, il faudra attendre les travaux initiés par Baptiste Jacob au début du xxe siècle, poursuivis par Ludovic Dugas, Jean Grenier, Jean Wahl, Xavier Tilliette, Gérard Pyguillem et André Clair pour que soient révélées la teneur et la fécondité de la pensée du philosophe breton [3]. Grâce à ses interprètes et éditeurs, Lequier est aujourd’hui connu des philosophes et du public amateur de philosophie, mais son nom demeure inconnu du grand public [4].

2Centrée sur la question de la liberté, la philosophie de Jules Lequier, n’en demeure pas moins ouverte à toutes les manifestations de l’esprit humain. On trouve ainsi plusieurs traces de ses réflexions et considérations sur le beau dans au moins quatre de ses carnets conservés au sein du Fonds Jules Lequier [5] : le Cahier B (MS 249) [6], le Cahier C (MS 250), le Cahier D (MS 251) et le Cahier H (MS 255). Le Cahier D contient un texte relativement long et entièrement rédigé, intitulé par Lequier lui-même « Science et poésie. Postulatum » dans lequel il expose sa conception du beau au regard de la science et de la poésie [7]. Les Cahier B et C, rédigés dans les années 1838-1839, contiennent des fragments nous renseignant d’une manière complémentaire, bien qu’elliptique, sur ce sujet. Enfin on trouve dans le Cahier H une réflexion de Lequier sur le beau faisant référence au romantisme et au classicisme. Loin d’être anecdotique, la question du beau occupe une place de première importance dans la philosophie de Jules Lequier. Cette place justifie le regroupement de cet ensemble de textes, jusqu’alors disséminés dans les Œuvres complètes de Jules Lequier [8] (ouvrage épuisé à ce jour). « Lumière qui montre à l’homme sa puissance [9] », le beau permet en effet de dépasser l’antinomie entre le possible et le nécessaire et de surpasser l’état de doute et d’impuissance inhérent à une vision strictement déterministe du monde.

3En 1839, de retour dans sa Bretagne natale, après avoir terminé ses études supérieures à l’École Polytechnique, Lequier évoque, dans une longue lettre à son ami d’enfance Mathurin Le Gal La Salle, ses nombreux projets d’écrits. Ce que souhaite alors Lequier, se confiant à son ami avec l’enthousiasme caractéristique de la jeunesse des années 1830, mêlant lyrisme et ferveur romantique, c’est « prendre à brassée l’étude, la méthode, la pensée même » au même titre que « le sentiment du beau ». Mais il estime qu’il s’agit de « choses dangereuses » dont il faut aussi se méfier car « elles nous brûlent » … « quand on les touche du bout des doigts [10] ». Doté de fortes connaissances en mathématiques et en sciences de la nature au sortir de son cursus de polytechnicien, et ayant pris goût pour la philosophie au contact de son ami Renouvier, Lequier est imprégné de lectures d’écrivains et de poètes français et anglais. Outre les noms de grands philosophes (Aristote, Descartes, Kant, Fichte) et de d’hommes de sciences (Joseph-Marie de Gérando, Ruder Boscovich, Galilée), on trouve dans ses carnets des mentions de plusieurs écrivains et poètes (Lord Byron, George Sand, Etienne Pivert de Senancour, John Milton). Mû par des velléités d’écrivain-philosophe, Lequier y esquisse des projets d’écrits littéraires et poétiques dont il s’entretient avec passion dans ses lettres à son ami Le Gal La Salle. Ces projets de textes, qui nous sont parvenus dans un état fragmentaire, ont tous pour titre des noms propres : Corlay, Dominique, Philippe, Maharit, Milton et Galilée [11]. Ils ont pour vocation d’être des mises en exergue de sa conception philosophique du beau, dont il parle en évoquant l’expression « le spectre du beau ».

4De la même manière que Chateaubriand a mis en scène ses idées dans Atala (1801) ou René (1802), Senancour dans Obermann (1804) et Benjamin Constant dans Adolphe (1816), Lequier rêve de faire connaître sa pensée avec Philippe, Dominique ou Corlay. Il a semble-t-il fait plus que tracer des esquisses de ces essais littéraires, car nous trouvons des textes relativement rédigés dans ses carnets [12]. Lequier a semble-t-il écrit une nouvelle intitulée Le voyage de Maharit et une pièce en vers, intitulée Milton, qui ont été lues par des proches du philosophe [13]. Le folio 40 du Cahier B donne un titre à ses projets de textes : « Formules, exaltation du possible [inverse] ou du nécessaire » et les pages qui suivent en présentent les grandes idées. Il n’est pas évident de discerner les subtilités des caractères des personnages imaginés par Lequier, ainsi que la forme des textes prévus (romans, récits, poèmes), mais nous pouvons tout de même relier ces noms à des idées. Ainsi, Maharit devait semble-t-il illustrer la contemplation poétique de la nature, en opposition à Galilée qui devait illustrer la puissance de la science. Corlay, nom d’un jeune sculpteur breton inspiré par Lequier lui-même, représente le sentiment du beau associé au sentiment du possible. Il est opposé à Dominique, le scientifique étudiant les lois de la nature, qui représente l’idée du nécessaire. Le folio 41 du Cahier B présente les deux personnages et les idées qui leur sont associées :

5Corlay : sentiment du Beau, sentiment du possible. Origine de la Poésie. L’idéal. S’efforcer d’élever le Réel jusqu’à l’idéal. Méconnaître les forces de l’homme. Aspiration vers l’invisible. Pudeur. Sensibilité qui s’exalte. Habitudes synthétiques.

6Dominique : idée de l’ordre, idée du nécessaire. Origine de la Science. Le réel. S’efforce de détruire l’idéal pour ne plus voir que la règle (idem [Corlay], dans un sens inverse). Observation de la nature. Cynisme. Sensibilité qui se dépasse. Habitudes analytiques.

7Pour Lequier, « l’idéal est le domaine de la Poésie[14] ». Cet idéal est exalté par le poète, figure générique du créateur, exécutant son art grâce au sentiment du possible. Corlay illustre l’exaltation du sentiment du possible, cette « aspiration vers l’invisible » à l’origine de toute création poétique, permettant « d’élever le réel jusqu’à l’idéal ». À l’opposé se trouve Dominique, le scientifique obsédé par l’idée du nécessaire, qui « s’efforce de détruire l’idéal pour ne plus voir que la règle ». Le scientifique, à la recherche des lois de la nature, se borne avec cynisme à l’étude des relations de causes à effets, conformément au paradigme déterministe alors régnant sur le domaine des sciences. Lequier ne met pas en cause cet état de fait épistémologique, bien au contraire, il ne cesse d’exposer dans ses fragments la puissance de l’idée de nécessité à l’œuvre dans la science.

8La Science a son origine dans cette idée générale du nécessaire. Cette idée du nécessaire fait de tous les phénomènes une longue chaîne qui se déroule anneaux par anneaux, se résume dans chacun des anneaux. C’est elle qui établit l’unité entre tous ces phénomènes (autrement la succession des phénomènes n’aurait lieu que par l’effet de créations successives). La science a pour objet de mettre en lumière la succession des phénomènes liés les uns aux autres par des rapports nécessaires (savoir, c’est voir ces rapports ; les voir pour ainsi dire d’une seule vue, les embrasser du regard ; apprendre, c’est le voir successivement. Enseigner, c’est les montrer)[15].

9Néanmoins, il n’y a pas de dichotomie complète entre le poète et le scientifique pour Lequier, car l’ordre que le scientifique recherche dans les phénomènes, le poète en pressent le parfait agencement dans le beau. En effet, pour Lequier, « le beau est la raison qui brille dans l’ordre [16] ». Un aspect essentiel et tout à fait caractéristique de sa philosophie réside dans le fait que selon lui « la science repose sur un pivot en quelque sorte indépendant de ces phénomènes, lequel est l’esprit de l’homme [17] ». Ce pivot est la puissance humaine, qui fait de l’homme un être capable d’éprouver le sentiment du beau dans l’idée de l’ordre elle-même [18]. Qu’il soit poète ou qu’il soit scientifique, l’homme dispose de la liberté comme principe actif, lui permettant de comprendre la nature grâce à son intelligence (œuvre du scientifique) ou de la faire varier à son gré dans son esprit grâce à son imagination (œuvre du poète). En effet, pour Lequier, « tous les produits de l’imagination de l’homme, n’ayant aucun objet en ce sens que cet objet n’existait pas avant d’avoir été créé par l’homme, sont un témoignage éclatant de notre liberté [19]. » La notion d’ordre, commune à l’idée du nécessaire et au sentiment du beau, établie une passerelle entre le point de vue du scientifique et le point de vue du poète.

10Parvenue à la notion de l’ordre, par l’examen de la succession des phénomènes, l’intelligence qui voit hors d’elle-même cet ordre, en contemple en elle-même l’image. Cet ordre intérieur, semblable à l’extérieur, elle l’organise, le détruit ou le rétablit à son gré. Cet ordre intérieur lui apparaît tour à tour comme copie et comme modèle, c’est par ses seules forces qu’elle enfante tour à tour et le modèle et la copie. L’ordre ainsi considéré résout l’opposition de ces deux notions : le nécessaire dans les phénomènes ; le libre ou l’autonomie dans l’intelligence. L’intelligence le conçoit alors comme de l’ordre ; elle le contemple avec amour. Ce regard de l’âme est l’idée du BEAU et cette joie intérieure en est le sentiment[20].

11Si l’homme, grâce à sa liberté, a la possibilité de comprendre l’ordre par son intelligence ou de le modeler grâce à son intelligence, Lequier pose tout de même une primauté du cœur sur la raison.

12Mais avant que la science soit parvenue à saisir dans tout son en semble l’ordre des phénomènes, l’amour du beau qui s’empare de toutes les facultés de notre âme précipite ou devance la marche de la science. De là ces inspirations de la Poésie qui sont comme le pressentiment de la Science[21].

13L’ordre, recherché patiemment par la science dans l’uniformité des phénomènes, est saisi d’une manière préréflexive par la poésie, les deux démarches témoignant de la puissance humaine [22]. C’est grâce au sentiment du beau que l’homme peut prendre conscience du pouvoir de sa liberté, car le beau est « une lumière qui montre à l’homme sa puissance [23] ». Le beau est dévoilement, aléthèia : « c’est une perspective qui s’ouvre et qui montre à notre âme l’étendue des champs du possible [24] ». Il est plus aisé de comprendre, dès lors, l’expression « spectre du beau » utilisée par Lequier pour désigner ses recherches sur le beau. Un spectre désigne à la fois « la figure fantastique d’un mort, d’un esprit que l’on croit voir » et « une image oblongue, teinte des plus vives couleurs de l’arc-en-ciel, et résultant de la décomposition de la lumière blanche qui traverse un prisme de verre » (Littré). Cette expression peut-être comprise dans son acception scientifique, comme une métaphore poétique. En effet, pour lui « le beau est l’image de la vie [25] », une image produite par « la convergence des rapports variés [26] ». Le beau est « la représentation visible de la puissance humaine [27] », c’est « un miroir où la puissance humaine se contemple [28] ».

14Dans le fragment du Cahier H sur le beau, Lequier se réfère au débat opposant les romantiques aux classiques. Il s’y positionne du point de vue de ses opinions religieuses, distinguant deux ordres : avant et après la Chute. Pour lui la nature dans le premier ordre était en parfaite adéquation avec le beau comme idéal, puis la chute a introduit une dégradation et une dysharmonie, visible dans le deuxième ordre dans lequel nous vivons. Selon Lequier, « les romantiques avaient tort, parce qu’ils oubliaient l’état d’altération de la nature, ils avaient raison, parce qu’ils sentaient que la nature devait avoir une beauté et une harmonie parfaite, les Classiques, eux, avaient d’abord raison puis tort » [29]. S’il ne se range pas totalement du côté des romantiques, sa théorie du spectre du beau témoigne néanmoins d’une accointance évidente avec certains représentants de ce courant, tel Novalis, dont le dessein encyclopédique embrasse aussi bien la philosophie que l’art et les sciences. Certains fragments de Novalis sur la beauté comme idéal de la poésie sont en effet très proches de ceux de Lequier [30].

15Intimement conscient de son génie, Jules Lequier était persuadé que pour réaliser un livre qu’aucun homme ne lirait « sans la forte émotion d’une secousse électrique » [31], il lui incombait de présenter sa pensée dans une forme imagée et ainsi faire œuvre de poète autant que de philosophe. En novembre 1850, tétanisé par l’ampleur de cette tâche, il confie son désarroi à Renouvier dans les termes suivants : « Ah ! Renouvier si tu savais ! (…) l’effrayante beauté de ces pages que je voudrais tirer de leur ombre … (…) Ne parlons pas de génie, il n’est qu’en poésie, il n’y en a pas dans la science, dans cette science que je n’étais pas digne d’exposer, c’est vrai, mais elle sera exposée (plus tard) et comme je voulais, c’est tout ! » [32]. Le spectre du beau, au sens cette fois de fantôme du beau, est manifeste dans cette lettre, tout comme il se donne à lire dans les multiples ratures, reprises et renvois qui recouvrent les pages de certains de ses cahiers. À défaut d’une œuvre achevée, Lequier a laissé à la postérité des fragments dont certains témoignent éloquemment du génie poétique du philosophe [33]. Comme l’exprime très bien Léon Chestov, les œuvres fragmentaires « nous disent plus qu’une œuvre complète, achevée : l’homme n’a pas eu encore le temps d’adapter ses visions aux exigences de la société. L’introduction destinée à préparer manque encore, ainsi que la conclusion qui achève. La pensée brute et nue se dresse devant nous de toute sa hauteur, tel un rocher au-dessus des eaux, et personne encore n’essaye de justifier son arbitraire sauvage : ni l’auteur lui-même, ni le serviable biographe » [34].


Date de mise en ligne : 02/01/2013

https://doi.org/10.3917/phoir.038.0155

Notes

  • [1]
    Cahier C (Ms 250), fol. 15.
  • [2]
    J. Lequier, La recherche d’une première vérité, Saint-Cloud : impr. de Mme Vve Belin, 1865 (120 ex).
  • [3]
    La philosophie de J. Lequier est aussi connue à l’étranger : en Italie, grâce à la traduction en italien des Œuvres complètes de Lequier par A. Del Noce (1968) et aux États-Unis, grâce aux éditions en langue anglaise de plusieurs de ses textes, coordonnées par D. Wayne Viney (1998-1999). Viney est aussi l’auteur de nombreux articles sur Lequier. Pour de plus amples détails concernant les éditions des textes de Lequier et les travaux sui lui ont été consacrés, se reporter à la Bibliographie commentée de J. Lequier, réalisée par D. Wayne Viney et G. Le Brech, Cahiers Jules Lequier, n° 2, Association les amis de J. Lequier, 2011.
  • [4]
    Afin de faire connaître la vie et l’œuvre de Lequier, une association des amis de Jules Lequier a été crée en 2010. Son objectif est de rassembler les personnes intéressées par l’œuvre et la vie du philosophe et d’organiser des manifestations à son sujet (commémorations, journées d’études, expositions). Ainsi, l’association à participé à la préparation d’une exposition sur Jules Lequier, coordonnée par le pôle patrimonial des Bibliothèques de Saint-Brieuc, dans le cadre des 150 ans de la naissance du philosophe (exposition qui se tient à la bibliothèque centrale de Saint-Brieuc, au mois d’octobre 2012). Par ailleurs, l’association édite et diffuse une revue annuelle, les Cahiers Jules Lequier, qui regroupe des documents (rééditions et inédits) et des études sur J. Lequier autour d’une thématique. Pour de plus amples informations, consulter le site Internet de l’association : http://juleslequier.wordpress.com.
  • [5]
    Le Fonds J. Lequier désigne l’ensemble des manuscrits et lettres du philosophe, complété par des documents sur Lequier et ses proches regroupés par son premier biographe P. Hémon. Le Fonds J. Lequier, bien connu des spécialistes du philosophe, est conservé au sein des fonds patrimoniaux du service commun de la documentation de l’Université de Rennes I.
  • [6]
    Une trentaine de pages du Cahier B ont été reproduites sous la forme de fac-similés, avec retranscriptions, dans le dernier Cahier J. Lequier, n°3, Association les amis de J. Lequier, 2012, p. 4-101.
  • [7]
    Texte initialement publié par J. Grenier dans les Œuvres complètes de Jules Lequier, Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 385-391, présenté et reproduit par nos soins dans l’édition du conte breton de Lequier La fourche et la quenouille, éditions Folle Avoine, 2010, p. 47-54.
  • [8]
    Sauf le fragment du f° 90 du Cahier C (Ms 250), qui est intégralement inédit.
  • [9]
    Cahier C (Ms 250), f° 88.
  • [10]
    « Rappelle-toi qu’il y a des choses dangereuses : l’étude, la méthode, la pensée même, le sentiment du beau. Quand on les touche du bout du doigt, elles nous brûlent : elles nous sauvent quand nous les prenons à brassée. Repousse toutes ces hyperboles si tu veux. Voilà la pensée à laquelle je voulais m’arrêter. Il y a une logique pour les âmes fières, qui ne sera jamais comprise des âmes serviles, courbées sous le joug du préjugé et des habitudes. Elle est écrite dans une langue inconnue qu’il faut deviner pour pouvoir l’entendre. », Lettre de Jules Lequier à Mathurin Le Gal La Salle du 24 décembre 1839, Œuvres complètes, p. 497.
  • [11]
    Voir les pages consacrées à ce sujet dans notre essai biographique J. Lequier, éditions La Part Commune, 2007, p. 33-39.
  • [12]
    Nous avons notamment publié un passage de Corlay retrouvé dans le Fonds J. Lequier en annexe de notre essai biographique J. Lequier, La Part Commune, Rennes, 2007, p. 112-114.
  • [13]
    Cf. Lettre de Baptiste Jacob à Prosper Hémon, du 24 septembre 1890, MS 295, pièce 26, Fonds Jules Lequier. Voir Cahiers Jules Lequier, n° 3, 2012, Association les amis de Jules Lequier, p. 43-44.
  • [14]
    « Science et poésie. Postulatum ». Cahier D, Ms 251.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Un schéma du Cahier D explicite très clairement cette idée (voir infra, p. 172).
  • [19]
    Cahier H, f° 74.
  • [20]
    « Science et poésie. Postulatum ». Cahier D, Ms 251.
  • [21]
    Ibid. « La Feuille de Charmille », texte propédeutique à l’œuvre philosophique monumentale projetée par Lequier, est une magnifique illustration de « ces inspirations de la Poésie qui sont comme le pressentiment de la Science ». Ce court texte que Lequier considérait comme le seul véritablement achevé et digne d’être publié, témoigne par sa forme de sa volonté de faire œuvre de poète autant que de philosophe, ou plus précisément de faire œuvre de philosophe-poète, à l’instar de son contemporain Søren Kierkegaard (avec qui Lequier a souvent été comparé bien que les deux philosophes n’aient pas eu connaissance l’un de l’autre). Il en est de même pour le conte d’inspiration biblique et mythologique Abel et Abel, qui contient des passages dans lesquels philosophie et poésie s’interpénètrent d’une façon saisissante, produisant une philosophie imagée apte à toucher le grand public. A contrario, les deux autres textes plus connus de Lequier, à savoir Le problème de la science (Comment trouver, comment chercher une première vérité) et Le dialogue du prédestiné et du réprouvé, malgré leur forte teneur philosophique, témoignent des errements et apories rencontrés par Lequier s’engageant dans la voie de l’enquête spéculative et du dialogue philosophique.
  • [22]
    Cette notion de puissance se retrouve par ailleurs dans de nombreux fragments de Lequier sur le mystère de la Trinité, cf. A. Clair, Métaphysique et existence, essai sur la philosophie de Jules Lequier, Vrin, 2000.
  • [23]
    Cahier C, f° 88.
  • [24]
    Cahier C, f° 89.
  • [25]
    Ibid.
  • [26]
    Cahier C, f° 88.
  • [27]
    Cahier C, f° 89.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Cahier H, f° 74-75.
  • [30]
    Cf. Encylopédie, traduction de M. de Gandillac, Editions de Minuit, 1991. Notons que Novalis, comme Lequier, a été très influencé par l’idéalisme subjectif de Fichte.
  • [31]
    Lettre de Jules Lequier à Charles Renouvier du 10 novembre 1850, Œuvres complètes, p. 543.
  • [32]
    Ibid., p. 541 et 543.
  • [33]
    Cf. La dernière page. Dans ce poème considéré comme le dernier texte écrit par Lequier, le philosophe se compare à un pin solitaire battu par les vents de la mer. Il est intéressant de noter que Nietzsche, dans le dernier poème qu’il ait écrit avant de sombrer dans la folie, se compare lui aussi à un pin solitaire (« Parmi les oiseaux de proie », Dithyrambes de Dionysos).
  • [34]
    L. Chestov, Les révélations de la mort, Dostoïevsky, Tolstoï, Paris, Plon, 1923, p. 162.

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