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Article de revue

Quelques notes sur un « progrès républicain et humain »

Pages 101 à 107

Notes

  • [1]
    Article écrit à l’été 2011, soit moins d’un an avant les élections présidentielles de 2012.
  • [2]
    L’Instinct de conservation, Paris, Éditions du Félin, 2011.
  • [3]
    Défendu par Alima Boumediene-Thiery, du parti Europe Écologie – Les Verts.
  • [4]
    La majuscule est du rédacteur de la proposition de loi.
  • [5]
    « Quand on disait que c’étaient des réacs ! », intervention d’un député lors de l’examen de la proposition de loi le 9 juin 2011.
  • [6]
    « Homoparentalité, embryons : le Sénat ringardise l’Assemblée », Rue 89, 8 avril 2011.
  • [7]
    « Mariage gay : la droite se décoince », Libération, 25-26 juin 2011.

1L’idée de progrès a peu la faveur du discours politique pré-électoral [1]. Le pessimisme de nos contemporains ne les rend guère réceptifs au constat ou à la promesse d’une amélioration du bien-être économique, de la redistribution des richesses, de la connaissance ou du vivre-ensemble. Dans une société marquée par une forte sensibilité au risque, la sécurité sous toutes ses formes est au programme des partis, qui nous donnent à lire dans leurs projets des rhétoriques largement empruntées aux compagnies d’assurance. Exception à cette règle, un changement majeur est proposé à la société française sous les auspices du progrès « républicain et humain » ou d’un « progrès de civilisation » : l’ouverture du mariage et de l’adoption à des couples de même sexe.

2J’ai écrit ailleurs [2] combien il me semble nécessaire pour un conservatisme éclairé d’assumer l’idée de progrès et de la reprendre à son compte, dans un monde politique où le culte de l’immédiateté et la nécessité d’inscrire l’action publique dans le temps spectaculaire de la démocratie d’opinion l’ont fait passer au second plan. Le lien me paraît aller de soi entre le souci conservateur de la transmission et l’idée régulatrice selon laquelle nos sociétés peuvent et doivent progresser, pourvu que nous l’affranchissions des providentialismes issus de la Révolution et que nous tenions le plus grand compte des progrès, fragiles par nature, dont nous héritons.

3Mais la sensibilité conservatrice a aussi (et d’abord) pour caractéristique cette attitude de mise en examen de la modernité qui fait refuser au conservateur de prendre pour argent comptant toute transformation qui lui est présentée comme une avancée sociale. C’est à ce titre qu’il m’a semblé devoir interroger cette question du mariage homosexuel et de l’adoption d’enfants par les personnes de même sexe, qui sera sans doute un des points de clivage des élections à venir.

4Ce débat ne me paraît pas véritablement traité en raison. Point souvent souligné, des passions de peur ou de haine des personnes homosexuelles peuvent être observées chez certains des adversaires du changement de législation. A l’inverse, dans les groupes politiques qui lui sont favorables, et où l’on peut marquer son désaccord sur les propositions économiques et sociales (âge légal du départ à la retraite, recours à l’énergie nucléaire, emplois-jeunes…), il n’est plus aucune voix dissidente s’opposant à cette mutation, aucun positionnement en décalage avec l’opinion dominante. L’unanimité à propos d’un changement aussi radical a quelque chose de surprenant, de « soupçonnable » : il me paraît donc important d’interroger cette unanimité et, partant, la vision du monde qui la sous-tend.

Une indiscutable transformation

5C’est en effet une transformation indiscutable que de rendre possible aux couples de personnes de même sexe le mariage et l’adoption d’enfants : une transformation d’une radicalité sans comparaison possible avec la modération des propositions politiques en matière économique, sociale, culturelle, éducative, etc. qui nous sont faites ces temps-ci. Une transformation qui vient perturber nos représentations les plus communes et notre imaginaire collectif tel qu’il se repère dans les religions, les arts et la littérature européens. En touchant au modèle de la famille, le droit change la société dans ce qu’elle a de plus originaire, de constituant. Il met fin à une convention millénaire : celle de construire le modèle de la cellule sociale de base sur une analogie avec la nature. Pour une fois, le qualificatif de « révolutionnaire » n’apparaît pas déplacé.

6Or toute transformation n’est pas nécessairement un progrès. Il faut donc veiller à la justesse de l’argumentaire politique favorable à cette proposition, d’autant qu’elle ne se heurte ni au système juridictionnel (le Conseil constitutionnel comme la Cour Européenne des Droits de l’Homme ayant renvoyé cette question devant le législateur national), ni à un obstacle budgétaire (puisqu’elle n’entraîne pas de coûts économiques directs). Le fait que la transformation soit indiscutable ne doit pas nous empêcher de discuter le fait que cette transformation soit un progrès.

Ce qui progresse

7Le parlement a eu à deux reprises à se prononcer au printemps sur cette question. D’abord à travers la discussion en avril, lors de la révision des lois de bioéthique, d’un amendement visant à élargir l’assistance médicale à la procréation à tous les couples. Ensuite via la discussion au mois de juin d’une proposition de loi visant à ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Ces textes finalement rejetés ont une valeur préfiguratrice pour les années à venir, et sont l’occasion pour les partisans de la transformation de formaliser leur argumentation.

8L’exposé des motifs de la proposition de loi, comme le communiqué qui a suivi le vote par le Sénat de l’amendement du 8 avril [3], se place résolument sous le signe du « progressisme humain et républicain ». De quoi s’agit-il précisément ? Cette référence est explicitée dans l’argumentaire de la proposition de loi, qui présente une synthèse historique des évolutions juridiques du mariage, « composée d’avancées et de retours en arrière ». On comprend donc que si le progrès n’est pas toujours définitivement acquis, il se réalise néanmoins dans l’histoire, est constatable par le législateur. Le point de référence à partir duquel on peut séparer les avancées et les retours en arrière est celui des « acquis révolutionnaires » de 1791-1792 (contrat d’union civile succédant au sacrement religieux, légalisation du divorce notamment), sur lesquels le législateur a pu revenir au cours du xix e siècle notamment (les « retours en arrière »).

9Toutefois la vision politique du mariage telle qu’elle s’exprime en 1791-1792 n’apparaît pas complètement satisfaisante puisqu’il est proposé de la modifier de façon substantielle en ouvrant le contrat aux personnes de même sexe. Il faut donc comprendre que les acquis révolutionnaires s’inscrivent eux aussi dans un cheminement historique qui les dépasse, et que rend manifeste la transformation du droit de la famille proposée par les signataires de la proposition de loi.

Émancipation et confiance dans l’individu

10A lire la proposition de loi, toutes les avancées et retours en arrière repérés par les partisans de cette transformation s’inscrivent dans une aventure téléologique, réalisation dans la société et le droit d’une double Idée : celle de l’Égalité [4] et celle de la liberté. Avant d’interroger la réalité du progrès de l’Égalité et de la liberté, il me paraît nécessaire de souligner la singularité, dans le contexte de défiance dans l’avenir qui nous caractérise, de ce discours téléologique. Ici comme nulle part ailleurs, le changement est présenté comme un progrès et l’opposition à ce changement comme un combat d’arrière-garde. Dans l’aventure téléologique de la mutation du mariage, il y a une justification de la nouveauté par la nouveauté : la transformation est bonne en tant que transformation, et ceux qui s’y opposent sont rangés par un certain discours politique et médiatique dans des catégories peu valorisantes : ce sont des « réacs » [5], des « ringards » [6], ou des « coincés » [7]. Cela explique sans doute en partie l’unanimité qui règne dans les groupes politiques qui y sont favorables, la crainte d’être renvoyé aux poubelles de l’Histoire pouvant jouer un rôle non négligeable dans la détermination politique des élus. Elle est l’une des pressions sociales « soft » les plus implacables qui soient.

11Néanmoins, si la presse peut se contenter de ce registre quasi magique, le législateur se doit d’aller plus avant dans la clarification de ce que la mutation fait progresser, de cette « maturation de la société » dont la proposition de loi visant à ouvrir le mariage aux personnes de même sexe est une manifestation. La lecture de son exposé des motifs nous donne à voir une union vertueuse : celle de la liberté et de l’égalité qui, dans le récit qui nous est proposé, ne s’opposent pas (fût-ce dialectiquement) mais se confondent : le combat pour l’émancipation de l’être humain a abouti au « principe d’Égalité » qui « a permis à l’individu social d’acquérir la liberté de s’affranchir progressivement du “moule” prédéfini auquel étaient liés certains droits et devoirs ». Le concept de « moule » n’étant lui-même pas défini, il est difficile de distinguer ici ce qui relève de l’histoire et ce qui relève de l’imagination ; plus difficile encore de déterminer ce qui doit être préservé de certaines règles touchant le mariage (prohibition de l’inceste ? nombre de contractants ? âge de la nubilité ?) qui faisaient sans doute partie dudit « moule ». De la même façon, cette absence de définition ne nous permet pas de comprendre, si ces règles doivent être maintenues, pourquoi elles doivent l’être.

12Mais le texte nous invite à la confiance, puisque le progrès constatable dans les sociétés occidentales est, aux yeux des signataires de la proposition de loi, également un progrès général de la confiance : « cette maturation de la société revient à faire plus confiance à l’individu et moins à la norme pour respecter les règles du jeu de la vie commune ». On ne peut s’empêcher de confronter cet éloge de l’individualisme aux réticences généralement manifestées ces temps-ci par les politiques à l’égard de la dérégulation (économique et financière entre autres), et au rappel à l’ordre normatif qui s’ensuit des dérives liées aux comportements antisociaux des individus – quand bien même ces derniers agissent en groupes. Il n’est pas certain que le progrès de l’individualisme soit en soi un progrès social, ni surtout qu’il soit compatible avec un progrès de l’égalité, dans la mesure où la croissance des inégalités lui est en général directement corrélable. Il faut aussi prendre conscience de la rupture philosophique qui s’exprime ici, dans un discours progressiste structuré jusqu’à il y a peu par une vision exactement inverse du rapport norme/individu (« entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »).

Progrès de l’égalité

13Reste l’argument qui me semble le plus solide : celui du progrès de l’Égalité. L’extension du mariage à tous les couples, comme le point de vue du « droit à l’enfant » met en évidence la progression d’une forme d’égalité incontestable, celle des sujets désirant, indépendamment de ce qu’il est convenu d’appeler leur orientation sexuelle. Cette progression de l’égalité s’inscrit dans le mouvement plus vaste des « politiques de la reconnaissance », et qui s’applique à étendre aux minorités des pays démocratiques les droits des majorités. Encore faut-il rappeler que, à la différence d’autres formes de discrimination, l’inégalité juridique s’agissant de l’adoption ne fait que refléter l’inégalité biologique puisque l’union sexuelle de deux personnes de même sexe ne permet pas l’engendrement.

14Surtout, à la différence d’autres « droits à », l’objet du désir est également sujet de droit. Dans l’hypothèse du « droit à l’enfant », ce sujet de droit qu’est l’enfant est essentiellement considéré comme un dû. Et l’inégalité qu’il subit en étant élevé hors de l’altérité sexuelle qui fonde la famille naturelle n’est pas prise en compte par l’argument d’égalité. Sans parler de la stigmatisation sociale auquel il est exposé, le fait de ne pas connaître la différence par nature au principe de son engendrement, différence émancipatrice et fondatrice de la relation à l’autre, est une forme de discrimination qui me paraît difficilement contestable. Grandir entre un père et une mère, dans l’expérience quotidienne de la différence et de la complémentarité des sexes, constitue une initiation à l’altérité irremplaçable pour le sujet humain.

15Que cette inégalité existe de fait n’est évidemment pas un argument pour la faire exister en droit, ni pour la promouvoir. Et le fait de s’opposer à la progression d’une inégalité de fait (ici le nombre d’enfants toujours plus étendu qui grandissent hors de la différence sexuelle) peut être lui-même revendiqué comme la recherche d’un progrès de l’égalité réelle. L’argument du progrès de l’égalité doit donc être relativisé.

16Il fait apparaître une question de fond : le progrès de l’égalité des « droits à » peut-il être préjudiciable au progrès social considéré globalement ? Si l’idée de progrès dominante se réduit à une certaine vision du progrès de l’égalité (elle-même sous-tendue par une vision consumériste des citoyens devenus sujets de « droits à »), sommes-nous condamnés à la pauvreté de ce paradigme ? Ou peut-on retrouver une vision humaniste du progrès qui dépasse la définition tronquée qui nous est proposée aujourd’hui ?

Conclusion

17Ce rapide tour d’horizon des arguments politiques en faveur de l’ouverture du mariage et de l’adoption d’enfants aux personnes de même sexe me semble faire apparaître la fragilité des arguments invoquant le progrès pour justifier du changement. La formule de Portalis souvent citée au Parlement selon laquelle il convient de « légiférer d’une main tremblante » doit évidemment être considérée lorsque le changement proposé vise à modifier la structure de la cellule familiale au fondement de la société. Pour l’instant, la fragilité des arguments justifiant le changement me semble de nature à conforter les partisans, de moins en moins nombreux, de la conservation des textes actuels. Encore faut-il que ceux-ci puissent continuer d’être entendus dans un contexte propice aux surenchères dans la « rupture ».


Date de mise en ligne : 17/04/2012

https://doi.org/10.3917/phoir.036.0101

Notes

  • [1]
    Article écrit à l’été 2011, soit moins d’un an avant les élections présidentielles de 2012.
  • [2]
    L’Instinct de conservation, Paris, Éditions du Félin, 2011.
  • [3]
    Défendu par Alima Boumediene-Thiery, du parti Europe Écologie – Les Verts.
  • [4]
    La majuscule est du rédacteur de la proposition de loi.
  • [5]
    « Quand on disait que c’étaient des réacs ! », intervention d’un député lors de l’examen de la proposition de loi le 9 juin 2011.
  • [6]
    « Homoparentalité, embryons : le Sénat ringardise l’Assemblée », Rue 89, 8 avril 2011.
  • [7]
    « Mariage gay : la droite se décoince », Libération, 25-26 juin 2011.

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