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Article de revue

Comment en est-on arrivé à admettre la dualité onde-particule ?

Pages 115 à 128

Notes

  • [1]
    J’emprunte ces exemples à R. Feymann, La nature des lois physiques, Paris, Seuil, 1980, p. 151-176.
  • [2]
    Une source lumineuse de 60 watts produit 1018 photons par seconde. Voir R. Penrose, L’Esprit, l’ordinateur et les lois de la physique, Paris, InterEditions, 1992, p. 249-250.
  • [3]
    « There is one simplification at least. Photons behave in exactly the same way as electrons ; they are both screwy, but in exactly the same way », R. Feynman, The Character of Physical Law, New York, Modern Library Edition, 1994, p. 122-123 (trad. fr. La nature des lois physiques, Paris, Seuil, 1980).
  • [4]
    « What we observe is not nature itself, but nature exposed to our method of questioning », W. Heisenberg, Physics and Philosophy : The Revolution in Modern Science, New York, Harper & Row Publishers, 1962, p. 58 (trad. fr. La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 2000).
English version

Introduction

1Dès le début de la philosophie grecque, la question de la nature ultime des « choses » que nous observons a été posée. La simple observation de la nature donnait deux représentations possibles : la contemplation de la mer donnait une image d’un continuum, alors que le sable manifestait une structure de la matière discontinue. Le philosophe, qui recherche l’unité, ne peut se contenter de cette image simpliste, d’autant plus que l’apparente continuité de l’océan peut parfaitement cacher la présence d’unités insécables appelées « atomes », et les grains de sables peuvent être conçus comme des éléments divisibles indéfiniment. En l’absence d’observation directe, les philosophes se sont divisés : les atomistes comme Leucippe ou Démocrite défendent la thèse atomiste, alors qu’Aristote est partisan de la continuité. La logique, formalisée par Aristote, en affirmant le principe de contradiction – le plus sûr de tous, disait-il – interdisait de penser que la structure ultime de la matière puisse être simultanément continue et discontinue.

2La science classique a renouvelé la question en introduisant les instruments dans l’activité scientifique. Le débat sur l’aspect continu ou discret des composants ultimes de la nature s’est porté, à partir du xviie siècle, principalement sur la lumière, car celle-ci se prêtait bien à des expériences diverses : Newton montra, à l’aide d’un prisme, que la lumière du soleil se décomposait en une série de couleurs allant du violet au rouge. Descartes donna une forme mathématique aux phénomènes de réflexion et de réfraction. Cependant aucun instrument ne permet de répondre empiriquement à la question de la nature corpusculaire (discontinue) ou ondulatoire (continue) de la lumière. Newton est atomiste et son autorité exceptionnelle – due à ses travaux sur les lois de la mécanique rationnelle – fait que la communauté scientifique britannique se rallie à la thèse corpusculaire alors que, sur le continent, Huygens, Descartes, Leibniz défendent la thèse ondulatoire. À ma connaissance, peu de débats concernent cette question.

3En 1807, la communauté scientifique anglaise fut très contrariée par un article de Thomas Young (1773-1829), publié dans la revue de la Royal Society. Young décrivait ce que l’on appelle aujourd’hui l’expérience des fentes de Young, qui impose une interprétation ondulatoire de la lumière. Une critique anonyme de ses travaux entraîna son expulsion de l’académie. Augustin Fresnel (1788-1827) proposa un modèle mathématique des franges d’interférences, caractéristique d’une nature ondulatoire de la lumière, qui convainquit toute la communauté des physiciens de l’époque. En 1827, il fut même élu à la Royal Society pour ses travaux sur la lumière.

4En 1850, Léon Foucault conforta encore l’aspect continu de la lumière en réalisant une très belle expérience de comparaison des vitesses de la lumière dans l’air et dans l’eau. Jusqu’à la fin du siècle, l’affaire paraissait close…

5Aujourd’hui, il est unanimement admis que la lumière, et aussi tous les constituants de base de la matière, présentent un double aspect continu et discret (discontinu). Nous désignons ce fait empirique fondamental : dualité onde-corpuscule. Aussi, devons-nous penser une même « chose » comme la lumière ou un électron, et comme les vagues de la mer (onde) et comme un grain de sable (corpuscule). Alors que la réponse à la question de la nature ultime des « choses », bien que problématique, paraissait devoir être un choix entre le continu et le discret, nous sommes contraint d’admettre que l’expérience nous impose de penser le continu et le discontinu ensemble.

6Cette réponse totalement insolite ne s’est imposée que sous la contrainte de l’observation attentive des phénomènes naturels à l’aide d’instruments adéquats.

1 – L’expérience des fentes de Young

7Afin de bien souligner l’aspect « scandaleux » du comportement des « objets » quantique, je vais présenter l’expérience des fentes de Young, tout d’abord avec des objets familiers [1], puis avec des électrons, constituants importants de tous les atomes.

8L’instrument utilisé est très simple (fig. 1) : nous disposons d’une source produisant un phénomène donné qui se propage vers un écran percé de deux fentes, qui peuvent être occultées à volonté puis, derrière l’écran, nous plaçons un dispositif permettant de recueillir les effets des phénomènes ayant traversé une ou bien deux fentes. Évidemment, la source, l’écran et le dispositif de recueil des effets seront différents selon le phénomène étudié.

1.1 – Expérience de Young avec des balles de mitrailleuse

9Si la source est une mitrailleuse projetant des balles dans diverses directions, l’écran devra être assez solide pour arrêter toutes celles qui ne passeront pas par les fentes. Afin de repérer le lieu d’impact des balles ayant passé par une des fentes, nous disposons derrière l’écran d’un système tel que chaque balle y laisse une trace visible. Ainsi, le lieu et le nombre d’impacts nous sont connus. Afin que l’analogie avec les électrons soit possible, nous supposerons une condition certainement difficile à réaliser avec des balles : toutes les balles qui passent dans une fente, même celles qui heurtent ses bords, arrivent entières sur le système de comptage. On suppose qu’il n’arrive jamais une partie de balle.

10Voici schématiquement le dispositif expérimental :

Figure 1

Seule la fente n° 1 est ouverte

Figure 1

Seule la fente n° 1 est ouverte

La plupart des balles issues de la source sont arrêtées par l’écran. Les quelques balles qui passent par la fente n° 1 arrivent une à une. Celles-ci ne se situent pas toutes sur une ligne parallèle à la fente mais se répartissent – sur la longue durée – selon une courbe de la forme de N1(x). Cette dispersion s’explique bien par le fait que certaines sont déviées par les bords de la fente.
Figure 2

Seule la fente n° 2 est ouverte

Figure 2

Seule la fente n° 2 est ouverte

Les phénomènes observés sont tout à fait analogues au cas précédent. Bien évidemment la courbe N2(x) se trouve déplacée de telle sorte que son maximum soit situé sur la droite source-fente n° 2, correspondant aux balles traversant la fente sans déviation. La distance source-écran devrait être beaucoup plus grande que celle représentée.

11Si nous reproduisons la même expérience avec les deux fentes ouvertes, nous pouvons prévoir aisément que la répartition des balles arrivant sur le compteur correspond à la somme des balles passant par les fentes n° 1 et n° 2. Nous n’avons aucune raison de penser que l’ouverture d’une deuxième fente puisse exercer la moindre influence sur les balles passant par l’autre fente. J’insiste sur ce point car nous allons voir qu’il n’en est pas de même pour les « choses quantiques ».

Figure 3

Les deux fentes sont ouvertes

Figure 3

Les deux fentes sont ouvertes

Nous ne sommes pas étonnés qu’à chaque point x nous comptions après un temps identique aux deux expériences précédentes, un nombre de balles égal à la somme de celles comptées précédemment. Aussi avons-nous N12(x) = N1(x) + N2(x) (courbe en pointillées).

12Quel que soit le dispositif choisi, le lieu d’arrivée d’une balle particulière est imprévisible. Cela s’explique facilement puisque notre mitrailleuse est supposée lancer des balles dans de nombreuses directions sans que nous connaissions celles-ci à l’avance. Cependant les courbes Ni(x) nous fournissent des indications précieuses. Ainsi au point A assez éloigné de la fente n° 1, il n’y a jamais un seul impact de balle, alors qu’au point C, situé à égale distance des deux fentes, les nombres de balles arrivant, lorsque l’une quelconque des fentes est ouverte, sont égaux. Les courbes Ni(x) sont utiles, si l’on observe globalement le phénomène, pendant une durée suffisante : elles nous fournissent la probabilité d’arrivée d’une balle en un point x donné. Ainsi, si les deux fentes sont ouvertes, la probabilité d’arrivée d’une balle en C est très supérieure à celle pour les points B ou D. Nous dirons que les phénomènes sont très largement indéterministes si on les étudie individuellement alors qu’ils sont parfaitement déterministes pris globalement : nous désignons ce type de déterminisme par déterminisme statistique.

1.2 – Expérience de Young avec des ondes

13Les phénomènes ondulatoires sont caractérisés par la continuité. Alors que, dans le dispositif précédent, l’arrivée d’une balle était un phénomène discret (il y a une balle ou non), une onde peut prendre une infinité de valeurs entre un maximum et un minimum. Ainsi, si l’on jette un caillou dans l’eau d’une piscine initialement au repos, on remarque que sur les bords, l’eau se déplace verticalement de part et d’autre de sa position initiale. On conçoit facilement que l’amplitude de déplacement [–h, +h] soit proportionnelle à l’intensité transmise par la pierre.

14Une onde a besoin d’un support matériel pour se transmettre, mais aucune masse n’est déplacée dans sa direction. Dans un milieu donné, une onde se déplace plus vite qu’un corps solide : ainsi la vitesse de propagation d’un Tsunami (phénomène ondulatoire) est d’environ 700 km/h alors qu’une torpille ne dépasse guère 70 km/h. Cela se comprend si l’on note qu’une torpille doit déplacer une masse d’eau équivalente à son volume à la différence d’un Tsunami.

15Voyons maintenant comment deux ondes de même période se combinent :

Figure 4

Composition de deux ondes périodiques : interférences

Figure 4

Composition de deux ondes périodiques : interférences

Figure du haut : Les deux ondes sont en opposition de phase. L’onde résultante est la somme pour chaque position de deux quantités (h et –h) opposées. Le support matériel sera très peu perturbé.
Figure du bas : Les deux ondes sont en phase. Les fluctuations du milieu sont maximales, elles varient entre –2h et 2h. Ces deux cas sont extrêmes, toutes les valeurs intermédiaires sont présentes puisqu’il s’agit d’un phénomène continu.

16Une dernière remarque : le phénomène ondulatoire s’atténue à mesure qu’il s’éloigne de sa source.

17Voici donc le dispositif expérimental des fentes de Young que l’on peut concevoir, par la pensée, pour un phénomène ondulatoire à notre échelle.

18L’ensemble du dispositif de Young est plongé dans une masse d’eau. La source se trouve derrière un trou et produit une onde parfaitement régulière en déplaçant un dispositif ad hoc verticalement. Une sorte de digue arrête toute onde produite par la source sauf en deux fentes. Celles-ci peuvent alternativement être ouvertes ou fermées. Ainsi une fraction de l’onde source peut passer la digue écran. La mesure du phénomène résultat consiste à évaluer la hauteur de l’eau selon la droite x précédente. Imaginons une succession de bouchons dont on mesure la hauteur h par rapport au niveau de l’eau en parfait équilibre.

19Étudions le cas où une seule fente est ouverte :

Figure 5

Seule la fente n° 1 est ouverte

Figure 5

Seule la fente n° 1 est ouverte

La courbe I1(x) ressemble beaucoup à celle donnée par les balles. Cependant nous savons qu’elle est de nature continue alors que N1(x) était le résultat d’un comptage (phénomène discontinu). Le maximum se trouve en face de la fente n° 1 et s’atténue à mesure que l’onde doit parcourir une plus longue distance.
Figure 6

Seule la fente n° 2 est ouverte

Figure 6

Seule la fente n° 2 est ouverte

Le phénomène est analogue. Le long de la digue d’observation, le niveau de l’eau fluctue entre –h2(x) et +h2(x) et la courbe I2(x) = [h2(x)]2. La forme de cette courbe exprime l’atténuation du phénomène à mesure que l’onde parcourt une plus longue distance.

20Voyons maintenant le cas où les deux fentes sont ouvertes. Avec ce qui a été dit sur la composition de deux ondes de même période (ce qui est le cas puisque les deux ondes proviennent de la même source), le lecteur ne sera pas étonné de voir apparaître une zone très perturbée au point X (fig. 7) sur la médiane du segment séparant les deux fentes puisque les deux ondes sont en phase et ont parcouru la moindre distance. Puis, de chaque côté, nous constatons une zone très peu agitée correspondant au lieu où les deux ondes sont en opposition de phase. Cette alternance se reproduit en s’atténuant car la distance aux sources augmente.

Figure 7

Phénomène d’interférence lorsque les deux fentes sont ouvertes

Figure 7

Phénomène d’interférence lorsque les deux fentes sont ouvertes

21À la différence notable de l’expérience de Young avec des balles, la courbe résultante I12(x) n’est pas égale à la somme des courbes obtenues avec une seule fente ouverte. Le phénomène dit d’interférence est le propre des ondes : c’est comme sa signature. Au début du xixe siècle, ce phénomène était parfaitement connu et c’est l’apparition d’interférences qui permit à Thomas Young de convaincre la communauté des physiciens de la nature ondulatoire de la lumière.

22La perturbation h12(x) est bien la somme des perturbations provoquées par les deux ondes : h12(x) = h1(x) + h2(x) mais, à la différence du comptage des balles, il s’agit d’un nombre algébrique variant continûment entre un minimum négatif et un maximum positif. L’intensité du phénomène I12(x) = [h12(x)]2 varie très rapidement selon les variations de h1(x) et h2(x).

23* * *

24Je viens de présenter deux expériences de pensée, l’une faisant intervenir un corpuscule (les balles) et l’autre des ondes. Ces expériences utilisent un dispositif commun qui a été proposé par Thomas Young. Lorsqu’une seule fente est ouverte, les phénomènes observés sont comparables (les courbes N1(x) et I1(x) sont analogues) mais certes pas identiques : dans le premier cas, il s’agit d’un comptage régi par le tout ou rien, alors que dans le deuxième cas il s’agit d’un phénomène continu évalué par une mesure donnant un nombre algébrique.

25La situation est toute différente dans le cas où les deux fentes sont ouvertes : avec les balles, la probabilité de présence d’une balle, à une certaine position, est égale à la somme des probabilités de chaque phénomène alors que des interférences apparaissent dans le cas ondulatoire.

26Nous voici dans une situation très prisée par les scientifiques qui donnent une valeur décisive à l’expérience. Nos ancêtres ont largement débattu de la nature continue ou discrète de la matière. Leur débat était nécessairement spéculatif puisqu’ils ne disposaient pas d’une expérience dite « cruciale » qui permettait d’accepter ou de rejeter une des alternatives. Les fentes de Young nous donnent cette expérience : si des interférences apparaissent lorsque deux fentes sont ouvertes, alors le phénomène étudié est certainement ondulatoire et continu, sinon il est corpusculaire et discret.

27Nous allons montrer que cette conception est certainement fausse, même si elle été affirmée pendant des siècles. L’erreur est d’ordre logique. L’expérience cruciale présuppose, sans débat, que deux solutions seulement soient possibles. L’expérience des fentes de Young avec des « choses quantiques » (je ne peux dire « particules ») va nous révéler une tierce solution tout à fait inimaginable : il faut penser ces objets étranges que l’on appelle photons, électrons, neutrons etc. simultanément comme onde et corpuscule.

1.4 – Expérience des fentes de Young avec des « choses quantiques »

28La description précédente va nous faciliter grandement la tâche puisque nous savons désormais à quoi nous attendre selon que l’on pose comme hypothèse le discret ou le continu. Je vais montrer que chaque hypothèse est partiellement validée dans certaines conditions alors que, dans d’autres cas, elle est réfutée avec certitude. Maintenant il ne s’agit plus d’expériences de pensées mais de très réelles et très nombreuses « manips » de laboratoire. Aussi puis-je donner, au moins schématiquement, des indications précises sur les observations faites. Ces expériences ont été faites avec de très nombreuses « choses quantiques », et je choisirai l’électron car nous disposons d’instruments permettant de très bien contrôler son flux. De plus l’électron interagit avec la lumière, ce qui nous sera utile.

29Les expériences dans le monde subatomique sont complexes techniquement. Je ne ferai qu’une description de principe. La source est un canon à électrons dont on peut choisir à volonté le débit entre quelques électrons par secondes jusqu’à des milliards par secondes. Les fentes sont, à l’évidence, beaucoup plus étroites que celles décrites pour les balles : leur largeur sera bien plus petite qu’un millimètre. L’énergie des électrons, supposée constante, est faible, aussi une fine plaque métallique servira d’écran. L’électron étant chargé électriquement, il existe de nombreux détecteurs capables de repérer l’arrivée de l’un d’eux et de donner sa position dans le plan perpendiculaire au faisceau.

30Ouvrons une seule fente avec un débit faible d’électrons de la source. Nous avons le résultat suivant :

Figure 8

Seule la fente n° 1 est ouverte

Figure 8

Seule la fente n° 1 est ouverte

Si le débit du canon à électron est faible, une figure de diffraction apparaît. Les points d’impacts sont visibles et caractérisent un phénomène discret. Il est possible de compter les impacts. Le phénomène est régi par la règle du tout ou rien. La densité de présence des électrons est conforme à la courbe N1(x).

31Cette première expérience conforte l’hypothèse que les électrons sont des particules. Si le débit augmente ainsi que la durée, l’écran sera noir au centre et grisé sur les bords à cause de l’augmentation des impacts, ce qui pourrait paraître un phénomène continu. La dynamique du processus nous évite de conclure ainsi. L’apparence continue provient de l’augmentation de la densité de points.

32Maintenant ouvrons les deux fentes, nous avons ceci :

Figure 9

Les deux fentes sont ouvertes

Figure 9

Les deux fentes sont ouvertes

Étudiée globalement, la répartition des impacts sur le détecteur indique clairement des franges d’interférences. La frange centrale est particulièrement marquée et est encadrée par deux zones quasiment vierges d’impacts. L’alternance de franges sombres puis claires se répète en s’atténuant. Cette figure est caractéristique de phénomènes ondulatoires.
En revanche l’image montre parfaitement des points d’impacts bien localisés lorsque le débit du canon à électron est faible. La probabilité de présence est donnée par une courbe N12(x) comparable à la courbe I12(x) précédente. À la différence de l’étude avec les balles, nous avons :
N12(x) ? N1(x) + N2(x).
La dualité onde-corpuscule s’impose !

33Thomas Young n’a pas noté cette dualité pour une raison technique. Il a réalisé cette expérience avec une source lumineuse trop puissante [2]. Avec une seule fente ouverte, la tache de diffraction apparaît continue. Le phénomène pouvait parfaitement être interprété comme ondulatoire puisque N1(x) et I1(x) ont des formes comparables. Comme lorsque les deux fentes sont ouvertes, les franges d’interférence apparaissent, il a convaincu la communauté que la lumière étant uniquement ondulatoire. Il a fallu attendre le xxe siècle pour admettre la dualité onde-corpuscule (continu-discret).

34Je voudrais souligner plusieurs aspects de ces résultats expérimentaux, totalement contre intuitifs, mais qui sont imposés par l’expérience. Cela ne concerne que le cas où les deux fentes sont ouvertes simultanément.

35Tout d’abord les phénomènes mesurés sur le détecteur sont bien régis par le tout ou rien : il y a un électron repéré ou pas d’électron. Si l’on affaiblit la source, le nombre d’électrons détectés diminue mais ces derniers gardent la même intensité. Si la source est très faible nous ne comptons jamais deux électrons en même temps. Par ailleurs nous ne repérons jamais une partie d’électron.

36Aussi, est-il légitime de compter les électrons par la courbe N12(x). Et pourtant nous n’avons plus, comme pour les balles de mitrailleuses, la relation simple N12(x) = N1(x) + N2(x). Ainsi, au point A (fig. 9), N1(A) présente un maximum – beaucoup d’électrons sont comptés – alors que N12(A) est minimum. Or, la seule différence entre les deux mesures est l’ouverture de la fente n° 2. Ainsi devons-nous admettre que l’électron passant par la fente n° 1 est perturbé par les électrons qui traversent la fente n° 2 ! De même en I, nous avons l’inégalité : N12(I) > N1(I) + N2(I) !

37Ces résultas expérimentaux sont proprement scandaleux en ce sens qu’ils n’avaient jamais été envisagés depuis l’origine de la philosophie de la Nature. D’autant plus qu’ils ne caractérisent pas seulement les électrons, mais toutes les « choses » quantiques.

38Richard Feynman exprime ce constat avec humour et peut être un certain dépit :

39

Il y a au moins une simplification. Les photons se conduisent exactement de la même manière que les électrons : ils sont tous « dingues » mais exactement de la même manière [3].

40Un point doit être souligné dès maintenant : l’influence des instruments est capitale. Selon que l’on examine les phénomènes avec une ou deux fentes ouvertes, les résultats observés montrent une nature corpusculaire des électrons (semblable aux balles de mitrailleuses) ou bien un aspect typique des ondes (les franges d’interférences). Nous sommes face à un dilemme : sans instrument – du point de vue de l’expérience – rien ne peut être dit au sujet de la nature discrète ou continue de la matière. Avec les instruments nécessaires nous éprouvons que ceux-ci modifient le cours de la nature ! Heisenberg souligne ce point :

41

Ce que nous observons n’est pas la nature elle-même, mais la nature soumise à notre méthode de questionnement [4]. [Cette méthode est mise en œuvre par nos instruments]

42À partir du moment où nous reconnaissons que les électrons, à travers l’instrument de Young, se comportent d’une manière totalement contreintuitive, nous sommes en droit d’élaborer des hypothèses les plus irréalistes. Par exemple, nous pouvons supposer que l’électron, sous sa forme corpusculaire, se divise en deux, chaque partie passant par un trou, pour se reconstituer en une unité sur le détecteur (fig. 9). Pour ce faire, éclairons vivement une fente. Un détecteur adéquat « verra » clairement que les électrons passent entiers par celle-ci… mais le phénomène d’interférence disparaît ! Si nous diminuons progressivement l’intensité lumineuse, nous ne « verrons » plus les électrons et le phénomène d’interférence réapparaît ! La nature a déjoué notre attente. Ainsi, nous devons renoncer à une caractéristique la plus évidente du mouvement des « substances » pour la science classique : je veux parler de l’intelligibilité de la trajectoire des électrons. Il est impossible de connaître par quelle fente est passée une particule repérée sur le détecteur !

43Les deux tableaux suivants résument l’opposition de points de vue entre la science classique et la science quantique :

Figure 10

Synthèse

Figure 10

Synthèse

L’étude du mouvement préoccupe la philosophie de la nature depuis la Grèce classique. La science classique, grâce aux instruments, a corrigé beaucoup d’affirmations erronées du passé. La plus emblématique est la loi de la chute des corps énoncée par Galilée puis Newton à la base de la mécanique rationnelle. La connaissance de la trajectoire permet de faire des prévisions innombrables très fréquemment vérifiées par l’expérience. Les phénomènes ondulatoires sont explorés à partir de Huygens. Dès le début du xixe siècle, Fresnel donne un modèle mathématique de l’expérience de Young qui « explique » bien les franges d’interférences caractéristiques des phénomènes ondulatoires. Depuis ses origines, les philosophes ont discuté de la nature ultime des substances du monde. Les physiciens se sont ralliés à la thèse de la continuité après l’expérience de Young. L’expérience, dans le champ de la microphysique, nécessite de changer radicalement de cadre de référence. Il faut admettre la dualité onde-corpuscule comme un fait d’expérience incontournable. Ainsi, la question de la nature ultime de la matière reçoit une réponse totalement imprévisible : il n’y a pas de réponse positive à cette question !

44Du point de vue logique, la dualité onde-corpuscule s’exprime à l’aide d’une double réfutation :

  • l’hypothèse ondulatoire est réfutée : les électrons arrivent un à un ;
  • l’hypothèse corpusculaire est réfutée : il y a des interférences.

45La dualité onde-corpuscule doit être distinguée du dualisme : par exemple, Descartes affirme que le corps et l’esprit sont deux substances que l’on peut parfaitement distinguer mais qui cependant coopèrent. Tel n’est pas le cas de la « chose » quantique puisque ses caractères corpusculaires et ondulatoires doivent être conçus ensemble.

46La « chose » quantique est duale et le concept qui la désigne contient une contradiction. Cette situation ne provient, en aucun cas, d’un discours spéculatif, mais d’innombrables expériences analogues à celles des fentes de Young. De plus, la dualité onde-corpuscule est affirmée pour toutes les « choses » quantiques (il y en a quelques dizaines d’espèces), pour tous les temps et tous les lieux. Cette affirmation d’universalité doit être entendue comme une preuve d’humilité : en effet, cela rend la notion de dualité extrêmement sensible à la réfutation. Une seule expérience contraire, à la condition qu’elle soit reproductible, la mettrait en doute. Or, depuis une centaine d’années, aucune expérience de ce type n’a été rencontrée. L’histoire des sciences nous conduit à prédire qu’une telle expérience surviendra peut être un jour. Ainsi la loi de la gravitation « universelle » de Newton a été crue vraie pendant trois siècles, mais n’avait pas été testée pour des mobiles se déplaçant à très grande vitesse. Or les prévisions de la loi de Newton sont réfutées dans ce cas, et cette théorie doit être remplacée par celle d’Einstein. En revanche, la loi d’Einstein fait exactement les mêmes prévisions que celle de Newton pour les mobiles se déplaçant à faible vitesse, domaine où un nombre d’expériences considérable avait donné toute satisfaction.

47Il est donc tout à fait possible qu’une « chose » quantique dans des conditions particulières n’exhibe pas la dualité onde-corpuscule, alors il est très probable que toutes les théories quantiques devront être reprises sur des bases nouvelles. Mais il ne paraît guère concevable que les expériences actuelles montrant une dualité soient remises en cause.

48Aussi, la dualité onde-corpuscule s’impose à notre esprit pour longtemps et mérite une herméneutique nécessairement nouvelle puisque la dualité n’avait jamais été conçue avant le début du xxe siècle.

Notes

  • [1]
    J’emprunte ces exemples à R. Feymann, La nature des lois physiques, Paris, Seuil, 1980, p. 151-176.
  • [2]
    Une source lumineuse de 60 watts produit 1018 photons par seconde. Voir R. Penrose, L’Esprit, l’ordinateur et les lois de la physique, Paris, InterEditions, 1992, p. 249-250.
  • [3]
    « There is one simplification at least. Photons behave in exactly the same way as electrons ; they are both screwy, but in exactly the same way », R. Feynman, The Character of Physical Law, New York, Modern Library Edition, 1994, p. 122-123 (trad. fr. La nature des lois physiques, Paris, Seuil, 1980).
  • [4]
    « What we observe is not nature itself, but nature exposed to our method of questioning », W. Heisenberg, Physics and Philosophy : The Revolution in Modern Science, New York, Harper & Row Publishers, 1962, p. 58 (trad. fr. La nature dans la physique contemporaine, Paris, Gallimard, 2000).
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