1Emmanuel Falque, Dieu, la chair et l’autre, PUF, Épiméthée, 2008.
2Pour qui ne connaît pas l’œuvre déjà impressionnante d’Emmanuel Falque, son dernier livre Dieu, la Chair et l’Autre, peut sembler étonnant, voire provoquant. Rappelant la façon dont Péguy célébrait Descartes – « ce cavalier français qui partit d’un si bon pas » (il voulait ainsi rendre hommage à l’audace de son entreprise) –, Emmanuel Falque n’hésite pas à user de métaphores sportives. Il qualifiait ainsi son étude sur St Bonaventure d’ « essai » dont le lecteur devait évaluer la « transformation ». Autrement dit, « L’arbre doit être jugé à ses fruits ». Confiance dans le bien-fondé de son entreprise, sentiment de sa nécessité, conscience de sa nouveauté et des risques encourus se rejoignent dans de telles affirmations. L’ensemble de sa démarche, dont l’unité et la cohérence apparaissent de plus en plus visibles, au fil de ses différents livres, prend bien en effet la forme d’un pari, dont le lecteur, philosophe ou théologien est invité à vérifier la fécondité.
3A cet effet Emmanuel Falque expose toujours clairement ses hypothèses et ses principes fondamentaux : la théologie peut nourrir utilement la démarche philosophique et la transformer. La pensée médiévale peut efficacement éclairer la réflexion contemporaine à condition, selon la formulation d’Alain de Libéra que rappelle Emmanuel Falque, « de ne pas travailler le Moyen âge sans laisser le Moyen âge travailler en nous ». La philosophie moderne, sous la forme de la phénoménologie, permet de dégager les potentialités et les richesses de la théologie médiévale, car la pratique des penseurs médiévaux par de nombreux aspects, s’apparente à la méthode phénoménologique – cela « saute aux yeux », affirme Emmanuel Falque. Ils nous enseignent à « habiter le monde », comme le fait la phénoménologie, laquelle « se laisse pratiquer et reconnaître comme manière et comme style » (Merleau-ponty). Un double gain est ainsi promis : pour la philosophie médiévale, « voir autrement les mêmes choses », pour la phénoménologie, « ouvrir son horizon à des types d’expériences qu’elle n’avait elle-même pas encore décrits ni soupçonnés ».
4La démarche d’Emmanuel Falque se dessine toujours très clairement. Le refus de toute ambiguïté et de possibles confusions se retrouve aussi à travers d’autres affirmations. C’est parce que la théologie reste pleinement elle-même qu’elle peut utilement questionner et enrichir la philosophie, qui de son côté ne doit pas renoncer à sa spécificité. Au-delà des débats traditionnels, Emmanuel Falque parle ainsi de rapports, non de subordination, mais de transformation. Il ne cache pas non plus ses convictions et qualifie son entreprise de « philosophie religieuse ». Il la situe dans la lignée de Pascal et Kierkegaard, celle de la « philosophie de la religion » qui veut conserver une certaine neutralité en matière de croyance. S’il n’est pas question d’imposer ses convictions, il n’est pas utile néanmoins de les dissimuler en « avançant masqué ». C’est pourquoi il rappelle que les penseurs médiévaux étaient animés par cette même foi, et que vouloir les étudier en en faisant abstraction risque d’en appauvrir la lecture.
5Le théologien, le phénoménologue, le croyant, chacun pour sa part, peuvent être impatients de vérifier si la fécondité postulée est bien effective. Mais le philosophe qui se refuse à prendre en compte les présupposés de la foi et de la Révélation dans sa démarche pourrait s’interroger sur l’urgence qu’il y a pour lui à tenter une telle lecture. Une double affirmation d’Emmanuel Falque dissiperait efficacement son éventuelle hésitation : il n’existe pas d’autre moyen de parvenir à une connaissance de Dieu que l’expérience et le discours humain. Emmanuel Falque aime à rappeler les paroles de St Augustin : « On ne m’a pas dit “là où il est, tu es toi aussi” mais “là où tu es, il est lui aussi” ». La dimension de la finitude est ainsi pleinement reconnue et durablement maintenue. Il faut accepter l’évocation d’une condition humaine et parfois reconnaître qu’elle parait tragiquement obturée. L’un de ses livres précédents « Le passeur de Gethsémani » l’avait bien illustré. Parallèlement, tenter de définir Dieu nous offre aussi de précieux enseignements sur la nature de l’homme. Cette fécondité anthropologique de la théologique est à inscrire dans la pertinence de sa confrontation générale avec la philosophie, qu’elle peut aider à se transformer.
6Emmanuel Falque n’hésite pas ainsi à affirmer : « plus on théologise, mieux on philosophe ». Prise de position radicale et catégorique qui appelle donc une vérification dans les travaux des penseurs patristiques et médiévaux réunis dans son livre car, selon lui, malgré les siècles qui les séparent ils participent du même mode de penser. Ces théologiens, à la lumière de leur foi, et à partir de leurs problématiques spécifiques, transforment en les enrichissant les questionnements philosophiques de leur temps mais également parfois les nôtres. Il faut donc refuser la tentative de « déthéologisation » à laquelle se livrent certains commentateurs contemporains du moyen âge. Les théologoumènes se traduisent ainsi dans des philosophèmes qui méritent d’être interrogés.
7Le programme est ainsi clairement dessiné, celui d’une confrontation entre termes théologiques médiévaux et concepts phénoménologiques modernes. Ainsi sont mis en rapport « relation et substance dans la trinité et onto-théologie (Augustin), théophanie et apparition du phénomène (Jean scot Erigène), détachement et réduction (Maître Eckhart), création d’Adam et visibilité de la chair (Irénée), incarnation christologique et épaisseur du corps (Tertullien), conversion des sens et intercorporeité (Bonaventure), communion des saints et genèse de la communauté (Origène), traité des anges et intersubjectivité (Thomas d’Aquin), appel du nom et singularité d’autrui (Duns Scot) ».
8La liste des confrontations et des transformations est impressionnante comme l’est l’érudition de son auteur. Mais elle n’est jamais écrasante ni lassante. Peut-on aller jusqu’à y trouver une dimension ludique confirmant l’aspect romanesque que certains ont reconnu à la théologie ? Car les pages se succèdent toujours stimulantes et Emmanuel Falque montre excellemment que derrière les débats théoriques et les métamorphoses des concepts, c’est de la possibilité de transformation de la vie humaine et de sa conception dont il est question. Le lecteur se découvre ainsi complice d’auteurs, de théologiens dont quelquefois il ne connaissait que le nom et dont il n’aurait jamais pu imaginer que certaines de leurs interrogations « archaïques » pourraient nourrir ses propres interrogations. Il aura parfois ses préférences et à travers les changements opérés par l’entrée en philosophie de concepts théologiques, c’est sa propre conception de la philosophie et de la vie qui pourra être éclairée ou bouleversée.
9Il est évidemment impossible de détailler les nombreuses et profondes analyses de Dieu, la chair et l’autre, ni même de les énumérer toutes. Le concept de Dieu et son entrée en philosophie offrent d’emblée un exemple particulièrement significatif de cette transformation féconde de la théologie sous l’aiguillon de la philosophie. S’agissant de Dieu, la méthode phénoménologique, appliquée au Moyen âge, ne se contentera pas de réitérer la condamnation proférée aujourd’hui presque partout en philosophie à l’égard de l’onto-théologie. Ce qu’elle retiendra, c’est « la quête d’un autre langage », capable de dire autrement ce qu’il en est du divin.
10Car l’étude des théologiens patristiques et médiévaux offre déjà une tentative de dépassement de la métaphysique à travers Augustin puis une illustration de la phénoménalité de Dieu dans sa théophanie et de sa réduction dans une impossible chosification. Est ainsi opérée une transformation positive du divin. Mais cette transformation initiale de la conception de Dieu entraînera aussi une métamorphose de celle de l’humain à travers les concepts de chair et d’altérité : « La question de Dieu détermine ainsi ce qu’il en est de notre propre rapport au corps (2ème partie) comme à ceux qui nous entourent (3ème partie : la chair) ».
11Emmanuel Falque rappelle l’affirmation de Boèce : « toutes les catégories subissent une transformation lorsqu’elles sont appliquées à Dieu ». L’enjeu « dépasse » donc le divin, les catégories nouvellement conçues auront des répercussions sur l’humain. Le questionnement théologique retentit donc sur la problématique philosophique. L’exemple d’Augustin est particulièrement emblématique de cette situation.
12L’entrée de Dieu en théologie ou philosophie modifie en effet certaines conceptions philosophiques. St Augustin pense en effet un dieu trine à l’aide des catégories d’Aristote, mais en les transformant. Il doit en effet éviter deux écueils. S’il définit les trois personnes de la Trinité comme des substances il affirme un trithéisme et tombe sous l’accusation d’arianisme. S’il les pense avec la catégorie de l’accident, il en fait de simples modes de la substance divine qui peuvent donc être contingents. Il résout le problème en faisant appel à une autre catégorie d’Aristote mais qui n’occupe chez lui que le quatrième rang, celle de relation. Le changement philosophique est d’importance : à partir de St augustin ce n’est plus la substance qui fait la relation mais la relation qui constitue la substance. La relation, au lieu d’être un mode de la substance devient consubstantielle. La Trinité brise donc le modèle aristotélicien des catégories même si une tension subsiste chez lui entre la relation « théologique » et la substance « métaphysique », car Augustin n’ira pas jusqu’au bout de son entreprise en réaffirmant la nécessité de la substance. Les conséquences du bouleversement opéré par Augustin ne sont pas seulement théologiques mais aussi anthropologiques. La Trinité permet aussi de penser différemment l’être humain et la notion de personne. Ce n’est plus l’être mais la relation qui fait la personne.
13Cette déontologisation de Dieu qui, selon Emmanuel Falque, transforme ainsi la métaphysique de l’intérieur, se vérifie aussi dans la dimension théophanique de Dieu liée à son incarnation qui révèle la figure d’un Dieu se montrant et se phénoménalisant. D’emblée le christianisme chez Scott Erigène se dit à travers le langage du corps et la relation à l’autre, une nouvelle manière d’être du divin, manifestation et phénomène. Dieu n’est jamais pour l’homme que celui qui se manifeste. Dieu, phénomène et apparition, la tonalité phénoménologique est incontestable. Dieu est acte et non état. Il est « celui qui voit » et « celui qui court », « la théophanie se substitue aux catégories, la manière d’être à l’être, le phénomène au substantiel ». La préoccupation majeure est d’éviter une réification de Dieu. « Ce n’est pas L’homme qui cherche à sortir Dieu de la substance, c’est Dieu lui-même qui s’en sort ». Dieu se manifestant dans une descente du supérieur vers l’inférieur permet également à l’homme de s’élever à lui. Cette relation ainsi instaurée explique aussi pourquoi les caractères trouvés en Dieu peuvent également s’appliquer à l’homme et le faire ainsi échapper à sa réification. « De même qu’en ce qui concerne son Créateur l’homme sait seulement que Dieu existe mais ne sait pas ce que Dieu est ; de même en ce qui concerne sa propre nature, l’homme sait seulement qu’il a été créé mais ne peut savoir comment ni dans quelle substance il a été créé ».
14Le troisième auteur évoqué à propos de Dieu, Maître Eckhart, est l’occasion d’un rapprochement entre la réduction phénoménologique, comme mise entre parenthèses, et le détachement du mystique qui s’efforce « d’atteindre Dieu sans Dieu » Il revient en effet au croyant « de quitter soi-même toute chose, y compris soi-même pour accueillir Dieu comme non chose ». L’extériorité est ainsi réduite à l’intériorité, le réalisme objectiviste au subjectivisme transcendantal. Et une telle opération convient tout autant à la démarche mystique qu’à l’entreprise phénoménologique. Le « récepteur » de Dieu est ainsi « non chosifiant et non réifiant ». Le sujet doit donc attester de sa suspension de soi pour être apte à recevoir le phénomène Dieu comme tel. L’expérience mystique est ainsi et aussi révélatrice d’une vérité anthropologique : « Je ne suis jamais autant “moi” que lorsque je ne suis pas ou plus “moi” ».
15La théologie chrétienne s’oppose à la formule de Porphyre – « Il faut fuir tout corps » – et ouvre un espace à la corporéité dans l’histoire de la pensée en usant paradoxalement de concepts grecs pour transmettre des vérités qui ne sont pas grecques. Dieu en se faisant homme révèle également ce qu’il en est de l’homme et sa dimension charnelle et qu’il faudra passer par l’homme pour atteindre Dieu. Quand il est question de théologie (l’incarnation christologique), c’est de philosophie dont on traitera aussi (l’incarnation phénoménologique). La réflexion sur Dieu dans la théologie médiévale qui permet de penser Dieu autrement introduit aussi à une nouvelle conception de l’homme. Cette dimension charnelle de Dieu est visible dès la genèse d’Adam, tiré de la terre, de la poussière et du sol, créé par la main de Dieu – cette composition de l’homme dépassant le dualisme âme / corps, comme le fera la phénoménologie à travers le recours au concept de chair. Adam et le Christ sont ainsi réunis : Irénée montre en Adam la visibilité de la chair et Tertullien témoigne de la « consistance de la chair du Verbe incarné ». Si le Christ « porte la Croix », il « porte d’abord la chair ». St Bonaventure traduit conceptuellement l’expérience mystique de St François d’Assise et cette expérience révèle aussi quelque chose du mode d’être phénoménologique. La spiritualité franciscaine témoigne à sa manière de l’importance de la chair et de la terre à travers la fraternité cosmique qu’elle célèbre. Et l’opposition qui existe entre St Dominique et St François se retrouve aujourd’hui dans la distinction entre deux grandes directions de la pensée contemporaine, privilégiant le « langage de la chair » ou « la chair du langage ».
16La dernière partie du livre d’Emmanuel Falque est consacrée à la pensée de l’autre. Ici encore Théologie médiévale et phénoménologie se rejoignent. Les interrogations contemporaines sur l’intersubjectivité trouvent certaines racines dans la pensée patristique. L’altérité était déjà présente dans la réflexion sur la trinité. Origène et la thématique de la communion des saints offre une manière de penser la communauté. St Thomas dans sa description de la relation d’un ange à un autre, introduit à la relation, plus générale, du moi à l’autre et Duns Scott dans sa pensée de l’hacceité d’autrui en expose la singularité.
17L’évocation très rapide de toutes ces transformations des conceptions de Dieu et de l’homme laisse entrevoir les multiples questionnements qu’ils peuvent susciter chez le lecteur, évidemment impossibles à tous rapporter ici. Deux grands types se dessinent. Le premier, plus précis, concerne la légitimité et la fécondité des rapports entre phénoménologie et Moyen-âge. Il appelle une vérification érudite de la part des historiens de la pensée de cette époque et des phénoménologues contemporains qu’on ne peut ici simplement qu’évoquer. Séduit par l’ampleur de l’entreprise d’Emmanuel Falque, son caractère stimulant et enrichissant, le nouvel éclairage philosophique qu’elle offre, on fera le pari que cette confrontation est fondée.
18L’ensemble de l’ouvrage vérifie bien en effet une affirmation d’Emmanuel Falque : « on ne pense pas pour penser, au moins au Moyen-âge », car découvrir ces auteurs médiévaux, ainsi phénoménologiquement interprétés, ne nous rend pas seulement plus savants en histoire de la philosophie, mais nous permet de vivre autrement certaines dimensions de notre existence à la lumière de ce nouvel éclairage. C’est dire que la démarche de l’auteur nous ouvre également à des problématiques et des interrogations plus générales déjà développées dans ces précédents ouvrages. On se limitera à l’évocation rapide de trois d’entre elles. L’insistance mise sur la nécessité de penser radicalement la finitude de l’être humain, de reconnaître sa dimension charnelle, rendue possible par une certaine conception des rapports entre la théologie et la philosophie.
19L’une des spécificités de l’ensemble de l’entreprise d’Emmanuel Falque est d’assumer pleinement la finitude de l’être humain, de la prendre pour un a priori qu’on ne saurait éviter si l’on veut vraiment penser l’homme et sa possible transformation. Elle ne doit pas être conçue comme la conséquence d’une faute, d’un péché, une imperfection (ce qu’ont dénoncé certains penseurs médiévaux) mais la caractéristique de notre condition de mortel (ce que décrit souvent la Phénoménologie). Elle est pensée dans sa radicalité, dénuée de toute ouverture immédiate sur un quelconque Absolu et exprimée parfois sous la forme de l’athéisme qui, contrairement à l’affirmation d’un célèbre théologien, ne doit pas être qualifié de « drame ». La contingence n’est pas privation mais le fait d’être, la perfectibilité préférable à la perfection immédiate ; la mort n’est pas malédiction mais l’a priori de la finitude. La lecture de certains auteurs médiévaux nous offre donc une grille de perception de l’homme moderne particulièrement pertinente.
20L’acceptation de cette finitude offre ainsi une vérification tacite de la pertinence partagée de l’enseignement de la théologie médiévale et de la phénoménologie. St Thomas et d’autres rejoignent ici Heidegger et sa description du Dasein. Emmanuel Falque reproche ainsi à de nombreuses phénoménologies contemporaines de ne pas faire suffisamment de place à cette finitude en privilégiant une sorte de « préemption cartésienne de l’infini sur le fini » en évoquant le « visage » (E. Levinas), la parole (J.-L. Chrétien), l’auto affection (M. Henry) ou la « saturation des phénomènes » (J.-L. Marion).
21L’insistance mise sur la finitude n’est pas étrangère à la reconnaissance de la dimension profondément charnelle de l’être humain, partagée avec celle du Dieu incarné du christianisme, mise en évidence par les auteurs analysés par Emmanuel Falque, décrite par la phénoménologie et attestée dans notre existence. Falque avait déjà défini son projet général, développé dans ses ouvrages précédents – « redécouvrir le sens de l’incarnation en général fût-elle de l’homme et de Dieu » – et qui au-delà de sa formulation théologique – « en quoi Dieu est-il celui qui se donne à voir et à toucher » ? – a donc une signification philosophique et anthropologique. Il est bien question de retrouver le mode d’être charnel de l’être humain de mieux le penser et de le vivre. Emmanuel Falque nous annonce ainsi un prochain ouvrage consacré justement au statut du corps.
22Cette reconnaissance de la finitude éclaire le rôle que l’auteur reconnaît à la théologie par rapport à la philosophie. Son dernier livre offre une lecture philosophique de concepts théologiques qui ont transformé la philosophie médiévale mais qui, selon lui, peut encore éclairer nos démarches contemporaines. Mais si la place accordée à une finitude aveugle à toute irruption théologique trop précoce, impose donc de reconnaître son rôle à la philosophie, il ne pourra s’agir d’une subordination mais d’une transformation.
23Emmanuel Falque réinvestit de manière originale des interrogations traditionnelles. De même qu’il affirme s’inscrire dans une « philosophie religieuse » qui se distingue de la « philosophie de la religion » en ce qu’elle se réfère explicitement à ses présupposés religieux, il prend le parti d’une union nécessaire entre la théologie et la philosophie qui ont tout intérêt à s’associer pour se féconder mutuellement et efficacement. « Ce qui fait la force de l’une, la théologie, comme discours à partir de Dieu, n’empêche pas l’autre, la philosophie, comme discours sur le phénomène Dieu apparaissant à l’homme ». Pour l’auteur, philosophie et théologie ne se distinguent pas par leur contenu, mais par leur méthode. Les points de départ sont certes différents – « en bas » pour la philosophie, « en haut » pour la philosophie –, et les manières de procéder différentes – « heuristique » pour la philosophie, « didactique » pour la théologie –, mais, pour prendre des exemples tirés de ses précédents ouvrages, la « prise en chair » de la philosophie peut éclairer l’incarnation, l’angoisse, le vécu du Christ à Gethsémani, l’éros, l’eucharistie, la naissance, la résurrection. La philosophie, en l’occurrence la Phénoménologie, donne sens à certains « théologoumènes » à qui elle donne leur dimension humaine, mais la « conversion » théologique de ces expériences anthropologiques leur donne leur pleine signification. La philosophie est la « servante » de la théologie et en réalise une « libération » qui lui permet de devenir véritablement humaine. Cette « servante » a donc d’incontestables lettres de noblesse et elle n’est efficace qu’à la condition de conserver toute son autonomie.
24Cette union de la philosophie et de la théologie se fonde aussi sur la reconnaissance de deux moments à la fois distincts et unis, celui d’une finitude pleinement assumée et celui de la possibilité de sa « métamorphose ». C’est à la condition de vivre totalement cette finitude humaine que sa transformation prendra toute sa signification. « C’est par l’homme que nous avons accès à Dieu, fût-ce pour ensuite être transformé ou métamorphosé en Dieu ». De telles affirmations renvoient évidemment aux présupposés de cette « philosophie religieuse », dont Emmanuel Falque revendique l’exercice.
25Au delà des redécouvertes ou découvertes des origines de notre pensée de Dieu et de l’homme et du récit de sa constitution, un autre enseignement essentiel du livre d’Emmanuel Falque est bien de nous rappeler que, sinon la connaissance, du moins la conception de Dieu et celle de l’homme sont inséparables. C’est pourquoi « Plus on théologise, plus on philosophe ».
26Ce double enrichissement possible sera bien entendu diversement apprécié par celui que Dieu inspire et celui que Dieu indiffère et une double interprétation subsiste. Une lecture feuerbachienne ne pourra s’étonner du constat que Dieu révèle l’homme, puisque la théologie, à ses yeux, aura précédemment dépossédé l’homme de sa nature. C’est par un juste retour des choses qu’elle offre donc la possibilité de la récupérer. Mais une approche religieuse, en bonne théologie chrétienne, trouvera dans l’Incarnation, l’humanisation de Dieu, la condition de possibilité de la connaissance de l’homme à travers Dieu. On le voit, si le pari d’Emmanuel Falque est bien tenu, celui du lecteur demeure donc entier.