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Article de revue

Hans Jonas : la tentative ou la tentation d'un fondement ontologique du devoir

Pages 111 à 125

Notes

  • [1]
    Annales Bergsoniennes. Bergson dans le siècle, PUF p.133
  • [2]
    Le Principe Responsabilité, Champs Flammarion, p. 15.
  • [3]
    P.R., p. 40.
  • [4]
    La religion Gnostique, Flammarion p. 442.
  • [5]
    P.R. p. 98.
  • [6]
    P.R. p. 98.
  • [7]
    Evolution et Liberté. Bibliothèque Rivages p.131
  • [8]
    Evolution et Liberté, p.135.
  • [9]
    Ibid., p.138
  • [10]
    P. Ricœur, Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in Lectures 2, Seuil, p. 311.
  • [11]
    P.R. p.139
  • [12]
    P.R. p.140
  • [13]
    Evolution et Liberté, p.211
  • [14]
    P.R. p.144
  • [15]
    L’Evolution Créatrice in Œuvres, édition du Centenaire, PUF, p. 722.
  • [16]
    Cf. Ramuz, Remarques, L’Age d’Homme, p. 118.
English version
« Le problème moral par excellence est d’expliquer l’obligation. Aucun philosophe, à mon avis, n’y a réussi » affirme de manière catégorique Henri Bergson [1].

1S’il est un philosophe contemporain qui a affirmé à la fois l’importance, l’urgence de la réflexion éthique et la nécessité, voire l’obligation de la fonder véritablement, ce que, selon lui la pensée contemporaine a renoncé à faire, c’est bien Hans Jonas. Aurait-il donc pu reprendre à son compte les propos de Bergson ? Son ouvrage le plus connu Le principe Responsabilité a suscité de nombreux commentaires et suscité de multiples débats. Mais s’il lui a conféré une grande notoriété, il n’y est plus fait aujourd’hui si souvent référence. Ses idées sont-elles donc banalisées parce qu’apparemment admises par tous ou au contraire considérées comme archaïques ou dépassées ? C’est le sens des remarques qui suivent que de s’interroger sur l’usage qui pourrait être fait des thèses et des propositions de Jonas et plus précisément dans le cadre d’une réflexion sur le devoir. Reconnaissons d’emblée et clairement qu’elles paraissent aujourd’hui plus poser des questions qu’offrir des réponses incontestables. Mais on peut aussi faire l’hypothèse initiale que ses questions restent essentielles et stimulantes.

2On voit souvent en Jonas un penseur qui a développé une authentique philosophie « écologique », une éthique des rapports de l’homme et de la nature. Le succès du Principe Responsabilité va dans ce sens mais il occulte parfois d’autres aspects de sa démarche, discutables peut-être mais qui justement méritent d’être discutés. Ainsi en est-il de la conviction profonde qui parcourt l’ensemble de son œuvre : Il faut à l’impératif moral un fondement ontologique et métaphysique. Jonas reconnaît parfois que cette entreprise de fondation est risquée, qu’elle reste incertaine mais elle s’impose cependant à lui comme essentielle. C’est bien un devoir urgent que de s’interroger sur la nature du devoir et sur celle de son fondement. Il est donc légitime de faire l’hypothèse qu’une réflexion sur le terme de devoir peut retirer de son œuvre des enseignements pertinents.

3Son entreprise pourrait être qualifiée de pluridimensionnelle, ce qu’illustrent ses différents livres. Son premier ouvrage « La religion gnostique » relève de l’histoire de la philosophie et de la pensée et est consacré à l’étude de la Gnose et à ses diverses incarnations historiques. La réflexion sur la vie et la biologie domine dans des livres comme le « Phénomène de la vie » et « Evolution et liberté », et contient de nombreuses interrogations épistémologiques. Le « Principe Responsabilité » est souvent présenté comme essentiellement éthique. Une démarche voisine de la théologie se vérifie dans des textes plus brefs comme « Le concept de Dieu après Auschwitz » qui s’interroge sur le concept de Dieu et son destin.

4Contrairement à ce que l’on pourrait penser, un tel constat ne nous éloigne pas d’une réflexion sur la nature du devoir mais il indique d’emblée que celle-ci s’inscrit chez lui dans une entreprise qui entend situer la morale et le devoir dans un ensemble qui à la fois les dépasse, les englobe et les légitime. La cohérence est aussi réelle entre ces différents moments puisqu’il s’agit chaque fois d’analyser les rapports entre l’homme et la nature, et de débusquer les différentes formes de dualisme qui tendent à les opposer, pour en montrer au contraire les liens essentiels.

5Cette réflexion sur le devoir chez Hans Jonas peut et doit prendre en compte deux objets différents, le contenu de cet impératif et sa forme qu’il définit tous deux de manière spécifique. L’analyse du contenu de ce devoir, domaine aujourd’hui le plus connu, qui peut paraître communément admis, voire banalisé, parce qu’il semble se rattacher à un ensemble de préoccupations écologiques qui ont théoriquement acquis droit de cité, s’impose d’abord. Plus problématique, et aussi peut-être plus complexe, est celle relative à la forme de ce devoir, à la manière dont il devrait apparaître à l’être humain.

1 – Le contenu du devoir : un nouvel impératif éthique

6L’analyse jonassienne du devoir trouve son origine dans un double constat. D’une part, le divorce entre l’homme et la nature, que Jonas avait étudié dans son analyse de la Gnose, qu’il retrouve conforté par le dualisme cartésien de l’âme et du corps, la révolution galiléenne et ses conséquences, et présent encore dans « l’existentialisme » et son mépris de la nature ; et d’autre part la menace réelle que fait peser sur l’homme et la nature le développement de la techno science, contre laquelle la philosophie dominante qui pense l’homme « isolé », défini indépendamment de la nature, se révèle impuissante.

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« La promesse de la technique moderne s’est inversée en menace… Elle va au-delà du constat d’une menace physique. La soumission de la nature destinée au bonheur humain a entraîné, par la démesure de son succès, qui s’étend maintenant également à la nature de l’homme lui-même, le plus grand défi pour l’être humain que son faire n’ait jamais entraîné. Tout en lui est inédit, sans comparaison possible avec ce qui précède, tant du point de vue de la modalité que du point de vue de l’ordre de grandeur : ce que l’homme peut faire aujourd’hui et ce que, par la suite, il sera contraint de continuer à faire, dans l’exercice irréductible de ce pouvoir, n’a pas son équivalent dans l’expérience passée. Toute sagesse héritée, relative au comportement juste, était taillée en vue de cette expérience. Nulle éthique traditionnelle ne nous instruit donc sur les normes du « bien » et du « mal » auxquelles doivent être soumises les modalités entièrement nouvelles du pouvoir et de ses créations possibles. La terre nouvelle de la pratique collective dans laquelle nous sommes entrés avec la technologie de pointe est encore une terre vierge de la théorie éthique » [2].

8L’éthique traditionnelle échoue donc à répondre efficacement à la menace nouvelle de la science. Anthropocentrique, elle se limitait à l’environnement immédiat de l’acteur humain, au présent et à l’espace proche. Cette éthique de proximité n’est pas en tant que telle condamnable mais nous nous découvrons de nouvelles obligations. La situation de l’homme a si radicalement changé en raison du développement de la technoscience qu’un nouvel impératif majeur s’impose à lui, celui d’assurer la survie de l’humanité : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ou dans une formulation négative « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie » [3]. Responsabilité et vie sont donc les deux termes clefs de cette nouvelle éthique. L’homme doit se considérer comme le garant de l’humanité future et garantir sa survie menacée.

9Cette menace que la technique laisse planer sur le monde « révèle la nécessité de dépasser la raison théorique vers la raison pratique, c’est-à-dire l’éthique ». C’est la nécessité qui impose une réflexion sur l’obligation. La peur est ainsi à la source de la motivation éthique. Un tel constat est aussi significatif par rapport au devoir. C’est la peur de ce qui doit arriver qui pousse l’homme et le philosophe à réfléchir à ce qu’il doit faire. Le devoir ne relève pas d’une spéculation gratuite et désintéressée mais plutôt d’une nécessité de survie. La peur, chez Jonas, occupe donc une place très importante et remplit une double fonction.

10Originairement, elle impose une réflexion éthique et révèle l’apparition de nouveaux impératifs. Mais ainsi éprouvée devant la menace, en quelque sorte récupérée dans une seconde phase, elle devient une « bonne » conseillère. On reconnaît ici la fameuse expression de « l’heuristique de la peur ». La peur de ce que nous risquons se révèle déterminante quant aux décisions que nous devons prendre. C’est en effet seulement lorsque quelque chose est en jeu que nous en mesurons l’enjeu. Le mal est plus aisé à connaître que le bien. Nous sommes peut-être incapables de définir clairement ce qu’est l’humain mais nous ressentons sans ambiguïté l’effroi devant l’inhumain et sommes ainsi armés pour écarter ce qui menace l’humain. Ainsi nous nous découvrons en proie à une nouvelle exigence éthique dont l’objet est à la fois l’humanité future, mise en péril par les conséquences de nos agissements présents, la nature humaine et la nature dans son ensemble, également menacée. Ethique non plus de proximité mais du futur et du lointain, qui ne se soucie plus seulement de l’humanité. Nouveaux objets dont nous nous découvrons responsables. Cette thématique est aujourd’hui bien connue.

11On rappellera seulement, brièvement, quelques autres aspects de ce nouveau type d’exigence. Cet impératif prend souvent la forme d’un non-faire, un devoir ne pas faire. Il s’agit parfois de suspendre certaines actions, voire de les interdire, comme on peut le vérifier dans les études de Jonas de certaines situations précises. Cette éthique implique aussi un certain savoir. Jonas, rappelant l’injonction kantienne « Tu dois donc tu peux » lui en oppose ou ajoute une autre : « Tu peux donc tu dois ». L’ampleur de notre pouvoir et de notre savoir nous impose le devoir de les maîtriser et d’abord celui de les reconnaître et d’en acquérir une connaissance précise. L’exercice de la responsabilité passe par un devoir de savoir.

12Cette responsabilité a évidemment une dimension essentiellement collective et politique qui peut être parfois problématique. Jonas se distingue apparemment à plus d’un titre de la formulation kantienne. Mais sa nouvelle éthique conserve cependant, comme on l’a vu, l’usage de l’impératif. Si le souci de la nature occupe désormais la réflexion morale, son objet fondamental demeure pourtant et toujours l’humanité et l’idée d’humanité. Il s’agit toujours de préserver la présence de l’humanité future et d’en sauvegarder la dignité. Que l’homme continue d’exister, c’est évidemment la première exigence, mais que ce soit un homme digne de ce nom et non celui qui aurait été complètement transformé par la réalisation de l’utopie technoscientifique, rêvant d’un homme parfait qui aurait perdu toute l’imperfection et l’ambiguïté de la nature humaine et aurait ainsi attenté à sa dimension « sacrée »! Contrairement à ce qui est parfois affirmé, Jonas distingue l’humanité de l’ensemble de la nature, comme il distingue la nature vivante de celle des choses. Il n’appartient pas à l’« écologie profonde » même s’il parle d’« un droit autonome de la nature ». Il reste humaniste mais entend dépasser l’anthropocentrisme qui y est parfois associé. Il faut « éviter la déchirure dualiste et garder assez d’intuition dualiste pour maintenir l’humanité de l’homme, c’est la tâche de la philosophie » [4].

13D’ores et déjà, la simple évocation de certains éléments de ce nouvel impératif permet d’entrevoir quelques-unes des critiques adressées à une telle conception. Une interrogation initiale pourrait relativiser la validité du constat de Jonas. La situation de la nature et de l’homme est-elle si tragique qu’il le prétend ? Son nouvel impératif est-il si original par rapport à l’éthique traditionnelle ?

14On peut douter aussi de l’efficacité de tels impératifs. Comment faire en sorte qu’ils ne restent pas de simples principes idéaux proclamés mais bafoués parce que concrètement ignorés ? Comment l’humanité, puisqu’ils concernent bien l’ensemble de l’humanité, sera-t-elle capable d’opérer le renversement exigé, se soucier des générations futures et du destin de la nature et accepter que de telles préoccupations modifient et limitent ses activités présentes ? Jonas reste incertain sur la nature de l’autorité ou du pouvoir capable de l’imposer. Une certaine forme de dictature semblerait plus efficace car elle dispose des moyens de contrainte nécessaire. La Démocratie se révèle souvent impuissante. Ses gouvernants, soumis au rythme des élections, seront tentés d’éviter des décisions impopulaires dont le bénéfice ne sera connu qu’à long terme. Que dire aussi du rôle d’éventuels comités de sages et des institutions internationales ?

15Le recours à la peur a souvent été dénoncé et faire une part trop grande à l’irrationnel. N’est-ce pas privilégier une forme de catastrophisme susceptible d’engendrer des conséquences négatives. Si l’on peut y voir une forme de mobilisation de l’imagination, comment l’articuler avec une démarche rationnelle ?

16S’il est vrai qu’on peut écarter les reproches d’écologie profonde puisqu’il s’agit pour lui de préserver l’avenir et la présence de l’humanité contre les utopies qui la dénaturent, sa conception de l’idée et de l’essence de l’homme, puisqu’il en conserve l’usage, mérite d’être précisée et approfondie, mais elle ne pourra l’être qu’après avoir analysé la nature du fondement de ce nouveau devoir. C’est en effet sur ce point que le débat peut être le plus virulent, aussi parce que la position de Jonas se situe à contre-courant de toute la pensée contemporaine. Il en a du reste bien conscience et le rappelle à de multiples reprises. Mais il n’en démord point. C’est une exigence pratique fondamentale mais qu’on peut justifier théoriquement.

2 – La forme du devoir : une nouvelle fondation de l’impératif. Contre le nihilisme, une exigence efficacement et ontologiquement fondée

17La nécessité de fonder ontologiquement le devoir trouve en effet sa raison d’être dans l’obligation de lutter contre le nihilisme qui, pour Jonas, prend essentiellement la forme du dualisme, la séparation de l’homme d’avec la nature. C’est en effet parce qu’on ne fonde pas le respect de l’homme dans l’être, dans cette forme d’être qu’est la nature vivante, qu’on ne peut vraiment garantir son respect, qu’il se trouve menacé dans sa présence, sa nature et sa dignité. Comme l’indique Jonas lui-même, l’impératif kantien du respect de la personne humaine impose donc le passage par la réponse à une question leibnizienne : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Pourquoi faut-il garantir l’existence de l’humanité future ? Pourquoi l’être serait-il préférable au non-être ? L’éthique présuppose donc l’ontologie, fondée elle-même sur une philosophie de la nature et de la vie qui prend donc en compte les enseignements de la biologie.

18Or l’étude attentive de la vie, déjà dans ses formes élémentaires, permet d’y trouver des raisons de respecter l’être humain et seulement à la condition de l’inscrire dans une réalité qui le dépasse. L’erreur de la pensée moderne est d’avoir fait du seul sujet isolé, conçu comme supérieur, l’objet du devoir et son fondement, d’avoir ainsi fragilisé le respect de celui-ci. La critique vise évidemment les morales « relativistes » issues de la pratique du « soupçon » mais la démarche kantienne n’y échappe pas. L’accusation de Bergson serait ainsi fondée. Aucun philosophe n’a réussi à expliquer l’obligation. Le terme d’explication est significatif. Il évoque une attitude rationnelle. Jonas reconnaît qu’un véritable fondement se trouve déjà dans la religion et la théologie, mais il présuppose la foi. « La foi peut très bien procurer à l’éthique le fondement, mais elle-même n’est pas disponible sur commande et même en y mettant l’argument le plus fort de l’obligation, on ne peut pas faire appel à celle qui est absente ou discréditée » [5].

19La philosophie a recours à la seule raison et la forme de rationalité de cette entreprise se trouve dans une démarche métaphysique :

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« La métaphysique en revanche a été depuis toujours une affaire de la raison et celle-ci se laisse mobiliser quand il le faut. Sans doute une métaphysique valable ne peut-elle être fournie, pas plus que la religion, par le simple diktat de l’amère nécessité qui la réclame ; en revanche la nécessité peut nous imposer de la chercher et le philosophe séculier qui s’efforce d’établir une éthique doit au préalable admettre la possibilité d’une métaphysique rationnelle, nonobstant Kant, à moins que le rationnel ne soit déterminé exclusivement d’après les critères de la science positive » [6].

21Mais ce fondement métaphysique du devoir s’appuie sur la réalité physique, en l’occurrence celle de la vie, de la connaissance de la vie qu’est la biologie.

A – La fondation de l’éthique dans la connaissance de la vie

22La nécessité d’un fondement ontologique du devoir est affirmée à travers de nombreuses formulations, qui permettent de le préciser. Le devoir faire doit être fondé sur le devoir être et l’être. L’éthique doit avoir une justification métaphysique, être fondée dans la nature, à travers une philosophie de la nature qui fait appel à une science de la nature mais ne s’y réduit pas.

23Jonas expose ainsi à plusieurs reprises une sorte de phénoménologie de la vie qui permet d’y découvrir des valeurs et des fins présentes dès ses premières formes qui seront réalisées de manière plus accomplies par l’être humain. Les références et les exemples sont donc multiples. On s’en tiendra ici à celles relatives à l’analyse de l’organisme dans Evolution et liberté.

24L’ontologie définit donc, selon Jonas, la manière d’être caractéristique d’une classe d’objets. Si on s’interroge sur celle de l’organisme on y découvre une spécificité qui le distingue radicalement de la matière. « Ce sont des objets dont l’être est leur propre ouvrage » [7] ; être consiste à faire ce qu’ils doivent faire pour continuer à être. Ce faire dépend aussi du milieu dont ils font partie. De tels concepts de faire et d’être portent aussi un nom scientifique, celui de métabolisme, le fait d’exister en échangeant avec son milieu de la matière, caractéristique insolite dans l’univers de la matière. A l’inverse le proton dure en restant le même. Il existe une fois pour toutes alors que l’organisme est toujours constitué d’éléments nouveaux. On constate l’existence d’une identité d’une tout autre nature que l’identité inerte du corps physique. Pour marquer la spécificité de l’être vivant, Jonas n’hésite pas à parler d’« un étant substantiel qui jouit d’une sorte de liberté par rapport à sa propre substance » [8]. Cette « liberté » passe par la confrontation avec la nécessité puisque le vivant n’est jamais assuré de la continuation de son existence. Il prend le risque « de sortir de la simple immobilité indolente » et balance constamment entre être et non-être. « Il est donc contraint de s’affirmer et une existence affirmée est une existence intéressée ». Dans ce passage de la substance à la forme vivante on peut donc voir la démarche originelle d’une liberté qui est celle de la substance au moment de devenir organique.

25Dans cette simple analyse de l’organisme, on constate, selon Jonas, même s’il parle de « supputation », que « le point de départ c’est fondamentalement que la vie dit oui à elle-même » [9]. En tenant à elle-même elle déclare qu’elle s’estime. Le métabolisme affirme ainsi sans cesse la valeur de l’être contre la retombée dans le néant. « Les organismes seraient donc l’art et la manière pour l’être universel de se dire “oui” à soi-même ».

26Dans la capacité de l’organisme à sortir de soi-même, Jonas voit déjà une émergence de l’intériorité, de la subjectivité, même s’il ne s’agit que d’une « faible lueur », et dans le souci de soi de la vie une puissance d’affirmation originaire qui se trouvera reprise, continuée et saisie consciemment dans et par l’humanité. « Le simple fait que l’être ne soit pas indifférent quant à lui-même fait de sa différence par rapport au non-être la valeur fondamentale de toutes les valeurs et le premier oui en général ». Il y a dans le principe de persévérance de l’être une affirmation déjà valorisante. A ce premier niveau d’analyse biologique, s’ajoute un deuxième, éthique, celui où se situe l’homme et qui apporte, en quelque sorte, une réponse à la proposition de la vie et qui transforme la possibilité inscrite dans la vie en choix et obligation. P. Ricœur résume excellemment l’esprit de la démarche de Jonas :

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« C’est dans le oui à la vie que le non opposé au non-être s’enracine, car dans la vie l’être est explicitement confronté au non-être. Le monde de son être est la conservation pour agir. Avant l’homme c’est un oui aveugle que la vie prononce sur elle-même ; avec l’homme, le devoir-être enraciné dans l’être revêt la forme d’une obligation parce que l’homme peut vouloir se détruire. Alors que dans la nature, l’autoconservation n’a pas à être commandée, chez l’homme, elle fait l’objet d’un choix. Dans le vocabulaire adopté par Jonas, la vie en tant que telle est orientée vers des fins. Avec la conscience, ces fins revêtent la signification de valeurs. Dans toute fin l’être se déclare en faveur de lui-même et contre le non-être. Sur le plan humain le Bien, compte tenu de sa valeur, contient l’exigence de sa réalité sous la figure d’un impératif. Mais la revendication immanente d’un bien en soi ne cesse de primer le commandement. L’axiologie ne cesse d’être subordonnée à l’ontologie dans la mesure où l’être dit vivant vaut la peine d’exister… Entre la finalité du vivant et l’ordre humain de la nature et de l’obligation il y a donc à la fois continuité et discontinuité » [10].

B – Nature et forme de cette connaissance de la vie

28Comme souvent en matière de connaissance, le résultat obtenu dépend de la méthode employée. On peut ainsi relever deux moments, deux étapes dans la démarche de Jonas, qui associent philosophie et science, ontologie et biologie, et qui s’appuient sur une double expérience, une double analyse de la vie et de l’être humain.

29On a déjà évoqué ce mouvement ascendant qui dévoile la progressive complexification de la vie qui aboutit à l’homme ainsi inscrit dans l’ensemble de la nature vivante. Mais il présuppose une autre démarche, descendante, parfois qualifiée de régressive. « Nous devons accepter d’être renseignés par le plus élevé, le plus riche relativement à tout ce qui est inférieur » [11]. « Or le témoignage de notre propre être est délibérément ignoré par les sciences de la nature » [12], attitude qu’on peut admettre méthodologiquement car elle fait l’efficacité de la démarche scientifique mais qui n’épuise pas la totalité de l’être.

30L’approche vraiment ontologique s’appuie ainsi aussi sur l’expérience que l’être humain fait de lui-même, celle d’une causalité spirituelle, efficiente, qui ne se réduit pas à la description déterministe et « matérialiste » de la science classique. Ainsi ce que nous dit notre conscience, notre subjectivité sur notre être et la nature de l’être n’est pas à rejeter d’emblée comme illusoire.

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« Puisque la finalité, l’aspiration à un but, intervient chez certains êtres de la nature, à savoir les êtres vivants, d’une manière qui se manifeste subjectivement et qu’à partir de là elle agit de manière objectivement causale, elle ne peut être complètement étrangère à la nature qui a produit précisément cela ; elle doit être elle-même naturelle… La dimension intérieure en tant que telle, depuis la sensation la plus obscure jusqu’à la perception la plus lumineuse, jusqu’aux joies et aux peines les plus vives, doit être reconnue à la substance universelle en général comme sa propre prestation » [13].

32Se limiter à la seule explication fournie par l’approche de la science exprime une forme de réduction de la réalité qui, en fait, selon Jonas, traduit un choix philosophique, qui peut se ramener au statut « d’une opinion commune, d’une affaire décidée d’avance, à savoir la conviction qu’en dernière analyse, la science a affaire à l’être ». Or « les sciences de la vie ne nous disent pas tout sur la nature » [14] et la biologie n’appréhende pas la totalité de l’être. Mais l’expérience de l’être humain doit être prise en compte dans sa spécificité, et la double analyse qu’en offre Jonas ne le sépare pas de la vie pour en affirmer la radicale spécificité ; elle l’inscrit dans cette vie, reconnue dans toute sa richesse. Ainsi si l’éthique est humaine car le devoir ne retentit jamais qu’en l’homme, elle ne se fonde pas uniquement en l’homme.

33Un rapprochement serait ici possible avec des auteurs dont Jonas ne parle jamais mais qui pourtant présentent quelques analogies avec lui. Ainsi Bergson affirme de son côté que « La grande erreur des doctrines spiritualistes a été de croire qu’en isolant la vie spirituelle de tout le reste, elles le mettaient à l’abri de tout le reste » [15], et il soutient que le tout est de même nature que le moi et qu’on le saisit par un approfondissement de plus en plus complet de soi-même ; Bergson entend donc concevoir la vie sur le modèle de la conscience. En proclamant « L’humanité tient à la vie ; c’est pourquoi la vie est bonne », ne témoigne-il pas de même confiance à l’égard de la subjectivité ? De notables différences existent entre les deux auteurs mais tous deux conçoivent cette ontologie fondatrice comme englobant à la fois nature, matière vivante et conscience. Le dualisme serait l’ennemi commun.

34Ainsi, selon Jonas, se trouverait dépassé le nihilisme qui réfute toute possibilité de fondement du devoir, et qui est la conséquence, sur le plan philosophique, de deux attitudes également négatives parce qu’elles n’expriment qu’un point de vue particulier sur la vie. L’idéalisme, condamné parce qu’il sépare l’homme de la vie, le rendant définitivement isolé et solitaire, le matérialisme, moniste, qui ne rend pas compte de la richesse initiale de la vie et ne peut donc fonder la valeur des valeurs. Il faut à la fois dépasser le dualisme qui détache l’homme de la vie et maintenir la spécificité de celui-ci.

35L’impératif fondamental qui est le nôtre est d’assurer la survie et la dignité de l’humanité future, et de sauvegarder la nature. Mais la raison qui nous « oblige » à garantir cet avenir de l’humanité n’est pas le fruit de notre invention mais la découverte des principes de la nature vivante. Ces affirmations de Jonas traduisent bien une conception très différente des représentations de notre modernité. Les interrogations et les critiques ne l’ont donc pas épargné.

3 – Quelques interrogations et critiques

A – Une tentative dont la légitimité est discutable

36Des critiques sont souvent faites sur le rapport que Jonas entretient avec la science et plus particulièrement la biologie. Gilbert Hottois considère qu’en accusant la science d’être réductrice, Jonas reste prisonnier d’une vision trop naïve de cette science comme si elle était incapable de mesurer par elle-même ses limites. Ses critiques ne lui paraissent ni pertinentes ni originales. Il faut reconnaître aussi que Jonas s’appuie sur la biologie de son époque, qu’il ne prend donc pas en compte ses approches et ses découvertes les plus récentes, qui pourraient en modifier certaines interprétations. Ses références seraient ici dépassées.

37Mais les interrogations les plus significatives portent sur le bilan que Jonas tire de cette confrontation avec la biologie. N’est-il parfois la conséquence d’a priori philosophiques qui le conduisent à des affirmations insuffisamment fondées objectivement ?

38Ainsi Hottois fait-il remarquer que Jonas ne s’intéresse qu’à la nature vivante sur terre, comme si elle pouvait être ainsi isolée de l’ensemble des lois de l’univers. L’emploi de termes comme finalité, subjectivité, intériorité, liberté, est-il vraiment pertinent dans une approche qui se veut d’abord objective ? Lorsqu’il reproche à la science et particulièrement à une théorie comme celle de Darwin de mêler démarche scientifique et interprétation philosophique discutable, sa critique est-elle vraiment fondée ?

39La prétention de pouvoir donc fonder le devoir sur une connaissance objective de la vie est-elle véritablement garantie ? Jonas lui-même n’ignore pas ces réserves de nature épistémologique. Il parle à maintes reprises à propos de certaines de ses affirmations d’hypothèses et de conjectures, en reconnaissant qu’en se référant à la science il fait aussi œuvre de philosophe et de métaphysicien. Il reconnaît pleinement la valeur des enseignements de la science puisqu’il analyse la vie à travers la connaissance qu’elle en prend, mais il affirme aussi que « les sciences de la vie ne nous disent pas tout sur la nature ».

40Toutes ces interrogations renvoient à une question encore plus fondamentale : est-il légitime de considérer que l’éthique et le devoir puissent se déduire de la connaissance scientifique et de la biologie même si celles-ci doivent être interprétées ?

41Le caractère hypothétique et discutable de certaines des conséquences que Jonas tire de son analyse de la biologie pour fonder son nouvel impératif conduit donc à s’interroger sur la nature de certains de ses a priori. Certains commentateurs voient ainsi dans Jonas non seulement un philosophe qui interpréterait librement certains acquis de la science mais, pire encore, un théologien qui s’ignorerait. N’évoque-t-il pas explicitement, en le regrettant peut-être implicitement, la capacité qu’avaient la religion et la théologie de donner un fondement indiscutable au devoir ? Même s’il affirme l’impossibilité pour un philosophe de retenir une telle perspective, puisqu’elle présuppose la foi, alors qu’il ne peut avoir recours qu’à la raison, ne dissimule-t-il pas une ambition démesurée ?

42Ne cherche-t-il pas au fond à atteindre, par la seule raison, une certitude aussi assurée que celle que confère la foi au croyant, à faire ainsi mieux que la théologie dont il conserverait une certaine nostalgie ? La tentative de fondation métaphysique et ontologique du devoir serait-elle donc inévitablement et nécessairement liée à une attitude de type religieux ? Deux points pourraient conforter une telle hypothèse.

43Le statut que Jonas réserve à l’idée de nature humaine. Il rejette dans le Principe Responsabilité les utopies politique et technoscientifique qui proclament ou tentent de réaliser l’avènement d’un homme nouveau, comme si l’homme devait être radicalement transformé, comme si l’homme n’était pas l’avenir de l’homme. Or, pour Jonas, l’idée de l’homme est déjà en notre possession. Des figures dans l’Histoire en offrent déjà de nombreuses illustrations mais d’autres affirmations de Jonas laissent penser que cette figure a déjà été dessinée religieusement. L’obligation de sauver l’humanité future ne trouve-t-elle pas aussi sa raison d’être dans son caractère « sacré » selon les propres mots de Jonas, même s’il est fini et imparfait, dont on trouve une explication ou une justification dans le fait qu’il a été créé à l’image de Dieu ? D’une certaine manière cette référence « mythique » pourrait constituer une réponse à une objection formulée par P. Ricœur. Pour ce dernier, si on peut trouver dans l’analyse de Jonas de la vie des éléments en faveur de la continuation de cette vie, de sa persévérance, il n’est pas possible de préciser vraiment la spécificité de la nature vivante humaine, qui en termes kantiens en ferait la dignité. Mais admettre une telle conception serait aussi reconnaître qu’à côté de l’explication philosophique, rationnelle et scientifique, subsiste une interprétation mythique et religieuse qui rendrait ambiguë l’ensemble de l’entreprise de Jonas.

44Le texte Le concept de Dieu après Auschwitz est aussi significatif. Son objectif original et paradoxal quand on connaît l’athéisme affirmé de Jonas, est en quelque sorte de sauver l’idée de Dieu et la rendre compatible avec la présence du mal dans l’histoire, de travailler sa conception traditionnelle pour en exclure l’attribut de la toute-puissance. Faudrait-il y voir aussi une nostalgie partiellement refoulée mais toujours vivante, le reste d’un héritage ou le constat que l’idée de Dieu doit être maintenue pour assurer le respect de l’humanité ? D’une certaine manière il faudrait « sauver » Dieu pour « sauver » l’homme en donnant un fondement absolu au respect que nous devons en avoir. Il est aussi significatif que Jonas présente sa proposition comme hypothèse sous forme de mythe. Faut-il déplorer une formulation inadéquate ou l’accepter comme la forme nécessaire que doit prendre la philosophie face aux questions ultimes ?

B – Un usage « heuristique » de Jonas ?

45A l’évocation rapide de l’entreprise de Jonas on comprend qu’elle suscite de nombreuses interrogations et critiques. Elle est discutable, mais c’est ainsi reconnaître qu’elle mérite d’être discutée. Les réponses qu’elle offre sont loin de faire l’unanimité, mais les questions qu’elle pose restent souvent pertinentes. Comment interpréter l’ensemble de sa démarche ? Faut-il la légitimer en vérifiant la fécondité de ses questionnements ou voir dans sa tentative de fondation ontologique du devoir une tentation à laquelle il conviendrait de résister ?

46Les grandes œuvres sont celles qui questionnent le monde et celles qui les ont précédées. De ce point de vue, celle de Jonas vérifie ce double critère. Elle nous invite à voir différemment le monde, en l’occurrence, celui du devoir, de manière originale par rapport à ses contemporains. Ainsi sommes-nous invités sinon à réfuter et rejeter, du moins à mettre en question, à préciser certains préjugés de la pensée actuelle de notre modernité ou postmodernité.

47La décision de faire de l’homme le seul sujet et objet du devoir est-elle la seule admissible et légitime ? L’obligation morale ne trouve-t-elle son fondement que dans le seul sujet humain même si elle n’est entendue que par lui ? Echappe-t-elle de ce fait à toute forme de savoir, puisqu’en termes kantiens il s’agit plus de reconnaître l’être humain et sa dignité que de le connaître ? La démarche de Jonas qui veut rompre avec ce splendide isolement de l’être humain, le rattacher et l’inscrire dans la nature vivante et l’être, ne dessine-t-elle pas une piste de réflexion, source d’enquêtes enrichissantes ? Plus généralement une philosophie comme la sienne qui se soucie de relier philosophie et science, tout en les distinguant, refusant à la fois l’ignorance et la dépendance à l’égard de la science, n’indique-t-elle pas un chemin rationnel qui peut nous éclairer sur l’homme et son devoir ?

48Cette conception du devoir, humaine mais non anthropocentrique, qui inscrit dans les impératifs moraux le souci de protection de la nature et celui des générations futures, n’est-elle pas une exigence morale propre à notre époque ? Face aux critiques adressées aux philosophies du sujet qui aboutissent à le briser, le morceler et le réduire à un assemblage d’éléments temporairement associés et illusoirement conçu sous forme d’unité, mais qui de ce fait lui dénient toute prétention fondatrice et toute posture référentielle, la critique jonassienne de l’anthropocentrisme n’est-elle pas d’une certaine manière plus féconde ? Elle décentre l’homme, le déleste de certaines de ses représentations, mais continue à maintenir et exiger le respect de lui-même, même si c’est pour des raisons qui le dépassent.

49Si l’on considère que ces questions sont encore significatives, la démarche de Jonas peut être efficacement utilisée car elle nous offre des pistes de réflexion quand bien même nous ne reprendrions pas ces conclusions.

50La question posée par l’affirmation de Bergson demeure : l’obligation morale est-elle vraiment fondée par le philosophe ? Certains objecteront qu’elle n’a pas à l’être. Telle n’est évidemment pas la position de Jonas, et cette question conduit inévitablement à s’interroger sur la nature de sa véritable motivation.

51L’inscription du devoir dans l’ontologie se justifie doublement chez lui :

  • D’une part et théoriquement, elle est conforme à la nature profonde de l’homme et de la vie. L’Etre se dit en l’homme parce que celui-ci est inscrit en lui.
  • D’autre part, pratiquement et pragmatiquement, parce que la force contraignante du devoir, ancrée dans une telle fondation, en sera encore plus forte.
Un tel constat peut paraître relativiser l’ensemble de la démarche de Jonas. Aussi intéressée ne perd-elle pas son objectivité ? Sa tentative prendrait ainsi l’aspect d’une tentation à laquelle il faudrait résister. On se gardera ici de trancher. Au bout du compte Jonas n’est peut-être pas à juger à l’aune de la seule philosophie. Ce constat peut évidemment être utilisé contre lui. Mais si l’on songe au contenu si divers de son œuvre, il est tentant aussi d’y voir une dimension prophétique, qui peut heurter le philosophe de profession. Ne conçoit-il pas sa démarche comme une dénonciation des préjugés de la pensée moderne, et d’un rappel à l’ordre d’une exigence fondamentale, contre le relativisme, celle d’inscrire l’être humain dans l’histoire de l’être et de la nature vivante afin d’assurer la double survie de cette nature et de l’être humain, pensés indissociables ?

52On ne peut qu’être frappé de ce point de vue par la radicale positivité de son entreprise, par la forme d’optimisme qui l’habite même si pour lui la reconnaissance de la vie est inséparable de celle de la mort. Faut-il donc rejeter d’emblée la tentation de cette affirmation fondamentale ?

53La sagesse en la matière incite à s’interdire une conclusion hâtive et catégorique. Elle est assez bien illustrée par un auteur qui n’est pas un philosophe, l’écrivain suisse, Charles Ferdinand Ramuz qui évoque la possibilité d’une double lecture de la vie et de la condition humaine :

54

« Il y a des hommes pour qui une pensée est d’autant plus vraie qu’elle est plus rassurante (qu’elle les rassure davantage sur eux-mêmes) ; il y a au contraire des hommes, qui, ayant appris d’expérience que la vérité n’était pas toujours selon leur désir, finissent par n’adopter, d’un mouvement inverse, que les systèmes les plus propres à ruiner tout ce pouvait encore les consoler de leur sort. Il n’est pas impossible que les uns et les autres soient guidés et soutenus par un sincère amour de la vérité. Ils se départagent plus profondément. Les uns n’arrivent pas à croire que la vérité puisse jamais contredire à ce qu’ils pensent être la bonne vie ; les autres que cette même vérité puisse contribuer à les favoriser. Dans leur haine légitime des fausses consolations dont la plupart des hommes se contentent, ceux-ci vont jusqu’à détruire toute consolation… Il semble que les savants devraient être à l’abri de tout parti pris de ce genre ; hélas ! les savants sont des hommes. Dès qu’ils généralisent, dès qu’ils sortent du fait pour rechercher son explication… ils rentrent dans l’humanité ; c’est-à-dire qu’ils ont recours aux idées, et que les idées ne sont souvent que des sentiments déguisés. On se demande quelque fois si les batailles qu’ils se livrent n’ont pas davantage pour cause les passions qu’ils cachent que les constations qu’ils se plaisent à mettre en avant. Ainsi la guerre des vitalistes contre les mécanistes : les vitalistes voulant faire intervenir dans le « fait » de la vie une « force » ou une « volonté » de nature spéciale (et donc consolante pour ceux qui sont vivants) ; les mécanistes n’y voulant voir que des causes toutes pareilles à celles qui sont en jeu dans la matière inanimée de sorte que nous ne serions, nous aussi, avec toute notre fierté d’hommes, toutes nos prétentions d’hommes, nos arts, nos littératures, nos sciences, nos civilisations, qu’un agglomérat (un peu plus complexe) d’une matière du même genre, et destinée elle aussi à une complète dissolution » [16].


Date de mise en ligne : 01/01/2012.

https://doi.org/10.3917/phoir.030.0111

Notes

  • [1]
    Annales Bergsoniennes. Bergson dans le siècle, PUF p.133
  • [2]
    Le Principe Responsabilité, Champs Flammarion, p. 15.
  • [3]
    P.R., p. 40.
  • [4]
    La religion Gnostique, Flammarion p. 442.
  • [5]
    P.R. p. 98.
  • [6]
    P.R. p. 98.
  • [7]
    Evolution et Liberté. Bibliothèque Rivages p.131
  • [8]
    Evolution et Liberté, p.135.
  • [9]
    Ibid., p.138
  • [10]
    P. Ricœur, Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in Lectures 2, Seuil, p. 311.
  • [11]
    P.R. p.139
  • [12]
    P.R. p.140
  • [13]
    Evolution et Liberté, p.211
  • [14]
    P.R. p.144
  • [15]
    L’Evolution Créatrice in Œuvres, édition du Centenaire, PUF, p. 722.
  • [16]
    Cf. Ramuz, Remarques, L’Age d’Homme, p. 118.
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