Notes
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[1]
Comte-Sponville André, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.
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[2]
Il en va de même de l’idéaliste cohérent. Le cercle de la pensée revenant sur ses propres conditions d’accès au vrai est celui de toute doctrine philosophique.
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[3]
Son œuvre comprend maintes formulations de cette thèse. On pourra notamment consulter sur ce point le recueil d’articles Valeur et vérité, ou son Traité du désespoir et de la béatitude (« Être matérialiste (…) c’est penser que tout ce qui vaut – l’art, la morale et la politique, et même la vérité - est toujours du côté de l’illusion », « l’être ne vaut rien, objectivement parlant, et la valeur n’est pas », pp. 137 et 134).
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[4]
Nous nous expliquons plus longuement sur cette question dans « La tentation métaphysique et l’exigence philosophique », in Le Philosophoire n°9. Notre réflexion prend appui sur celles de Lachelier, puis de Lagneau, qui se sont attachés à penser les conditions même de la pensée, en tant qu’elles supposent l’inconditionnalité de la pensée.
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[5]
C’est « la personne humaine elle-même qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée ; car celui qui ne se dit pas finalement “Que dois-je penser ?” ne peut pas être dit penser. La conscience est toujours implicitement morale » (« Conscience », Définitions, in L’art et les Dieux, p. 1045).
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[6]
« Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce ce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons » (Éthique, III, prop. 9, scolie).
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[7]
Sur ce point, on lira l’excellent dialogue d’André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes. On y voit se rejouer l’affront (amical) du matérialisme et de l’idéalisme.
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[8]
Parlant de sa fidélité aux valeurs fondamentales du Christianisme, Comte-Sponville remarque lui-même, sans en saisir peut-être toute la portée philosophique : « je me suis forgé une espèce de Christ intérieur (…) purement humain, qui m’accompagne ou me guide » (p. 76). Ce petit Dieu intérieur est en tout homme selon nous, dès qu’il éprouve quelqu’exigence morale.
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[9]
Voir son Introduction aux Leçons sur l’histoire de la philosophie.
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[10]
Voir notre article « Matérialisme, spiritualisme et scepticisme : prolégomènes à une philosophie du bonheur », paru dans le n°26 du Philosophoire.
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[11]
« C’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer (…) qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps » (Correspondance avec Élisabeth, p. 74).
1Qui suis-je ? Suis-je donc ce corps ? Que pourrais-je être d’autre ? Un esprit ? Mais où le mettre ? Il ne peut être nulle part dans l’espace puisque, étant en un lieu particulier, il ne serait plus esprit, c’est-à-dire prétention à l’universalité. Il ne serait plus liberté, obéissant aux lois qui régissent les choses dans l’espace et le temps. Il ne serait plus sujet, puisque, dans l’espace, il n’y a que des objets : il serait contenu et non pas contenant. Ne pouvant contenir l’univers, la pensée ne serait plus pensante, mais reflétante, expressive des choses, comme dit Spinoza. Elle serait un symptôme du corps. Si la pensée n’est pas corporelle, on ne sait ni où elle est, ni comment elle se relie au corps. Si elle est corporelle, elle n’est plus pensée. L’esprit ne peut être quelque part sans cesser d’être esprit. D’où la double tentation philosophique : renoncer à faire de l’esprit un mode d’existence du corps pour lui reconnaître un mode d’être irréductible (spiritualisme) ; se passer purement et simplement de cette idée encombrante (matérialisme).
La condition philosophique : rêve et cauchemar, angélisme et réductionnisme
2Pour un matérialisme cohérent, tout est matière, y compris la vie, la conscience, l’esprit. Le sujet croit qu’il est libre et séparé de ses conditions corporelles, mais c’est une illusion qui trouve dans la matière elle-même sa nécessité. L’homme est un morceau de matière qui a tendance à croire en son immatérialité : une matière qui s’illusionne à son endroit. L’homme matérialiste sera l’homme qui rétablit les droits de la matière, ou plutôt, c’est la matière qui parle d’elle-même correctement. La vérité serait donc la matière qui dit : je suis matière. Si elle dit l’inverse, toutefois, on ne pourra lui en vouloir, puisqu’elle ne dit que ce qu’elle peut dire, et que, d’une façon générale, le pouvoir ou le possible n’est qu’une nécessité qui s’ignore. Je ne dis que ce que mon corps peut dire, et ce qu’il peut dire se résume à ce qu’il dit, car autrement, il y aurait de la contingence et la matière serait comme trouée. La vérité, en somme, n’est pas de mon fait, pas de ma responsabilité : elle est le reflet de ma complexité corporelle. Mon cerveau pense…
3Contre ce cauchemar, l’esprit se révolte, se secoue, et dit à la façon de Lequier : « Cela n’est pas, je suis libre » – et la chimère de la nécessité s’évanouit (La recherche d’une première vérité, p. 15). L’esprit dit toujours : je pense. Et au fond de chaque pensée, il est ce petit génie qui veille et demande sans cesse : que dois-je penser ? Ce devoir intime exige ma liberté, et qu’elle se soumette librement à son devoir. C’est un cercle, car celui-ci consiste essentiellement à honorer celle-là, chez soi et chez les autres. Ainsi, la liberté et l’esprit enferment leur propre commandement. Être homme, c’est devoir être digne de l’être, et ne l’être au sens strict qu’à la condition d’honorer ce devoir. Je pense, je suis homme, je suis libre, tout cela est une seule et même chose.
4Contre ce doux rêve, le matérialiste réclame à son tour le réveil du dormeur. Que nous voulions être libre, c’est légitime, que nous le désirions et l’espérions, c’est une évidence, mais faut-il sacrifier la vérité sur l’autel des désirs et des espoirs ? La responsabilité de l’homme, de son esprit et de son intelligence n’est-elle pas au contraire de démasquer toutes les chimères, montées sur de vaines passions ? Mieux vaut affronter l’aridité d’une existence lucide que se mystifier et se bercer de doux rêves. On en revient donc au cauchemar. Le rêve idéaliste et le cauchemar matérialiste semblent passer l’un dans l’autre selon une dialectique singulière, qui est celle de la pensée philosophique. Il n’est pas sûr qu’on puisse réellement se tirer de ce songe, si c’en est un.
5Trouvera-t-on quelque équilibre et position médiane entre ces deux pôles ? Ce serait toujours osciller, et non dépasser l’opposition. Quant à savoir si l’on peut penser quelque chose comme une identité originaire du sujet et de l’objet, de l’esprit et du corps, de l’universel et du particulier, de la liberté et du déterminisme, et d’où seraient tirées ces oppositions… c’est ce qui paraît bien verbal. Encore faudrait-il la penser dans les termes de ce dualisme qu’elle refuse, au nom d’une origine dont il est à craindre que l’on puisse seulement l’invoquer, et jamais la penser. Il faudrait renoncer à penser, pour saisir la pensée dans sa genèse. Mais, qui ne pense plus ne peut prétendre à aucune vérité. Il faudrait être Dieu pour se voir pensant, sans que ce voir soit un penser, et qu’il puisse pourtant restituer en pensée et en vérité la genèse de cette pensée observée, sans que cette observation soit objectivante. Il faudrait cesser de juger pour mieux juger par la suite. Mais cette suspension de jugement qui fonde les jugements, elle aura tous les caractères du préjugé, dès lors qu’il s’agira de réfléchir. S’il faut renoncer aussi à la réflexion, alors on voit mal comment il ne faudrait pas en même temps renoncer à la philosophie.
6Nous sommes donc peut-être condamnés à osciller entre les deux pôles mentionnés, et ce mouvement pendulaire paraît essentiel à la pensée dans son dynamisme propre. Ce qui fait qu’elle ne peut tenir en place est la double attirance et en même temps la double insuffisance de l’idéalisme et du matérialisme. Chacune des deux doctrines a ses vertus, chacune aussi ses vices. On ne peut jamais renoncer aux premières, jamais non plus céder aux seconds. Et voilà le malheur du philosophe. L’idéalisme ne peut penser uni ce qu’il a séparé (le corps et l’esprit, la matière et l’idée), et le matérialiste ne peut penser distinct ce qu’il a uni. Nous nous concentrerons ici sur les difficultés propres au matérialisme. Nous nous demanderons en particulier comment, si tout est matière, il est possible d’échapper au nivellement général de tout ce qui est. Comment quelque chose pourrait-il valoir, c’est-à-dire valoir plus qu’une autre chose ? Comment penser une hiérarchie et un relief dans l’être si l’être est univoque ? Mais, si tout se vaut, alors rien ne vaut, et il n’y a plus de vérité et d’erreur, de bien et de mal, de justice et d’injustice. Il y a seulement des sentiments d’injustice, des sentiments de vérité, des sentiments de moralité, qui ne valent rien en soi. C’est l’esprit qui juge du juste, du bien et du vrai. Mais si tout est matière, il n’y a pas d’esprit. Le matérialisme, niant l’esprit, semble ne pouvoir juger de rien, pas même de sa propre pertinence en tant que doctrine philosophique.
7Pourtant, il n’est pas de matérialiste qui renonce complètement au jugement, à la vérité, à la morale, à la dignité humaine, etc. Sournoisement le plus souvent, explicitement quelque fois, il est toujours question de réintroduire les conditions d’une hiérarchie des êtres, d’un accès à l’universel, d’une liberté retrouvée. Que le matérialisme puisse donner lieu à une spiritualité, qu’il puisse être « ascendant » sans se trahir, c’est ce qui paraît bien difficile à penser. C’est pourtant à quoi nous invite un ouvrage récent : L’esprit de l’athéisme, d’André Comte-Sponville. Il est une excellente occasion de mettre à l’épreuve quelques idées.
8L’auteur part d’un constat inquiet sur notre époque, qui voit s’affronter deux tendances mortifères pour la spiritualité authentique : la montée du fanatisme intégriste d’une part, et son antithèse nihiliste d’autre part. Il s’agit de sortir de cette alternative où chacun des termes se nourrit de l’autre, le fanatisme religieux se posant comme rempart contre la décadence spirituelle d’une modernité consumériste, et le nihilisme rejetant la spiritualité et les valeurs de la modernité en même temps qu’il se fait antireligieux. Il faudrait donc montrer qu’une sagesse et une spiritualité sans Dieu sont possibles et urgentes, que nous ne sommes pas condamnés à l’alternative de l’hédonisme individualiste vulgaire et du dogmatisme religieux. Comte-Sponville cherche dans la philosophie matérialiste et dans les sagesses orientales de quoi penser cette spiritualité sans Dieu.
Le matérialisme est un anti-spiritualisme
9La question de fond est de savoir si le matérialisme peut donner lieu à une forme de spiritualité, s’il est compatible avec la revendication de valeurs, s’il peut être un guide et une sagesse et, finalement, s’il est un humanisme. Selon le matérialisme, tout est matière, y compris le matérialiste qui le pense. Moi qui pense, dit-il, je ne suis que matière : c’est la matière en moi qui pense, qui se pense. Encore faut-il, pourtant, que je le reconnaisse, que je soutienne cette exigence de vérité, et enfin que je pense. Ce je qui dit de lui-même qu’il n’est qu’un amas d’atomes fait assez peu confiance à ces mêmes atomes pour défendre la nature atomique de leur produit. Sinon, c’est paresse. Qu’est-ce qu’un paresseux ? Quelqu’un qui ne sait pas vouloir, qui ne veut pas vouloir, qui croit qu’il ne peut pas vouloir. Mais celui qui veut et qui défend une cause (le matérialisme, par exemple), ne peut guère prétendre en toute bonne foi que cette cause se défend d’elle-même. Si je veux, je ne puis dire par autocommentaire « ça veut en moi », ou bien je cesse de vouloir. La matière est la seule réalité, mais je compte bien sur mon esprit, ma raison et ma volonté pour le prouver. Je verrai ensuite ce que je ferai de cet échafaudage encombrant. C’est comme si je devais supporter un immatérialisme méthodologique provisoire pour assoire mon matérialisme en droit. De ce cercle, formulable de mille façons, on ne sort pas facilement. Notre idée est même que l’on n’en sort jamais.
10Comte-Sponville sait cela, et assume parfaitement l’idée qu’un matérialiste cohérent doit être un peu sceptique de soi. [2] La circularité de la pensée implique en effet un scepticisme de fond. C’est pourquoi Comte-Sponville se dira matérialisme « non dogmatique ». Le matérialisme est à ses yeux une doctrine métaphysique qui en vaut d’autres puisque, au fond, le scepticisme est le vrai. Il sera donc un choix, ou une foi. Il faut faire un saut dans le vide, en somme, pour sortir du scepticisme, il faut parier. Comte-Sponville ne parie pas sur Dieu, comme Pascal, mais sur la matière. Il ne nous appartient pas de revenir ici sur les motifs (philosophiques) et les mobiles (psychologiques) de ce choix. Nous constaterons simplement que ce saut inaugural hypothèque tout ce qui sera défendu ensuite, notamment en terme de spiritualité. L’hypothèse matérialiste – car elle ne peut être qu’une hypothèse -ne pourra revenir sur elle-même pour se fonder en raison, et tout ce qu’elle prétendra sortir d’elle-même ne sera peut-être rien d’autre que la répétition et l’auto-affirmation de soi.
11La question centrale du matérialisme, une fois accompli le saut dans la doctrine, sera de rendre compte de la genèse des formes complexes de la matière, que sont la vie et la pensée. Si tout est matière, comment la matière en vient-elle à se sentir elle-même, à se penser elle-même, à vouloir ceci ou cela, à prétendre à l’universalité, à la vérité, à la justice, etc. ? En somme, comment se fait-elle esprit ? Comte-Sponville formule on ne peut plus clairement la position matérialiste : elle consiste à poser que l’Être seul est, et que la valeur, toute forme de valeur, est illusoire. [3] Simplement, cette illusion est nécessaire, et elle fait l’homme. Il y a un être de l’illusion, une matière de l’illusion. Mais en aucun cas la valeur comme telle ne jouit d’une positivité ontologique : il n’y a pas de bien en soi, car l’être est muet et indifférent. En tant qu’homme, je suis donc porteur d’une illusion nécessaire, et c’est ainsi que l’esprit doit se comprendre pour le matérialiste. Le matérialisme est un relativisme : toutes les valeurs se valent du point de vue de la matière car chacune ne fait que témoigner d’un état particulier du corps. Tout est immanent à l’être et il ne saurait y avoir de hiérarchie au sein de cet être nécessairement homogène : on est ou on n’est pas, mais il n’y a pas de moindre être ou d’être intrinsèquement supérieur.
12Comment, dans ces conditions (assumées par l’auteur), penser une spiritualité pour notre temps ? Comment, avant cela, penser quelque chose comme un devoir-être ? S’il n’y a que de l’être, le devoir-être sera une illusion ; s’il n’y a que de la causalité, la finalité sera une illusion. On peut bien dire qu’il y a un être et une nécessité de l’illusion (l’animal nommé homme se caractérise par une somme d’illusions à son propos, toutes issues de ses conditions matérielles d’apparition sur terre), mais on ne pourra prendre au sérieux l’exigence qu’elle enferme. Je ne peux à la fois dire que la morale est une illusion (nécessaire) et en même temps souscrire aux exigences morales. Ce serait ne pas croire à ce que l’on affirme. La morale ne peut plus rien exiger de moi qui la pense comme illusoire. De même, l’idée de liberté n’a plus sur moi l’effet entraînant qu’elle a normalement si je pose le déterminisme comme la vérité, et cela même si ce déterminisme est assez puissant pour intégrer une explication de l’illusion de liberté. J’ai beau faire, je ne puis être spectateur impartial de moi-même sans mauvaise foi. « Je veux » signifie irrémédiablement « je suis libre de vouloir ce que je veux », sans quoi je cesse de vouloir. Et quand je pense « je suis libre », je veux dire que je le suis réellement, et non que j’ai une illusion nécessaire de ma liberté ! Cela ne prouve pas la réalité ontologique du libre arbitre, mais ça renvoie le matérialisme à sa contradiction propre. Notre propos n’est pas d’ailleurs ici de défendre une position spiritualiste ou idéaliste (il y a un être de l’esprit, de l’âme, des valeurs, des Idées, etc.), mais seulement de voir en quoi on n’échappe pas si facilement au scepticisme.
13Comte-Sponville défend l’idée, reprenant la formule de Bayle, qu’« un athée peut être vertueux aussi sûrement qu’un croyant peut ne pas l’être » (p. 56). Certes, ne pas croire en Dieu ne dispense pas de morale, si l’on définit Dieu à la façon des religions. Mais comment un matérialiste peut-il être vertueux, s’il affirme que la morale est illusoire ? Si le Bien et le Mal se réduisent en dernière instance au bon et au mauvais (c’est la position matérialiste assumée par l’auteur, fort cohérent ici), comment donner du crédit à des valeurs qui se veulent universelles, à la justice, à l’amour du prochain, aux droits de l’homme, etc. ? L’universel est encore une illusion, car le matérialisme est un relativisme (à chaque corps son “bon” et son “mauvais”). S’il est tel, pourquoi se battre pour des valeurs ? Il n’y a même plus de valeur, mais seulement des états du corps. Qu’on le veuille ou non, l’exigence morale enferme en elle un idéalisme de principe. Impossible d’éprouver l’appel d’une loi morale sans poser la positivité d’une telle loi. Impossible de s’éprouver libre sans se poser libre réellement. Impossible de raisonner sans poser la Raison comme accès légitime à la vérité. Impossible de penser sans penser que la pensée pense juste. Nous sommes ainsi tous des platoniciens dans notre pratique et dans notre vie d’homme. Encore une fois, cela ne prouve pas le platonisme ou l’idéalisme en général, qui ne sauraient pas plus se prouver que le matérialisme. Nous sommes simplement renvoyés à nos contradictions, à la gloire du scepticisme.
14Ainsi, on ne se débarrasse pas si aisément de Dieu. Car le vrai Dieu, et le premier, ce n’est pas celui des religions, mais c’est ce rapport nécessaire de chacun à l’Absolu qui fait l’humanité de l’homme. Le vrai nom de Dieu, c’est l’Absolu, l’inconditionné. Nous sommes hantés par Dieu à chacune de nos pensées, puisque chacune d’elles pose la pensée comme un absolu (que serait une pensée qui ne se ferait pas à elle-même une confiance totale ?) [4]. Mais qu’est-ce que penser, remarque Alain, si ce n’est se demander « que dois-je penser ? » [5] ? La pensée n’est pas un mécanisme qui se ferait sans moi : elle est une exigence. Que dois-je penser ? Que dois-je juger ? La morale et la liberté sont au cœur de toute pensée. Il faut dire, à la façon de Descartes, que j’ai en moi l’idée d’un Dieu infini et tout puissant, qui précède et rend possible l’idée même de ma finitude et de mon imperfection. Que serait une exigence morale si je ne voyais le Bien qu’après avoir pesé en moi les plaisirs et les peines, les intérêts et les profits ? Elle ne serait plus une exigence, mais une simple pente de mon être, car alors j’irais toujours du côté du bon pour moi, sans culpabilité ni dignité. Non, c’est l’inverse qui est vrai : je vois le Bien comme Absolu, et je me juge à son contact pusillanime ou digne d’être un homme. Illusion, peut-être, mais illusion nécessaire. Il est peut-être vrai que cette Idée du Bien n’est qu’un état de mon corps, et que, comme le disent Spinoza puis Comte-Sponville, c’est parce que je désire une chose que je la juge bonne, et non parce qu’elle serait bonne en soi que je serais attiré par elle. [6] De la matière ou de l’Idée, qui est première ? C’est ce que l’on ne peut savoir, à bien y regarder. Nous tenons simplement ici à noter que notre position d’homme implique un idéalisme de principe, et que nous ne saurions nous battre pour des valeurs en les considérant par ailleurs comme des illusions. Le caractère nécessaire de toutes nos illusions, que reconnaît d’une certaine façon Comte-Sponville, devrait l’inviter à modérer sa position matérialiste. [7] Qu’est-ce qui permet de faire le départ entre une illusion nécessaire et une vérité, si, précisément, on ne peut pas se passer de la première ?
15Ainsi donc, l’homme est un animal déiste, puisqu’il pose l’Absolu au cœur de chacun de ses actes, des ses pensées, de ses volontés. [8] La question de Dieu dépasse de loin celle de la religion. Du coup, Comte-Sponville va vite en besogne quand, débarrassé de la religion, il reprend sur le compte du matérialisme les acquis de la modernité : le rationalisme, l’humanisme, l’universalisme, etc. Comment un matérialiste pourrait-il être, par exemple, rationaliste ? La raison, si elle est seulement un état de la matière, n’a plus rien de raisonnable. C’est heureux si la matière, ontologiquement rationnelle, nous conditionne à la penser rationnelle, nous qui en sommes ses produits. Mais nous ne pouvons être assuré de rien de tel : il faudrait pouvoir comparer la matière en soi avec l’idée rationnelle de matière pour nous… Comment un matérialisme peut-il être un humaniste ? Comment la culture pourrait-elle valoir plus que la barbarie dans un monde où toute valeur est illusoire ? Quant à l’universalisme, il est complètement discrédité par l’idée qu’il ne serait que l’effet d’une cuisine subtile dans mon cerveau. Parler de l’Universel (de la raison, des valeurs, de la pensée, etc.), c’est être platonicien, de près ou de loin.
Le retour à l’immanence n’est pas une expérience spirituelle
16Il paraît ainsi difficile au matérialisme de revendiquer l’héritage du Christianisme et des Lumières (chapitre I). Il nous semble bien plus cohérent d’associer matérialisme et sagesses orientales (chapitre III). Car en effet, ces doctrines sont bien des formes d’anti-intellectualisme, et par là d’antispiritualisme. La thèse que l’on défend ici est la suivante : le matérialisme est un antispiritualisme, et il ne saurait exister de spiritualité matérialiste (Comte-Sponville entend montrer le contraire). C’est par un abus de langage que l’on parle des spiritualités orientales (bouddhisme, taoïsme, confucianisme). Disons que ces sagesses sont d’esprit au sens où il faut beaucoup d’esprit pour nier l’Esprit. Le matérialisme, par exemple, fait œuvre d’esprit en niant l’Esprit. Mais on pourra en dire autant de toute démarche de pensée, de toute création artistique, de toute religion, de sorte que, tout devenant “spirituel”, plus rien ne l’est vraiment. Si au contraire on entend par spiritualité la doctrine qui promeut l’Esprit et élève les esprits dans leur conscience de soi, alors ces sagesses orientales semblent bien plutôt des coups de semonce portés à la spiritualité. L’Esprit devra retourner à la nature, à l’indifférenciation des choses, à la non-pensée, à l’immanence, à l’indifférence, à la désindividuation, etc. Ce qui caractérise au contraire l’Esprit, c’est une forte conscience de soi, de sa différence avec la nature, de sa dignité, de sa transcendance. A tort ou à raison, peut importe ici, mais l’Esprit ne saurait se caractériser par l’immersion dans le grand Tout de l’Être indifférencié.
17L’esprit se sait esprit, la réflexivité est son essence. Hegel a tout dit là-dessus. Il a aussi vu juste sur le rapport que la “philosophie” orientale entretient avec cet « Esprit », et donc avec sa venue à maturité au cours de l’histoire de la philosophie. [9] Il s’agit plus de religions, de mystiques, de sagesses, de thérapies de l’âme, d’éthiques, de visions-du-monde qui prennent parfois des formes philosophiques, que de spiritualités à strictement parler. Du fait de sa réflexivité essentielle, il appartient à l’esprit de se savoir libre et autonome, en état d’extériorité par rapport aux mécanismes naturels aveugles. Conscient de soi, l’esprit veut l’esprit, et cette exigence est la morale même. « La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument, car noblesse oblige », dit Alain (Lettres à S. Solmi sur la philosophie de Kant, p. 63, cité aussi par Comte-Sponville dans son ouvrage). Ainsi, ces sagesses orientales sont bien en continuité avec la pensée matérialiste qui consiste toujours à réintégrer l’esprit dans la nature, d’où il est censé venir. Ce sont des formes d’antispiritualisme (primat du préréflexif sur la réflexion, de la passivité sur la liberté volontaire, du contemplatif sur le judicatif, de l’immanence sur la transcendance).
18La distinction comtesponvillienne entre « primat » et « primauté » est censée résoudre ce problème : comment être à la fois matérialiste et néanmoins croire en l’esprit ? L’auteur est, à n’en pas douter, un honnête défenseur des valeurs spirituelles issues des Lumières, de la Modernité et, par-delà, du Christianisme et de l’hellénisme. Ce n’est pas l’homme qui est en cause, mais on peut douter que son matérialisme philosophique soit la meilleure des armes pour défendre ces mêmes valeurs de l’esprit. L’idée d’une « primauté » (de l’esprit) sans « primat » (réservé aux choses inférieures : la matière, le corps, la sensibilité, etc.) reste obscure. La question, qui traverse toute l’œuvre de Compte-Sponville, est au fond celle-ci : comment donc un matérialisme pourrait-il être « ascensionnel » ? Comment la matière, qui est sans relief axiologique, pourrait d’elle-même créer un “haut” et un “bas”, un “inférieur” et un “supérieur”, de sorte que quelque chose pourrait advenir et revendiquer une « primauté » de droit ? En réalité, le droit ne naît pas du fait – on ne sortira pas de là. La valeur ne naît pas de l’être, pas plus que l’être ne peut produire du non-être, du néant.
19Comte-Sponville est donc cohérent quand il cherche à rapprocher ses propres intuitions matérialistes avec la mystique orientale, mais alors on ne comprend plus comment il peut en même temps revendiquer l’héritage du christianisme (chapitre I), qui est bien en effet une spiritualité éminente, et qui s’oppose en tout avec ces doctrines orientales. Il nous semble au contraire qu’il faille faire ici un choix, qui est celui du matérialisme (et des doctrines apparentées) ou de l’idéalisme (en quoi consiste le christianisme). L’Esprit, lui, sera toujours du côté de l’Idée, jamais du côté de la matière. Une sagesse qui consiste à annuler la pensée et la réflexion au profit d’une contemplation pure du Néant, du Tout, de l’Être, ne peut être dite spirituelle. Elle est proprement un anti-spiritualisme, et donc aussi une non-spiritualité. Quand nous disons qu’un choix s’impose, nous voulons dire qu’on ne saurait être à la fois bouddhiste et chrétien, par exemple, pas plus que matérialiste et spiritualiste. Mais peut-être que la vraie sagesse consiste à ne pas choisir, et à penser leur tension nécessaire, à saisir cette contradiction comme la condition même de l’homme. C’est là notre position, qui serait une forme de scepticisme dynamique. La pensée philosophique, en toute rigueur, consiste dans la mise en forme de cette contradiction du matérialisme et de l’idéalisme (dont le spiritualisme est l’une des formes). Pencher d’un côté, c’est déjà renoncer un peu à penser, car c’est assumer une part de dogmatisme. Mais il n’est pas temps de traiter ces questions ici.
20La spiritualité que propose donc finalement Comte-Sponville serait celle de l’immanence et du matérialisme. Celle que révèle « le sentiment océanique », le sentiment d’appartenance au grand Tout, de fusion avec la nature et de dépossession de soi. Cela suppose de renoncer à son ego, et implique une « suspension des jugements de valeur » (p. 88). Si tout est sur un même plan d’immanence, il n’y a plus de hiérarchie, de verticalité, donc de valeur. De longues pages expliquent la nature de ce sentiment de plénitude et de sérénité qui se dégage de cette expérience. On atteint par là le vrai bonheur, dit l’auteur. Nous avions nous-même fait remarqué dans un précédent travail que ce “bonheur matérialiste” était l’une des deux formes fondamentales de bonheur dont l’homme peut faire l’expérience. [10] L’autre doit être qualifiée de “bonheur spiritualiste”, et on ne saurait les confondre, puisqu’elles s’opposent en tout. Désindividuation ou individuation, déprise de soi ou conscience de soi, passivité infinie ou liberté revendiquée, etc. Le bonheur que procure le « sentiment océanique » est bien réel, et Comte-Sponville en rend magnifiquement compte, mais il ne peut être pensé comme une forme de spiritualité. L’esprit y est bien plutôt nié, ou réduit au minimum. Ce même esprit, que l’auteur définissait comme « un acte (l’acte de penser, de vouloir d’imaginer, de faire de l’humour…) » (p. 146), il faudrait maintenant le voir à l’œuvre dans cette expérience où la pensée n’est plus (« mise entre parenthèse de la dualité » (p. 179), donc de la pensée, de la raison, du Logos), ou la volonté n’est plus (dire oui à tout, au Tout, Amor fati), ou la valeur n’est plus (« il ne s’agit plus de juger, (…) mais de voir », p. 190)… Il y a bel et bien ici une contradiction : si l’esprit est volonté et pensée, on ne peut qualifier de spirituelle une expérience qui nie la volonté et la pensée.
21Habituellement, Comte-Sponville tente de penser comment un matérialisme peut être ascensionnel (« le mythe d’Icare »), c’est-à-dire s’élever de l’inerte au vivant, puis du corps à l’esprit comme volonté, pensée et moralité. L’expérience mystique d’une fusion avec la Nature semble aller dans le sens inverse : redescente de l’esprit vers sa source matérielle. Il s’agit bien pour nous d’une dé-spiritualisation. Dans un sens comme dans l’autre, pourtant, le problème reste le même : celui du passage du non-spirituel au spirituel, et inversement. Il n’y a pas de solution de continuité entre la matière et l’esprit. Le dualisme est l’horizon indépassable de la philosophie. Penser par-delà le dualisme - la tentative est formatrice, féconde et nécessaire –, c’est une façon d’y revenir. Penser contre, c’est penser avec. Si l’on veut le dépasser, il faut faire comme ces religions de l’immanence, ne plus penser. Descartes dit la même chose : si vous voulez concevoir l’union de l’âme et du corps, cessez de penser ! [11]
22Pourtant, nous ne croyons pas du tout que cette mystique de l’immanence soit ce dont notre époque ait besoin comme supplément d’âme. Au contraire, elle serait la meilleure façon de précipiter la Modernité et ses valeurs dans l’oubli. Ce dont nous avons besoin, après bien des années d’irrationalisme, de relativisme et d’anti-intellectualisme, c’est plutôt ce spiritualisme athée dont Comte-Sponville parlait dans le premier chapitre de son ouvrage (et qui correspond essentiellement à une laïcisation du christianisme). L’auteur a donc finalement raison contre lui-même, et si son matérialisme n’a pas, selon nous, toute la cohérence qu’il souhaiterait, c’est tant mieux pour la spiritualité dont nous manquons aujourd’hui.
Bibliographie
Bibliographie
- Alain, L’art et les Dieux, Gall., La Pléiade, 1958.
—, Lettres à Sergio Solmi sur la philosophie de Kant, Hermann, 1946. - Citot V., « Matérialisme, spiritualisme et scepticisme : prolégomènes à une philosophie du bonheur », Le Philosophoire n°26, Avril 2006.
—, « La réflexion, le préréflexif et la question du scepticisme », à paraître dans Le Philosophoire n°28, mai 2007.
—, « La tentation métaphysique et l’exigence philosophique », Le Philosophoire, nouv. éd. du n°9, sept. 2006.
—, « Le naturel, le culturel et le spirituel », Le Philosophoire n°27, déc. 2006. - Comte-Sponville A., Traité du désespoir et de la béatitude, 1984, PUF, Quadrige, 2002.
—, Valeur et vérité. Études cyniques, 1994, PUF, Perspectives critiques, 1998.
—, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006. - Comte-Sponville A. et Ferry L., La sagesse des modernes, Robert Laffont, 1998.
- Descartes R., Méditations métaphysiques, 1641, GF-Flammarion, 1979.
- —, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, 1643-1649, GF-Flammarion, 1989.
- Hegel G.W.F., Leçons sur l’histoire de la philosophie, Introduction, Gall., folio essais, tomes I et II, 1954.
- Lagneau J., Célèbres leçons et fragments, 1875-1898, PUF, 1964.
—, Écrits, Éditions du Sandre, 2006. - Lequier J., La recheche d’une première vérité, 1851-1862, PUF, 1993.
- Spinoza B., Éthique, 1661-1675, GF-Flammarion, 1965.
Notes
-
[1]
Comte-Sponville André, L’esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu, Albin Michel, 2006.
-
[2]
Il en va de même de l’idéaliste cohérent. Le cercle de la pensée revenant sur ses propres conditions d’accès au vrai est celui de toute doctrine philosophique.
-
[3]
Son œuvre comprend maintes formulations de cette thèse. On pourra notamment consulter sur ce point le recueil d’articles Valeur et vérité, ou son Traité du désespoir et de la béatitude (« Être matérialiste (…) c’est penser que tout ce qui vaut – l’art, la morale et la politique, et même la vérité - est toujours du côté de l’illusion », « l’être ne vaut rien, objectivement parlant, et la valeur n’est pas », pp. 137 et 134).
-
[4]
Nous nous expliquons plus longuement sur cette question dans « La tentation métaphysique et l’exigence philosophique », in Le Philosophoire n°9. Notre réflexion prend appui sur celles de Lachelier, puis de Lagneau, qui se sont attachés à penser les conditions même de la pensée, en tant qu’elles supposent l’inconditionnalité de la pensée.
-
[5]
C’est « la personne humaine elle-même qui se met en demeure de décider et de se juger. Ce mouvement intérieur est dans toute pensée ; car celui qui ne se dit pas finalement “Que dois-je penser ?” ne peut pas être dit penser. La conscience est toujours implicitement morale » (« Conscience », Définitions, in L’art et les Dieux, p. 1045).
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[6]
« Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu’une chose est bonne parce ce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons » (Éthique, III, prop. 9, scolie).
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[7]
Sur ce point, on lira l’excellent dialogue d’André Comte-Sponville et Luc Ferry, La sagesse des modernes. On y voit se rejouer l’affront (amical) du matérialisme et de l’idéalisme.
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[8]
Parlant de sa fidélité aux valeurs fondamentales du Christianisme, Comte-Sponville remarque lui-même, sans en saisir peut-être toute la portée philosophique : « je me suis forgé une espèce de Christ intérieur (…) purement humain, qui m’accompagne ou me guide » (p. 76). Ce petit Dieu intérieur est en tout homme selon nous, dès qu’il éprouve quelqu’exigence morale.
-
[9]
Voir son Introduction aux Leçons sur l’histoire de la philosophie.
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[10]
Voir notre article « Matérialisme, spiritualisme et scepticisme : prolégomènes à une philosophie du bonheur », paru dans le n°26 du Philosophoire.
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[11]
« C’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires, et en s’abstenant de méditer (…) qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps » (Correspondance avec Élisabeth, p. 74).