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Article de revue

Les grammaires de la modernité

Notices bibliographiques autour de trois débats essentiels

Pages 135 à 152

Notes

  • [1]
    Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses, ou la fin du social. Paris : Denoël/Gonthier, « Médiations », 1982.
  • [2]
    Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Folio Essais 1993.
  • [3]
    Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation, Vrin « Débats et Controverses », 2000.
  • [4]
    Habermas, 1988, p951.
  • [5]
    Ibid, p. 6.
  • [6]
    Ibid, p. 951.
  • [7]
    Ibid, p. 9.
  • [8]
    Michaël Vakaloulis, Le capitalisme post-moderne, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2001.
  • [9]
    Michael Foessel, « La nouveauté en histoire », Esprit, juillet 2000.
  • [10]
    Un grand Récit est un schéma interprétatif qui constitue une source ultime et non intégrée de légitimation des projets scientifiques et politiques de la modernité. Il s’agit de narrations modernes à fonction légitimante, distinctes de celles – mythologiques – des sociétés traditionnelles. Les grands Récits du monde moderne diffèrent significativement des récits de légitimation magico-mythologiques des sociétés traditionnelles. Selon J.-F. Lyotard, les méta-récits modernes « ne sont pas des mythes au sens de fables (…). Certes, comme les mythes, ils ont pour fin de légitimer des institutions et des pratiques sociales et politiques, des législations, des éthiques, des manières de penser. Mais à la différence des mythes, ils ne cherchent pas cette légitimité dans un acte originel fondateur, mais dans un futur à faire advenir, c’est-à-dire dans une Idée à réaliser » (p36). Ces récits sont au nombre de cinq – récit chrétien ; récit Aufklärer; récit spéculatif ; récit capitaliste ; récit marxiste.
  • [11]
    Pour une réflexion sur l’arrière-plan sociologique de cette conception du savoir, du rôle de la science et des processus de légitimation, on peut se référer à la thèse marxienne de Michaël Vakaloulis, 2001, op. cit.
  • [12]
    J.-F. Lyotard, 1979, p. 37.
  • [13]
    Taylor, 1994, p. 10.
  • [14]
    Ibid p. 19.
  • [15]
    Guy Laforest et Philippe de Lara (dir), « Musil, Taylor et le malaise de la modernité » in Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Ed. du Cerf, 1998.
  • [16]
    Rorty, 1993, p. 23.
  • [17]
    Beck, Giddens, Lash, 1994, p. 2.
English version

1Lorsque nous a été soumise l’idée de faire une notice bibliographique sur le thème de la modernité, notre première réaction a été de penser que celle-ci devait pouvoir donner lieu à une recension, sinon exhaustive, du moins synthétique des apports théoriques sur ce thème. Mais très vite, cette position s’est révélée intenable. Cependant nous avons remarqué dans un second temps que l’aporie à laquelle s’était heurtée une telle démarche ne laissait pas derrière elle un champ de ruines au sein duquel absolument aucune forme ne se laissait discerner. Dans ce contexte, plutôt que de se contenter de rendre compte de thèses en vigueur sur la modernité, il nous a semblé préférable d’opérer des coupes bibliographiques de façon à mettre en relief les débats qui sont, selon nous, actuellement les plus tranchants sur cette question.

2S’ils ont leur cohérence propre et si tous renvoient à une tentative d’élucidation d’un processus dont nous pressentons l’unité, reste qu’aucune synthèse de tous les apports de ces débats divers ne peut être faite. Ceci nous apporte d’ailleurs déjà des indications sur la modernité elle-même en tant qu’objet philosophique ayant prétention à s’élever au concept. « Indextricablement mythe et réalité », la modernité n’est pas « un concept d’analyse » mais « demeure une notion confuse, qui connote globalement toute une évolution historique et un changement de mentalité » [1]. Comme l’a montré Henri Meschonnic « il n’y a pas de sens unique de la modernité », et ce tout simplement « parce que la modernité est elle-même une quête de sens » [2]. On peut même voir un dernier indice dans cet échec à faire une bibliographie en bonne et due forme de la modernité : la pluralité des registres dans lesquels se dit la modernité peut en effet elle-même être interprétée comme un symptôme de la crise de la modernité.

3C’est donc pour cette raison de fond, mais aussi pour des raisons plus contingentes liées à nos propres intérêts de recherche que nous avons décidé d’articuler cette notice bibliographique autour de trois débats. Le premier débat porte sur l’interprétation de la modernité qui se déploie autour de la querelle de la sécularisation, un débat dont l’origine intellectuelle remonte à Hegel et qui traverse l’histoire intellectuelle allemande jusqu’à l’ouvrage de Blumenberg [3]. Le second débat porte sur ce que nous appelons un malaise dans la post-modernité : par ce titre nous unifions les trois recensions d’ouvrages de Lyotard, Rorty et Taylor parce qu’ils portent selon nous une même interrogation, voire une même inquiétude sur la dimension du devenir de l’homme en tant qu’être moral dans un monde sorti de ce qu’Habermas a nommé « le discours philosophique de la modernité ». Enfin, nous ferons référence à un débat plus centré sur des analyses de philosophie sociale ou de sociologie dans lequel les ouvrages associés aux noms d’Ulrich Beck, d’Anthony Giddens d’un côté et de Peter Wagner de l’autre ressortent par leur capacité à dégager les axes structurants de la configuration actuelle de la modernité.

4Malgré leurs ancrages respectifs dans des traditions intellectuelles déterminées, ces débats traversent les frontières nationales et disciplinaires et offrent des ressources pour établir des ponts entre sciences sociales et philosophie. Reste que malgré la différence des plans sur lesquels ils se déploient et la diversité des grammaires dont ils usent pour penser la « modernité », ces débats peuvent être articulés les uns aux autres de façon cohérente, mais non systématique. Nous proposons simplement de tirer un fil entre les différentes grammaires de la modernité, sans renier la part de subjectivité irréductible à ce type exercice, mais sans penser non plus qu’il soit dépourvu de toute objectivité dans la manière dont il articule des pensées aux thèmes et aux préoccupations extrêmement hétérogènes.

5Puissent nos lecteurs, quels que soient leurs intérêts spécifiques et les disciplines dans lesquelles ils mènent leurs recherches, trouver dans cette modeste notice des ressources propres à décentrer le regard qu’ils ont coutume de porter sur ce dont ils sont les fils : la modernité. Puissent-ils aussi à travers la sécheresse de ces quelques notices bibliographiques, lire les controverses et oppositions qui lient entre elles les thèses en présence.

Une clarification sémantique préalable

6Jùrgen Habermas, le Discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988

7Dans cet ouvrage, Jürgen Habermas a dégagé le sens du terme « Moderne » en procédant à sa généalogie. Ce serait à la fin du Ve siècle que le terme « moderne » aurait été utilisé pour la première fois. Il s’agissait alors de marquer une rupture entre le passé romain et païen ramené au statut d’Antiquité et un présent chrétien qui venait d’accéder à la reconnaissance officielle. A cet endroit, Jürgen Habermas attire notre attention sur le fait que le concept de « Moderne » doit être différencié du concept de Temps Modernes : « “Moderne”, on pensait aussi l’être du temps de Charlemagne, au XIIème siècle et à l’époque des Lumières – c’est-à-dire à chaque fois qu’un rapport renouvelé à l’Antiquité a fait naître en Europe la conscience d’une époque nouvelle » [4]. D’autre part, « le concept profane de temps modernes exprime la conviction que l’avenir a déjà commencé : il désigne l’époque, qui vit en fonction de l’avenir, qui s’est ouverte au nouveau qui vient. (…) Ce n’est qu’au cours du XVIIIème siècle que le seuil historique se situant autour de 1500 a été, en effet, rétrospectivement perçu comme un renouveau » [5].

8De façon somme toute très classique, l’auteur attribue à trois événements l’entrée dans le monde moderne : la découverte du nouveau monde, la renaissance et la Réforme.

9C’est ainsi au XVIIIème siècle que la conscience a été prise d’une rupture ayant eu lieu autour du XVème siècle. Cela n’a rien d’étonnant car c’est à cette période que la modernité est devenue un état d’esprit : « (…) C’est seulement avec les idéaux de perfection prônés par les Lumières françaises, avec l’idée, inspirée par la science moderne, d’un progrès indéfini de la connaissance et d’une progression vers une société meilleure et plus morale que le regard échappa progressivement à l’envoûtement qu’avaient exercé sur chacune des époques modernes successives les œuvres de l’Antiquité » [6]. C’est donc au cours du XVIIIème siècle que s’opère la rupture avec la révérence au passé et aux œuvres de l’Antiquité. C’est dans ce moment historique que la modernité opère une prise de conscience de son projet historique propre. Et ce, même si, selon Jürgen Habermas, l’adjectif « moderne » ne se substantivise que « très tard dans les langues européennes des temps modernes – à peu près depuis le milieu du XIXème siècle – et là encore, dans le domaine des beaux-arts ». Ceci n’est pas contradictoire avec cela car si c’est au XIXème siècle que la modernité esthétique s’autoproclame, « le processus de rupture avec le modèle de l’art antique est inauguré au début du XVIIIème siècle par la célèbre « Querelle des Anciens et des Modernes ». Le parti des Modernes se révolte contre l’idée que le classicisme français se fait de lui-même en assimilant le concept aristotélicien de perfection à celui de progrès, tel qu’il avait été assimilé par la science moderne » [7].

10Pour synthétiser l’acquis de cet ouvrage relatif à la généalogie du terme moderne par différence avec ceux de « temps modernes » et de « projet moderne », nous pouvons considérer que « l’itinéraire terminologique du Moderne recouvre une grande durée historique et connote grosso modo le sentiment d’une rupture avec le passé. (…) Les temps modernes renvoient à une configuration historique datée, qui remonte à la Renaissance. (…) Le projet moderne se cristallise intellectuellement au cours du XVIIIème siècle. Mais ce n’est qu’à partir du XIXème siècle que la modernité acquiert une densité sociale et pratico-esthétique (modernisme). De ce point de vue, le XIXème siècle constitue un tournant » [8].

I – La querelle de la sécularisation et l’interprétation de la modernité

11La modernité est donc rupture. Mais la rupture, comme toute modalité du devenir, doit se référer à une identité fondamentale pour pouvoir être pensée. Les analyses de Kant qui mettent en lumière la nécessité pour la pensée de se référer aux schèmes de l’identité et de la substance pour penser le devenir s’appliquent avec une sorte d’évidence au thème de la modernité. Sous les apparences de la rupture, la modernité n’aurait été que la reprise sécularisée de l’eschatologie chrétienne. La substance de notre interprétation du monde n’aurait donc pas changé, seule sa mise en forme aurait évolué. Cette thèse est l’interprétation de la modernité dont nous souhaitons partir : elle porte le nom de « théorème de sécularisation ». Il revient à Hans Blumenberg d’en avoir fait la critique la plus radicale.

12Hans Blumenbergh, La légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999

13L’idée maîtresse de l’ouvrage de Blumenberg tient dans la mise au jour d’un décalage structurel entre la façon dont nous nous représentons le présent et la réalité de celui-ci. Il s’installe donc d’emblée dans le hiatus entre la façon dont nous appréhendons l’histoire et ce que la généalogie des significations nous apprend sur celle-ci. Et c’est à partir de l’étude critique du « théorème de sécularisation » que Hans Blumenberg démontre que nous nous contentons le plus souvent dans la réflexion théorique comme dans l’usage du sens commun de penser le présent et la nouveauté historique à partir des catégories de l’identité.

14Le « théorème de la sécularisation » est issu de la thèse de Karl Löwith et fait dériver la conception moderne du progrès de l’eschatologie chrétienne. Blumenberg critique cette thèse parce qu’elle repose selon lui sur l’illusion de l’existence d’une substance qui seule peut subir des modifications et changer de contenu sans que sa structure profonde en soit affectée. Blumenberg affirme ainsi que le poids accordé au monde par la dimension théologique du progrès ne rentre pas dans cette interprétation. Ce poids accordé au monde par le progrès s’avère en effet incompatible avec le report sur l’au-delà qui était l’essence de l’espérance eschatologique. La conscience historique invente donc réellement, elle ne se contente pas de reporter un même contenu sur une autre scène. Elle ne se réconcilie pas avec elle-même en retrouvant le Même sous les oripeaux de l’Autre. La rupture n’est pas une apparence derrière laquelle on pourrait retrouver les catégories qui servaient de référence à l’époque révolue.

15Précisément, c’est lorsque la conscience se trouve dénuée de ressources dans un cadre conceptuel donné que celle-ci est poussée à la novation. Le transfert univoque de contenu dans lequel consiste la sécularisation comme interprétation de la modernité doit alors faire place au « réinvestissement fonctionnel ». Et en effet, selon l’auteur, les Temps Modernes sont ceux qui inventent une attitude nouvelle face au monde. Celui-ci n’est plus donné, mais il est précisément à constituer. L’adéquation du monde avec la raison humaine qui était la pierre de voûte du pacte entre l’homme et la divinité, fondement indissolublement épistémologique et ontologique du monde ancien devient une énigme. Une énigme dont l’exploration est la source d’une relance incessante du questionnement, et c’est peut-être cette relance en elle-même qui est pour Blumenberg l’essence intime de la modernité. Mais ceci ne revient pas à nier toute vérité ou toute nécessité, même au titre d’enseignement épistémique, au théorème de la sécularisation.

16On voit en effet se dessiner une thèse dont la portée est double : « légitimer les temps modernes n’équivaut (…) pas, aux yeux de Blumenberg, à démontrer qu’ils ont réussi dans leur projet d’autofondation. Il s’agit plutôt de faire la “généalogie” du théorème de la sécularisation avec toutes les équivoques propres à une telle entreprise. D’un côté, en effet, la généalogie vise (chez Blumenberg comme déjà chez Nietzsche) à réfuter les genèses linéaires et s’élève contre l’idée qu’il existerait un déploiement métahistorique des significations. En restituant à chaque événement sa singularité, elle exhibe ce qui, dans l’histoire, fait rupture. De l’autre, elle examine la provenance secrète des configurations de sens dont elle s’occupe : certes, l’histoire ne se réduit plus au retour du même, mais elle se déploie à l’intérieur de problématiques récurrentes dont il est possible de reconstituer les fils. Il faut donc prendre la mesure de la complexité de la thèse de Blumenberg : la “sécularisation” est critiquée comme schéma de lecture déficient, mais aussi signifiant par les erreurs qu’il produit. Semblable en ce sens à l’illusion métaphysique dénoncée par Kant, le théorème de la sécularisation est nécessaire tout autant qu’erroné parce qu’il révèle la nécessité pour la conscience de se penser à l’aide de catégories métaphoriques » [9].

17La prégnance des catégories métaphoriques pour penser la modernité est un thème tout à fait actuel. L’idée wébérienne de « désenchantement du monde » a ainsi donné lieu à des reprises du questionnement sur l’avènement de la modernité à partir d’un monde à l’origine hétérodéterminé. En France, le débat théorique sur la religion, son rôle dans le développement de la modernité et ses éventuels prolongements contemporains a été relancé voici quelques années par un ouvrage devenu un classique et qui a précisément pour titre, Le désenchantement du monde.

18Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1988

19La religion est une clé et même la clé pour accéder à la logique du devenir occidental : telle est la thèse en forme de défi qui soutient l’ouvrage désormais classique de Marcel Gauchet. Cette thèse est un défi à double titre.

20D’abord parce qu’à l’époque où le Désenchantement a été publié, le religieux n’avait pas fait retour comme aujourd’hui au centre des préoccupations théoriques à la croisée des sciences sociales et de la philosophie. Avec maintenant plus de quinze ans de recul, on peut même considérer que l’ouvrage de Marcel Gauchet a fortement contribué à ce « retour du religieux » dont l’auteur est le premier à nous dire qu’il ne doit en rien nous faire penser à un renouveau de la structuration religieuse de nos sociétés. Mais cette thèse est un défi à un second titre parce que Le Désenchantement du monde renouvelle le genre de l’essai d’histoire universelle qui conjugue du point de vue méthodologique une approche transcendantale et une approche historique. Par la controverse qu’il ouvrait avec le structuralisme, controverse visible jusque dans le titre d’un des derniers chapitres de l’ouvrage : « Figures du sujet humain », Marcel Gauchet allait là aussi ouvrir la voie à un changement d’époque dans la pensée française contemporaine. Toute interrogation sur la modernité doit donc repasser les étapes du mouvement qui a rendu possible l’épuisement du règne de l’invisible et l’avènement d’une Cité des hommes sans Dieu : « le désenchantement du monde » repris à Max Weber. Car, et c’est là la grande thèse de l’ouvrage, la religion n’est plus l’axe structurant des sociétés modernes et le religieux a achevé son passage d’une économie de l’Un, liant l’humain et le divin, le visible et l’invisible au sein d’un seul monde, à une économie de la dualité reposant sur la dissociation de leurs domaines respectifs. Toutes les crispations identitaires contemporaines doivent être interprétées à cette aune comme des symptômes de l’emprise inéluctable de la dualité.

21La religion est entendue par Marcel Gauchet au sens très précis de l’hétéronomie dans le rapport des hommes à ce qui fonde leur existence individuelle et sociale. L’hétéronomie suppose donc un garant extérieur de la vie de l’individu et de la société et c’est pourquoi c’est dans l’étude ethnologique des peuples « primitifs » que Marcel Gauchet a retrouvé le rapport absolu de cette disposition première à « la » religion. La religion, c’est le dehors comme source et l’immuable comme règle, ce qui implique une organisation de la société dans laquelle personne ne peut s’arroger le pouvoir collectif et un espace intellectuel où n’existe nul interstice entre le fondement et la vie dans lequel une morale puisse trouver son espace propre. Cette économie de l’existence a régi l’humanité pendant des milliers d’années avant que l’émergence de l’Etat ne vienne bousculer ce dispositif et ouvrir le processus aujourd’hui bimillénaire de dissolution de ce rapport absolu à « la » religion. C’est bien avec l’apparition de l’Etat – « transformateur sacral » – il y a cinq mille ans que l’Un commence à investir la sphère humaine. C’est le début de l’institution politique et l’origine d’une pensée de la division entre les hommes et entre les hommes et les dieux. La division politique a ainsi accouché d’un immense travail spirituel dont l’apparition des grandes religions historiques entre 800 et 200 avant J.C. est la manifestation la plus éclatante.

22Les conséquences du passage du divin de l’unité à la dualité se font sentir sur tous les plans de l’ordre terrestre : la dynamique de la transcendance est à l’œuvre. Sur le plan de la disposition à soi et du lien aux autres, la révolution de la transcendance conduit au développement de l’intériorité, de l’individualité et de là à l’exigence du respect de celle-ci : l’ère des droits de l’homme est contenue en germe dans le dépli de l’Un. Sur le plan de la pensée, dès lors que le monde acquiert son autonomie, par le rationalisme, on voit s’opérer l’institution de l’homme en sujet de connaissance. Enfin, l’appropriation transformatrice en vient à définir le rapport inédit de l’homme à la nature. Cette histoire est prolongée dans la seconde partie de l’ouvrage « Apogée et mort de Dieu : le christianisme et le développement occidental » par une analyse historique du christianisme, cette « religion de la sortie de la religion et de ses succédanés au-delà de 1700, date à laquelle l’ère du religieux s’achève selon Marcel Gauchet.

23L’apport fondamental de l’ouvrage de Marcel Gauchet tient à sa clarification de la définition de la religion. En montrant que la religion renvoie plus profondément qu’à un système de croyances structuré, à une économie de l’Un, Marcel Gauchet nous permet de prononcer un diagnostic sur la vacuité épistémologique et politique des thèses qui rejettent en bloc « la modernité » au nom d’un retour à un monde structuré par la hiérarchie par exemple. La défragmentation du monde est impossible, impensable et les totalitarismes du vingtième siècle nous ont d’ailleurs apporté une terrifiante image de ce que pouvait être une tentative de reconstitution de l’économie de l’Un dans le monde moderne.

24Cependant, à l’heure où les compromis politiques, culturels et cognitifs mis en place au tournant du vingtième siècle pour articuler de façon supportable le règne de l’autonomie avec une hétéronomie instituée – l’Etat social – s’érode, la limite de l’ouvrage de Marcel Gauchet, tout entière inscrite dans le programme de recherche qu’elle annonce, est de laisser l’individu face à l’exigence d’une reconstruction morale du monde. Or, c’est précisément en s’engageant dans une clarification utile à la réalisation de cette exigence que Charles Larmore a inscrit sa réflexion – en faisant cette critique à Marcel Gauchet. En abordant cet ouvrage dans cette section, nous souhaitons montrer que les débats épistémologiques sur la modernité ont des implications sur le devenir « moral » de l’individu. Dans le second moment de notre réflexion, nous pourrons dès lors à loisir nous pencher sur le mouvement inverse.

25Charles Larmore, Morale et modernité, PUF, coll. « Ethique et philosophie morale », 1993.

26L’impossibilité de tomber d’accord sur la nature du Bien suprême est le constat de départ à partir duquel Charles Larmore pense la modernité. C’est ce constat qui dit la situation nouvelle dans laquelle l’homme se trouve en tant qu’être moral. Puisque le Bien ne peut plus faire l’objet d’une acceptation universelle et qu’en conséquence la morale moderne ne peut plus prendre son appui sur lui, c’est dans l’idée de Juste qu’elle doit trouver son fondement ultime. Par là Charles Larmore retrouve la distinction énoncée par le philosophe utilitariste classique Henry Sidwig lorsqu’il opérait la distinction des morales attractives dont le principe est le bien, des morales impératives qui ont trait à la sphère du Juste. En effet, s’il n’est point de bien auquel tous les individus modernes puissent souscrire, il y a en revanche des obligations catégoriques auxquelles tous les individus se doivent d’obéir, quelle que soit leur conception du bien. Ceci ne revient pas à dire que selon Charles Larmore l’attraction du bien ne continue pas à s’exercer sur les individus, mais simplement que celle-ci n’ouvre plus d’accès à l’universalité : la seule justification universelle des actes humains provient des normes qui gouvernent la vie en commun.

27Ces normes sont dotées d’une sorte d’existence objective. Elles sont irréductibles aux acquis des sciences naturelles et constituent un domaine à part. Cependant, c’est le propre de l’expérience moderne que de faire l’épreuve du possible conflit des normes. Car ces normes sont plurielles, elles ressortissent de plusieurs registres : il y a d’abord les normes particulières, qui guident nos devoirs envers nous-mêmes et nos proches ; les normes déontologiques qui ont empire sur nos raisons d’agir et enfin les normes utilitaires destinées à l’évaluation des conséquences de nos actions. Dans ce contexte, l’hétérogénéité de la morale moderne se cristallise dans la combinaison difficilement réalisable de la déontologie et du conséquentialisme, d’une action juste dans son intention avec le calcul des conséquences de l’action.

28La modernité dont nous parle Larmore est une époque qui n’est plus régie par les Dieux, ni même par une raison humaine infaillible. Il n’est donc pas d’instance à laquelle nous puissions nous référer pour identifier une conduite moralement droite. C’est ce qui fait la particularité de l’épreuve morale moderne. Une difficulté supplémentaire vient du fait qu’il ne suffit pas de connaître le bien pour le réaliser : ceci constituait déjà une source de conflit moral chez les classiques, comme disait le poète : « video meliora proboque, deteriora sequor ». Il est intéressant de noter que cette thèse sceptique sur l’aptitude de l’homme à la rectitude morale dans la modernité, et ce, malgré la tendance de l’homme à accomplir le bien général, s’accompagne d’une méfiance certaine envers les philosophies du sujet dont Larmore rejette explicitement les tenants. Ceux-ci sont simples. Ils se ramènent à l’idée que la réflexivité de soi est le point de départ de toutes les certitudes philosophiques. Cette idée est accompagnée d’une place exorbitante accordée aux considérations d’ordre cognitif et est relayée par la croyance que le sujet moderne, ayant accédé à la conscience de soi, parviendra à conduire l’humanité sur la voie du progrès moral.

29L’interprétation de la modernité que nous avons suivie et dont nous avons tenté d’explorer les implications morales nous conduit à prendre acte d’une rupture avec la « croyance » dans le sujet. Et c’est bien faire retour à une des définitions les plus simples de la modernité que de dire qu’elle donnait la primauté au sujet. Mais parler de sujet lorsqu’il est question de modernité revient immédiatement à élaborer un système théorique au sein duquel un processus se développe selon ce que Ricœur aurait appelé une « identité narrative de soi » dans l’Histoire, et s’auto-présente comme une interprétation totale et englobante du monde sorti de la Tradition : la Modernité serait une mise en récit ou plutôt une pluralité de mise en récits, une lutte des récits. Telle est la thèse de Jean-François Lyotard sur laquelle nous ouvrons le deuxième temps de cette notice.

II – Malaise dans la civilisation post-moderne

30Lyotard, La condition post-moderne, Paris, Les éditions de minuit, 1979.

31A l’origine, cet ouvrage était un rapport commandé par le Conseil des Universités auprès du gouvernement du Québec, et qui portait sur « la condition du savoir dans les sociétés les plus développées ». Cette condition appelée «postmoderne » est considérée par Jean-François Lyotard comme le stade cognitif et culturel auquel parviennent les sociétés à l’heure où leurs économies entrent dans l’ère post-industrielle. Cette thèse repose sur la mise en lumière d’une triple transition dans laquelle seraient engagées les sociétés occidentales depuis la fin des années cinquante. La première et la plus importante est la sortie du monde de la production industrielle. Celle-ci s’est accompagnée de l’entrée dans l’âge de la culture post-moderne. A ces deux premiers traits, il faut ajouter enfin l’émergence d’une nouvelle pragmatique du savoir scientifique caractérisée par la recherche des instabilités.

32A l’origine de cette mutation de condition historique, il y a une question qui a proprement trait aux fondements de la légitimité dans les sociétés modernes. D’une certaine façon, la crise mise au jour par Lyotard est ici directement révélatrice de la nature même des processus à l’œuvre dans la modernité. L’interrogation sur le statut du savoir conduit en effet J.-F. Lyotard à mettre en relief l’érosion de la force légitimatrice de la discursivité spéculative (la perte de crédibilité des Grands Récits) [10] et l’incommensurabilité des jeux langagiers (chaque jeu fonctionnerait selon sa propre grammaire discursive). En somme, dans la « condition post-moderne », l’hétérogénéité foncière des jeux de langage rend impossible leur « réconciliation ». S’efforcer de les totaliser par le biais d’une unité socio-culturelle où chacune d’entre eux viendrait prendre place représenterait dès lors une « unification répressive » qui supprimerait leurs présupposés agonistiques. L’aspect disciplinaire de la modernité mis au jour par Foucault vient ainsi se loger au cœur de la rationalité progressiste (l’expression est à entendre dans un sens littéral).

33L’ensemble de ces récits a été « liquidé » consécutivement à la victoire de la technoscience capitaliste sur les autres composantes de l’universalisme moderne, victoire qui « est une autre manière de détruire le projet moderne en ayant l’air de le réaliser ». L’arrière-plan de cette évolution singulière est l’avènement de la société post-industrielle qui implique de profondes modifications à la fois sociologiques et politiques dans les formations capitalistes développées. D’une part, l’essor des techniques et technologies de l’information favorise les moyens d’action plutôt que la quête du sens ou des fins. D’autre part, le redéploiement du capitalisme libéral suscite un individualisme consumériste et jouissif dont l’attrait en tant que conduite légitime ne cesse de s’accroître [11].

34La crise des méta-récits modernes connote l’épuisement de la “projectualité” émancipatrice de la modernité. La déligitimation des méta-récits modernes va de pair avec la dissémination des jeux de langage, et partant avec la dissolution du sujet social. Ce qui fait toute l’ambivalence de la thèse de J.-F. Lyotard, c’est que selon lui cet épuisement a déjà atteint son point de non-retour. Ainsi, même s’il évoque la destruction du projet moderne sous les apparences de sa réalisation, cette thèse peut se présenter comme une pure et simple assomption à l’existant. Or, cet existant est vide de tout récit à même d’ouvrir vers le progrès, qu’il soit individuel ou social. A la place de ces grands récits, l’individu postmoderne va devoir se placer dans l’espace agonistique des « différends » et y puiser des ressources suffisantes pour se prémunir des visions totalisantes du passé. L’abandon du « faux universel » de la raison moderne pousse à inventer une nouvelle grammaire discursive, placée sous l’égide de la « micrologie » et de la « paralogie ».

35La recherche scientifique elle-même participe de cette évolution : tout en continuant à jouer son propre jeu, elle perd son pouvoir d’autolégitimation présumée mais aussi son rôle d’instance ultime de légitimation des autres jeux de langage. Le seul fondement de la condition post-moderne du savoir est son efficience, c’est-à-dire l’optimalisation du rapport global entre input et output du système. La performativité remplace désormais la vérité comme critère de validité. Sans pour autant être capable de dire ce qu’est le « bon », le « vrai, le « juste », voire la « réussite » elle-même : cette dernière se constate « comme une sanction dont on ignore la loi » [12].

36Taylor, Le malaise de la modernité, Paris, Les éditions du Cerf, 1994.

37Dans ce petit livre, l’interrogation de Taylor s’ouvre sur un déplacement : le malaise de la modernité est avant toute chose un malaise épistémologique. Nous ne comprenons pas les causes de nos maux. Partant, nous ne pouvons savoir comment les soulager. C’est à une clarification des causes de ce malaise et à la détermination d’un remède que va s’employer Charles Taylor.

38Au début de son ouvrage, Charles Taylor évoque en effet certaines inquiétudes de l’époque actuelle qui ont pour dénominateur commun le sentiment que nous sommes entrés dans un processus de décadence, malgré le « progrès » de notre civilisation et au sujet desquelles il écrit : « Je crois (… ) que leur caractère familier dissimule une confusion, que nous ne comprenons pas vraiment ces transformations qui nous préoccupent, que presque tous nos débats les dénaturent et nous amènent à imaginer des solutions erronées » [13]. Les phénomènes qui sont au cœur des interrogations de nos contemporains ne sont pas compris, ce qui a pour conséquence d’obscurcir les options morales réellement à notre disposition : « Je soutiens en particulier que nous ne devrions prendre aucune des voies que recommandent les défenseurs ou les détracteurs purs et durs de la modernité » [14]. Dans un article fort synthétique dans lequel il compare Musil et Taylor sur le thème du malaise de la modernité [15], Jacques Bouveresse résume ainsi l’apport du texte de Taylor à la compréhension de la modernité :

39

« Taylor distingue trois causes au malaise de la modernité dans son livre. La première est liée au triomphe de l’individualisme, qui nous a procuré la liberté, au sens moderne du terme, mais nous a apparemment fait payer pour cela un prix que certains trouvent trop élevé, en nous coupant de nos anciens horizons moraux. Nous avons conquis l’autonomie, mais nous avons du même coup perdu la possibilité de nous considérer comme des éléments qui font partie d’un ordre qui les dépasse, ce qui n’était pas le cas de nos ancêtres. Cette disparition de la possibilité de se percevoir comme intégré réellement à un ordre social et cosmique qui transcende les univers individuels a représenté, aux yeux de certains, une perte essentielle, puisqu’elle n’a laissé subsister pour finir qu’un agrégat d’individus qui poursuivent des fins essentiellement privées et n’obéissent généralement qu’à des motivations hédonistes et égoïstes ».

40La deuxième cause du malaise réside dans ce qu’on pourrait appeler la primauté ou l’hégémonie inquiétante de la raison instrumentale. Elle a, en effet, tendance à provoquer un accroissement démesuré de moyens pour la réalisation de fins qui ont perdu leur priorité et leur autonomie et tendent à se subordonner de plus en plus aux moyens eux-mêmes. Le résultat est que la raison instrumentale menace aujourd’hui de prendre entièrement possession de nos existences.

41La troisième cause a trait aux conséquences politiques qui résultent du triomphe de l’individualisme et de la primauté accordée à la raison instrumentale. L’affaiblissement des liens communautaires et le processus d’atomisation de la société entraînent une réduction du désir de participer activement à la vie politique. L’individu préfère rester, autant que possible, chez lui pour jouir des satisfactions de la vie privée et s’accommode de la situation aussi longtemps que le gouvernement du moment lui assure les moyens de les obtenir et les distribue avec une générosité suffisante. Aussi la politique finit-elle par ressembler fortement à une façon douce d’empêcher les gens de se mêler sérieusement de ce qui les regarde. Selon le pronostic de Tocqueville, il se pourrait bien que tout finisse par être régi par “un immense pouvoir tutélaire” sur lequel les gens n’auront que peu de contrôle. Mais, en même temps, bien entendu, la réduction des possibilités et des formes de participation active engendre fatalement, chez l’individu, un sentiment d’impuissance face à l’Etat bureaucratique et centralisé, devant lequel il se sent, à juste titre, presque complètement désarmé ».

42Sur les bases de ce diagnostic extrêmement cohérent et articulé, Charles Taylor relie la permanence du thème du déclin à l’impossibilité de créer un ordre stable et humainement satisfaisant à partir du seul désordre fondamental de la démocratie et de l’économie. Ce constat entraîne évidemment de facto une orientation théorique allant dans le sens de ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarianisme ». Cependant, il nous semble que cet appel à la communauté pour ressouder les liens déchirés par la modernité est plus intéressant au titre de symptôme de la crise contemporaine des fondements « substantiels » du politique qu’à celui de revendication proprement dit. En effet, les ressorts de la revendication communautarienne sont par trop clairement en contradiction avec les exigences constructivistes de la modernité pour qu’ils ne puissent être interprétés comme une nouvelle « invention de la tradition ». En revanche, ils en disent long sur le flottement ontologique qui entoure dans la postmodernité la notion même de communauté lorsque celle-ci n’est plus structurée en avant par la réalisation d’un télos, d’une visée : précisément, la quête même de la modernité - à entendre au double sens du génitif. De ce flottement épistémique sur les contours de toute communauté, aucun ouvrage ne témoigne mieux ni sur un mode plus enjoué que celui du philosophe américain Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité.

43Richard Rorty, Contingence, Ironie et Solidarité, Paris, Armand Colin, 1993.

44Pour Richard Rorty, la philosophie est la poursuite d’une conversation culturelle à usage thérapeutique et non une entreprise d’édification. Tel pourrait être le plus bref résumé de l’ouvrage de Richard Rorty. Le rejet de toute sorte de fondement, voire de toute recherche de fondement est en effet au cœur de la démarche qui y préside. Au fond, Contingence, ironie et solidarité a trois enjeux majeurs : résumer les positions philosophiques adoptées dans le passé par son auteur ; déterminer les implications sociales et politiques de celles-ci ; et enfin établir la démonstration pratique de la marche à suivre pour qui serait convaincu par ses recommandations.

45La façon dont Rorty rend compte de la situation repose sur l’affirmation aux forts accents wittgensteiniens selon laquelle nous n’avons aucun accès à la vérité, mais seulement aux différentes grammaires par lesquelles nous tentons d’appréhender celle-ci :

46

« La vérité ne saurait être là, dehors – elle ne saurait exister indépendamment de l’esprit humain – parce que les phrases ne sauraient exister ainsi, elles ne sauraient être là, devant nous. Le monde est là, dehors, mais pas les descriptions du monde. Seules elles peuvent être vraies ou fausses. En lui-même, sans intervention des activités de description des êtres humains – le monde ne saurait l’être » [16].

47Nous ne découvrons pas la vérité, mais nous créons des vérités avec le langage. Et la science comme la démocratie participent de ces langages qui ne constituent rien de plus que des bataillons de « l’armée mobile de métaphores » dont se tisse la vérité selon le mot de Nietzsche que Rorty reprend à son compte. Cette thèse strictement anti-fondationnaliste conduit l’auteur à penser que si le projet moderne (The EnlightenmentProject) nous a été d’un grand usage, il n’est plus nécessaire que nous cherchions à le justifier par le recours à des principes anhistoriques. Les démocraties, nous dit Rorty, peuvent désormais se permettre de jeter les échafaudages qui leur ont permis de se bâtir.

48A partir de cette conception du langage, Rorty décrit l’intellectuel moderne tel qu’il le conçoit : l’ironiste libéral. Celui qui accepte la contingence du langage, la contingence du soi et de la communauté. Pour cet « ironiste-libéral », le rôle dévolu à la philosophie consiste simplement à offrir un soutien à la création d’auto-définitions personnelles. La philosophie ne peut édifier comme elle essaie vainement de le faire en nous rappelant à l’état de notre connaissance de la réalité ou encore à nos responsabilités morales.

49Si nous comprenons dès lors ce que sont la contingence et l’ironie évoquées dans le titre, la référence à la solidarité est plus problématique. Que reste-t-il à la communauté quand tous les fondements de l’ordre normatif ont été dissous par la mise au jour de son essentielle contingence ? Que reste-t-il de la communauté dans cet univers sans fond ni fin autre que la réalisation esthétique de soi ? La réponse de Rorty est, de façon surprenante, extrêmement traditionnelle. Reprenant à son compte la définition des libéraux de Judith Shklar : « des gens qui pensent que la cruauté est la pire chose qui puisse être faite », l’ironiste libéral est celui qui ne cherche plus à fonder les exigences humanitaires du libéralisme en se référant à des critères anhistoriques. C’est par une discussion serrée avec Foucault et Habermas que Rorty tente de justifier cette thèse dans la suite de son ouvrage. Il cherche en effet à se frayer une voie qui lui permette de ruiner la suspicion dans laquelle Foucault tenait les institutions libérales aussi bien que la peur Habermassienne de l’invasion de la politique par l’irrationalisme. Là s’exprime la foi de Rorty dans les institutions des sociétés libérales contemporaines qui, comme il le dit « contiennent en elles-mêmes les institutions qui permettront leur propre amélioration ».

50Force est cependant de constater à tout le moins un décalage entre cette défense et illustration du libéralisme politique à partir de ces deux piliers que sont l’exigence de création de soi et l’évitement de la cruauté, et la destruction ironiste de tout fondement intellectuel, moral et politique de l’espace commun. Au fond, Rorty est obligé de reconnaître qu’il ne dispose pas d’argument non-circulaire pour justifier ses vues. Reste que sa thèse pour provocante et intenable qu’on puisse la considérer n’en permet pas moins de pointer la contingence des fondements de l’appartenance communautaire, contingence sur laquelle on peut penser que s’élève l’exigence de reconnaissance de l’authenticité individuelle bien diagnostiquée par Taylor. Plus profondément, cette thèse qui place l’incertitude relative aux fondements au cœur du diagnostic sur la situation actuelle nous invite à orienter notre réflexion vers un débat plus sociologique et politique et qui porte en lui trois questions : peut-on penser une configuration dont le seul trait positif soit l’incertitude érigée en norme ? Peut-on simplement se contenter de dire à la manière de Rorty que l’avènement de la modernité est contingent ? Et surtout, peut-on encore agir au sein de celle-ci ?

51Plus profondément peut-être, ce qui entre en crise dans ce contexte ironiste-libéral, c’est rien moins que le rôle dévolu à la philosophie. Comme nous l’avons dit, pour Rorty, celle-ci consiste simplement à offrir un soutien à la création d’auto-définitions personnelles. Cette crise du rôle de la philosophie est peut-être elle-même un des symptômes les plus révélateurs du fait que la configuration actuelle de la modernité doive se dire dans d’autres registres, d’autres grammaires au rang desquelles les sciences sociales figurent en bonne place.

III – La modernité sortie de la modernité ?

52Anthony Giddens, Ulrich Beck, Scott Lash, Reflexive Modernization, Politics, Tradition andAesthetics in the Modern Social Order, 1994, Polity Press.

53

« La modernisation réflexive signifie la possibilité de destruction créatrice d’une époque entière : celle de la société industrielle. Le « sujet » de cette destruction créatrice n’est ni la révolution, ni la crise, mais la victoire de la modernisation occidentale » [17].

54La modernisation occidentale est en train de se détruire elle-même pour faire advenir un nouvel ordre : la modernisation réflexive. Ce nouvel ordre qui émerge est le produit de la modernisation.

55Une des choses qui sépare le plus clairement la modernisation simple ou haute de la modernisation réflexive est la définition du risque et des façons de le gérer que la première modernité avait inventé. Du point de vue de l’histoire moderne, la notion de risque émerge de l’incapacité des hommes à prévoir le comportement de la nature comme de la société. Dans la première modernité, on regardait la science, l’expertise rationnelle, comme les moyens de traiter cette incertitude sur la base de calculs rationnels. Les nouvelles conditions issues de la modernisation réflexive ne permettent plus à ces méthodes de la première modernisation de donner pleine satisfaction. L’aptitude de la science à parler avec une autorité souveraine à propos de la nature et de la société décline.

56Cette déperdition a accompagné celle de la capacité des Etats-Nations à ordonner les affaires du monde. Les individus ont créé de nouvelles structures que Beck nomme « sub-politics » et qui en fait renvoient à la sphère de la société civile et aux modes non gouvernementaux d’exercice de l’autorité. Ces structures sont diverses et ne font preuve que d’une coordination minimale entre elles. Elles offrent cependant aux individus des structures d’action politique adaptées aux nouvelles conditions issues de la modernisation réflexive, qui ont profondément ébranlé les capacités de contrôle des Etats.

57La question de la tradition est un point clé de la compréhension de la modernisation réflexive. Les traditions réglant les identités familiales et sexuelles ont en effet résisté aux influences transformatrices de la première modernisation. Leur résistance aux dynamiques modernistes avaient permis de stabiliser le développement et la perception des risques. De plus, la science a en quelque sorte acquis l’apparence d’un pouvoir stéréotypé associé à la tradition, même si celui-ci trouvait son fondement dans le processus de questionnement rationnel. Cette apparence de tradition dont était revêtue la science renforçait le sentiment de stabilité dont jouissait la première modernisation, en dépit du changement permanent stimulé par le développement de la libre entreprise et du progrès technique.

58Les traditions familiales, l’identité sexuelle ainsi que l’apparent traditionalisme de la science ont cependant fini par s’affaiblir sous la pression de la globalisation et d’une nouvelle tendance au désencastrement des structures d’action traditionnelles. Il n’a pas résulté de cela une destruction de la tradition mais la persistance de traditions désencastrées sous deux modalités réflexives. Les anciennes traditions ont acquis une nouvelle valeur dans un contexte de pluralité des valeurs ou alors elles se sont transformées en fondamentalismes agressifs.

59En plus de ces processus de grande portée concernant les catégories de la tradition, la modernisation réflexive a redéfini la relation entre la nature et la société humaine. La nature ne peut plus être considérée comme un règne extérieur à la société. A l’ère de la première modernisation, les êtres humains avaient réussi à puiser dans la nature les ressources pour mener à bien leur projet. Cependant, l’écologie n’est plus une préoccupation relative à la nature mais séparée de la société. Les valeurs humaines sont désormais appelées à décider à propos des questions écologiques. Et si ces valeurs tendent à faire l’objet de débats rationnels, elles sont parfois le support du développement d’ « éco-fondamentalismes ».

60Reste que ceci n’est qu’une réaction épidermique à la désorganisation en profondeur des structures familières de la politique et du capitalisme de la première modernité. L’autonomie, la décentralisation, la flexibilité et le dialogue font désormais plus sens pour les individus que les notions de dépendance, de centralisation, d’organisation et de communication hiérarchique. Les individus se détournent spontanément de ces caractéristiques de la première modernité perçues comme obsolètes.

61Qu’ils revendiquent le terme de modernisation réflexive ou qu’ils préfèrent celui d’institutionnalisation réflexive - comme c’est le cas de Giddens qui récuse l’idée d’une complétude de la modernité -, il n’en reste pas moins que ces trois auteurs proposent un certain nombre d’outils pour adapter la société aux conditions de la seconde modernité. Tout d’abord, ils mettent en avant la possibilité pour les individus de se détacher quelque peu de la prospérité économique qui a été l’alpha et l’oméga de la première modernité. Giddens parle à ce sujet d’un « ordre d’après la rareté », non pas pour signifier que la fin de la rareté est envisageable mais pour faire signe vers la possibilité pour la société d’accorder la prééminence à d’autres valeurs qu’à la rareté économique ou à la recherche de l’abondance. De plus, de quelque façon que la société évolue et que les individus se définissent, la modernisation réflexive verra les technologies de l’information et de la communication prendre le pas sur les structures organisationnelles de la première modernité. L’éthique cognitive issue de l’analyse logique produira une éthique esthétique issue d’une interprétation herméneutique : on retrouve ici l’individualisme expressif mis en lumière par Taylor comme une « source de moi ». Enfin, l’individu isolé de la première modernité sera resitué dans des groupes d’appartenance élective.

62L’idée cruciale à l’œuvre dans ce livre – sous des aspects très différents selon que l’on se place du point de vue de chacun des contributeurs – est que la modernisation réflexive représente un tournant historique dans la direction de l’énergie dans les sociétés occidentales modernes. Dans la première modernité, cette énergie était tout entière utilisée à informer le monde naturel et à faire sortir la société humaine de la tradition alors que dans le contexte de la modernisation réflexive, le mouvement n’est plus dirigé vers l’extérieur mais retourné vers l’intérieur du monde moderne. C’est sur les structures modernes elles-mêmes que s’exerce la force transformatrice de la modernité. L’incertitude et le changement deviennent consubstantiels à cette nouvelle phase de la modernité. Et l’individu, la société et la politique s’en trouvent profondément bouleversés. Faut-il cependant aller jusqu’à voir dans cette incertitude et cette exigence de réflexivité accrues la détermination positive de la configuration actuelle de la modernité ? C’est à une telle thèse que s’oppose Peter Wagner.

63Peter Wagner, Liberté et discipline : les deux crises de la modernité, Paris, Métaillé, 1996.

64Peter Wagner porte sur la période actuelle un diagnostic simple : nous vivons une restructuration majeure et c’est à tort que l’on y voit seulement un renforcement de certaines tendances de la modernité. Cependant, les changements contemporains sont loin de signifier une « fin de la modernité », « fin de l’histoire » ou « fin du sujet ». Ces notions suggèrent en effet la naissance d’une configuration sociale ne reposant plus sur les idées constitutives, quant à la vie humaine, qui s’étaient développées entre le XVIème et le XVIIIème siècle et sur le socle desquelles les révolutions industrielles et politiques avaient pris leur essor. Or, pour lutter contre cette vision erronée, c’est à ceux qui vers la fin du XIXème siècle menèrent à la « société industrielle » qu’il faut comparer les changements actuels, quant à leur forme et à leur portée.

65Le diagnostic est clair : la configuration qui surgit ne peut être caractérisée que négativement. Elle porte ainsi significativement le nom de « sortie de la modernité organisée ». Celle-ci présente certains traits communs avec la phase qui a précédé l’avènement de la « société industrielle » (la « modernité organisée » pour Peter Wagner), à savoir la « modernité libérale restreinte ». Cette nouvelle phase se caractérise par le fait que la modernité met désormais l’accent sur l’autonomie des individus, sur leur droit et leur devoir de se gouverner eux-mêmes, mais sans leur fournir aucun conseil sur la manière de concevoir ces règles ni de savoir avec qui s’accorder en cette matière. L’idée de la liberté comme autonomie a été fondamentale pour la modernité, mais le contexte dans lequel elle est apparue contenait des éléments qui allaient opposer des limites et des frontières à cette autonomie. L’exercice de celle-ci allait donc se trouver restreinte à certains groupes et encadrée dans des structures sociales dont le développement strictement contemporain témoigne de la co-fonctionnalité systémique : la classe sociale et la nation. Or la situation actuelle de la modernité se caractérise par une rapide érosion de ces limites, qui certes n’est pas nouvelle historiquement mais qui tend à s’accélérer et à mettre à nu l’absence de critères propres à l’encadrement de l’autonomie et également à son possible renversement en une « obligation d’être libre ».

66Une conséquence doit être tirée de ce diagnostic : contrairement à ce qu’ont prétendu Beck, Giddens et Lash dans leur ouvrage de 1994, Reflexive Modernization, il est impossible de caractériser de manière positive la configuration historique dans laquelle nous entrons. Or, cette référence et cette critique des ouvrages théoriques d’Anthony Giddens est tout sauf anodine car c’est bien à une discussion critique des concepts de ce dernier que se livre Peter Wagner dans Les deux crises de la modernité. « Liberté » et « discipline » sont les deux autres noms des concepts « d’habilitation » et de « contrainte » par lesquels Giddens pense les conditions et pratiques au travers desquelles les institutions modernes se présentent comme des ensembles relativement stables de ressources et de règles pour que les individus puissent y inscrire leurs actions. Ainsi, les institutions ne font pas que restreindre l’activité humaine ou la canaliser dans des structures spécifiques, elles la rendent possible en permettant aux individus de s’appuyer sur ces règles et ressources. Ce qui définit en propre la modernité, c’est la transformation du sujet humain selon le double processus de libération et de disciplinarisation.

67Si c’est une tendance caractéristique de l’histoire moderne que ces institutions soient en extension spatiale et temporelle croissante, il n’en reste pas moins surprenant de voir dans la tendance à l’universalisation des institutions un facteur contemporain de l’auto-extinction de la capacité politique un résultat des processus de recherche des objectifs modernes, même si celui-ci est contrebalancé par l’ouverture considérable de l’accessibilité de certaines formes d’autoréalisation.

Notes

  • [1]
    Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses, ou la fin du social. Paris : Denoël/Gonthier, « Médiations », 1982.
  • [2]
    Henri Meschonnic, Modernité, Modernité, Folio Essais 1993.
  • [3]
    Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation, Vrin « Débats et Controverses », 2000.
  • [4]
    Habermas, 1988, p951.
  • [5]
    Ibid, p. 6.
  • [6]
    Ibid, p. 951.
  • [7]
    Ibid, p. 9.
  • [8]
    Michaël Vakaloulis, Le capitalisme post-moderne, coll. « Actuel Marx Confrontation », 2001.
  • [9]
    Michael Foessel, « La nouveauté en histoire », Esprit, juillet 2000.
  • [10]
    Un grand Récit est un schéma interprétatif qui constitue une source ultime et non intégrée de légitimation des projets scientifiques et politiques de la modernité. Il s’agit de narrations modernes à fonction légitimante, distinctes de celles – mythologiques – des sociétés traditionnelles. Les grands Récits du monde moderne diffèrent significativement des récits de légitimation magico-mythologiques des sociétés traditionnelles. Selon J.-F. Lyotard, les méta-récits modernes « ne sont pas des mythes au sens de fables (…). Certes, comme les mythes, ils ont pour fin de légitimer des institutions et des pratiques sociales et politiques, des législations, des éthiques, des manières de penser. Mais à la différence des mythes, ils ne cherchent pas cette légitimité dans un acte originel fondateur, mais dans un futur à faire advenir, c’est-à-dire dans une Idée à réaliser » (p36). Ces récits sont au nombre de cinq – récit chrétien ; récit Aufklärer; récit spéculatif ; récit capitaliste ; récit marxiste.
  • [11]
    Pour une réflexion sur l’arrière-plan sociologique de cette conception du savoir, du rôle de la science et des processus de légitimation, on peut se référer à la thèse marxienne de Michaël Vakaloulis, 2001, op. cit.
  • [12]
    J.-F. Lyotard, 1979, p. 37.
  • [13]
    Taylor, 1994, p. 10.
  • [14]
    Ibid p. 19.
  • [15]
    Guy Laforest et Philippe de Lara (dir), « Musil, Taylor et le malaise de la modernité » in Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Ed. du Cerf, 1998.
  • [16]
    Rorty, 1993, p. 23.
  • [17]
    Beck, Giddens, Lash, 1994, p. 2.
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