Notes
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[1]
Platon, La République, 369b.
-
[2]
André Pichot, « Histoire de la notion de vie », p. 23, Gallimard Tel.
-
[3]
Robert Etienne « La conscience médicale antique et la vie des enfants » in Annales de démographie historique, 1973, p. 54
-
[4]
Cf. François-Xavier Ajavon, « Soranos d’Ephèse ou la première gynécologie sélective » in Res Publica n°36, Février 2004, PUF, pp. 2-5.
-
[5]
Platon, République, V, 460 a — 461 a.
-
[6]
Cf. Platon, République, II, 372 c. L’eugénisme ne semble jamais détaché d’une portée purement technocratique et prévisionnelle (il y a aussi un lien constant à des problèmes d’économie agricole — notamment dans la mise en rapport entre une population et les ressources naturelles d’un lieu.)
-
[7]
La dimension archaïque de cette législation eugénique réside essentiellement dans le fait que la sélection elle-même en revient aux « anciens » du génos ; ce n’est pas la raison qui sélectionne, mais une instance qui n’est pas véritablement légitime.
-
[8]
Maurice Barrès, Le voyage de Sparte, Plon, 1906, pp. 197-199
-
[9]
Platon, Théétète, 160 e.
-
[10]
Ibid., 160 e.
-
[11]
Platon, La République, 460c.
-
[12]
Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 3.
-
[13]
Sur les rapports entre l’art classique nous renvoyons aux Cours d’esthétique de Hegel et surtout aux Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture de Winckelmann.
-
[14]
Sur le problème de la définition de l’homme dans le cadre de la Grèce ancienne nous renvoyons à un recueil d’articles extrêmement utile : L’homme grec, sous la direction de J-P Vernant, Seuil, 1993. La contribution de G. Cambiano « Devenir homme » est particulièrement instructive.
-
[15]
Platon, République, V, 460 a.
-
[16]
Ibid., V, 459 a.
-
[17]
Ibid., V, 460 a.
-
[18]
Ibid, V, 460 a.
-
[19]
Ibid., V, 460 a.
-
[20]
Ibid., V, 460 a.
-
[21]
Concernant cette tradition religieuse et pythagoricienne, fixant une différence d’âge idéale entre les conjoints, voir le mythe du « Nombre Nuptial », cf. F. X. Ajavon, L’eugénisme de Platon, collection Ouverture Philosophique, L’Harmattan, 2002, p. 61 sq.
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[22]
Ibid., V, 461 a.
-
[23]
Platon, La République, V, 461 b.
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[24]
Platon, La République, 460c.
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[25]
Platon, La République, V, 459a.
1Je cherche un homme, je cherche un homme, je cherche un homme...
2Dans le cadre d’une enquête philosophique générale sur l’humain — son statut, son histoire, son avenir — il y aurait un grand profit à se pencher sur la question de la Grèce ancienne. En se demandant, précisément, quelle place la civilisation hellénique classique, celle de la philosophie et de la représentation démocratique, accordait à l’humain dans sa structure, son organisation, son imaginaire et sa production littéraire ?
3Mais l’historien butte d’entrée de jeu sur une question préliminaire complexe : dans quelle mesure l’homme est-il pensable en Grèce ancienne ? Et de quel homme parlons-nous ?
4Car l’homme en tant qu’individu est certainement la notion la plus difficile à aborder en Grèce, d’abord parce que la langue grecque ne le permet pas. En effet le « je » de notre langue française, pronom personnel sujet de la première personne du singulier n’existe pas en tant que tel dans la langue grecque, et se saisit via la jeu des déclinaisons. L’ego latin est une chose impensable dans le champ de la Grèce ancienne, qui ne pense pas l’individu dans sa langue ni dans son imaginaire. Ni ce qui sera l’ego cartésien de la conscience, ni ce qui sera le moi freudien de la psychologie, ni non plus cet individu — être humain considéré isolément de la communauté — que Malraux définissait péjorativement comme un « misérable petit tas de secrets » sans intérêt.
5Sur le plan politique la civilisation grecque a inventé le « citoyen », mais ce dernier peut-il à lui tout seul résoudre la question de l’individu et de l’humain, c’est-à-dire la question de l’homme grec. L’homme grec est-il tout entier résumé dans la figure politique du citoyen ? Certainement pas. D’abord le citoyen est le membre d’une communauté humaine, et en tant que tel n’est que la partie d’un tout structuré duquel il ne se différencie pas véritablement. Ensuite, l’homme grec, tout habité de superstitions religieuses, de croyances locales, de mythologie et de culture, n’est certainement pas réductible à sa seule dimension politique.
6Le fait est que c’est surtout par la médiation de l inhumain et du surhumain que nous pouvons prendre la mesure de ce qu’était l’humain en Grèce ancienne, homme et individu. C’est au cœur de ce paradoxe que s’inscrit notre démarche. Si le corpus grec ne nous informe pas suffisamment de la place de l’individu dans l’imaginaire et la société, il regorge de représentations maximisées ou minimisées de ce dernier. Nous verrons que l’humain s’exprime surtout dans les textes en tant que sous-humanité, inhumanité (l’esclave, le monstre, etc.), ou en tant que surhumanité (le héros, l’homme idéal platonicien, etc.). A charge pour nous, peut-être et si nous le souhaitons, de partir de ces pôles extrêmes pour activer le curseur d’une humanité si difficile à définir dans ce contexte, et certainement pas réductible à la question politique de la seule citoyenneté.
7Tel Diogène le Cynique, double débridé, exalté, et parfois furieux de Socrate, sortant de son tonneau avec sa lanterne en plein jour et braillant à travers l’agora son mystérieux : « Je cherche un homme, je cherche un homme, je cherche un homme… », nous sommes à la recherche des conditions de possibilité d’une compréhension de l’homme grec, au-delà de ses représentations prédominantes, magnifiées ou dégradées.
8Nous devons, en somme, comprendre l’homme comme un horizon face à la Grèce des héros et des esclaves, face à l’Hellade de l’homme idéal de Callipolis et de la sélection de l’humain selon des règles physio-hiérarchiques. Il n’en demeure pas moins délicat de saisir pleinement cette humanité évidente, primordiale, principielle, derrière sa maximalisation et sa minimalisation ; de saisir ce qui est humain derrière ce qui est plus qu’humain et moins qu’humain.
9La difficulté est grande de saisir par exemple le visage de l’homme derrière celui du héros homérique (d’Achille à Ulysse), du héros mythique (chef de guerre, demi-Dieu ou fondateur de Cité) ou même derrière celui des hommes « illustres » presque déjà grands hommes dessinés par Plutarque, Hérodote et Thucydide. La difficulté est aussi grande de retrouver le visage de l’humain derrière l’esclave-outil, corps parfaitement chosifié, et propriété exclusive de son maître. Ou de saisir l’humain derrière le monstre mal-né, inhumain et sacrifié par la communauté au nom de la norme et de la superstition.
10Certes, Platon accordera une place centrale à l’homme dans sa réflexion politique, le plaçant même au centre de ses préoccupations, et dessinant les contours d’une cité idéale pour mieux percevoir la structure de l’âme humaine [1]. Mais si Platon semble intéressé par la question de l’homme, c’est surtout autour de l’âme que s’exprime cette anthropologie, et comme le dit André Pichot [2], sa biologie est avant tout une psychologie. L’homme est présent dans la cité idéale, mais comme simple fonction : producteur, gardien, ou philosophe ; et au cœur de Callipolis se trouve surtout l’homme comme hyper-norme de l’humain, comme horizon politique : l’homme idéal platonicien — produit de l’eugénisme, de l’éducation et de la Justice harmonieuse de la Cité.
11Afin de cerner le problème de l’humain en Grèce ancienne nous nous attacherons à comprendre des expressions de l’inhumain et du surhumain. L’inhumain via la question des naissances monstrueuses et de la sélection eugénique (bannir l’inhumain de l’humain), et le sur-humain via l’exemple de la construction « anthropotechnique » de l’homme idéal platonicien (aller au-delà de l’humain dans une perspective utopique).
12En somme, le problème de l’humain sera inséparable de la question politique du contrôle de l’humain, de sa gestion politique, démographique et sexuelle (impliquant surtout sa reproduction dirigée suivant des normes préétablies). Nous verrons ainsi que l’humain en Grèce ancienne est surtout un humain sous contrôle, et qu’en tant que tel il n’existe pas vraiment.
Bannir l’inhumain de l’humain
13La perspective de l’histoire de la Grèce antique pourrait nous permettre d’aborder la monstruosité selon de très nombreuses dimensions et une foule de déterminations complexes. Depuis les Titans hésiodiques jusqu’aux sirènes d’Homère, en passant par les mille autres créatures fantastiques des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes. Depuis le monde des androgynes présenté par Aristophane dans Le Banquet de Platon, jusqu’à la pléiade des héros tragiques, mi-hommes mi-dieux, ni hommes, ni dieux, mais maintenus dans l’étrangeté absolue de leur propre contradiction. Sans compter, même, l’Olympe familière de dieux helléniques anthropomorphiques et caricaturaux, figures inquiétantes et parfois monstrueuses. L’imaginaire de la Grèce ancienne est nourri de ces personnages qui ne correspondent pas à un idéal de normalité humaine. Pensons à l’inhumanité caractéristique de la rencontre d’Œdipe avec le Sphinx. Deux dimensions de la monstruosité se déploient dans cette confrontation : d’un côté le héros tragique parricide et incestueux, handicapé de naissance à cause de l’exposition dont il fut victime, et terminant dans le dénuement le plus extrême, vagabond, aveugle chétif guidé par la petite Antigone dans l’Œdipe à Colone de Sophocle ; de l’autre côté le monstre mythologique importé directement de l’Egypte ancienne, terreur de la ville de Thèbes, Sphinx interrogateur, au corps animal. Des questions se posent ici : quelle est la plus monstrueuse des deux figures classiques ? Œdipe, héros tragique, est archétypique d’une certaine monstruosité humaine inhérente à chaque individu ; mais le Sphinx est lui aussi archétypique, et d’une monstruosité s’épanouissant surtout hors de l’humain, dans des représentations fantastiques, divines ou animales.
14Mais si les « monstres » peuplent massivement l’imaginaire de la Grèce ancienne, s’ils sont omniprésents au théâtre, dans la littérature, dans la fantasmagorie quotidienne, entre tératologie, théologie, violence et inceste, le monstre prend encore le visage insoutenable et innocent de l’enfant né anormal, puis abandonné, exécuté sans pitié par la société, par les familles, par la communauté… C’est à cet inévitable monstre humain, né par malheur hors de la norme biologique générale, dans un hoquet de Dame Nature, que nous allons nous intéresser ; et surtout à la solution sélective de la Grèce ancienne qui sert de réponse tant sociale, religieuse que politique à cette anomalie.
15L’exposition des nouveau-nés est largement pratiquée en Grèce ancienne : on se débarrasse des enfants pour des raisons de gestion économique de la famille, on se débarrasse bien volontiers des filles, toujours surnuméraires comme le souligne Posidippe : « Un fils, disait-on, on l’élève toujours, même si l’on est pauvre ; une fille, on l’expose, même si l’on est riche ». La tragédie nous dit même que l’on peut exposer un nouveau-né par crainte des oracles, relisons l’Œdipe Roi de Sophocle pour nous en convaincre. Mais on tue surtout certains enfants parce qu’ils naissent anormaux, qu’ils seront incapables de s’intégrer à un corps social, celui de la famille comme celui de la communauté politique, et qu’ils constituent par conséquent une charge inutile, luxe que ne peut se permettre la plupart des familles grecques, économiquement et socialement. Raisonnement monstrueux allons-nous penser ? Tel est bien le paradoxe qu’il ne faudra cesser d’explorer : où est le monstre… dans l’enfant anormal ou dans la main infanticide qui va sceller son destin tragique, pour le bien commun ?
16Nous allons tenter de comprendre quelle fut la réponse de la société antique aux naissances anormales et monstrueuses : en analysant tout d’abord la réponse religieuse faisant de l’enfant anormal un mauvais présage, contre-nature pour le génos (dimension domestique), puis la réponse politique faisant de cet enfant « monstrueux » un élément indésirable, inhumain, dans la construction d’un troupeau humain idéal, notamment à Sparte (dimension communautaire).
17Le monstre face à la colère des Dieux — Qu’est ce qu’un monstre dans la pensée de la Grèce ancienne ? Telle est la première question qu’il nous faut poser pour bien comprendre la sélection proprement eugénique des enfants anormaux à la naissance, et plus spécifiquement le traitement de ceux-ci dans le cadre domestique. Dans De la génération des animaux, Aristote fait de l’enfant monstrueux un être contre-nature, né hors de la loi générale du vivant : « Le monstre appartient à la catégorie des produits qui ne ressemblent pas aux parents (…), des phénomènes contraires à la nature, à la nature considérée non pas dans sa constance absolue, mais dans son cours ordinaire » (IV, 4). Si le monstre peut s’inscrire dans la logique d’une création globale du monde, pour Aristote il indique néanmoins un écart flagrant par rapport à une norme universelle. Il fera donc l’objet d’une attention toute particulière de la communauté, visant à réguler le vivant et à l’endiguer dans les limites de la normalité ; d’où les divers processus de sélection que nous allons analyser.
18Selon les recherches de Mme. Dasen, de l’Université de Fribourg en Suisse, l’infanticide des enfants « monstrueux » était inconnu en Égypte mais largement présent en Grèce ancienne. Dans le cadre de son essai sur les nains en Grèce ancienne publié en 1993 à Oxford : Dwarfs in ancient Egypt and Greece, Véronique Dasen consacre donc de nombreuses pages à l’exposition des enfants anormaux, et à leur sélection. Elle évoque notamment une cérémonie grecque se déroulant à la naissance des nouveau-nés, et conduisant à une sélection des nourrissons. Sur les détails de cette cérémonie des Amphidromies, Véronique Dasen est sans ambiguïté : « Pendant ces quelques jours critiques (suivant la naissance), il semble qu’il était admis qu’un enfant puisse être éjecté sur la place publique, où il aurait pu être récupéré. (…) L’exposition n’était pas une affaire publique, mais dépendait d’une règle privée. (…) Les causes de l’exposition sont variables, une difformité pouvait probablement justifier cette pratique, comme le suggèrent Plutarque, Platon et Aristote ». (p. 205, sq). Ainsi, l’exposition des enfants en Grèce ancienne, et plus spécifiquement à Athènes, est une affaire privée. Cependant, même si la décision de la sélection du vivant appartient au père de famille, c’est irrémédiablement dans la perspective de la construction d’une communauté régulée que cette sélection opère. D’autres interprétations restent évidemment possibles, comme la lecture religieuse de l’extermination des petits enfants non-conformes ; Véronique Dasen évoque les recherches de M. Delcourt Stérilités mystérieuses et naissances maléfiques dans l’antiquité classique (édité à Liège en 1938) : « Delcourt souligne que l’exposition des bébés anormaux en Grèce est une nécessité religieuse ou superstitieuse. (…) les défauts physiques inspirent une sainte-horreur, comme en Mésopotamie, et cela est considéré comme diabolique. (…) ». Nous ne pouvons donc écarter l’aspect religieux du problème, les éliminations de chaque enfant monstrueux sont comme autant de purgations de la communauté. De la même manière que l’on se débarrasse du Sphinx, monstre attaché à la ville de Thèbes, on se débarrasse de l’enfant anormal qui semble inhumain — afin de se garder de la colère des Dieux. Robert Etienne souligne bien cet aspect du problème dans une conférence consacrée à « La conscience médicale antique et la vie des enfants » : «…sur le sens religieux de l’infanticide, je pense que la suppression de toute monstruosité relève du domaine religieux : le monstre apparaît en phénomène inquiétant dont il faut purger la société (on a inventé Héraclès-Hercule purgeant la terre de ses monstres) ; il faut bien écarter la monstruosité » [3]. La réponse sélective de la société à la monstruosité inhumaine est donc également religieuse, mais nous ne pouvons limiter notre analyse à cette dimension du problème.
19L’autre cause à retenir est tout simplement médicale. L’enfant anormal peut simplement être exposé pour lui permettre d’éviter des souffrances inutiles, liées à sa constitution physique non conforme. Véronique Dasen souligne ce point dans son livre sur la situation des nains : « L’élimination des enfants anormaux devait probablement se passer naturellement : le niveau de la mortalité infantile était très élevé, et les bébés qui souffraient de nombreuses anomalies, comme l’hydrocéphalie, l’acéphalie, les naissances siamoises, ne devait pas survivre en raison de leur constitution délicate ».
20Si la monstruosité de l’enfant n’est pas le seul élément de décision concernant l’infanticide du nouveau né, c’est un critère déterminant. Cette décision concernant la viabilité de l’enfant est à la charge de la sage-femme. Si le chef de famille, de génos, a bien un droit de vie et de mort sur ses progénitures, la sage-femme est la seule à savoir estimer techniquement les qualités d’un nouveau-né.
21La figure de la sage-femme est extrêmement importante en Grèce ancienne. Elle est à la fois accoucheuse, entremetteuse, exécutrice de l’infanticide, décisionnaire à bien des titres de l’avenir de l’enfant, monstrueux ou non. N’oublions pas que Socrate est le fils d’une accoucheuse, et qu’il se revendique lui-même accoucheur des esprits via la maïeutique, filant jusqu’au bout sa métaphore — il aide à la sélection des idées comme la sage-femme aide à la sélection des enfants. Avec la pensée du médecin romain de langue grecque Soranos d’Ephèse, la sage-femme sélectionne sur des critères purement médicaux — et non liés à des considérations irrationnelles ou parfois religieuses [4]. « La sage-femme, donc, après avoir reçu le nouveau-né, le posera d’abord à terre après avoir regardé si c’est un garçon ou une fille (…) Qu’elle se rende compte ensuite si l’enfant vaut ou non la peine qu’on l’élève : elle jugera qu’il est naturellement apte à être élevé d’après la bonne santé de l’accouchée pendant la durée de sa grossesse (…). En second lieu, elle notera s’il a été mis au monde au moment convenable, au mieux le neuvième mois, éventuellement plus tard, et au plus tôt le septième. Ensuite, elle vérifiera que, posé à terre, le nouveau-né s’est tout de suite mis à vagir avec la vigueur convenable (…) Elle s’assurera de la bonne constitution de toutes ses parties, de ses membres et de ses organes de sens, de la libre ouverture des orifices, — oreilles, narines, pharynx, urètre, anus — (…). Les signes contraires à ceux qui viennent d’être dits révèlent l’inaptitude. » La sage-femme, dans le dispositif évoqué par Soranos d’Ephèse, a toujours la libre décision de l’acte de se débarrasser d’un enfant inapte, mais uniquement au terme d’une procédure complexe et méticuleuse. L’acte n’est pas arbitraire, il correspond à une logique médicale, cruelle certes, mais rationnelle.
22Le monstre face à la colère des hommes — L’enfant né anormal, monstrueux, ne fait pas uniquement l’objet d’une régulation interne aux familles : régulation religieuse, superstitieuse ou médicale. L’infanticide pratiqué par la sage-femme ou le chef de génos s’inscrit aussi, inévitablement, dans la perspective de la communauté toute entière. Il faut concevoir le « monstre » comme un individu absolu, dépassant par ses spécificités propres (ses anomalies), les catégories de la communauté, et même la catégorie des humains en général. C’est l’étranger absolu ; inassimilable, inhumain, il ne peut être qu’éliminé.
23Mais l’enfant anormal, monstrueux, peut aussi faire l’objet d’une régulation eugénique plus directement politique. Une sélection ne visant pas uniquement à écarter de la communauté un être fragile, hors-norme et inquiétant ; mais visant clairement à maintenir une certaine qualité à la communauté. Nous observerons cela dans la législation de Sparte et de la Callipolis platonicienne.
24Dans le cadre des lois édictées par Lycurgue pour la cité de Sparte une doctrine infanticide est clairement mise en place. De la même manière que chez Platon [5] pour Callipolis, un lien étroit à la gestion eugénique prévisionnelle a priori est institué (organisation des mariages, gestion publique de la reproduction, etc.). L’infanticide est donc légitimé par la loi à Sparte, et même davantage : c’est un acte pris en charge par l’appareil d’Etat ; cette réalité nous amène à un constat bien délicat à conceptualiser : Sparte, dans cette histoire de l’infanticide constitue le moment positif, la souveraineté infanticide du chef de génos prise en charge par l’Etat, et maintenant cet acte régulateur dans le cadre nouveau d’une institution. C’est en ces termes que Lycurgue introduit sa doctrine de l’infanticide selon Plutarque, 16, 1-2 : « (…) Quand un enfant lui naissait, le père n’était pas maître de l’élever : il le prenait et partait dans un lieu appelé lesché, où siégeaient les plus anciens de la tribu. Ils examinaient le nouveau-né. S’il était bien conformé et robuste, ils ordonnaient de l’élever et lui assignaient un des neuf mille lots de terre [6]. Si, au contraire il était mal venu et difforme, ils l’envoyaient en un lieu appelé les Apothètes, qui était un précipice du Taygète… ».
25En dehors du fait que l’eugénisme prend un sens directement socio-économique par la référence à la distribution des lots agricoles en fonction de la viabilité des individus, cette expression légalisée et archaïque [7] de l’infanticide nous montre que la pensée platonicienne a très assurément puisé à cette source spartiate pour instituer sa propre doctrine ; et que l’infanticide pouvait sans aucun problème moral intégrer une législation positive. Maurice Barrès s’est intéressé à l’imagerie spartiate, et nous lègue quelques belles pages sur le sujet : « On y visite, dans les premiers escarpements du Taygète, le haut rocher des Apothètes, d’où Sparte précipitait tout enfant incapable de faire un guerrier vigoureux. C’est excellent de décourager les fausses vocations. Sparte a prétendu diriger la reproduction de ses citoyens. Les jeunes reproducteurs étaient formés par des danses et des luttes (…) Voici l’un des points du globe où l’on essaya de construire une humanité supérieure. (…) Lycurgue (le législateur de Sparte, j’y viens immédiatement) proposa aux gens de cette vallée la formation d’une race chef. Un spartiate ne poursuit pas la suprématie de son individu éphémère, mais la création et le maintien d’un sang noble. » [8]. A Sparte l’individu n’a pas sa place, il ne peut exister que dans la logique de la communauté, et plus précisément de la communauté militaire ; autant dire que l’enfant difforme, monstrueux et handicapé n’a rien à faire dans le décor.
26Le monstre, dans la pensée platonicienne, fait aussi l’objet d’une régulation attentive sur le plan politique, et même philosophique. Pour bien saisir la dimension proprement philosophique du problème il faut se replacer dans la perspective de la maïeutique : Socrate, fils d’une accoucheuse, lui-même accoucheur d’idées. Tout cela est très bien illustré dans le Théétète. Platon introduit, par le biais de Socrate, cette idée à la fois géniale et inquiétante qu’une idée, à sa naissance, mérite ou la mort, ou la vie, qu’il y a comme une alternative originelle à laquelle la pensée discursive ne peut échapper, et qui en fonde la solidité. C’est la nature dialectique de la discrimination que nous devons désormais pleinement saisir : « Socrate — Tu as donc eu parfaitement raison de dire que la science n’est pas autre chose que la sensation (…) Est-ce bien cela Théétète ? Nous faut-il affirmer que nous avons là, toi, ton nouveau-né, moi, un accouchement réussi ? Que dis-tu ? » [9]. Platon file cette métaphore jusqu’à faire de la pensée discursive une réelle activité de sélection s’apparentant à une régulation eugénique : « Mais, l’enfantement achevé, il nous faut procéder à la fête du nouveau-né et, véritablement, promener tout alentour notre raisonnement, pour voir si ce ne serait point, à notre insu, non pas produit qui vaille qu’on le nourrisse, mais rien que vent et que mensonge » [10]. Cette assimilation de la dialectique socratique à la cérémonie sélective grecque des Amphidromies souligne bien l’importance de cette thématique chez Platon. L’idée fausse, l’opinion (doxa) s’apparente, chez le philosophe, à un véritable « monstre » produit par l’intelligence, dont on doit se débarrasser pour reprendre un raisonnement valable.
27Dans La République, Platon fait de la sélection eugénique des enfants un processus central, et parfaitement indispensable à la bonne tenue politique de la cité idéale. Dans la perspective de réaliser une cité idéale, il importe de faire aussi des hommes idéaux ; en conséquence de quoi il faut veiller d’une part à l’édification d’une « race » idéale (par la régulation étatique des mariages), et d’autre part à l’élimination des naissances non-conformes. « …les enfants des hommes inférieurs et pour ceux des autres qui seraient venus au monde avec quelque difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans un endroit secret et dérobé aux regards ». [11] Si Platon recommande assez clairement, dans ce passage, la mise à mort systématique des enfants non conformes et monstrueux sur le modèle spartiate, il ne fut pas le seul philosophe de l’Antiquité à valider cette position. Sénèque notamment rapporte la sélection eugénique des « monstres humains » à la sélection pratiquée dans les troupeaux par les bergers afin de leur conserver un certain niveau de qualité : « Nous abattons les chiens enragés, nous tuons un bœuf intraitable et sauvage, nous égorgeons les bêtes malades pour qu’elles ne contaminent pas le troupeau ; nous étouffons les petits monstres, nous noyons même les enfants lorsqu’ils sont venus chétifs et anormaux : ce n’est pas la colère, c’est la raison qui nous invite à séparer des éléments sains les individus nuisibles. » (De la colère). Ainsi cette sélection eugénique de nature politique, parfaitement rationnelle, s’inscrit dans une vaste histoire de l’eugénisme et de l’infanticide ancien.
28Dans La Politique, même s’il introduit une pensée originale de l’eugénisme, Aristote fait avant tout la critique méticuleuse de Platon sur ce sujet. Son approche de la problématique des monstres est intéressante en ce qu’elle mêle à la dimension politique du problème (écarter les individus inassimilables), une dimension physiologique nouvelle. Même s’il prend acte des causes physiologiques du problème : « …les enfants nés de parents trop âgés, comme ceux nés de parents trop jeunes, viennent au monde dans un état déficient de corps et d’esprit, et les enfants des vieillards proprement dits sont d’une grande débilité » (Pol. VII, 16). Sa recommandation infanticide ne concerne désormais plus que les enfants non-conformes. « Passons au problème des enfants qui, à leur naissance, doivent être exposés ou élevés : qu’une loi défende d’élever aucun enfant difforme » (Pol. VII, 16) ; cette législation aristotélicienne radicale concernant la gestion des « monstres », toujours promis à la mort, s’accompagne de mesures nouvelles concernant l’avortement, devenant un outil commode de gestion économico-démographique. « …l’avortement sera pratiqué avant que vie et sensibilité surviennent dans l’embryon : le caractère respectable ou abominable de cette pratique sera déterminé par l’absence ou la présence de la sensibilité et de la vie. » (Pol. VII, 16).
29Cependant le petit monstre humain, dans son face à face tragique avec la cité régulatrice n’a quasiment aucune chance de s’en sortir. Inhumain, il reste destiné au néant. La communauté n’accepte pas d’intégrer dans ses rangs des individus non-conformes, difformes, handicapés ; pour des raisons sociales, religieuses, ou politiques, le résultat est le même. Dans cet univers où la natalité est importante faute de vraie stratégie contraceptive, dans cet univers où l’on ne dispose évidemment pas de confortables examens médicaux prénataux et de l’amniocentèse permettant de détecter avant la naissance les anomalies génétiques des embryons, le petit monstre fait partie du paysage, et l’on connaît tous son attachante face inhumaine de supplicié. On le connaît, mais on ne l’accepte pas ; paria sans avenir, simple détail de l’histoire de la cité.
30Il y a monstre et monstre, assurément, nous le savons tous. Alors regardons quelques instants le visage de Socrate dans la description qu’en fait Le Banquet. Nietzsche en donne le commentaire suivant : « On sait, on voit même encore combien Socrate était laid. Mais la laideur, par elle-même une objection, est presque une réfutation chez les Grecs. En fin de compte Socrate était-il un Grec ? (…) En passant par Athènes, un étranger qui s’y connaissait en physionomie dit, en pleine figure, à Socrate qu’il était un monstre, qu’il cachait en lui tous les mauvais vices et désirs. Et Socrate répondit simplement : Vous me connaissez bien, Monsieur ! » [12]. Figure archétypique de la laideur, le Socrate peint par Platon a le visage monstrueux d’un Silène ou d’un Satyre. C’est là tout l’intérêt de la complexité parfois paradoxale du corpus platonicien : rejetant, d’une part, catégoriquement le monstre dans le cadre de la cité idéale, éliminant même systématiquement les nouveau-nés anormaux, mais instituant d’autre part un autre monstre au sein même de sa philosophie, Socrate. Si la beauté, en Grèce ancienne, s’assimile de façon générale à la raison, et au bien ; Platon s’interroge, via Socrate, sur la portée réelle des apparences, et pose une question dérangeante à toute la communauté : « Le monstrueux Socrate ne serait-il pas le seul à poser les bonnes questions ? » De la sorte sa théorie politique de la régulation eugénique des « monstres » s’en trouve tempérée par l’inquiétante figure de Socrate, dont la monstruosité n’est pas du tout contingente mais dénote un vrai « culte de l’esprit » chez Platon, et nous invite à aller chercher le réel au-delà des apparences, l’humain derrière l’inhumain.
31Mais l’humain est encore présent en tant que sur-humanité dans l’imaginaire grec. Après avoir examiné l’un des aspects du contrôle politique de la Cité sur l’homme grec à sa naissance, regardons de quelle manière le processus est complété dans le corpus de Platon par une anthropotechnique de l’homme idéal.
Au-delà de l’humain chez Platon (anthropotechnique et eugénisme)
32L’art de l’antiquité grecque est l’objet d’une particulière popularité au sein du monde moderne : nous connaissons tous les statues présentes dans les collections du Louvre ou du British Museum, nous connaissons tous les œuvres de Praxitèle et Polyclète, nous connaissons tous l’inoubliable Discobole de Myron. Il y a un temps pour se laisser éblouir par la statuaire grecque, et il y a un temps pour prendre en considération toute la complexe charge philosophique de cet art. La statuaire grecque, et plus précisément celle de la période classique n’a jamais cessé de tendre vers un idéal plastique. La statue grecque classique n’est pas seulement la représentation d’un sujet quelconque extrait au réel et rigoureusement rendu (qu’il s’agisse du corps d’un athlète ou de la représentation anthropomorphique d’une divinité), la statuaire classique a pour ambition de donner une image d’une réalité supérieur, idéale. Ce fameux Discobole de Myron ne représente pas tant un athlète quelconque occupé à lancer un disque, mais surtout ce que devrait être le corps d’un homme — dans un monde idéal et nécessairement fantasmé. La statue classique grecque est toujours une tension vers un idéal humain, et la statuaire classique une anthropotechnique idéaliste. Bernard Holtzmann, dans un article qu’il a signé pour le recueil L’art de l’antiquité de la Réunion de Musées Nationaux (Gallimard), évoque la démarche du grand sculpteur grec Polyclète : « Actif entre 460 et 420 avant JC, Polyclète est un spécialiste presque exclusif de la figure masculine nue, qu’il varie au gré des commandes destinées à commémorer la victoire de tel ou tel athlète dans l’un des grands concours panhellénique. Il avait donné de son Porteur de lance (Doryphore) un commentaire, le Canon, où sa formule plastique était définie dans les moindres détails, par une combinaison complexe de proportions que l’on a du mal à retrouver sur les copies en marbre. Cette démarche intellectualiste, qui fait reposer sur le calcul l’harmonie d’une figure vivante, est typique de l’idéalisme grec du Vème siècle, qui ne se contente jamais de reproduire le réel, mais qui le recompose pour parvenir à une beauté supérieure. ». (p. 241). Ces considérations concernant Polyclète peuvent s’extrapoler à l’ensemble de l’art classique : c’est un art idéaliste, qui, s’il représente les Dieux comme des hommes (via des représentations anthropomorphiques), s’attache aussi à représenter les hommes sous un jour idéal, dans une constante tension vers un au-delà surhumain de la beauté et de la grâce [13].
33Platon ne fonctionne pas autrement que comme un sculpteur classique lorsqu’il s’attache à construire l’homme dans le cadre de sa cité idéale. Si l’épistémologie de Platon, sa théorie de la connaissance, est idéaliste, si sa politique est idéaliste, nous devons aussi noter que sa théorie de l’homme est indubitablement idéaliste : son ambition dans La République est de penser et créer un homme idéal. Non pas un sur-homme dans le triste sens contemporain, ou même nietzschéen (c’est-à-dire un homme affranchi de la morale chrétienne), mais un homme en accord avec l’organisation de la cité et de l’univers, un homme respectueux des hiérarchies naturelles et de la place qui lui est dévolue dans l’univers.
34La tradition grecque est pleine de récits mythologiques de la création de l’homme. A commencer par la Théogonie d’Hésiode (v. 535-616) ; mais aussi dans les multiples expressions du mythe de Prométhée, celui de la pièce éponyme d’Eschyle par exemple. Ces anthropogonies sont évidemment inséparables de leur contexte spirituel propre, inséparables notamment de la cosmogonie (récit de la création du monde) qui est liée à leur histoire. Cependant Platon installe dans son œuvre politique une authentique anthropogonie, un récit de la création d’un homme idéal, correspondant à un modèle idéal parfait, une norme du vivant en quelque sorte.
35La question de la norme du vivant est au centre des problématiques de l’eugénisme et du contrôle biopolitique dans l’Antiquité grecque. La norme du vivant ne renvoie pas simplement à un état biologique moyen qui serait celui de l’homme conforme et en bonne santé, cette norme — dans la pensée de Platon — est surtout celle de l’homme idéal, attentif à un système de valeurs aristocratique, au cœur duquel la notion d’areté (mot grec proprement intraduisible renvoyant tout à la fois à l’excellence et la vertu) est régulatrice. Cette norme du vivant n’indique pas que l’homme normal, ordinaire, mais peut également renvoyer à un homme tendant proprement au divin (de par son harmonie et sa perfection).
36La première finalité de l’eugénisme platonicien est d’ordre anthropologique : il s’agit de construire l’homme. C’est là, très certainement, le premier enjeu de tout le système eugénique imaginé par Platon, puisque de cette construction initiale de l’homme découle logiquement la construction de la communauté politique [14].
37Cette construction de l’homme idéal passe notamment par le communisme des enfants, qui nécessite la prise en charge post-natale immédiate du bébé par des « nourrices », qui sont des fonctionnaires se substituant à la mère naturelle des enfants. « …les enfants, à mesure qu’ils naîtront, seront remis entre les mains de personnes chargées d’en prendre soin (…) ces préposés porteront les enfants des sujets d’élite au bercail, et les confieront à des nourrices habitant à part dans un quartier de la ville » [15].
38Mais la préoccupation eugénique platonicienne dépasse largement le cadre du « communisme des femmes et des enfants » qui ne s’adresse qu’à l’élite de la communauté ; d’une manière très générale le législateur est là pour surveiller (et punir — dans le cadre d’une législation coercitive) les modalités des unions entre les individus — et cela en suivant des modèles archétypaux indiquant l’harmonie et la vertu.
39L’un des rôles du législateur de Callipolis va donc être de substituer au hasard (ou aux inclinations « amoureuses » inattendues des individus) une rationalité d’Etat dans le processus de formation des couples, et donc — potentiellement — de la procréation. « …former des unions au hasard (…) serait une impiété dans une cité heureuse. (…) Il est donc évident qu’après cela nous ferons des mariages aussi saints qu’il sera en notre pouvoir ; or les plus saints seront aussi les plus avantageux » [16]. L’intérêt général de la cité prévaut clairement, de la sorte, sur l’intérêt des individus ; mais cette prééminence du communautaire sur le particulier est dissimulée stratégiquement par le législateur, dont le but est d’instaurer une régulation eugénique au sein de la communauté sans que cette entreprise puisse rencontrer d’obstacles. « Il faut, selon nos principes, rendre les rapports très fréquents entre les hommes et les femmes d’élite, et très rares, au contraire, entre les sujets inférieurs de l’un et l’autre sexe. (…) toutes ces mesures devront rester cachées, sauf aux magistrats, pour que la troupe des gardiens soit, autant que possible, exempte de discorde » [17]. C’est prioritairement sur la base d’un développement favorisé des meilleurs caractères que l’eugénisme platonicien se construit ; avant d’en passer par des phases plus rudes — l’infanticide notamment. En favorisant la vie sexuelle des sujets d’élite, Platon compte améliorer le peuple de sa communauté. C’est là un point essentiel des mesures eugéniques positives platoniciennes, reposant sur l’idée sous-entendue que l’excellence (areté) d’un individu peut se transmettre à ses progénitures, suivant une logique héréditaire directe. C’est dans une perspective clairement aristocratique que cette génétique de l’héritage et de la transmission fonde le système eugénique platonicien, dans La République du moins.
40Cette accentuation stratégique de la sexualité des individus les plus excellents conduit à diverses mesures pratiques, dont la mise en place de fêtes pseudo-religieuses ayant pour finalité d’organiser les unions les plus profitables pour la communauté : «…où nous rassemblerons fiancés et fiancées, avec accompagnement de sacrifices et d’hymnes que nos poètes composeront en l’honneur des mariages célébrés » [18]. Une autre mesure de ce type tend à instrumentaliser l’acte sexuel, et à en faire une récompense gracieusement accordée par l’Etat aux meilleurs : « Quant aux jeunes gens qui se seront signalés à la guerre ou ailleurs, nous leur accorderons, entre autres privilèges et récompenses, une plus large liberté de s’unir aux femmes » [19]. Ainsi, Platon institue par la législation même de pseudo-coutumes, aménageant une couverture parfaite à sa machine eugénique : « …nous organiserons (…) quelque ingénieux tirage au sort, afin que les sujets médiocres qui se trouveront écartés accusent, à chaque union, la fortune et non les magistrats » [20]. La loi positive ayant trait à l’eugénisme semble donc avoir une double fonction, d’une part assurer un principe de sélection permettant aux meilleurs éléments de la communauté de pouvoir se développer préférentiellement (et suivant une harmonie idéale), mais d’autre part ce système de lois se doit de cacher à la population cette organisation peut-être trop technocratique de la procréation.
41La législation anthropo-technique positive édictée par Platon dans ses textes de philosophie politique va également toucher certains aspects plus matériels de l’opération, que nous pourrions déjà qualifier de médicaux ou « naturalistes », notamment l’âge respectif des individus se mariant. Cette dimension a-politique de la législation eugénique doit certainement se saisir comme le résultat d’une série statistique d’observations médicales, mais aussi comme le résultat d’un certain nombre de croyances ésotériques et religieuses fixant la différence d’âge idéale entre les conjoints [21]. « La femme (…) enfantera pour la cité de sa vingtième à sa quarantième année ; l’homme, ‘après avoir franchi la plus vive étape de sa course’, engendrera pour la cité jusqu’à cinquante-cinq ans. Pour l’un et pour l’autre c’est en effet le temps de la plus grande vigueur de corps et d’esprit » [22].
42Ce qui va faire l’essentiel de la volonté eugénique de régulation des mariages (et des naissances) dans La République de Platon tient en ce principe anti-romantique que toute union amoureuse se doit d’être soumise à l’approbation de l’autorité politique et religieuse — faute de quoi cette union n’aura aucune légitimité et son « fruit » potentiel non plus. La reproduction devient avec Platon un service public, assurant sa pérennité à l’Etat, par l’incursion souvent coercitive de son autorité publique dans le domaine « privé » des relations inter-humaines. « …la même loi est applicable à celui qui, encore dans l’âge de la génération, toucherait à une femme, en cet âge également, sans que le magistrat les ait unis. Nous déclarons qu’un tel homme introduit dans la cité un bâtard dont la naissance n’a été ni autorisée, ni sanctifiée » [23].
43Au-delà il y a l’infanticide bien-sûr, importé directement du fantasme spartiate : « …les enfants des hommes inférieurs et pour ceux des autres qui seraient venus au monde avec quelque difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans un endroit secret et dérobé aux regards ». [24] Référence à demi-voilée à une pratique grecque courante, culturalisée autant que cultualisée, celle de l’infanticide, la mise à mort des enfants non-conformes à une double norme sociale et médicale.
44Les processus anthropotechniques, ces techniques de modification de l’homme, d’édification d’un homme idéal, se déploient donc, chez Platon, depuis la gestion collective de la population (démographie, lois sur les mariages) jusqu’à l’infanticide en passant par les mesures eugéniques de sélection des reproducteurs. Mais au-delà de cette dispersion des moyens la finalité est toujours la même : construire un homme conforme à un idéal politique et adapté à la vie dans une cité nouvelle, un homme qui — en somme — aurait sa juste place dans l’organisation nouvelle de villes et de sociétés réglées par l’harmonie et la vertu (areté).
45L’homme politique est, chez Platon, à la fois urbaniste et éleveur ; constructeur de cités nouvelles, et garant de la qualité d’un « parc humain » (pour reprendre une expression controversée de Peter Sloterdijk), d’un troupeau destiné à occuper ces cités et à les animer en sociétés. Platon, dans La République introduit d’ailleurs ses considérations eugéniques par une image empruntée à l’élevage : « Je vois dans ta maison (celle de Glaucon) des chiens de chasse et des oiseaux de belle race en grand nombre. Dis-moi, au nom de Zeus, as-tu pris garde à ce qu’on fait pour les accoupler et en avoir des petits ? (…) Parmi ces bêtes mêmes, quoique toutes de bonne race, n’y en a-t-il pas qui sont et qui se montrent meilleures que d’autres ? (…) Fais-tu faire des petits à toutes indistinctement, ou t’appliques-tu à en avoir surtout des meilleures ? (…) Et si l’on ne donnait pas ces soins à la génération, tu penses bien que la race de tes oiseaux et de tes chiens dégénérerait considérablement ? » [25].
46Ainsi, l’eugénisme platonicien — élevage de l’humain et construction politique — nous offre l’exemple parlant d’un projet d’humanité se déployant au-delà des normes habituelles de l’humanité, un projet politique de sur-humanité en quelque sorte, mais surtout de contrôle de l’humain.
47En conclusion nous ne pouvons que souligner à nouveau la difficulté de saisir la place de l’humain dans l’imaginaire grec. Nous en avons vu deux de ses expressions possibles en creux via l’inhumain du monstrueux, et le surhumain de l’homme idéal de Platon. Deux expressions inséparables d’un même contrôle politique fort sur l’humain, ne cessant en permanence de se recréer. Mais que savons-nous désormais de plus sur l’humain ? Pas grand chose, car comme nous l’avons dit en introduction l’homme n’a pas vraiment sa place en Grèce ancienne. La cité en fera un citoyen, Aristote un animal politique, et Platon rien de plus qu’un être imparfait appelant une réforme politique nécessaire par l’eugénisme et la sélection. Au-delà d’une conception de l’humain comme nature-humaine (physis) quasiment impossible à appréhender (si ce n’est via l’inhumanité du monstre ou de l’esclave, le fantasme de la surhumanité, s’exprimant par le héros ou l’homme idéal), la Grèce — après la période classique — parviendra finalement à saisir l’homme dans son individualité fragile et nue, biologique plus que politique, débarrassé de ses habits encombrants de citoyen, d’animal politique sous contrôle, et de sa tension héroïque et religieuse vers le divin, mais en tant que vivant (bios). Conçu en tant qu’être vivant, l’homme biologique gagnera en individualité — se détachant de la communauté politique et de la nature, et échappera ainsi à toute une partie des conceptions anthropotechniques visant par le contrôle à le maximaliser ou l’améliorer, visant à le normaliser et même à le supprimer.
48Mais la médecine prendra le relais biopolitique, et proposera d’autres stratégies de normalisation moins politiques, du moins en apparence.
Notes
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[1]
Platon, La République, 369b.
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[2]
André Pichot, « Histoire de la notion de vie », p. 23, Gallimard Tel.
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[3]
Robert Etienne « La conscience médicale antique et la vie des enfants » in Annales de démographie historique, 1973, p. 54
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[4]
Cf. François-Xavier Ajavon, « Soranos d’Ephèse ou la première gynécologie sélective » in Res Publica n°36, Février 2004, PUF, pp. 2-5.
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[5]
Platon, République, V, 460 a — 461 a.
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[6]
Cf. Platon, République, II, 372 c. L’eugénisme ne semble jamais détaché d’une portée purement technocratique et prévisionnelle (il y a aussi un lien constant à des problèmes d’économie agricole — notamment dans la mise en rapport entre une population et les ressources naturelles d’un lieu.)
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[7]
La dimension archaïque de cette législation eugénique réside essentiellement dans le fait que la sélection elle-même en revient aux « anciens » du génos ; ce n’est pas la raison qui sélectionne, mais une instance qui n’est pas véritablement légitime.
-
[8]
Maurice Barrès, Le voyage de Sparte, Plon, 1906, pp. 197-199
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[9]
Platon, Théétète, 160 e.
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[10]
Ibid., 160 e.
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[11]
Platon, La République, 460c.
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[12]
Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « Le problème de Socrate », § 3.
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[13]
Sur les rapports entre l’art classique nous renvoyons aux Cours d’esthétique de Hegel et surtout aux Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture de Winckelmann.
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[14]
Sur le problème de la définition de l’homme dans le cadre de la Grèce ancienne nous renvoyons à un recueil d’articles extrêmement utile : L’homme grec, sous la direction de J-P Vernant, Seuil, 1993. La contribution de G. Cambiano « Devenir homme » est particulièrement instructive.
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[15]
Platon, République, V, 460 a.
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[16]
Ibid., V, 459 a.
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[17]
Ibid., V, 460 a.
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[18]
Ibid, V, 460 a.
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[19]
Ibid., V, 460 a.
-
[20]
Ibid., V, 460 a.
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[21]
Concernant cette tradition religieuse et pythagoricienne, fixant une différence d’âge idéale entre les conjoints, voir le mythe du « Nombre Nuptial », cf. F. X. Ajavon, L’eugénisme de Platon, collection Ouverture Philosophique, L’Harmattan, 2002, p. 61 sq.
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[22]
Ibid., V, 461 a.
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[23]
Platon, La République, V, 461 b.
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[24]
Platon, La République, 460c.
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[25]
Platon, La République, V, 459a.