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Article de revue

Manifeste pour une nouvelle religion

Pages 75 à 82

Notes

  • [1]
    Notre critique ne touche pas le versant ésotérique et mystique des monothéismes (kabbale juive, gnose chrétienne, soufisme musulman), qui, paradoxalement, représente en fait une critique et une déconstruction des principes fondamentaux du monothéisme.
  • [2]
    Daniel Bougnoux, Sciences de l’information et de la communication (Textes essentiels), Larousse, 1993, p. 735.
  • [3]
    Michel Houellebecq, « C’est ainsi que je fabrique mes livres », entretien avec Frédéric Martel, in NRF, janvier 1999, n°548, p. 198.
  • [4]
    Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, collection « J’ai lu », p. 338.
  • [5]
    Marcel Henaff, Sade, l’invention du corps libertin, Paris, PUF, 1978, p. 206.
  • [6]
    Au sujet du procès qui l’a opposé à des associations musulmanes suite à une interview du magazine Lire, voir l’article paru dans Libération et repris sur le site de la revue de presse Mafhoum.com : http://www.mafhoum.com/press3/112S25.htm

1« Pas de société sans sacré », nous dit Régis Debray dans le numéro de février 2004 du magazine Lire. Certes, pas de société humaine sans sacré. Mais qu’en serait-il d’une société surhumaine, au sens nietzschéen du terme ? Qu’en serait-il d’une communauté dont le contrat social s’édifierait sur la mort de Dieu ?

2« Tout passe », dit le bouddhisme. « Toute chose apparaît, puis disparaît », faut-il ajouter. Il en va de même pour les religions. Ainsi, la date de péremption des trois religions monothéistes est depuis longtemps dépassée. « Dieu est mort », c’est bien clair pour tout le monde, y compris pour les croyants, qui le savent secrètement mais refusent de se l’avouer. Dans leurs versions populaires et exotériques [1], judaïsme, christianisme et islam sont effectivement incapables d’expliquer le monde sans le réduire à un discours dogmatique, unilatéral et profondément paranoïaque. La complexité, au sens qu’Edgar Morin donne à ce mot, est inaccessible aux métaphysiques traditionnelles, religieuses mais aussi philosophiques, dont la fonction est plus de simplifier le monde que de le décrire de manière appropriée et subtile, sans parti pris idéologique. Face à l’évolution des sociétés, il est certain que l’avenir de la pensée est au Multiple et au chaos plutôt qu’à l’Un de la métaphysique. La question la plus urgente de notre époque post-moderne nous paraît donc être : « Comment bâtir une religion, c’est-à-dire un mode de lien social et de vivre-ensemble dans le chaos ? Autrement dit, comment réaliser l’impossible, créer de l’unification dans le Multiple, et sans refouler ce Multiple au profit d’une retotalisation unifiante métaphysique et complètement archaïque ? Comment bâtir une communauté post-moderne, ou “surmoderne”, sur la base d’une religion posthumaine, ou surhumaine ? »

Religions et paranoïa

3Le caractère pathologique et paranoïaque des monothéismes et des ontologies métaphysiques s’explique, en termes de sémiotique et de psychanalyse, par le refoulement de l’arbitraire du signe. Succédant à une longue tradition, qui passe notamment par le débat médiéval entre Réalisme et Nominalisme des idées, Ferdinand de Saussure re-thématise au début du 20ème siècle l’arbitraire du signe linguistique, c’est-à-dire l’absence de rapport nécessaire entre le signe et la chose qu’il désigne. Par extension de cette découverte à la sémiotique proprement dite, ce sont en fait tous les systèmes de signes, tous les discours, logoi, toutes les formes culturelles et donc tout le champ de la signification, qui se voient affectés de ce rapport arbitraire, relatif et contingent au monde. Lacan appliquera l’arbitraire du signe (et du sens) au champ psycho-affectif intime du sujet parlant humain et en tirera les conséquences pour sa vie psychique. Il constatera, en contexte psychiatrique, que la psychose paranoïaque est précisément, dans la vie mentale, le refoulement de cet arbitraire du sens, s’accompagnant du sentiment que ce sens est « révélé » directement par le monde, ou par Dieu, et non pas construit.

4En effet, pour le paranoïaque, les signifiants qui constituent son discours ont un rapport nécessaire au monde, ils ne sont pas là par hasard et ne pourraient être autres. Plus largement, c’est tout son système de sens, de représentation et de valeur, sa vision des choses ou Weltanschauung personnelle qui est dans ce rapport nécessaire au monde. Il croit ainsi que son discours est littéralement traversé par la Vérité absolue et la Nécessité objective des choses, de la vie et du réel. Son discours est « révélé », il provient directement du réel lui-même, s’y identifie et n’en est pas une interprétation contingente. Pour ainsi dire, le sens, son sens c’est le réel. Le monde, la vie possèdent donc un sens objectif, une valeur en-soi, et le paranoïaque a la conviction que son discours en est la révélation directe, l’expression conforme, absolue, véridique et nécessaire.

5Existe-t-il une alternative à ce mode de pensée paranoïaque ? Est-il possible de penser sur un mode non-religieux, non-métaphysique, en acceptant la mort de Dieu, c’est-à-dire en assumant l’arbitraire du signe et du sens, la relativité et la contingence de notre discours par rapport au monde ? Comment dépasser la croyance en une vérité objective, croyance issue de ce refoulement paranoïaque de l’arbitraire du signe ? La littérature et la sémiotique nous proposent des pistes car elles nous montrent ce que peut être un rapport « second degré », ironique et distancié, à la signification. On peut donc imaginer une religion assumant l’arbitraire du signe et du sens, dont les procédures seraient littéraires, esthétiques et non plus parano-métaphysiques : un discours créant du lien social, donc à fonction religieuse, mais reconnaissant la relativité et la contingence du sens qu’il propose.

Religions et fictions

6« Comme l’a relevé un jour Jean Paul, les livres sont de grosses lettres adressées aux amis », écrit Peter Sloterdijk en tête de sa conférence Règles pour le parc humain. Ce qui est une autre façon de dire que la vocation naturelle des livres est la création de lien social. Deux personnes qui ne se connaissent pas auront au moins quelque chose à se dire et à partager si elles ont lu le même livre. C’est sur ce principe minimum que repose l’efficacité des grands textes fondateurs de civilisations : Tao-Te-King, Bhagavad-Gîtâ, Bible, Coran, Illiade et Odyssée, dialogues platoniciens, etc. On pourrait y ajouter les chapitres des livres scolaires d’Histoire où sont racontées les origines des nations et des peuples. Ils proposent tous des récits mythologiques fédérateurs, des histoires à partager par tous les membres d’une communauté, auxquelles chacun pourra et devra s’identifier, histoires créatrices de liens entre les êtres et assurant la cohésion de la vie sociale.

7La fonction la plus générale du langage n’est donc nullement l’expression d’une hypothétique vérité objective mais simplement l’organisation du groupe. Comme l’ont montré linguistique, anthropologie et psychanalyse, les sociétés humaines, plus profondément l’identité humaine, ne parviennent à se structurer que dans des récits. Or tout récit est une fiction, une recomposition du passé, une composition du présent et une prospective imaginaire sur l’avenir avec les moyens du bord, ceux, limités, de la subjectivité ou de l’intersubjectivité. Dès lors que l’on parle, que l’on écrit, et même que l’on pense par représentations signifiantes, on est dans la fiction. Dès lors que l’on se trouve dans le domaine du sens, on est dans la fiction. L’arbitraire du signe (au sens large) condamne tout système de signes à n’être qu’un montage, une construction contingente de signes. Les modélisations théoriques des sciences exactes n’y échappent pas non plus. Mais cela importe peu. Que ces récits qui donnent sens soient imaginaires et mythologiques, de toute façon le psychisme en a besoin. Les histoires que les humains se racontent pour savoir qui ils sont et donner sens à leur vie ne doivent donc pas être évaluées à l’aune de leur valeur de vérité objective mais de leur valeur de ciment social. Autrement dit, la vérité n’est rien d’autre que la fiction mythologique la mieux partagée. Daniel Bougnoux peut ainsi écrire : « Les grands messages, religieux, politiques, esthétiques ou civilisateurs, sont ceux qui apportent une parole et un corps à la communauté. Plus performant ou performatif que le poète (dont la parole tend un miroir au corps ému de l’auditeur), le prophète propose un moule où le corps social se projette. Les pensées dominantes sont des actes d’organisation : elles transforment la masse en corps, et un tas en tout. » [2]

8Quand les grands récits traditionnels, les grandes fictions religieuses, philosophiques, nationales, voire scientifiques, périclitent, comme on l’observe de nos jours, on assiste alors à un déficit de lien social et de structuration identitaire. L’unité du corps social est menacée par l’atomisation, la tribalisation et le communautarisme. Les individus et les groupes se cherchent des récits dits « minoritaires » de substitution et de compensation, ou alors tentent de revitaliser les vieux récits mythologiques moribonds à travers les intégrismes et les extrémismes messianiques de toutes sortes : sionisme, croisade de l’axe du Bien contre l’axe du Mal, djihad islamique, etc. Mais cette fin des grands récits, que l’époque actuelle nous annonce, n’est-elle pas une chance pour la littérature ?

9Si les mythologies traditionnelles se donnent pour des vérités, avec les conséquences dogmatiques que l’on sait, en revanche la littérature assume pleinement son rôle de fiction. La littérature assume l’arbitraire du signe, la mort de Dieu. N’y a-t-il pas là une supériorité de la littérature sur ces mythologies traditionnelles ? La littérature se présente toujours comme un récit qui prévient son lecteur : « Attention, je suis une fiction, même si j’ai l’apparence de la vérité. Il faut donc me lire au second degré ». A l’opposé, les mythologies religieuses, philosophiques, nationales se donnent comme des récits véridiques à prendre au premier degré, quand bien même il faut les interpréter. La littérature est ironique, et le lien social qu’elle est susceptible de créer le sera aussi, aux antipodes du souci de vérité des mythologies et du lien social psycho-rigide et paranoïaque qu’elles engendrent.

10Nietzsche stigmatisait l’esprit de sérieux et de lourdeur des religions ou de la philosophie métaphysique (en fait une théologie cachée) et voulait lui substituer une pensée dansante, ironique, proche de la littérature, de la poésie et de la musique, circulant au sein des formes et des apparences du monde, sans chercher une vérité transcendante qui, de toute façon, n’existe pas. Et pour parler comme Baudrillard, la littérature repose sur un principe de séduction, indifférent au principe de raison et à la distinction entre le Vrai et le Faux, le Bien et le Mal, usant sans complexe des artifices de l’apparence, du simulacre et de la fiction pour parvenir à ses fins : la production d’émotions compassionnelles ou réactives chez le lecteur.

Religions et littérature

11Un exemple concret pris dans la littérature contemporaine illustrera notre propos. Un des écrivains contemporains les plus concernés par la question religieuse nous semble être Michel Houellebecq. Une question affleure partout dans son œuvre : suite à la mort de Dieu, comment remplacer la religion par une autre sorte de lien social ? La forme qu’il emploie pour s’exprimer nous donne sa réponse. L’auto-fiction, genre littéraire fort prisé à notre époque, est l’illustration d’un dépassement possible de la forme de pensée religieuse traditionnelle. En effet, dans l’auto-fiction, il est impossible de démêler le vrai du faux, c’est-à-dire les éléments réellement autobiographiques de ce que l’auteur a purement et simplement inventé. L’authenticité y est toujours inextricablement mêlée à l’imagination, l’une et l’autre se contaminant mutuellement pour aboutir à la création d’un espace de représentations placé sous le signe de l’ironie, de l’ambiguïté, de l’auto-contradiction et du faux-semblant. Demande-t-on à un romancier ou à un poète de dire la Vérité ? Non, on lui demande de pousser, au moyen de l’écriture, des logiques existentielles le plus loin possible. Que dit Houellebecq à ce sujet ? « Lorsque je raconte une anecdote de ma propre vie, il m’arrive souvent de mentir pour améliorer l’histoire ; je perds rapidement conscience de la signification initiale, et, au fur et à mesure que je reprends la narration, je rajoute mensonge sur mensonge. Tout cela est déjà bien décrit dans Rousseau ; mais c’est ainsi que je fabrique mes livres. Je sais que c’est difficile à croire, mais à l’heure actuelle je ne sais plus très bien ce qui, dans mes romans, relève de l’autobiographie ; je suis par contre très conscient que cela n’a aucune importance. » [3]

12La valeur de la littérature n’est fonction que du caractère performatif ou pragmatique des textes : est jugé digne d’intérêt ce qui produit des effets chez le lecteur. Et tous les moyens sont bons pour y parvenir, y compris le mensonge, qui rassemble en lui les caractères de fausseté et d’immoralité. La littérature est au-delà du Vrai et du Faux. Elle est aussi au-delà du Bien et du Mal. Le racisme, la mysoginie, la pédophilie, bref tout ce qu’une société appelle le Mal dans son système de valeurs peut y trouver un champ d’expression. La littérature doit rester le seul espace de liberté d’expression absolue, la seule exception à la loi Gayssot. Le racisme, l’islamophobie, ainsi que des ébauches de mysoginie et de justification de la pédophilie sont effectivement perceptibles dans les livres de Houellebecq. Et alors ?

13La littérature n’a pas à être morale ni édifiante. Surtout pas édifiante ! Quoi de plus ennuyeux et dangereux qu’une littérature qui se veut moralement édifiante, souvent proche de l’art officiel des régimes totalitaires. On ne lui demande même pas d’être intelligente, à la littérature. Que dire des propos suivants de Michel, le narrateur de Plateforme : « L’islam avait détruit ma vie, et l’islam était certainement quelque chose que je pouvais haïr ; les jours suivants, je m’appliquai à éprouver de la haine pour les musulmans. J’y réussissais assez bien, et je recommençai à suivre les informations internationales. Chaque fois que j’apprenais qu’un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j’éprouvais un tressaillement d’enthousiasme à la pensée qu’il y avait un musulman de moins. » [4] ? Le moins est qu’ils ne brillent pas par leur intelligence, ni par leur sens de l’analyse et de la discrimination des causes et des effets. A vrai dire, ces propos qui font un amalgame rapide entre islam, terrorisme et enfants palestiniens, ces propos sont « cons », pour reprendre un terme que notre auteur affectionne. Encore une fois, et alors ? Le narrateur de Plateforme a-t-il jamais prétendu être intelligent ou s’exprimer en expert sur ces questions difficiles ? Plus largement, Houellebecq est-il une autorité pour parler du terrorisme et de l’islam ? Bien évidemment non. Mais ce n’est pas ce qu’on lui demande, de toute façon. On ne demande à la littérature ni d’être vraie, ni d’être moralement bonne et édifiante, ni même intelligente. Mais alors, à quoi sert-elle ? A rien d’autre qu’à exprimer des possibilités existentielles. La fiction se contente de présenter. Comme le note Marcel Hénaff sur le Marquis de Sade, son texte est un « texte de fiction, c’est-à-dire que sa fonction n’est ni de faire croire, ni de juger, ni de prêcher, ni de légiférer, mais de montrer » [5].

14Un roman, ou un poème, peut être génial tout en montrant de l’intérieur le bien-fondé du racisme, de l’antisémitisme, de l’islamophobie. Un roman, ou un poème, peut être tout aussi génial en justifiant le terrorisme, islamiste ou autre. De tels textes ressembleront fort à des apologies. Mais ce caractère apologétique reste finalement secondaire, au service de la présentation neutre d’une possibilité de vie, quoi que l’on pense d’elle. Le talent, le génie littéraire, sont totalement indépendants du contenu idéologique véhiculé par l’œuvre, compte tenu du fait que l’on se trouve dans un espace de fiction explicitement assumée. Ce que la littérature nous apprend, c’est donc à considérer, non pas le contenu littéral, le premier degré du message, mais la forme de composition fictionnelle du contenu, son deuxième degré proprement esthétique. Au-delà du message, la littérature nous exerce à en saisir en filigrane la structure, la grammaire. Ainsi, en lisant Houellebecq au premier degré, on constate que les contradictions théoriques abondent, et dans son œuvre et dans ses interviews [6]. Mais au deuxième degré, on comprend que ces contradictions et errances idéologiques révèlent un art de la composition ironique et fictionnelle, dont l’effet est plus d’égarer le lecteur et de le pousser à réfléchir par lui-même que de lui délivrer une vérité toute faite et d’un seul bloc. On pourrait en dire autant de Nietzsche.

15La connerie, le Mal, la médiocrité, la violence, l’abject ont leur place en littérature, tout autant que l’excellence et la finesse des analyses. Chez Houellebecq, comme chez d’autres auteurs tels que Sade, Bataille, Céline, tout cela est mêlé. Ce qui déstabilise le lecteur non prévenu est que l’on passe, sans prévenir, du degré le plus élevé de la réflexion sur l’humain à l’abaissement le plus « beauf », stupide et barbare. En ce sens, Houellebecq parcourt un spectre extrêmement large de possibilités existentielles. Et c’est ce qui fait tout le génie déstabilisateur, profondément ironique, de son travail.

16Une approche sémiotique, « second degré », du texte nous propose ainsi une réponse à la question : « Que veut dire Houellebecq, que signifie-t-il dans ses écrits et dans ses propos ? » En tant que système de signes contradictoires, son œuvre est affectée d’une certaine indétermination quant à sa signification même. Les pistes, les directions sont multiples et souvent divergentes. Le lecteur a donc affaire à un système ouvert, complexe, aux frontières floues, baignant dans un certain relativisme ou indéterminisme idéologique. Comme pour tous les systèmes discursifs, ce qui structure en profondeur le « système houellebecquien » serait donc l’impossibilité de trouver un repos pourtant désiré dans une forme unique, vérité définitive et dogmatique. Attitude révélant l’ambiguïté constitutive de la condition humaine, rejetant mais aussi appelant la clôture de sa vie par un signifiant ultime, un « discours du maître ». La substance du message de Houellebecq semble bien être le suivant : ce qu’il dit littéralement n’a aucune importance, et seul compte le mouvement finalement insaisissable de sa pensée.

17Par cet exemple, on comprend que l’art de l’écrivain réside bien plus dans son art du montage d’un système de signes que dans le contenu immédiat et littéral de son œuvre. Un roman n’est jamais à prendre « au pied de la lettre » puisque c’est une fiction revendiquée. Un roman, un poème, comme toute forme d’art, relève plus de la mise en scène, donc de la manipulation ironique et du mensonge qu’autre chose. Il y a bien un élément de vérité dans la littérature, mais qui s’exprime dans la notion de vraisemblable et non de véridique. Ces possibilités existentielles développées par la fiction littéraire s’inscrivent dans le champ, non pas du Vrai et du Bien, mais du vraisemblable et du discutable, bref de l’arbitraire, du relatif et du contingent. Et c’est ainsi que l’on dépasse les limites des fictions religieuses et métaphysiques qui, en dépit de leur statut de fictions, veulent à tout prix s’inscrire dans le champ du Vrai et du Bien indiscutables, et refoulent de façon paranoïaque le caractère arbitraire de toute signification.

18On le voit, la littérature est particulièrement bien placée pour proposer une forme de lien social qui soit une alternative tangible aux formes obsolètes et archaïques de lien social traditionnel, incapables de reconnaître leur statut de fictions. Tout groupe humain, toute communauté se structure autour de récits fédérateurs, qui peuvent être — pourquoi pas ? — l’œuvre d’un écrivain. Une œuvre littéraire, essentiellement composée dans le champ de la fiction et du vraisemblable, nous renseigne sur la nature du lien social qu’elle est susceptible de créer. Un lien social à l’image d’une œuvre littéraire relèvera également du mode ironique propre à la fiction et ne pourra donc être qu’indifférent au contenu littéral de cette œuvre, à moins de tomber dans un dogmatisme religieux et de trahir ainsi sa spécificité. En effet, il y a toujours risque de dogmatisme autour d’un texte (sous la forme du fan-club ou de la secte) quand on en reste à une lecture « premier degré » et que l’on se rigidifie exclusivement sur sa lettre. Cela revient à oublier son esprit, qui réclame, pour être compris, une lecture sémiotique plus « second degré » et ironique, assumant le caractère fictionnel et littéraire du texte.

19Une nouvelle religion est donc possible. Une religion post-moderne, sans contenu idéologique, une religion de la forme. Un nouveau mode de vivre-ensemble et de lien social fondé sur la littérature et l’art, enfin débarrassé des hallucinations et de la paranoïa métaphysiques, des arrières-mondes et des dieux barbus et infantilisants, ouvert à l’esprit critique, à l’ironie et à la responsabilité d’une humanité prête à se surmonter dans la surhumanité.


Date de mise en ligne : 01/01/2012

https://doi.org/10.3917/phoir.022.0075

Notes

  • [1]
    Notre critique ne touche pas le versant ésotérique et mystique des monothéismes (kabbale juive, gnose chrétienne, soufisme musulman), qui, paradoxalement, représente en fait une critique et une déconstruction des principes fondamentaux du monothéisme.
  • [2]
    Daniel Bougnoux, Sciences de l’information et de la communication (Textes essentiels), Larousse, 1993, p. 735.
  • [3]
    Michel Houellebecq, « C’est ainsi que je fabrique mes livres », entretien avec Frédéric Martel, in NRF, janvier 1999, n°548, p. 198.
  • [4]
    Michel Houellebecq, Plateforme, Flammarion, collection « J’ai lu », p. 338.
  • [5]
    Marcel Henaff, Sade, l’invention du corps libertin, Paris, PUF, 1978, p. 206.
  • [6]
    Au sujet du procès qui l’a opposé à des associations musulmanes suite à une interview du magazine Lire, voir l’article paru dans Libération et repris sur le site de la revue de presse Mafhoum.com : http://www.mafhoum.com/press3/112S25.htm

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