Notes
-
[1]
Sandrine Lefranc, Les politiques du pardon, PUF, 2002.
-
[2]
« Pardonner ? », L’Imprescriptible, Seuil, 1986, p. 19.
-
[3]
Voir la récente parution en français du livre de Charles Taylor : Le malaise de la modernité, Cerf, 2002.
-
[4]
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspéro, 1961, avec une préface de Jean-Paul Sartre.
-
[5]
Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français, Aubier, 1996, p. 178.
-
[6]
« La politique de reconnaissance », in Multiculturalisme, différence et démocratie, « Champs »-Flammarion, 1997, p. 55.
-
[7]
Sur la question du nationalisme breton et sur la prise de conscience de ses dérives, on peut lire l’ouvrage de Françoise Morvan : Le Monde comme si, Nationalisme et dérives identitaires en Bretagne, Actes Sud, 2003.
-
[8]
Ce terme ayant, semble-t-il, pour fonction de remplacer et de faire oublier l’idéal déclaré obsolète du communisme.
-
[9]
Il est assez curieux de voir aujourd’hui à quel point la remémoration incessante et culpabilisante, dans les media français, des événements de la guerre d’indépendance algérienne, occulte la gravité des événements qui se déroulent actuellement de l’autre côté de la Méditerranée. Est-ce là sa fonction objective ? Si cette pratique obsessionnelle du « devoir de mémoire » a des effets désastreux sur la cohésion nationale en France, elle n’intéresse guère semble-t-il, les Algériens eux-mêmes.
-
[10]
Pour mesurer l’ampleur d’une telle autocensure et la chape de plomb qu’elle fait peser sur la faculté de jugement, il n’est que de lire cette anecdote rapportée par l’écrivain canadien d’origine indienne, Neil Bissoondath : « Le 13 janvier 1994, le juge Raymonde Verreault de la cour du Québec a condamné un homme, non identifié afin de protéger l’identité de sa victime, à vingt-trois mois de prison pour délit à caractère sexuel. Le procureur de la couronne avait demandé une peine de quatre ans d’emprisonnement. La victime était la belle-fille de l’accusé. Elle avait onze ans. Afin d’expliquer la clémence, le juge Verreault a dit qu’elle avait pris en considération la religion de l’homme, en l’occurrence l’islam. L’accusé, comme elle l’a dit à la cour, avait “d’une certaine manière” épargné sa victime. Elle fondait sa conclusion sur “le fait que l’accusé n’avait pas eu de relations normales et complètes avec la victime — c’est-à-dire des relations sexuelles avec pénétration vaginale, pour être plus précis — afin de pouvoir préserver sa virginité, ce qui semble être une valeur très importante dans leur religion.” L’homme avait préservé la virginité de la fillette en la sodomisant à plusieurs reprises pendant deux ans et demi ». (Le Marché aux illusions, éditions Boréal-Liber, 1998, p. 103).
-
[11]
Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, « Le livre de poche », 1972, pp. 59-60. Il ne nous semble pas évident, au demeurant, que l’on puisse revenir au « platonisme » occidental, c’est-à-dire à la philosophie de la signification et des idées, par la seule voie de l’éthique.
-
[12]
Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Gallimard-Seuil, collection « Hautes études », 1997, p. 57 et suivantes.
« Du point de vue moral, il est tout aussi critiquable d’éprouver de la culpabilité sans s’être livré à une action précise que de n’en ressentir absolument aucune, alors qu’on s’est réellement rendu coupable de quelque méfait »
1C’est là une idée couramment admise aujourd’hui : l’histoire moderne a engendré des dégâts et des dommages plus ou moins « collatéraux », mais néanmoins considérables, et il nous incombe aujourd’hui de les réparer. C’est déjà vrai pour l’environnement naturel qui ne cesse de se dégrader, et ce serait non moins vrai pour l’« environnement » social et culturel qui se délite tout autour de nous. D’où la nécessité de réhabiliter les bassins industriels, de remodeler l’habitat social, de dépolluer les cours d’eau ou les plages, de dénucléariser les centrales ou encore, de repeupler les campagnes. D’où aussi la nécessité de « dépolluer » les esprits en incitant jeunes et moins jeunes à revisiter l’histoire, pour y redécouvrir des cultures et des identités oubliées, meurtries, niées ou détruites. D’où la nécessité de mettre en œuvre ce « devoir de mémoire » qui nous permettra sans doute de surmonter la crise de la modernité. D’où la mise en œuvre, enfin, de ce que Sandrine Lefranc a appelé : « Les politiques du pardon » [1], politiques que l’on voit fleurir un peu partout dans les pays occidentaux (lesquels semblent, à ce titre, encore et toujours à la pointe de l’histoire…). Si l’on s’en tient à l’exemple de la France, on observe que des Juifs aux harkis, des femmes aux homosexuels, ou encore, des Corses aux Bretons, il n’y a pas de « communauté » qui n’ait droit aujourd’hui à une réhabilitation de sa mémoire.
2Pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, dissipons d’emblée un malentendu : la dénonciation des crimes totalitaires est un devoir politique et une obligation morale. Les crimes de masse, les massacres organisés sont des phénomènes incontournables de notre époque, et nous ne pouvons pas nous dérober à la nécessité de réfléchir sur ces forfaits. De plus, les politiques de réparation touchant les victimes de tels crimes sont absolument légitimes. Toutefois, ceci ne constitue pas du tout le cœur de notre propos. Ce qui est en question ici, c’est un certain relativisme historiciste allié à un conformisme intellectuel bien-pensant, qui se répand actuellement dans les media, dans l’opinion, et chez les responsables politiques, et qui nous paraît de nature à brouiller la réflexion contemporaine sur l’histoire. Le présent article ne s’autorise évidemment pas de la légitimité du scientifique ou du spécialiste en histoire. Au demeurant, le fait de considérer la connaissance historique, et plus encore la réflexion sur l’histoire, comme une affaire strictement réservée aux « spécialistes » nous paraît hautement critiquable. Il s’agirait plutôt ici de s’interroger, en citoyen, sur un certain usage de thèmes historiques à des fins partisanes, dans le débat médiatico-politique contemporain.
3La question sous-jacente à ce débat est au fond la suivante : faut-il condamner la modernité dans son ensemble, ou bien seulement ses excès et ses débordements, tels qu’ils se sont révélés au travers de certains événements douloureux dont toute l’humanité eut à souffrir ? La modernité a été marquée, c’est un fait incontestable, par l’occidentalisation du monde, c’est-à-dire par la diffusion à l’échelle de la planète des valeurs scientifiques, techniques, économiques, morales et politiques qui sont apparues en Europe et en Amérique du nord au cours des trois derniers siècles. C’est à Kant et à Hegel que nous devons, en particulier, d’avoir forgé cette nouvelle philosophie de l’histoire dont nous avons hérité, et que nous assimilons en réalité à l’histoire tout court. L’idée selon laquelle les hommes sont les premiers acteurs et les principaux responsables de leur propre histoire fut confirmée par l’événement majeur du 18ème siècle : la Révolution française. La nouvelle philosophie de l’histoire, rationnelle et laïcisée, permettait en effet de penser un progrès humain qui ne relève plus de la fatalité ni de la Providence, mais dont les hommes seraient désormais comptables. Or, la période de la modernité a été marquée également par des guerres, des massacres, des destructions et des formes de régression morales et politiques dont on n’aurait jamais pu avoir ne serait-ce que l’idée avant le 18ème siècle. En ce sens, la modernité a conduit à toutes sortes de conséquences, bonnes ou mauvaises, parmi lesquelles il conviendrait de faire le tri. Mais, si nous devons être capables de porter un jugement sur ce qui s’est passé durant les trois derniers siècles, cela signifie-t-il que nous devons aller jusqu’à remettre en cause l’idéologie du progrès qui sous-tend toute la période dite « moderne » ?
4Le « secret d’Auschwitz » comme disait Vladimir Jankélévitch, « ce secret honteux que nous ne pouvons dire est le secret de la Deuxième Guerre mondiale, et, en quelque mesure, le secret de l’homme moderne : sur notre modernité en effet l’immense holocauste, même si on n’en parle pas, pèse à la façon d’un invisible remords ». [2] Les crimes totalitaires ont-ils révélé l’essence de la modernité, ou bien n’ont-ils été que des accidents de l’histoire ? En d’autres ternies : devons-nous assimiler la modernité à une idéologie néfaste et destructrice ? Devons-nous, par voie de conséquence, rejeter l’idée de progrès, la philosophie des droits de l’homme, le respect des libertés et des droits humains, la démocratie, toutes ces réalisations historico-culturelles qui sont intrinsèquement liées à la modernité ? Devons-nous souscrire aux analyses qui établissent une filiation directe entre l’« idéologie du progrès » et le « génocide » ? Nous ne prétendons nullement résoudre ici une telle question. Il faudrait retracer pour cela l’histoire politique, sociale et économique, ainsi que l’histoire culturelle et intellectuelle des trois derniers siècles. Et il faudrait tenter d’évaluer la pertinence des différents schémas d’analyse qui ont été proposés jusqu’ici, pour expliquer les « dérapages » de la modernité : de Hegel à Marx, de Nietzsche à Freud, de Hannah Arendt à Horkheimer et Adorno, ou bien encore, de Jürgen Habermas à Jacques Derrida. Quoi qu’il en soit, nous prenons acte du fait qu’il existe un véritable « malaise de la modernité ». [3]
5Or, ce malaise de la modernité, s’il est à peu près aussi ancien que la modernité elle-même, ressurgit aujourd’hui sous une forme assez particulière et assez surprenante : c’est-à-dire sous la forme d’un refus de la modernité émanant d’une partie des intellectuels et des personnalités publiques appartenant au camp « progressiste » (ou déclaré tel), c’est-à-dire à la gauche. Le paradoxe pourrait s’énoncer, en raccourci, de la façon suivante : le progrès ultime de la modernité consisterait à prendre congé de l’idée de progrès. En d’autres termes, il semble que nous assistions à une alliance contre-nature entre les « forces de progrès » et les forces les plus réactionnaires des sociétés occidentales, Une telle évolution paraît particulièrement perceptible en France où l’on a vu naître récemment, une polémique tragico-journalistique portant précisément sur le danger que représenteraient les « nouveaux réactionnaires ». En réalité, le phénomène marquant de la vie politique française contemporaine serait bien plutôt le dérèglement et le bouleversement des clivages traditionnels.
6Ainsi, par exemple, dénoncer le racisme occidental dans les anciennes colonies correspondait dans les années cinquante et soixante à un impératif moral et politique, conforme aux valeurs mêmes que l’Occident a porté dans ces régions du monde. La décolonisation fut un événement de l’histoire moderne, car elle a été portée, notamment, par la conception marxiste de l’histoire. Toutefois, Jean-Paul Sartre et Frantz Fanon se trompaient déjà, lorsqu’ils faisaient de la victime au regard de l’histoire, un innocent absolu au regard de la morale : la justification de la violence par les circonstances politiques, ne saurait exonérer ceux qui ont commis des crimes, même au nom de la révolte. [4] Quoi qu’il en soit, le marxisme n’est plus « l’horizon indépassable de notre temps ». Néanmoins, critiquer ou dénoncer les valeurs de l’Occident, notamment la philosophie libérale, au nom du fait que les anciens colonisateurs étaient (et sont restés) racistes, semble être, encore de nos jours, un exercice obligé pour tout intellectuel « progressiste ». Ce type d’analyse se retrouve particulièrement dans les travaux des chercheurs en sciences sociales, et il irrigue ensuite tout un courant de pensée qui a fait de la défense du multiculturalisme son cheval de bataille : « A l’échelle de la planète, il est difficile de défendre en bloc les droits de l’homme dont la philosophie disqualifie, dans la filiation des Lumières, la légitimité de l’expression publique de l’ethnicité ou de la religion au nom de leur appartenance supposée au fanatisme, au despotisme et à l’ignorance ». [5] Voilà à peu près le constat auquel les penseurs progressistes sont arrivés aujourd’hui : les valeurs de l’Occident sont de fausses valeurs, puisqu’elles ont été trahies par ceux-là mêmes qui prétendaient les porter. Ce sont des valeurs hypocrites qu’il s’agit par conséquent de relativiser, sinon de nier ou de renverser.
7Bien plus : ces valeurs ne seraient-elles pas, en elles-mêmes, la cause de telles violences ? La philosophie occidentale qui tend à concevoir l’homme en tant que personne abstraite, indépendamment des particularismes historico-culturels qui la déterminent, serait au fond, le vrai coupable des crimes commis tout au long de l’histoire moderne. La réflexion des penseurs dits « communautaristes », a pour principal objet, en effet, de faire reconnaître le déni de reconnaissance envers les cultures « différentes », comme une véritable violence, bien pire encore que la violence physique, car elle serait intériorisée. « La projection d’une image inférieure ou dépréciative, écrit Charles Taylor, peut effectivement déformer et opprimer à un point tel que l’image soit intériorisée. Non seulement le féminisme contemporain, mais aussi les relations de race et les discussions sur le multiculturalisme sont sous-tendus par l’idée que le déni de reconnaissance peut-être une forme d’oppression ». [6] Certes, la critique n’est pas nouvelle, et la philosophie libérale (qui ne se résume pas à la « philosophie des droits de l’homme ») a déjà subi bien des attaques, tant de la part de la droite réactionnaire que de la gauche révolutionnaire. Toutefois, que vaut aujourd’hui cette critique de la part d’une gauche qui a renoncé à toute vision historique, et notamment à la philosophie marxiste de l’histoire ? Comment ne pas voir qu’elle est prise dans une contradiction mortelle qui semble constituer l’horizon (dépassable) de notre temps ? Comment ne pas voir que cette critique qui n’est plus au service d’aucun projet d’avenir sérieux risque de nous exposer à une régression historique ?
8En ce sens, un ancien ministre de l’Education nationale avait comparé, il n’y a pas si longtemps, l’administration dont il avait la charge à l’Armée rouge. Son successeur s’était empressé, quant à lui, de mener une politique en faveur des langues régionales et minoritaires, laquelle s’apparentait sans doute, dans son esprit, à une forme de « déstalinisation ». M. Jack Lang avait déclaré en effet, en décembre 2000, alors qu’il était encore ministre de l’Education nationale : « Je suis déterminé à assurer la pleine reconnaissance des langues régionales. L’Etat a un devoir de réparation. C’est en ce sens que nous avons formulé des propositions en vue de l’intégration au public des écoles Diwan en tenant compte de la pédagogie d’immersion qui lui est propre ». De quelle sorte de « réparation » s’agit-il exactement ? Des crimes ont-ils été commis, et par qui ? Ne vaudrait-il pas mieux organiser et instruire dès maintenant le procès des coupables, plutôt que de rester dans le flou historique et juridique ? Peut-on comparer la politique républicaine d’alphabétisation et d’émancipation politique des paysans bretons à la fin du XIXème siècle en France avec les pires crimes du totalitarisme stalinien en URSS — comme le fait couramment la surenchère nationaliste bretonne ? [7] Bref : peut-on mettre sur le même plan toutes les conséquences néfastes de la modernité ?
9Sommes-nous en effet sortis de cette période ? Sommes-nous réellement entrés dans une nouvelle ère, une ère que certains essayistes ont tenté de définir en lui attribuant le nom discutable de « post-moderne » ? De quel nouveau système de valeurs nous autorisons-nous alors, pour juger les valeurs de la modernité ? N’y a-t-il pas quelque contradiction à penser que nous aurions « progressé », nous autres post-modernes, par rapport à nos prédécesseurs modernes, parce que contrairement à eux, nous avons cessé de croire au progrès ? Ou bien, est-ce que l’histoire ne serait pas plutôt en panne ? Sortir de la modernité signifie en effet sortir de l’histoire, au sens où le concept même d’une histoire dotée de sens et orientée vers une fin serait en train de disparaître de notre horizon de pensée. Mais comment concevoir, dès lors, une nouvelle « période » qui ne relèverait plus de l’histoire, ni des catégories philosophiques léguées par la tradition des Modernes ? Faut-il jeter le « bébé » de l’universalisme avec le « bain » de l’ethnocentrisme culturel occidental ? Croit-on réellement pouvoir se débarrasser à si bon compte du présupposé ethnocentriste qui caractérise, il est vrai, la civilisation occidentale — comme toutes les autres du reste ?
10Nous voudrions tenter de dessiner à présent le portrait d’une nouvelle figure caractéristique, selon nous, du paysage médiatico-politique contemporain en France — mais caractéristique également, semble-t-il, des autres pays occidentaux qui traversent tous une même crise. Il s’agit d’une sorte de construction « idéal-typique ». Cette figure est celle du « relativiste historiciste » : cet homme qui pense, sincèrement ou non, que la dénonciation de l’universalisme et de ses méfaits peut tenir lieu de pensée politique. Cette figure paradoxale semble occuper le terrain médiatique avec une belle constance depuis plusieurs années. Toutefois, les résultats des élections du 21 avril 2002 ont peut-être sonné le glas de sa belle assurance. Au fond, le relativiste post-moderne est pris dans des contradictions qui sont celles de tout relativisme. Celles-ci sont demeurées les mêmes, depuis que Socrate les a dénoncées. Comment, en effet, le sophiste Protagoras peut-il affirmer, en même temps, qu’il n’y a pas de vérité objective, et que ce qu’il dit est objectivement vrai ? Dit autrement : comment le refus de toute prétention à l’universalité peut-il valoir comme une nouvelle figure de l’universalisme ?
11Ainsi, notre relativiste contemporain retrouve un nouvel universalisme sur son chemin, plus pernicieux que le premier, parce que dissimulé ou inconscient. Il témoigne, en réalité, d’une nouvelle forme d’arrogance déguisée en fausse modestie. Le relativiste historiciste croit que l’histoire est finie et prétend s’ériger en juge ultime du cours des événements. Il pense ainsi, pouvoir s’élever au-dessus des « idéologies du passé » (au nom de quel avenir ?), en les dénonçant toutes à égalité. Du jacobinisme au stalinisme, du libéralisme au fascisme, de l’intégrisme religieux à P« intégrisme laïc » (sic), il n’y a plus pour lui que des « idéologies » qui ne valent pas mieux les unes que les autres. Conformément à l’analyse marxiste, le terme d’« idéologie » désigne ici une doctrine dénuée de toute valeur objective, mais ayant seulement pour fonction de garantir les intérêts de tel ou tel groupe social à un moment donné. Ainsi, ce fonctionnalisme historiciste dévalue systématiquement toute pensée et toute valeur, en en faisant le masque hypocrite des intérêts particuliers d’un groupe, d’une « classe » ou encore, pour reprendre une terminologie à la mode, d’une « communauté ». [8]
12Cependant, si l’analyse marxiste s’appuyait, quant à elle, sur une critique scientifique, la critique contemporaine ne reçoit plus le secours d’aucune pensée rigoureuse et systématique. Le relativiste est donc contraint de s’appuyer, pour étayer ses jugements, sur certains postulats qu’il croit indiscutables. Il s’en remet ainsi, sans trop se poser de questions, aux valeurs supposées anhistoriques de la morale, c’est-à-dire en fait sur les valeurs qu’il a héritées de sa propre histoire : sur une relecture plus ou moins laïcisée, et très simplifiée, de la morale chrétienne. Il s’en remet notamment, au présupposé « naturel » — puisqu’il s’appuie sur la vérité du cœur qui ne ment jamais — selon lequel la victime de l’histoire (celle d’hier) a forcément tous les droits, au nom du seul fait qu’elle est la victime. Cette conception repose finalement, sur l’idée d’un ordre moral du monde où les bons et les méchants ont des rôles déterminés à l’avance et une fois pour toutes. Oublieux du fait que la victime d’hier pourrait bien devenir le bourreau d’aujourd’hui, ou de demain, le relativiste rêve paradoxalement de figer l’histoire comme on « fige » une course automobile : les résultats n’en seraient que mieux contrôlables en effet. [9] Or, cet ordre moral, dénué de tout souci de comprendre rationnellement les événements historiques, engendre une mauvaise conscience aussi stérile que dangereuse, car elle hypothèque l’avenir au nom d’une prétendue « vérité » du passé qui n’est qu’une effusion sentimentale, vécue dans l’instant présent. De là vient sans doute la propagation d’une certaine sensiblerie dans les média, et l’obsession de débusquer sans cesse de nouvelles victimes de l’histoire, pour pouvoir offrir le spectacle de la douleur à nos âmes charitables. De là vient également, semble-t-il, la propension du relativiste historiciste à promouvoir une « politique de réparation » tous azimuts et sans discernement, qui tend à mettre sur le même plan les souffrances des Juifs ou des harkis, et les brimades dont ont pu souffrir les Bretons ou les femmes par exemple. Une telle politique, si elle semble avoir pour but de pallier l’absence de vision historique, n’a en réalité pour conséquence, que de brouiller un peu plus les repères. Une chose est certaine en tout cas : elle ne sert nullement la cause des victimes de l’histoire. Qui plus est, tout en instrumentalisant la souffrance de celles-ci, elle a pour conséquence de répandre un sentiment diffus de culpabilité dans tout le corps social.
13Or, qu’il le veuille ou non, le relativiste historiciste est fils de la philosophie de l’histoire et de l’idéologie du progrès. Il continue de croire, plus ou moins malgré lui, que la politique de réparation parachève l’histoire dans un couronnement, ou un embaumement. Pourtant, cette forme particulière de relativisme menace aujourd’hui de se retourner contre la raison et contre le progrès, en coupant pour ainsi dire, la branche sur laquelle elle est assise : c’est-à-dire la branche de l’universalisme. Dire que toutes les cultures « opprimées » communient dans la même souffrance, et qu’ainsi elles se valent toutes, cela revient finalement à dire qu’aucune n’a de sens ni de valeur. En réalité, l’interdiction de porter un jugement sur les cultures dites « minoritaires » traduit une paralysie liée à la mauvaise conscience historique des Occidentaux. Si les islamistes veulent lapider « leurs » femmes adultères, eh bien c’est « leur » droit le plus strict ! Il ne nous reste plus qu’à respecter leur « spécificité culturelle ». Voilà au fond, ce que les belles âmes ne sont jamais très loin de penser. Croyant respecter la liberté et les droits humains, elles font en réalité le lit du totalitarisme et de la barbarie. [10] Comme l’écrivait Emmanuel Lévinas : « Il fallait que la philosophie rejoignît ainsi l’ethnologie contemporaine. Voilà le platonisme vaincu ! Mais il est vaincu au nom de la générosité même de la pensée occidentale qui, apercevant l’homme abstrait dans les hommes, a proclamé la valeur absolue de la personne et a englobé dans le respect qu’elle lui porte jusqu’aux cultures où ces personnes se tiennent et où elles s’expriment. (…) Mais la sarabande des cultures innombrables et équivalentes, chacune se justifiant dans son propre contexte, crée un monde, certes, désoccidentalisé, mais aussi un monde désorienté ». [11]
14Ne conviendrait-il pas, à présent, de réfléchir à nouveaux frais aux relations complexes (sinon dialectiques…) qui lient les idéaux intemporels et les passions historiques des hommes ? S’il est vrai que le respect de la dignité humaine requiert que l’on prenne en considération des valeurs morales anhistoriques, la compréhension des événements de ce monde requiert, quant à elle, une vision informée et circonstanciée qui tienne compte de la réalité des faits. Or, loin d’opposer l’universel au particulier, nous devons nous efforcer de tenir les deux ensemble. L’opposition figée et stérile entre l’universalité des valeurs morales et la relativité des faits historiques n’engendre tout au plus qu’une fausse conscience sceptique, incapable d’appréhender l’histoire comme un phénomène total. Ce scepticisme, faute d’être éclairant, risque de déboucher le plus souvent sur le fatalisme et le cynisme. S’il est vrai que les philosophies de l’histoire léguées par la tradition de la modernité, et notamment la dialectique hégélienne, sont aujourd’hui bien discréditées, il nous faut néanmoins reconnaître que le positivisme étroit, allié à un moralisme insipide et mort, ne permet pas à notre époque de saisir un quelconque sens de l’histoire. Le relativiste voudrait bien se débarrasser de l’histoire. Malheureusement pour lui, le cadavre n’est pas tout à fait froid, pire, il donne depuis quelques temps, des signes d’activité. Est-ce que ce sont les ultimes soubresauts de son agonie, ou bien les premiers signes du réveil ? L’histoire moderne a-t-elle encore un avenir ? Quoi qu’il en soit, les politiques de « réparation historique », lorsqu’elles ne s’appuient pas sur une conception claire de l’histoire, risquent de n’être qu’un emplâtre sur une jambe de bois — si ce n’est un couteau que l’on remue vainement dans la plaie. Outre qu’elles ne font pas justice du passé, elle tournent de plus en plus le dos à l’avenir. La montée en puissance des revendications identitaires à notre époque, cette plainte sourde qui s’élève peu à peu de toutes les couches de la société et qui réclame vengeance pour tous les crimes du passé, ne risque-t-elle pas de ranimer la primitive « guerre des races » dont Foucault disait qu’elle était une « contre-histoire » ? [12]
Notes
-
[1]
Sandrine Lefranc, Les politiques du pardon, PUF, 2002.
-
[2]
« Pardonner ? », L’Imprescriptible, Seuil, 1986, p. 19.
-
[3]
Voir la récente parution en français du livre de Charles Taylor : Le malaise de la modernité, Cerf, 2002.
-
[4]
Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspéro, 1961, avec une préface de Jean-Paul Sartre.
-
[5]
Jean-Loup Amselle, Vers un multiculturalisme français, Aubier, 1996, p. 178.
-
[6]
« La politique de reconnaissance », in Multiculturalisme, différence et démocratie, « Champs »-Flammarion, 1997, p. 55.
-
[7]
Sur la question du nationalisme breton et sur la prise de conscience de ses dérives, on peut lire l’ouvrage de Françoise Morvan : Le Monde comme si, Nationalisme et dérives identitaires en Bretagne, Actes Sud, 2003.
-
[8]
Ce terme ayant, semble-t-il, pour fonction de remplacer et de faire oublier l’idéal déclaré obsolète du communisme.
-
[9]
Il est assez curieux de voir aujourd’hui à quel point la remémoration incessante et culpabilisante, dans les media français, des événements de la guerre d’indépendance algérienne, occulte la gravité des événements qui se déroulent actuellement de l’autre côté de la Méditerranée. Est-ce là sa fonction objective ? Si cette pratique obsessionnelle du « devoir de mémoire » a des effets désastreux sur la cohésion nationale en France, elle n’intéresse guère semble-t-il, les Algériens eux-mêmes.
-
[10]
Pour mesurer l’ampleur d’une telle autocensure et la chape de plomb qu’elle fait peser sur la faculté de jugement, il n’est que de lire cette anecdote rapportée par l’écrivain canadien d’origine indienne, Neil Bissoondath : « Le 13 janvier 1994, le juge Raymonde Verreault de la cour du Québec a condamné un homme, non identifié afin de protéger l’identité de sa victime, à vingt-trois mois de prison pour délit à caractère sexuel. Le procureur de la couronne avait demandé une peine de quatre ans d’emprisonnement. La victime était la belle-fille de l’accusé. Elle avait onze ans. Afin d’expliquer la clémence, le juge Verreault a dit qu’elle avait pris en considération la religion de l’homme, en l’occurrence l’islam. L’accusé, comme elle l’a dit à la cour, avait “d’une certaine manière” épargné sa victime. Elle fondait sa conclusion sur “le fait que l’accusé n’avait pas eu de relations normales et complètes avec la victime — c’est-à-dire des relations sexuelles avec pénétration vaginale, pour être plus précis — afin de pouvoir préserver sa virginité, ce qui semble être une valeur très importante dans leur religion.” L’homme avait préservé la virginité de la fillette en la sodomisant à plusieurs reprises pendant deux ans et demi ». (Le Marché aux illusions, éditions Boréal-Liber, 1998, p. 103).
-
[11]
Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, « Le livre de poche », 1972, pp. 59-60. Il ne nous semble pas évident, au demeurant, que l’on puisse revenir au « platonisme » occidental, c’est-à-dire à la philosophie de la signification et des idées, par la seule voie de l’éthique.
-
[12]
Michel Foucault, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France, 1976, Gallimard-Seuil, collection « Hautes études », 1997, p. 57 et suivantes.