Notes
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[1]
J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité, p. 258.
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[2]
En réalité, si les Stoïciens présentent généralement la Fortune comme une adversité à l’égard de l’homme, ce n’est nullement parce qu’ils la concevraient ainsi, mais bien plutôt parce que les hommes se la représentent comme telle. Les hommes, ordinaires s’entend — cette opinion ne concernant par les sages —, redoutent la Fortune parce que ses aléas les déconcertent. N’étant pas capables de mépriser la Fortune, de faire fi de son instabilité, ils la craignent sans cesse. Les Stoïciens se mettent donc d’une certaine manière à la place de l’homme ordinaire qui redoute la Fortune afin de lui donner des solutions : il faut mépriser la mépriser, se prémunir contre elle, se préparer à ses aléas afin de n’être jamais surpris car c’est la surprise provoquée par un événement inattendu qui engendre la crainte.
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[3]
Sen. Ben., IV.VII.2 : « Le Destin n’est autre chose que l’enchaînement et l’enchevêtrement des causes (series implexa causarum). »
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[4]
J. Brunschwig, Philosophie grecque, Cinquième partie, La philosophie à l’époque hellénistique, La physique stoïcienne, p. 534. E. Bréhier déduisait par ailleurs de cette conception très particulière que « la philosophie stoïcienne est comme une projection dans l’univers des conditions de fonctionnement de notre raison », Les Stoïciens, Préface, p. XXIII.
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[5]
Vies et opinions des philosophes VII, 149. Chrysippe développe également cette même idée : « le destin apparaît comme la raison, conformément à laquelle se déroulent le passé, le présent, l’avenir », S.V.F., II, 913.
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[6]
Ep., 77.12 : Rata et fixa sunt et magna atque aeterna necessitate ducuntur. […] Series inuicta et nulla mutabilis ope inligauit ac trahit cuncta.
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[7]
Sen., Dialogi, Prov., V.7 et 8.
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[8]
Sen., Ep., 107.11.
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[9]
Ep., 95.50.
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[10]
Ep., 96.2 : « non pareo deo, sed adsentior ». Nous retrouvons ici le terme propre à l’assentiment si étroitement lié à toute l’éthique stoïcienne.
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[11]
Sans parler précisément de la question de l’assentiment puisque ce n’est pas là le sujet qui l’intéresse, F. Prost, dans « La psychologie de Panétius : réflexions sur l’évolution du stoïcisme à Rome et les valeurs du témoignage de Cicéron », évoque d’une certaine manière ces deux moments en citant Aulu-Gelle. Pour lui, « Aulu-Gelle confond deux choses distinctes dans la pensée stoïcienne, d’une part la sensibilité physique à la douleur qu’on ne peut réprimer et d’autre part la production d’un jugement qui identifie la douleur à un mal et constitue la « passion » dont il faut être exempt ». La « sensibilité physique » est précisément cette première impression venue de l’extérieur ; au contraire, le jugement existe parce qu’il y a eu assentiment de la part de l’homme et il s’agit là d’un jugement erroné, parce que l’assentiment a été donné à tort.
Du simple point de vue de la connaissance l’assentiment « transforme la conscience de l’impression en certitude de la présence d’un objet extérieur », cf. J.-P. Dumont, Eléments d’histoire de la philosophie antique, 2. Logique ou théorie de la connaissance, p. 577. Selon A.-J. Voelke, « l’assentiment a pour fonction de sanctionner la représentation ». Il ajoute « d’une façon plus précise, la représentation sensible, origine de toute connaissance, donne lieu à une représentation logique, la proposition, et c’est cette proposition qui est l’objet de l’assentiment », p. 4. -
[12]
Chrysippe prend, afin d’expliquer l’existence de différentes causes, l’exemple d’un cylindre poussé par une main humaine. Certes, le cylindre va se mouvoir selon l’impulsion donnée par la main, mais il ne se meut qu’en fonction de sa propre forme, de son poids, de sa matière. La main qui pousse est le destin, tandis que sa forme et autres caractéristiques sont sa nature propre. C’est dans cette dernière qu’est la liberté.
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[13]
Ibid., La logique et la théorie de la connaissance des Stoïciens, p. 523.
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[14]
J.-J. Duhot, op. cit., p. 250. J.-J. Duhot affirme également : « L’autonomie du sujet est elle-même soumise au destin. Il y a un destin auquel on n’échappe pas, notre action dépend de nous, ce qui ne l’empêche pas d’être intégrée dans le destin » (p. 261).
Pour les adversaires du stoïcisme, cette affirmation de la liberté au sein d’un déterminisme a semblé un leurre bien plus qu’une solution réelle à l’opposition apparente du destin et de la liberté. Pour eux, en effet, il ne change rien que l’homme consentît au destin librement, il y est de toute façon nécessairement soumis et il n’y a donc aucune liberté. Mais c’est mal comprendre le but que se fixe l’éthique stoïcienne. S’il est important pour eux de se pencher sur la question du destin et de la liberté, de faire l’univers à l’image de l’homme, c’est entre autres parce que le stoïcisme se pose comme thérapeutique du malheur humain. Les Stoïciens ne font pourtant en aucun cas semblant de croire à la liberté ; il est nécessaire à leur doctrine que l’homme puisse refuser ou accorder son assentiment afin de faire avant tout de lui un être responsable de sa vie. -
[15]
Il est clair que cette notion d’assentiment nécessite évidemment d’avoir bien compris ce qu’est l’univers pour les Stoïciens. L’univers apparaît en effet, d’un point de vue stoïcien, comme façonné en conformité avec l’homme. Il n’est nullement quelque chose de purement extérieur à l’homme – extérieur dans le sens d’incompréhensible, inconcevable pour l’homme. Bien au contraire, l’univers est ordonné selon la raison universelle, dont la raison humaine est partie. Il y a donc correspondance entre l’homme et l’univers auquel il appartient. Le consentement au destin est donc fondé sur une juste compréhension de l’univers ; et, plus précisément encore, comme le dit André-Jean Voelke, dans L’idée de volonté dans le stoïcisme : « Le fondement de ce consentement est la sympathie universelle qui assure l’unité du cosmos » (p. 103). Nous reviendrons ultérieurement sur cette notion de sympathie et en particulier sur son implication dans la tragédie.
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[16]
Il est évident qu’accepter cette conciliation — apparemment contradictoire — entre destin et liberté humaine nécessite une réelle compréhension de chacun des éléments en présence : le destin n’est nullement une toile emprisonnante pour l’homme et la liberté est avant tout dans l’assentiment que l’homme peut donner. C’est une mauvaise compréhension de ces deux concepts qui a parfois induit des critiques en erreur. Ainsi, J.B. Gould, dans « The Stoic conception of fate », semble avoir bien compris ce qu’est le destin puisqu’il a bien vu que « the notion of causality is at the heart of the Stoic conception of fate » (p. 18). Mais en réalité, il n’a pas vraiment vu tout ce que cette notion de causalité impliquait, ou plutôt, cette notion lui apparaît peut-être comme un prétexte fragile et sans fondement réel. Pour lui, en effet, l’étude des concepts de destin et de liberté lui prouve qu’il est impossible d’introduire, dans la pensée stoïcienne, la question de la responsabilité humaine : « My conclusion is that when the Stoics were pressed on the question whether a man is responsible for his character, their finally negative answer was entailed by the notion of determinism, which is involved in their conception of fate. The Stoic conception of fate is one with which the notion of human responsibility is incompatible » (p. 31-32). C’est précisément le contraire qui est vrai. La compréhension stoïcienne de l’homme est inséparable de la notion de responsabilité ; l’homme doit être responsable, même s’il y a destin, et c’est la raison pour laquelle l’assentiment existe.
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[17]
Nous ne ferons porter notre étude, dans cet article, que sur trois des tragédies de Sénèque : Œdipe, Agamemnon, Thyeste.
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[18]
Nous répétons encore une fois que les personnages de tragédie ne sont pas, dans leur totalité, des personnages humains. Mais, dans les tragédies de Sénèque, les héros mythologiques rejoignent en partie les attitudes humaines, principalement dans la possibilité que l’auteur tragique leur offre de faire œuvre de liberté et de prouver ainsi leur responsabilité.
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[19]
Cf. « Das Schuldproblem in Senecas tragödien », W. Pötscher. Plusieurs lignes de recoupent au sein des tragédies de Sénèque : « die mythische Gegebenheit, die Dynamik dessen, der diese Verbrechen nicht will, das stoische Postulat der Affektlosigkeit » (p. 49). La problématique de ces tragédies se structure autour de deux points : « einerseits gelten die „Gesetze“ des mythischen Geschehens… und andererseits hat die stoische Auffassung des stoischen Dichters entsprechend in Rechnung gestellt zu werden » (p. 51).
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[20]
J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité : « Le stoïcisme est une philosophie qui se propose de libérer l’homme tout en affirmant le destin […] Il ouvre ainsi le débat déterminisme / liberté » (p. 243).
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[21]
Nous n’identifions pas le destin, tel que le conçoivent les Stoïciens, à la fatalité du mythe. Nous cherchons simplement à montrer que le cadre qu’ils forment tous deux pour l’expression de la condition humaine est similaire. Les événements s’enchaînent, selon le destin stoïcien, comme ils s’enchaînent nécessairement, dans la tragédie, pour correspondre au mythe.
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[22]
Rappelons qu’il en faisait également part dans ses textes philosophiques : « Quel est cet antagonisme de notre âme, qui nous défend de jamais rien vouloir une bonne fois ? Nous flottons entre des résolutions diverses ; nous ne voulons pas d’une volonté libre, absolue, arrêtée pour toujours » (Ep. 51.9) ; ou encore « Qu’est-ce qui, dans les tourments, dans tout ce que nous nommons adversité, constitue proprement un mal ? L’état de la volonté qui chancelle, plie, succombe » (ibid., 71.26).
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[23]
L’idée de volonté dans le stoïcisme, p. 197.
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[24]
Certes, tous les personnages des tragédies font des erreurs, cèdent à la passion, conçoivent le destin comme une force hostile. Mais il ne s’agirait nullement, pour autant, de considérer ces héros comme coupables. Si Sénèque met en valeur la responsabilité humaine, ce n’est nullement pour rendre le héros — ou même l’homme — coupable. Les erreurs des personnages, leurs passions, appartiennent au mythe ; seule la mise en lumière de leur responsabilité dans leurs actes appartient en propre à la réinterprétation sénéquienne.
« De là vient la force de la tragédie et l’horreur qui lui est propre : dans la philosophie, c’est un sage qui donne son enseignement à ceux qui le sont moins ; dans la tragédie, un fou instruit par son aveuglement même des spectateurs qui sont lucides et qui voient. »
1On ne s’interroge plus, depuis longtemps déjà, sur le fait que l’auteur tragique et le penseur du stoïcisme impérial sont une seule et même personne, mais la question de l’insertion de la pensée philosophique de Sénèque dans ses œuvres tragiques a ouvert bon nombre de discussions critiques menant à des conclusions parfois totalement opposées. Nous ne concevant certes pas les tragédies comme de simples vulgarisations de concepts philosophiques ou même comme un parcours philosophique, nous n’en sommes pas moins convaincue de l’influence certaine de la pensée philosophique stoïcienne de Sénèque sur son écriture tragique. Toutefois, nous n’avons pas affaire, dans les tragédies, à une pensée purement conceptuelle, mais plutôt à une conception globale de l’homme. La tragédie sert de cadre pour une réflexion sur l’homme, l’expression de sa liberté ou encore son rapport à la fatalité ; elle devient, avec Sénèque, un laboratoire de l’attitude humaine.
2Plus que n’importe quel autre genre, le mythe tragique se présente comme le lieu idéal d’une interrogation sur la liberté. En apparence pourtant, ces mythes qui constituent la matière essentielle des tragédies antiques semblent avant tout véhiculer la notion de fatalité. Ni Œdipe, ni Agamemnon, ni même Atrée ne sont, selon le mythe, libres d’agir à leur guise. Ils appartiennent avant tout à une lignée maudite dans laquelle ils doivent prendre place. La notion de liberté, ou même de volonté, semble totalement absente du monde pré-tracé dans lequel ils évoluent. Œdipe doit tuer son père et épouser sa mère ; Agamemnon doit être tué par sa femme et son amant ; Atrée doit se venger de son frère et lui faire dévorer ses enfants. Les actes de ces personnages appartiennent à la nécessité mythique. Aucun nefas ne saurait disparaître du mythe et donc de l’action tragique. Et pourtant, c’est bien ce mythe qui offre à Sénèque un de ses plus beaux cadres pour s’interroger sur la liberté humaine. L’auteur tragique ne renie pas pour autant ce qui fait le fondement des mythes, la trame qui leur est essentielle ; mais il les réinterprète et se donne ainsi la possibilité d’y exposer sa propre conception de l’homme au-delà des limites apparemment imposées par le mythe.
3En réalité, cette interrogation sur la liberté humaine est une préoccupation non seulement de l’auteur tragique mais également du philosophe, ou plus précisément du directeur de conscience stoïcien qu’est Sénèque. La pensée de la liberté qui trouve place dans la tragédie n’est pas réellement différente de celle exposée dans le stoïcisme ; mais elle prend en compte les données de la tragédie et, s’éloignant définitivement de la forme de l’exposé théorique, elle est plus précisément mise en forme au sein même des contraintes mythologiques, dramatiques et tragiques du mythe. Ce sont donc souvent des thèmes très particuliers de la réflexion stoïcienne que nous pouvons retrouver dans les tragédies, des points qui sont d’ailleurs réexploités, eu égard à la nécessité tragique.
Déterminisme et liberté dans la conception stoïcienne de l’univers : une essentielle complémentarité
4Les notions de déterminisme et de liberté forment un cadre spécifique pour l’ensemble du système philosophique, aussi bien au niveau de la physique que de l’éthique. Mais ce qui est particulièrement intéressant dans la conception stoïcienne de l’univers et de l’homme, c’est que déterminisme et liberté vont de pair. Plus précisément, c’est parce qu’il y a déterminisme qu’il est nécessaire, selon les Stoïciens, de parler de liberté. Contrairement à ce qu’on a parfois affirmé à propos du système stoïcien, le déterminisme n’empêche pas la liberté humaine, bien au contraire. Mais, pour accepter cette complémentarité, il est indispensable de bien connaître et comprendre ce que sont précisément le déterminisme et la liberté pour les Stoïciens.
5Il n’existe pas, chez les Stoïciens, de « destin aveugle et cruel » comme c’est le cas dans la mythologie [1]. Le destin n’est pas, pour eux, quelque chose qui s’acharnerait sur l’homme avec raison ou même, le plus souvent, sans raison, par exemple pour le punir. Ainsi, la notion de fatalité telle qu’elle est encore utilisée de nos jours n’a pas lieu d’être dans la pensée stoïcienne, quoique, d’un point de vue étymologique, elle semble avoir tout à voir avec le destin. Les Stoïciens ne reconnaissent pas ce destin-là, ils ne le conçoivent pas ainsi. Le destin n’est pas une entité qui s’oppose par nature à l’homme. Ce rôle échouerait plutôt à la Fortune [2]. Mais le destin stoïcien n’est rien de tout cela.
6Le destin, ????????? chez les Grecs et le plus souvent fatum chez les Latins, désigne l’enchaînement des causes, la série entrelacée des causes [3]. Aucun des événements qui se produisent n’arrive par hasard ; le hasard n’existe pas dans la conception stoïcienne de la vie. Rien ne se produit sans raison ; mais rien ne se produit non plus sous l’effet d’un destin cruel et trompeur. Le destin est simplement ce « selon quoi toutes les choses ont lieu ». Mais ce destin n’est pas contraire à l’homme. Quel est-il alors ? Jacques Brunschwig affirme à juste titre que les Stoïciens ont « une grande vision du monde comme unité parfaite et divine, vivante, continue, auto-créatrice, organisée selon des lois intelligibles et gouvernée par une raison providentielle et partout présente » (nous soulignons) [4]. Avec une telle vision du monde, le destin ne pourrait être opposé à l’homme ; il ne peut être conçu comme incompréhensible ni même hostile. En effet, de même que la partie essentielle de l’homme est raison, l’univers est dominé par la raison, qui est Raison universelle dont celle de l’homme est partie. Le destin, lui aussi, agit à travers la raison. Diogène Laërce identifie le destin à cette raison : il est en effet selon lui « une cause des êtres où tout est lié ou la raison selon laquelle le monde est dirigé » [5]. Cette raison organisatrice des événements prend parfois également le nom de Providence chez les Stoïciens, le destin étant alors enchaînement des causes lui-même gouverné par la Providence. Ce qui importe plus précisément aux Stoïciens, c’est de pouvoir affirmer que le destin n’est en rien identifiable au hasard ou à l’adversité.
7Tout arrive selon le destin. On ne peut donc y échapper et Sénèque l’affirme très clairement : « L’ordre des destins est fixé sans retour. Une puissante, une éternelle nécessité les mène. […] Une série de causes invincibles, où nulle puissance ne changerait rien, enchaîne, entraîne tout l’univers » [6]. Il apparaît ici clairement que tout — hommes, dieux et choses — est soumis à cette force qu’est le destin : « Les destins sont nos maîtres » ; et de plus, « elle plie les dieux eux-mêmes à la même nécessité » ; « le souverain créateur et conducteur du monde a pu dicter les destinées, il y est lui-même soumis » [7]. Le destin est donc comme une toile qui englobe tout un chacun. Nous venons d’utiliser ici le terme "toile", mais il ne s’agirait pas de concevoir ce destin comme un carcan. Ce n’est pas parce qu’il est tracé, comme prédéfini, que le destin est un piège, bien au contraire. Cette fixité du destin ne se veut ni négative, ni emprisonnante et c’est bien là souvent le contresens qui a été fait sur l’idée de déterminisme qui ressort de cette définition stoïcienne du destin. Le destin est fixé, sans qu’il y ait dans le terme "fixé" ni connotation ni dénotation d’aucune sorte. Cette notion doit être absolument comprise et acceptée pour espérer pouvoir ensuite non seulement ne pas voir la conception stoïcienne de la vie humaine comme un emprisonnement dans un schéma extérieur à l’homme lui-même, mais aussi admettre l’idée d’une liberté humaine.
8Puisque le destin est fixé, il est donc évident que rien ne sert de vouloir y échapper. D’une certaine manière, la révolte qu’un individu pourrait souhaiter mettre en œuvre envers le destin est déjà comprise en lui. Il est donc toujours préférable de suivre le destin que de vouloir s’y opposer puisque, d’une manière ou d’une autre, nous y serons toujours soumis. La seule différence sera dans la façon dont l’homme se placera par rapport au destin : s’il l’accepte, le destin ne fera que le conduire, le mener ; s’il s’y oppose, il le contraindra : Ducunt uolentem fata, nolentem trahunt [8]. Seul celui qui accepte le destin peut vivre réellement et même choisir sa vie. La juste attitude à adopter à l’égard du destin est la même que celle à suivre à l’égard des dieux. Pas plus que le destin, les dieux ne sont opposés aux hommes. Voici comment Sénèque décrit la manière dont il faut les honorer : « Le culte à vouer aux dieux, c’est d’abord de croire qu’il y a des dieux, et puis de reconnaître leur majesté, de reconnaître leur bonté, sans laquelle il n’y a pas de majesté ; c’est de savoir que les protecteurs du monde, ce sont les dieux » [9]. Les dieux ne cherchent pas plus à attaquer l’homme — ils en seraient de toute manière incapables, la méchanceté leur étant inconnue — que le destin ne leur est opposé. C’est pourquoi la manière d’en user avec justesse avec eux est non seulement de les connaître mais également de leur obéir (90.34).
9Sénèque revient néanmoins sur cet usage. Obéir est, d’une certaine manière se soumettre, et là n’est pas la meilleure des attitudes, parce qu’elle ne sous-entend pas un réel accord de l’homme à la volonté qui lui est supérieure. Y a-t-il acte volontaire ou assentiment quand il y a simplement soumission ? Rien n’est moins sûr. C’est pourquoi Sénèque demande encore davantage à l’homme : « dans tout ce qu’on appelle disgrâces et cruautés du sort, voici la règle que je me suis faite : je n ’obéis pas à Dieu, je consens à ses volontés. C’est par inclination, non par nécessité que je le suis » [10] (nous soulignons). L’ensemble des Stoïciens, et en particulier Sénèque, attendent que l’homme adopte cette même attitude à l’égard du destin. Il ne sert de rien de se plaindre du destin ; Sénèque reproche d’ailleurs à Lucilius dans le De Prouidentia de se plaindre de la Providence qui selon lui accable de maux les meilleurs. Puisque rien n’a lieu par hasard, que ni le destin ni les dieux ne sont mauvais ou méchants, s’en plaindre est une erreur. Donner son assentiment au destin, y consentir, c’est précisément faire preuve de liberté au sein d’un système a priori déterminé — nous y reviendrons.
10Nous avons dit que, pour les Stoïciens, parler de déterminisme, ou de destin, nécessite également d’évoquer la question de la liberté. L’homme, dans la conception stoïcienne de l’univers, n’est en effet nullement un pion qui ne pourrait rien par lui-même. Mais comment est-il possible de parler de liberté au sein d’un univers dominé par l’idée de déterminisme ? La question n’était pas simple à résoudre et les détracteurs du stoïcisme n’ont pas été sans voir ce paradoxe pourtant essentiellement dû à une mécompréhension totale des notions de liberté et de destin.
11Chrysippe, le premier, s’est penché sur cette question en distinguant différentes causes. Certes, tous les événements sont déterminés, mais par ce que Chrysippe nomme des « causes antécédentes » ; ces causes antécédentes sont le destin. Mais selon lui, l’événement n’est pas tout entier déterminé par des causes antécédentes. Là intervient la liberté qui est « cause principale ». Elle n’est pas déterminée. C’est là qu’intervient la notion d’assentiment (assensus).
12L’assentiment est cause principale et libre. L’assentiment est cette phase durant laquelle l’âme donne son accord à la sensation, à l’impression provoquée ou reçue de l’extérieur [11]. C’est donc dans la nature de l’homme que la volonté humaine prend sa source, et non dans le destin [12]. Certes, puisque l’assentiment prend sa source dans l’âme humaine, dans la volonté, il n’est pas à l’abri des erreurs. L’âme humaine n’est pas nécessairement dominée par la raison ; de plus, l’homme se laisse aisément tromper par des sensations extérieures ; il arrive donc qu’il donne à tort son assentiment. C’est pourquoi Cicéron conseille parfois à l’homme de suspendre son assentiment. Mais ce qui est surtout important dans ce conseil de Cicéron, c’est qu’il présuppose que l’assentiment ne dépend que de l’homme, qu’il est donc cause parfaitement libre. L’homme reçoit en être passif les sensations du monde extérieur qui agissent sur lui ; cette passivité garantit d’ailleurs son objectivité devant ses affections. Mais, par l’intermédiaire de l’assentiment — acte qui lui fait accepter librement ces sensations — il devient responsable, non pas bien sûr de ces impressions extérieures mais de l’accord qu’il leur donne et de la place qu’elles peuvent prendre en lui. La liberté de cet accord « permet d’attribuer au sujet percevant la responsabilité de la réaction par laquelle il l’accueille » [13]. Ainsi, pour évoquer un élément précis de l’action de l’assentiment, à savoir la passion qui est égarement total et pulsion débordante selon les Stoïciens, n’a plus aucun rapport avec une quelconque passivité. Si, après la phase d’assentiment, elle acquiert en effet ce statut de débordement, de démesure, l’assentiment en fait précisément un sentiment dont l’homme est responsable. Il est en tout cas responsable de son installation en lui et donc, par là, responsable des actes qui en découlent.
13C’est donc en particulier par l’intermédiaire de la notion de responsabilité que l’homme, dans la réflexion stoïcienne, acquiert sa liberté. Il n’est bien sûr en aucun cas question d’assimiler responsabilité et culpabilité. Le stoïcisme ne se veut une philosophie du jugement mais simplement une réflexion sur l’homme qui donne à son dernier sa liberté au sein du déterminisme.
14Le consentement au destin est une des expressions possibles de l’assentiment. En consentant au destin, comme le conseillent les Stoïciens, l’homme fait acte de liberté. Il n’y a alors plus incompatibilité entre destin et liberté humaine : « La liberté entre dans le champ philosophique stoïcien comme un espace intérieur au sujet qui, par ailleurs, peut très bien être soumis à une contrainte extérieure sans perdre cette liberté profonde » [14]. J.-J. Duhot affirme très justement que « la liberté stoïcienne consiste à prendre conscience que la volonté du sujet n’a pas à être distincte de la volonté naturelle » (p. 268). Ainsi, la juste attitude humaine envers le destin ou Dieu est de s’accorder avec eux, de reconnaître leur justesse et, en ce qui concerne les dieux, leur bonté, de ne pas s’y opposer ni simplement s’y soumettre ; ce qui importe, c’est l’assentiment, phase de volonté et de liberté, que l’homme donne au destin et qui le rend libre et responsable. La liberté du sage se réalise donc en accomplissant le destin [15]. Le stoïcisme, comme l’écrit J.-J. Duhot, est une « philosophie qui se propose de libérer l’homme tout en affirmant le destin » (p. 243). Ce sont là deux concepts que, selon lui, les Épicuriens n’ont pas réussi à concilier : « Épicure oppose le destin comme inflexible nécessité et la liberté. À la différence des Stoïciens, Épicure reproche au destin d’ôter à l’homme la possibilité de cette liberté » (p. 252, nous soulignons ; il s’agit là bien sûr du destin tel que le conçoivent les Stoïciens). Les Stoïciens ont concilié destin et liberté par l’intermédiaire, essentiel à leur doctrine, de la responsabilité [16]. S’ils choisissent d’expliquer ce que sont le destin ou la fortune, c’est en réalité pour mieux aider l’homme à savoir quelle attitude adopter à leur égard. Le destin et la fortune ne sont pas quelque chose de purement extérieur à l’homme. L’homme doit agir devant eux. Il a donc toujours quelque responsabilité envers le destin ou la fortune. Et le rôle du discours stoïcien est avant tout de le lui montrer. L’introduction d’une phase d’assentiment dans l’installation des passions permet de faire de l’homme un être responsable. Au cœur de la question du destin, elle offre à l’homme la possibilité de faire œuvre de liberté. En usant de la raison face aux attaques de la fortune, l’homme a la capacité de mépriser ces attaques et de faire fi des événements extérieurs. La conclusion de toutes ces affirmations semble être que, même s’il y a destin fixé, même si la fortune envoie à l’homme de multiples assauts extérieurs, tout est entre les mains de l’homme. Lui seul peut et doit décider de ce qu’il va faire de ces attaques, de la façon dont il va les accueillir ou les rejeter. Ainsi, au-delà de l’apparent antagonisme parfois difficilement résolu par les Stoïciens et une fois celui-ci compris, il est clair que, bien qu’il y ait destin, l’homme est le seul maître réel de son existence. Il est présenté comme responsable de ses choix, de ses affects, de ses passions.
15C’est précisément cette conception de l’homme que Sénèque s’efforce d’exposer dans les textes tragiques en utilisant les données même de la tragédie.
Les tragédies de Sénèque : laboratoire de l’attitude humaine selon la pensée stoïcienne
16Les tragédies de Sénèque ne sont pas simplement, contrairement à ce qui a parfois été affirmé, des exempla de passions. Sénèque ne se contente pas d’exposer des passions depuis leur installation jusqu’à leur aspect le plus démesuré. Il y a bien plus dans la réécriture que l’auteur tragique latin impose aux mythes antiques. Il s’agit bien en effet de réécriture, de réinterprétation de ces mythes qui appartiennent à la mémoire commune. Tout en utilisant les données mythologiques, Sénèque les modifie subrepticement de manière à orienter clairement la tragédie vers l’exposition d’une vision de l’homme toute inspirée de la réflexion stoïcienne. Les héros des tragédies ne sont pas simplement mythologiques, tragiques, mais presque humains, tout au moins dans une partie essentielle de leurs actes et choix dans les tragédies sénéquiennes. Certes, il ne s’agirait nullement d’identifier totalement le héros à l’homme. Lorsqu’Atrée tue en un sacrifice rituel les enfants de son frère Thyeste, lorsque Clytemnestre porte à Agamemnon le coup fatal, ou encore lorsque Œdipe se crève les yeux, il est proprement héros de mythologie [17]. Mais nous évoquons là chaque fois le nefas traditionnel que le personnage ne peut pas ne pas accomplir. Or, dans le déroulement de la vie de ces héros, il n’y a pas uniquement le nefas ; ce dernier n’est nullement l’unique composante du caractère du héros, du moins en ce qui concerne son exposition par Sénèque.
17Rappelons rapidement les trames des trois tragédies. L’action d’Œdipe prend sens autour de la découverte progressive, par le héros, de son identité, découverte première dont découle celle de sa situation proprement monstrueuse — meurtrier de son père, fils et mari de Jocaste, père et frère de ses enfants. Le meurtre de son père et l’inceste d’Œdipe n’appartiennent pas à l’action de la tragédie ; ces événements se sont déroulés avant son début. Le thème de la découverte est réellement essentiel dans la tragédie de Sophocle — source de celle de Sénèque —, mais ce n’est pas le cas dans celle de l’auteur latin. L’Œdipe de Sénèque pressent la réalité. Il ne s’agit donc pas réellement d’une découverte mais bien plutôt de l’acceptation, de la reconnaissance de la réalité, de la vérification de ses doutes. L’Agamemnon met en scène la vengeance et le meurtre de Clytemnestre. Mais, une fois de plus, Sénèque réoriente la trame de la tragédie ou plus précisément modifie l’élaboration de la vengeance et le caractère de l’héroïne. Si chez Eschyle, Clytemnestre a en tête, dès le début de la tragédie, sa vengeance — vengeance du meurtre de sa fille Iphigénie par Agamemnon —, nous n’assistons à aucun moment à ses interrogations intérieures. Eschyle n’entre pas dans la description de la psychologie de son héroïne ; il ne nous dévoile ses projets que par l’intermédiaire du chœur qui ne se montre pas dupe des mensonges de la reine face à son époux. Au contraire, Sénèque présente au début de sa tragédie une héroïne en proie aux doutes. Clytemnestre souffre, non seulement en mère mais en femme. Agamemnon l’a trompée durant son séjour à Troie et elle est au courant de ses infidélités. Le meurtre de sa fille est une de ses motivations mais l’adultère en est une au moins aussi forte. Dans ses différences d’avec l’héroïne d’Eschyle, la reine de Sénèque se fait plus humaine. Elle ne se présente nullement comme la main de la Justice divine — comme le fait l’héroïne d’Eschyle —, c’est elle-même qu’elle veut venger. Tout l’intérêt de la nouvelle orientation que Sénèque donne au mythe est de mettre en valeur et en lumière les interrogations de Clytemnestre, son acceptation de la passion. Thyeste met en scène le retour du héros éponyme à Argos. Il retrouve son frère, Atrée, qu’il a précédemment trompé en lui volant sa femme. Les deux frères, comme Agamemnon d’ailleurs, font partie de cette famille maudite que sont les Atrides. Dans cette tragédie, Sénèque présente un personnage, rendu apparemment sage par l’exil, qui revient auprès d’un frère qui le hait et ne pense qu’à se venger de lui. Mais l’intérêt de cette tragédie n’est pas seulement dans l’expression de la passion furieuse et extrême d’Atrée. L’essentiel se situe au contraire dans l’attitude de son héros éponyme : Thyeste, qui, en arrivant à Argos, redoute tout à la fois son frère et les vicissitudes du pouvoir, modifie brutalement son point de vue à l’égard de ce qui lui faisait le plus peur. En l’espace de quelques instants seulement, il fait une entière confiance à son frère et accepte de revenir au pouvoir.
18Chacun des personnages de ses tragédies que nous avons choisies comme exemples de la réflexion sénéquienne de l’homme met en valeur un indice particulier des thèmes que nous avons précédemment évoqués et en particulier de la liberté et de l’expression de la responsabilité humaine [18].
L’assentiment à la passion
19Clytemnestre est une héroïne exemplaire de la responsabilité humaine dans l’insertion des passions. Nous l’avons dit, le début de la tragédie nous la montre hésitante. Le retour de son mari la trouble, elle ne sait comment (ré)agir à son égard : « Pourquoi, cœur mou, recherches-tu un parti sûr ? Pourquoi ce flottement ? » (vers 108-109), « Je suis agitée de vagues opposées, de même que, lorsque d’un côté le vent, de l’autre le courant entraîne les flots, l’onde se demande incertaine à quel mal céder. Ainsi donc, j’ai laissé échapper de mes mains le gouvernail » (vers 138-141). Ce sentiment de doute s’exprime aussi bien par les termes que Clytemnestre emploie que par son système de parole : la reine s’invective, s’interroge, s’interpellant au moyen de la deuxième personne du singulier comme si elle se dédoublait pour s’aider à prendre une décision.
20Et puis soudain, le discours s’éclaircit, Clytemnestre prend sa décision : « partout où la rage, où le ressentiment, où l’espoir me porteront, là je continuerai d’aller » (vers 142). Clytemnestre ne faiblira plus. Certes elle fera croire à son amant qu’elle est revenue à la raison, que le sentiment du devoir conjugal a repris l’avantage sur son désir de vengeance, mais ce n’est là probablement qu’une feinte pour inciter Égisthe à se motiver lui-même tout en croyant la décider. Clytemnestre n’hésitera plus dans la suite de la tragédie entre la première et la deuxième personne du singulier ; elle n’a plus besoin de se dédoubler, ni même de s’encourager. La décision est prise et la première personne du singulier domine dans sa parole, signe de l’acceptation, de l’assomption totale par Clytemnestre de sa passion.
21Œdipe fait preuve de cette même acceptation de la passion dans la tragédie dont il est le personnage éponyme. Les paroles de Jocaste et surtout celle du Corinthien qui l’a recueilli à sa naissance obligent Œdipe à prendre conscience de son identité monstrueuse. Il cède alors volontairement à la fureur. Cette acceptation de la passion est particulièrement mise en valeur par Sénèque qui, pour ce faire, modifie, par rapport à Sophocle, la scène dans laquelle Œdipe se mutile pour devenir le monstre qu’il est vraiment, à la fois fils et mari, frère et père. Dans la tragédie de Sophocle, Œdipe, ayant appris la vérité, découvre sa mère morte. C’est principalement sa douleur qui s’exprime dans sa mutilation : il se crève en effet les yeux avec ce qui lui tombe, à cet instant, sous la main, à savoir les agrafes d’or qui retenaient les vêtements de sa mère. Œdipe semble donc réagir de manière impulsive, sans réelle réflexion, même s’il est capable ensuite de dire qu’il s’est mutilé pour ressembler à ce qu’il est — un monstre — et pour ne plus voir le monde qu’il a pollué de sa monstruosité. Au contraire, dans la tragédie de Sénèque, la mutilation est précédée d’une véritable réflexion — même si Œdipe est évidemment déjà en proie à des sentiments violents. Œdipe veut être puni de ses crimes. Il commence par envisager la mort, qui lui apparaît tout d’abord comme le seul châtiment qui puisse être à la mesure de ses crimes. Mais soudain cette solution lui semble insuffisante : « Est-ce ainsi ? Pour de si grands crimes tu acquittes une peine si courte et par un coup unique tu compenseras tous tes actes ? Tu meurs : c’est assez pour ton père ; que subiras-tu ensuite pour ta mère, pour des enfants venus au monde pour leur malheur, et pour celle-là même qui expie ton crime par une vaste calamité, ta déplorable patrie ? […] Use de ton talent, malheureux : ce qui ne peut se répéter qu’on l’étende sur une longue durée ; choisis une mort qui se prolonge » (vers 936 à 941 et 947 à 949). C’est ainsi qu’Œdipe choisit de s’arracher les yeux. Il n’agit pas impulsivement ; il ne se sert pas des agrafes de sa mère — qui, dans la tragédie de Sénèque, n’est pas encore morte. Parce que soudain ses yeux s’emplissent de larmes lorsqu’il pense à tous ses malheurs, il les arrache : « Il explore avidement de ses mains recourbées les orbites et, en les déracinant totalement, arrache en même temps leurs globes ; ses mains restent accrochées dans ses places vides et, fixées au fond, elles déchirent avec leurs ongles les recoins de ces cavités et leurs courbures vidées, il déchaîne en vain sa cruauté et exerce sa fureur sans se rassasier » (vers 965 à 970). Ce n’est pas seulement par goût personnel pour la violence que Sénèque présente cette scène cruelle, mais parce qu’elle prouve non seulement le caractère volontaire et réfléchi du châtiment mais également le degré de démesure que peut ensuite atteindre la fureur une fois qu’elle a été acceptée par le personnage.
22Ainsi, contrairement à ses prédécesseurs, Sénèque met précisément en valeur l’instant même pendant lequel le personnage choisit de laisser la passion s’installer puis se développer en lui. La passion n’a plus rien de cette atè qu’elle était encore parfois dans les tragédies grecques. Il n’y a plus de passion envoyée seulement par les dieux et auquel le personnage devrait, par nécessité mythologique ou à cause de la toute-puissance divine, céder. Pour tous les personnages de ses tragédies, Sénèque dévoile le moment de l’assentiment à la passion. Certes, il serait impossible d’imaginer que les personnages auraient pu faire autrement, qu’ils auraient pu, précisément parce qu’existe cette phase où le personnage semble avoir le choix, ne pas accepter la passion. Les personnages tragiques appartiennent avant tout à la mythologie ; ils doivent donc être passionnés et accomplir des crimes. Mais là n’est pas l’intérêt ; ce qui importe dans les tragédies de Sénèque, c’est que leur auteur ait su montrer — et ce, en conformité avec sa conception stoïcienne de l’homme — que les personnages se rendaient pleinement responsables de leurs choix et donc de leurs passions.
L’aveuglement
23L’aveuglement dont font preuve Œdipe et Thyeste dans les tragédies dont ils sont les héros est un indice supplémentaire de l’orientation nouvelle que Sénèque donne à ses tragédies. Par comparaison aux passions, cette erreur des personnages marque son originalité par le fait qu’elle a bien plus trait à l’intellect qu’aux sentiments. La passion ne met en jeu que les sentiments ; l’aveuglement, au contraire, même s’il prend sa source dans le fait que les personnages sont instables ou craintifs, fait intervenir la vertu de lucidité, la capacité que peut mettre en œuvre le personnage pour distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Il ne s’agit pas là de passion mais bien d’intelligence et, plus intéressant encore, de l’importance de la volonté dans l’utilisation de cette vertu de discernement.
24Œdipe et Thyeste manquent, tous deux, totalement de lucidité à l’égard de leur situation. Mais ce qui est plus important, c’est qu’ils manquent de lucidité alors même qu’ils ont entre leurs mains les clés nécessaires à une juste compréhension de la réalité.
25Thyeste, lorsqu’il pose le pied à Argos, semble avoir acquis une certaine sagesse à l’égard aussi bien de son frère que du pouvoir. Heureux de retrouver sa ville, il redoute les retrouvailles avec son frère — et il a évidemment raison. Atrée ne peut pas avoir pardonné à son frère de lui avoir ravi sa femme et d’avoir tenté de prendre le pouvoir par la ruse. Pour le spectateur ou le lecteur, les craintes de Thyeste sont d’autant plus fondées que nous avons vu Atrée affirmer sa fureur envers Thyeste et son désir de vengeance. Ce qui est intéressant dans le pressentiment qu’a Thyeste de la réalité, c’est qu’il se manifeste avant tout physiquement : ce sont ses pieds qui refusent d’avancer, son pas qui se fait lourd lorsqu’il s’approche d’Atrée, des tremblements qui le saisissent soudain : « Je veux marcher, mais mes genoux sont engourdis, mes membres chancellent et je suis emporté, entraîné vers un lieu autre que celui où tendent mes efforts » (vers 435 à 437). Dans son exil, Thyeste semble avoir compris que les avantages du pouvoir cachent bien des vicissitudes. L’exil lui a apparemment appris que tout pouvoir s’accompagne de crainte et que la crainte empêche le repos. Cette sagesse apparente lui fait donc redouter le pouvoir et Atrée. Mais il ne s’agit là que d’un pressentiment que Thyeste est incapable d’écouter. Et lorsqu’Atrée le reçoit avec une apparente bienveillance qui dissimule son désir de vengeance, Thyeste cède trop vite, accepte de lui faire confiance et de revenir partager le pouvoir avec lui.
26De la même manière, la première scène d’Œdipe nous montre un héros qui se souvient de la prédiction qui pèse sur lui : « Ce que je crains est impossible à dire : faire périr par ma main celui qui m’a engendré […]. Phébus menace un fils de la couche de son père, d’un hymen funeste, incestueux, sous un flambeau impie ». Et pourtant, malgré le souvenir de cette malédiction, malgré les indices qui lui sont donnés peu à peu par Créon et Tirésias, Œdipe refuse de comprendre qu’il a réalisé la prédiction en tuant le vieil homme qui lui refusait le passage et en épousant la reine, veuve, de Thèbes. Dans la tragédie de Sophocle, le héros ne se souvient de la prédiction que très tard ; on ne peut donc lui imputer une quelconque mauvaise volonté. Au contraire, parce que le héros de Sénèque évoque, dès les premiers vers, la prédiction, il devient responsable de son refus de comprendre.
27Nous assistons ainsi dans ces deux tragédies à une oscillation incessante des héros entre deux attitudes parfaitement opposées. Tantôt le héros est conscient de la réalité, tantôt il semble ne rien comprendre. Il ne s’agit nullement là d’un manque de psychologie de la part de Sénèque, bien au contraire. L’auteur fait précisément exprimer aux deux héros ces états contradictoires pour montrer combien ces héros s’aveuglent, volontairement. Choisissant en effet d’ignorer, de rejeter leur juste perception de la réalité, Œdipe et Thyeste se fient à une perception au contraire erronée de celle-ci. Ils ne sont pas simplement aveugles, ils refusent de prendre conscience de ce qu’ils savent. En montrant ces deux attitudes, en les faisant exprimer toutes deux par les héros, Sénèque montre avec insistance la caractéristique essentielle des erreurs de ces héros : la responsabilité. C’est précisément parce que le héros a également le pressentiment de la réalité qu’il est possible de parler d’aveuglement volontaire, et que, par là, le héros devient responsable et libre en ce sens.
28Ainsi, qu’il s’agisse de la passion ou de l’aveuglement tragiques, Sénèque réoriente volontairement l’attitude des personnages en direction de sa conception stoïcienne de l’homme. Si le héros tragique n’est pas de part en part un homme, c’est bien sur une caractéristique humaine que Sénèque fait porter ses modifications. Le héros tragique, comme l’homme, devient responsable de ses actes et de ses choix. Même si le héros réintègre son statut mythique lorsqu’il est devenu passionné — il peut alors effectuer le nefas traditionnel indispensable à la trame du mythe —, sa première erreur — l’assentiment donné sans intervention de la raison, l’aveuglement volontaire — est purement humaine.
Un univers tragique bouleversé — un nouveau sens du tragique
29C’est donc tout l’univers tragique qui est bouleversé par l’intermédiaire de la conception sénéquienne de l’homme. L’action même de la tragédie ne se situe plus dans le basculement du héros d’une situation heureuse à une situation malheureuse. Il ne s’agit plus ni de ménager le suspens pour créer la surprise, la crainte ou la pitié, ni de faire du personnage un pion, soumis à une malédiction, entre les mains des dieux. Le moment de la catastrophe n’est plus celui de l’accomplissement du nefas ; ce dernier est bien un des derniers moments de la tragédie mais il n’en est plus le moment tragique proprement dit. Toute la tragédie sénéquienne prend son sens autour de la transformation du héros en un autre ; et c’est dans cette transformation que prend place le moment de la catastrophe, précisément dans l’instant où le personnage donne son assentiment à la passion, dans l’instant où, d’instable et hésitant, le héros peut, de par l’intervention même de sa volonté, devenir furieux.
30Puisque le moment de la catastrophe ne correspond plus à un bouleversement des événements mais à un moment de la transformation du protagoniste de la tragédie, il devient probable que le tragique lui-même prenne désormais sens au cœur du personnage. Dans les tragédies grecques existait encore une dualité hommes / dieux qui semblait donner sa place au tragique. Que les dieux soient hostiles, indifférents ou amis, ils pesaient néanmoins sur les actions des personnages. Leur absence même était significative. Dans les tragédies d’Euripide, les dieux ont plus que jamais des attitudes anthropomorphiques et sont même parfois ridiculisés ; mais, précisément, la diminution de leur rôle donne l’impression que les actes humains n’ont plus de sens. Le tragique de la situation du personnage prend donc en partie son sens à l’extérieur de celui-ci. Le personnage est comme emprisonné entre sa responsabilité et le poids des dieux ou de la fatalité. Même s’il est en partie responsable, il est également en partie passif au regard de l’intervention – ou de la non-intervention – divine.
31Avec Sénèque, tout change. Le Stoïcien a rendu l’homme responsable de ses décisions et de ses actes ; l’auteur tragique a mis l’accent sur la responsabilité du personnage tragique. Le tragique, selon Sénèque, est donc bien loin d’une passivité de l’homme face au destin et à la fatalité et même bien loin d’une dualité, d’un conflit entre cette passivité à l’égard de son destin et une certaine responsabilité. Le tragique se situe précisément dans la responsabilité du personnage, et au-delà de lui, de l’homme. Nous assistons ainsi, dans les tragédies, à la résolution d’une problématique entre deux lignes directrices apparemment difficiles à concilier. Un évident conflit apparaissait a priori dans la décision sénéquienne d’écrire des tragédies dans lesquelles les postulats stoïciens pourraient prendre place. Les personnages de mythes qui deviennent les héros de tragédies sont apparemment enfermés dans un carcan : celui de la fatalité qui pèse sur leur destin. Œdipe, Thyeste, Atrée, Agamemnon et Clytemnestre appartiennent à des lignées familiales maudites. Quels que puissent être leurs décisions et leurs actes, ils ne peuvent tourner qu’au tragique. Il semble donc que rien ne puisse modifier ce qui appartient en propre au mythe. La pensée stoïcienne de l’homme entre apparemment en opposition avec ce système. Selon elle, en effet, l’homme, placé au cœur de l’univers, est responsable de ses actes. Cette responsabilité est particulièrement importante et effective en ce qui concerne les affects. Si ceux-ci viennent de l’extérieur, c’est ensuite l’homme qui a le pouvoir de leur donner son accord. La passion ne peut donc plus, dans la pensée philosophique de Sénèque, être une atè, envoyée par les dieux et que l’homme subirait passivement. Ce sont donc deux conceptions a priori antagonistes de l’homme, et en particulier des affects, qui doivent être associées au sein de l’écriture tragique [19]. Sénèque fait alors un véritable choix dans ce qu’il décide de montrer et de mettre en lumière dans l’action humaine. Le poids du mythe – et par là de la fatalité, de la malédiction comme première explication des actes des personnages – diminue pour laisser plus de place à la décision humaine. Le mythe ne devient plus qu’un cadre au sein duquel peut s’exprimer la vision que Sénèque propose de l’homme dans ses œuvres philosophiques : à savoir celle d’un homme responsable de ses actes.
32La condition humaine, dans la pensée stoïcienne, prend son sens autour de deux axes : celui du déterminisme et celui de la liberté – qui s’exprime dans la responsabilité. Elle apparaît ainsi comme un entrelacs de nécessité – le déterminisme – et de liberté. Le stoïcisme est la première pensée philosophique de l’homme qui offre à celui-ci la possibilité de se libérer au sein d’un déterminisme [20]. La tragédie permet de reproduire cette double orientation de la définition de la condition humaine. Le destin, d’un point de vue stoïcien, est l’enchaînement nécessaire des événements ; la liberté, celle que seul le sage est en mesure d’avoir, est l’assentiment au destin. Dans la tragédie, le mythe forme ce cadre que le destin offre à la condition humaine. Les événements de la vie des héros doivent s’accomplir selon le mythe : Œdipe doit découvrir la vérité et se mutiler, Atrée doit tuer les enfants de Thyeste et ce dernier les manger, Clytemnestre doit tuer Agamemnon. La fatalité mythique est, en un sens, parallèle au destin [21]. La liberté dont les personnages font preuve dans les tragédies, c’est la responsabilité et c’est en réalité la plus intéressante des formes de liberté. Cette liberté est dans la possibilité qu’ont les hommes et les personnages de faire, à un moment donné, un choix ; elle est dans l’utilisation humaine de la volonté. La passion en elle-même et les actes qu’elle occasionne appartiennent au mythe ; mais insister, comme le fait Sénèque sur la responsabilité du personnage dans l’installation, en lui, de cette passion, est un choix inspiré sans aucun doute de la vision stoïcienne de l’homme.
33La liberté de l’homme et du personnage est donc dans sa responsabilité, dans le fait que sa volonté dépende de lui et de lui seul. C’est précisément là que va se situer le tragique : le tragique est dans cette liberté dont le personnage fait un mauvais usage. Sénèque, en tant que Stoïcien aussi bien qu’en tant qu’auteur tragique, affirme la liberté de l’homme ; mais ce qui est à l’origine du tragique, c’est que le personnage utilise mal sa liberté, parce qu’il dirige mal sa volonté. Sénèque dévoile en effet et met en lumière, dans ses tragédies, l’incapacité de l’homme à maîtriser sa volonté [22]. Les personnages, comme l’homme, sont profondément instables ; et c’est cette instabilité qui les mène tout droit à commettre des erreurs. Les premières paroles que prononcent les personnages nous font assister à leurs hésitations. La raison n’a pas place dans ces doutes. Les personnages oscillent entre plusieurs décisions et le choix qu’ils font est toujours le mauvais, précisément parce que la raison ne l’a pas dirigé. Le personnage n’est pas un sage, pas plus qu’il n’est un pur passionné dès son apparition dans la tragédie. Les affects, en lui, sont plus forts que la raison. La volonté, n’étant pas dirigée par la raison, est soumise à l’erreur ; c’est là ce qui se produit chaque fois que le personnage a la possibilité de mettre en œuvre sa liberté. Voilà précisément ce que les modifications, les innovations introduites par Sénèque dans les tragédies ont permis de mettre en lumière. C’est, en effet, bien moins la conséquence de cette absence de maîtrise par l’homme de sa volonté que le rôle majeur de la volonté qui est au centre des préoccupations tragiques de l’auteur latin. C’est la condition humaine qui l’intéresse dans la pensée stoïcienne, c’est également cet intérêt primordial pour l’homme qu’il cherche encore à exprimer par l’intermédiaire de l’écriture tragique. Dans la pensée philosophique de Sénèque, apparaît, comme le dit très justement A.-J. Voelke, une véritable « prise de conscience du rôle de la volonté dans l’existence humaine » [23] ; c’est en fonction de cette nouvelle prise de conscience qu’est reconstruite l’action tragique. Et si la tragédie sénéquienne est devenue plus humaine, c’est précisément dans ce sens.
34Au-delà du cadre mythique du héros et de la tragédie, Sénèque choisit donc de placer le tragique dans une action proprement humaine ; et c’est bien là que se situe toute la subtilité et toute l’originalité de l’auteur tragique dans sa réinterprétation des mythes antiques et dans sa réutilisation du cadre de la tragédie. Le mythe, la tragédie apparaissent donc ainsi comme un cadre au sein duquel Sénèque peut proposer sa conception de l’homme, toute inspirée de la philosophie stoïcienne et de son intérêt pour l’homme, ses réactions, son attitude au sein du monde : celle d’un homme responsable de ses actes. C’est donc en cela, et en cela seulement, qu’il est possible, à propos des tragédies de Sénèque, de parler de tragédies philosophiques. Les modifications que Sénèque fait subir a la tragédie et au mythe ont un but bien précis : mettre le personnage au cœur de l’action — tout comme l’homme était, dans la philosophie stoïcienne, placé au cœur de l’univers — et en faire le centre de ses propres choix et erreurs. Non seulement Sénèque fait ainsi de la tragédie le lieu privilégié de l’expression de la condition humaine, mais il transfère de plus le tragique en l’homme lui-même, non pas dans ses erreurs, mais plus précisément dans le fait qu’il use mal de sa seule liberté réelle, sa volonté [24]. Le héros même du mythe devient — au-delà de ce que représente d’ordinaire l’univers mythique — un être qui peut faire œuvre de liberté. Sénèque met ainsi au cœur de ses tragédies ce qu’il met également au cœur de sa réflexion philosophique sur l’homme : ce qui fait tout à la fois la force et la plus grande faiblesse de l’homme, selon la manière dont il la met en œuvre, à savoir sa volonté libre.
Notes
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[1]
J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité, p. 258.
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[2]
En réalité, si les Stoïciens présentent généralement la Fortune comme une adversité à l’égard de l’homme, ce n’est nullement parce qu’ils la concevraient ainsi, mais bien plutôt parce que les hommes se la représentent comme telle. Les hommes, ordinaires s’entend — cette opinion ne concernant par les sages —, redoutent la Fortune parce que ses aléas les déconcertent. N’étant pas capables de mépriser la Fortune, de faire fi de son instabilité, ils la craignent sans cesse. Les Stoïciens se mettent donc d’une certaine manière à la place de l’homme ordinaire qui redoute la Fortune afin de lui donner des solutions : il faut mépriser la mépriser, se prémunir contre elle, se préparer à ses aléas afin de n’être jamais surpris car c’est la surprise provoquée par un événement inattendu qui engendre la crainte.
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[3]
Sen. Ben., IV.VII.2 : « Le Destin n’est autre chose que l’enchaînement et l’enchevêtrement des causes (series implexa causarum). »
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[4]
J. Brunschwig, Philosophie grecque, Cinquième partie, La philosophie à l’époque hellénistique, La physique stoïcienne, p. 534. E. Bréhier déduisait par ailleurs de cette conception très particulière que « la philosophie stoïcienne est comme une projection dans l’univers des conditions de fonctionnement de notre raison », Les Stoïciens, Préface, p. XXIII.
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[5]
Vies et opinions des philosophes VII, 149. Chrysippe développe également cette même idée : « le destin apparaît comme la raison, conformément à laquelle se déroulent le passé, le présent, l’avenir », S.V.F., II, 913.
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[6]
Ep., 77.12 : Rata et fixa sunt et magna atque aeterna necessitate ducuntur. […] Series inuicta et nulla mutabilis ope inligauit ac trahit cuncta.
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[7]
Sen., Dialogi, Prov., V.7 et 8.
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[8]
Sen., Ep., 107.11.
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[9]
Ep., 95.50.
-
[10]
Ep., 96.2 : « non pareo deo, sed adsentior ». Nous retrouvons ici le terme propre à l’assentiment si étroitement lié à toute l’éthique stoïcienne.
-
[11]
Sans parler précisément de la question de l’assentiment puisque ce n’est pas là le sujet qui l’intéresse, F. Prost, dans « La psychologie de Panétius : réflexions sur l’évolution du stoïcisme à Rome et les valeurs du témoignage de Cicéron », évoque d’une certaine manière ces deux moments en citant Aulu-Gelle. Pour lui, « Aulu-Gelle confond deux choses distinctes dans la pensée stoïcienne, d’une part la sensibilité physique à la douleur qu’on ne peut réprimer et d’autre part la production d’un jugement qui identifie la douleur à un mal et constitue la « passion » dont il faut être exempt ». La « sensibilité physique » est précisément cette première impression venue de l’extérieur ; au contraire, le jugement existe parce qu’il y a eu assentiment de la part de l’homme et il s’agit là d’un jugement erroné, parce que l’assentiment a été donné à tort.
Du simple point de vue de la connaissance l’assentiment « transforme la conscience de l’impression en certitude de la présence d’un objet extérieur », cf. J.-P. Dumont, Eléments d’histoire de la philosophie antique, 2. Logique ou théorie de la connaissance, p. 577. Selon A.-J. Voelke, « l’assentiment a pour fonction de sanctionner la représentation ». Il ajoute « d’une façon plus précise, la représentation sensible, origine de toute connaissance, donne lieu à une représentation logique, la proposition, et c’est cette proposition qui est l’objet de l’assentiment », p. 4. -
[12]
Chrysippe prend, afin d’expliquer l’existence de différentes causes, l’exemple d’un cylindre poussé par une main humaine. Certes, le cylindre va se mouvoir selon l’impulsion donnée par la main, mais il ne se meut qu’en fonction de sa propre forme, de son poids, de sa matière. La main qui pousse est le destin, tandis que sa forme et autres caractéristiques sont sa nature propre. C’est dans cette dernière qu’est la liberté.
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[13]
Ibid., La logique et la théorie de la connaissance des Stoïciens, p. 523.
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[14]
J.-J. Duhot, op. cit., p. 250. J.-J. Duhot affirme également : « L’autonomie du sujet est elle-même soumise au destin. Il y a un destin auquel on n’échappe pas, notre action dépend de nous, ce qui ne l’empêche pas d’être intégrée dans le destin » (p. 261).
Pour les adversaires du stoïcisme, cette affirmation de la liberté au sein d’un déterminisme a semblé un leurre bien plus qu’une solution réelle à l’opposition apparente du destin et de la liberté. Pour eux, en effet, il ne change rien que l’homme consentît au destin librement, il y est de toute façon nécessairement soumis et il n’y a donc aucune liberté. Mais c’est mal comprendre le but que se fixe l’éthique stoïcienne. S’il est important pour eux de se pencher sur la question du destin et de la liberté, de faire l’univers à l’image de l’homme, c’est entre autres parce que le stoïcisme se pose comme thérapeutique du malheur humain. Les Stoïciens ne font pourtant en aucun cas semblant de croire à la liberté ; il est nécessaire à leur doctrine que l’homme puisse refuser ou accorder son assentiment afin de faire avant tout de lui un être responsable de sa vie. -
[15]
Il est clair que cette notion d’assentiment nécessite évidemment d’avoir bien compris ce qu’est l’univers pour les Stoïciens. L’univers apparaît en effet, d’un point de vue stoïcien, comme façonné en conformité avec l’homme. Il n’est nullement quelque chose de purement extérieur à l’homme – extérieur dans le sens d’incompréhensible, inconcevable pour l’homme. Bien au contraire, l’univers est ordonné selon la raison universelle, dont la raison humaine est partie. Il y a donc correspondance entre l’homme et l’univers auquel il appartient. Le consentement au destin est donc fondé sur une juste compréhension de l’univers ; et, plus précisément encore, comme le dit André-Jean Voelke, dans L’idée de volonté dans le stoïcisme : « Le fondement de ce consentement est la sympathie universelle qui assure l’unité du cosmos » (p. 103). Nous reviendrons ultérieurement sur cette notion de sympathie et en particulier sur son implication dans la tragédie.
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[16]
Il est évident qu’accepter cette conciliation — apparemment contradictoire — entre destin et liberté humaine nécessite une réelle compréhension de chacun des éléments en présence : le destin n’est nullement une toile emprisonnante pour l’homme et la liberté est avant tout dans l’assentiment que l’homme peut donner. C’est une mauvaise compréhension de ces deux concepts qui a parfois induit des critiques en erreur. Ainsi, J.B. Gould, dans « The Stoic conception of fate », semble avoir bien compris ce qu’est le destin puisqu’il a bien vu que « the notion of causality is at the heart of the Stoic conception of fate » (p. 18). Mais en réalité, il n’a pas vraiment vu tout ce que cette notion de causalité impliquait, ou plutôt, cette notion lui apparaît peut-être comme un prétexte fragile et sans fondement réel. Pour lui, en effet, l’étude des concepts de destin et de liberté lui prouve qu’il est impossible d’introduire, dans la pensée stoïcienne, la question de la responsabilité humaine : « My conclusion is that when the Stoics were pressed on the question whether a man is responsible for his character, their finally negative answer was entailed by the notion of determinism, which is involved in their conception of fate. The Stoic conception of fate is one with which the notion of human responsibility is incompatible » (p. 31-32). C’est précisément le contraire qui est vrai. La compréhension stoïcienne de l’homme est inséparable de la notion de responsabilité ; l’homme doit être responsable, même s’il y a destin, et c’est la raison pour laquelle l’assentiment existe.
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[17]
Nous ne ferons porter notre étude, dans cet article, que sur trois des tragédies de Sénèque : Œdipe, Agamemnon, Thyeste.
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[18]
Nous répétons encore une fois que les personnages de tragédie ne sont pas, dans leur totalité, des personnages humains. Mais, dans les tragédies de Sénèque, les héros mythologiques rejoignent en partie les attitudes humaines, principalement dans la possibilité que l’auteur tragique leur offre de faire œuvre de liberté et de prouver ainsi leur responsabilité.
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[19]
Cf. « Das Schuldproblem in Senecas tragödien », W. Pötscher. Plusieurs lignes de recoupent au sein des tragédies de Sénèque : « die mythische Gegebenheit, die Dynamik dessen, der diese Verbrechen nicht will, das stoische Postulat der Affektlosigkeit » (p. 49). La problématique de ces tragédies se structure autour de deux points : « einerseits gelten die „Gesetze“ des mythischen Geschehens… und andererseits hat die stoische Auffassung des stoischen Dichters entsprechend in Rechnung gestellt zu werden » (p. 51).
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[20]
J.-J. Duhot, La conception stoïcienne de la causalité : « Le stoïcisme est une philosophie qui se propose de libérer l’homme tout en affirmant le destin […] Il ouvre ainsi le débat déterminisme / liberté » (p. 243).
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[21]
Nous n’identifions pas le destin, tel que le conçoivent les Stoïciens, à la fatalité du mythe. Nous cherchons simplement à montrer que le cadre qu’ils forment tous deux pour l’expression de la condition humaine est similaire. Les événements s’enchaînent, selon le destin stoïcien, comme ils s’enchaînent nécessairement, dans la tragédie, pour correspondre au mythe.
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[22]
Rappelons qu’il en faisait également part dans ses textes philosophiques : « Quel est cet antagonisme de notre âme, qui nous défend de jamais rien vouloir une bonne fois ? Nous flottons entre des résolutions diverses ; nous ne voulons pas d’une volonté libre, absolue, arrêtée pour toujours » (Ep. 51.9) ; ou encore « Qu’est-ce qui, dans les tourments, dans tout ce que nous nommons adversité, constitue proprement un mal ? L’état de la volonté qui chancelle, plie, succombe » (ibid., 71.26).
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[23]
L’idée de volonté dans le stoïcisme, p. 197.
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[24]
Certes, tous les personnages des tragédies font des erreurs, cèdent à la passion, conçoivent le destin comme une force hostile. Mais il ne s’agirait nullement, pour autant, de considérer ces héros comme coupables. Si Sénèque met en valeur la responsabilité humaine, ce n’est nullement pour rendre le héros — ou même l’homme — coupable. Les erreurs des personnages, leurs passions, appartiennent au mythe ; seule la mise en lumière de leur responsabilité dans leurs actes appartient en propre à la réinterprétation sénéquienne.