Notes
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[1]
Aristote, La métaphysique, A, 2.
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[2]
Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, T.3.
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[3]
Cf. Rousseau par exemple, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger, j’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine ; avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’une choisit ou rejette par instinct et l’autre est un acte de liberté ».
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[4]
Ici on reconnaîtra la fameuse formule sartrienne, héritée de L’existentialisme est un humanisme. En ce sens Sartre, pour une grande part reprend, quoiqu’en la déplaçant, la définition traditionnelle de la liberté.
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[5]
Je ne peux que m’étonner le temps passant qu’on se laisse ainsi prendre au jeu des énoncés ontologiques de Heidegger et en fait au voilement problématique qu’il pose. Ainsi qu’en est-il pour Heidegger d’une véritable compréhension de la causalité dans laquelle s’insère l’homme au niveau ontique. La causalité est immédiatement réduite à l’étant, et il arrache de l’étant, l’être qui pour cet être-là qu’est l’homme se tient dans une transcendance par rapport à toute forme de causalité. L’ontologie heideggerienne repose sur des postulats qui viennent voiler l’ensemble des difficultés du rapport de l’homme au monde : par rapport à la liberté, il postule la réalité ontologique de la liberté dans l’homme et ainsi peut imposer à l’homme cette qualité ontologique spécifique. Jamais il ne s’interroge sur le fait de savoir si ce qui est nommé traditionnellement liberté ne serait pas en fait le résultat d’une construction arbitraire de notre rapport au déterminisme.
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[6]
Kant, Critique de la raison pure, 3ème antinomie.
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[7]
Descartes, Les Passions de l’âme, §.74. Force est cependant de constater, que Descartes ne peut que reconnaître, et ceci selon la probité de son raisonnement, que ce degré affectuel non seulement est lié aux données qui viennent se sédimenter, mais en plus agit plus ou moins consciemment sur notre propre psychisme, au point que nous soyons agis véritablement par ces polarités : « Comme aussi tout le mal qu’elles peuvent causer consiste en ce qu’elles fortifient et conservent ces pensées plus qu’il n’est besoin, ou bien qu’elles fortifient et conservent d’autres auxquelles il n’est pas bon de s’arrêter ». Ce qu’il ne réussit pas à cerner c’est que la res cogitons exige cet indice affectuel de toutes les données qui lui sont transmises par le biais du corps, à savoir qu’il ne peut y avoir du sens (conception) que selon l’intensité affectuelle singulière d’une donnée sensible (son, texture, image).
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[8]
Antonio Damasio, Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience.
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[9]
En effet, là m’apparaît une des références à la métaphysique classique de Heidegger, le fait que la Verfallenheit (le dévalement) permette le partage entre d’un côté l’inauthenticité du Dasein qui, échouant au monde, se détourne de lui-même, et de l’autre un Dasein qui puisse être défini authentiquement à partir d’une rupture ou d’un court-circuit de ce dévalement. L’angoisse comme charnière existentiale du Dasein n’est en quelque sorte que la traduction de la nécessité du désenchaînement revendiqué dès l’émergence platonicienne de la dimension intra-mondaine propre à la présentification de notre propre être. Cette logique, comme je le montrerai ultérieurement dans cet article, conduit à un aveuglement total sur la question de la liberté. En ce sens, si je me pose essentiellement dans un dialogue avec Spinoza quant à la question de la liberté, il est évident que cet auteur n’ait pu être que tu par le penseur de la forêt noire.
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[10]
Cette substantialisation de la liberté était de fait présente dans toute approche ontothéologique chrétienne dans la notion de Dieu. Toutefois, il a fallu attendre Bergson et Heidegger pour voir la liberté posée comme être, comme dimension ontologique, la liberté n’étant plus un prédicat d’une réalité, mais devenant la réalité elle-même de l’être. Même si Heidegger s’inscrit à l’encontre de cette substantialisation, il n’est que de lire ses énoncés sur la liberté dans le GA.31, pour apercevoir cette dérive de sa propre ontologie : « Liberté humaine ne signifie plus la liberté comme propriété de l’homme, mais à l’inverse : l’homme comme une possibilité de la liberté. La liberté humaine est la liberté pour autant qu’elle perce dans l’homme et le prend sur soi ». En tant que « racine de l’être et du temps », la liberté, qui serait alors confondue avec l’Ereignis, malgré la critique de la substantialisation, devient elle-même sujet agissant, ontologiquement déterminée.
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[11]
Je me permets de repréciser ce que j’entends par corps communautaire : il ne s’agit pas de comprendre celui-ci selon la logique classique de l’organisme et de son architecture centrée autour d’un noyau d’identité. J’entends « corps » bien plus au sens d’un ensemble de strates qui se constituent au niveau d’une diversité humaine par exclusion qualitative ou spécifique et qui sans avoir a priori de noyau permettant de les unifier, entrent cependant en interaction. Celle-ci peut être sympathique ou antagoniste.
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[12]
Ce qui signifie qu’il n’y a pas génétiquement (au sens phénoménologique du terme) une seule et unique humanité, mais que l’humanité se constitue selon la rencontre plurielle de contenus. Les impacts affectuels, reliés aussi bien à la réalité extérieure naturelle qu’à la réalité produite par un corps communautaire, déclenchent des possibilités d’expérience (différents types de synthèses passives) qui n’auraient pas pu se constituer en acte dans d’autres champs référentiels communautaires, ou encore d’autres formes naturelles d’extériorité. Est évacuée ainsi toute possibilité d’épochè statique. C’est là l’exigence d’une phénoménologie empirico-transcendantale générative, que de comprendre méthodologiquement les processus transcendantaux qui sous-tendent l’expérience en tant qu’ils sont causés spécifiquement par la rencontre de l’expérience.
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[13]
Libération, Daniel Sibony, « Loft » : retour d’images en pleine figure.
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[14]
Ce en quoi l’émission Arrêt sur images a été fort pertinente. La question véritable de Loft Story est celle de l’appropriation d’une représentation de soi à l’aune des critères de reconnaissance qui sont proprement déployés par un corps communautaire dans la diversité des strates qui la constituent.
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[15]
I loft you, Vincent Cespédes, « Toi qui es encore jeune, prouve ta jeunesse par la curiosité et ton désir ! Exige l’inaccessible ! Fuis la satiété et ses médiocres calculs ! Expose-toi aux feux de la vie – jardin immense – et apprends de tes aînés, quelle sue soit leur filiation pourvu qu’une probité les anime, comment donner un sens à ton parcours !Toi qui es jeune reste humble surtout ! »
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[16]
Ce phénomène d’identification afin de former un principe d’intégration communautaire est constatable lors de nombreuses crises sociales. Ainsi lors des manifestations anti-front national à la fin des années 80, il était très courant d’entendre le slogan : « Première, deuxième, troisième génération, tous enfants d’immigrés ».
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[17]
Cette définition de la subjectivité serait à comprendre selon la même logique que suit Husserl, lorsqu’il détermine le « nous, occidentaux » dans la Krisis, et qu’il y oppose l’ensemble des intentionnalités qui ne lui sont pas congruentes. On retrouve la même capture du pouvoir-être humain, dans l’absolutisation de la synthèse qui nous relie au monde, qui détermine le type de rapport que nous avons avec le monde.
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[18]
Taguieff, La nouvelle judéophobie.
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[19]
C’est en ce sens que peut être stigmatisée la recherche du bonheur et de la liberté au niveau social, telle qu’ont pu l’analyser aussi bien Debord que Baudrillard. Le bonheur est la possibilité d’intérioriser (de sédimenter) en soi les normes qui définissent l’obtention d’une représentation de soi au niveau du corps communautaire. En ce sens, le bonheur exige la normation de la synthèse passive de premier degré. Ce que met parfaitement en évidence Lipovetsky, dans Le Crépuscule du devoir, en tant que « travail performatif de soi à soi » : « La culture du bonheur ne se conçoit sans tout un arsenal de normes, d’informations techniques et scientifiques stimulant un travail permanent d’auto-contrôle et de surveillance de soi : après l’impératif catégorique, l’impératif narcissique glorifié sans relâche par la culture hygiénique et sportive, esthétique et diététique ».
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[20]
Platon, Le Banquet.
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[21]
L’ensemble de cette réflexion ne prend sa cohérence qu’en rapport à ce type de philosophie. Elle me paraît impliquer une compréhension de la liberté qu’il est nécessaire d’interroger en tant que contre-point de la capture de l’intentionnalité par des sédimentations intentionnelles affectuelles empiriquement constituées.
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[22]
Il est à remarquer que Heidegger lui-même, aussi bien dans le cours de 1925 Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, que dans Sein und Zeit ou Was ist das Metaphysik, se place dans ce type de perspectivisme, à travers la question de l’angoisse. Cependant, par rapport à la philosophie traditionnelle, il retire toute forme de transcendance à l’ouverture des possibles de notre être dans l’absorption de l’angoisse, il pose ce moment seulement comme charnière existentiale. Ce que je vais tenter de montrer dans les parties qui suivent, c’est en quel sens cette épochè transcendantale du Dasein, ou encore tout effort de neutralisation n’est que de l’ordre de l’illusion transcendantale, au sens où jamais la conscience, lorsqu’elle pense, se pense, ou encore fait l’expérience, ne peut se détacher d’un emplissement de sédimentations affectuelles. N’oublions pas que les mots que nous pouvons penser sont eux-mêmes des impacts affectuels qui viennent se sédimenter.
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[23]
Platon, République, livre VI.
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[24]
Cf. Platon, Le Phèdre.
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[25]
Rousseau, Emile, livre IV.
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[26]
Hegel, Phénoménologie de l’esprit.
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[27]
Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception : « On torture un homme pour le faire parler. S’il refuse de donner des noms et les adresses qu’on veut lui arracher, ce n’est pas une décision solitaire et sans appuis ; il se sentait encore avec ses camarades, et encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois et des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle (…). Ce n’est pas finalement une conscience nue qui résiste à la douleur, mais le prisonnier avec ses camarades (…). Et sans doute c’est l’individu, dans sa prison ; qui ranime chaque jour ses fantômes, ils lui rendent la force qu’il leur a donnée ». Dans ce passage est visible en quel sens le choix de la résistance, qui est proprement un choix de l’éthique de la responsabilité, ne provient pas du pur accomplissement d’un principe formel (par exemple chez Kant, dans Un prétendu droit de mentir par humanité), mais se détermine selon les intensités affectuelles de polarisation de traces affectuelles issues de l’expérience.
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[28]
Il faudrait ici s’interroger, selon la perspective des neurosciences sur les spécificités de la rétention en mémoire des données et sur la qualité affectuelle de celle-ci.
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[29]
L’image platonicienne du Théétète n’est pas anodine, lorsqu’il explique qu’il ne doit pas crier lorsqu’il lui arrache une illusion, comme une femme à qui l’on arrache son enfant. On enlève ce qui s’est constitué comme une partie de soi, comme une progéniture de soi, comme ce dont on est aussi producteur, l’usine. L’affect qui nous lie à une responsabilité est véritablement une partie de nous, au sens où nous ne sommes devenus que par lui. De plus par la représentation que nous produisons de lui-même, vient sur-déterminer son intensité. Ce qui peut l’amener à des crises de responsabilité les plus douloureuses.
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[30]
C’est à ce niveau que se marque pour une part la faiblesse d’Antonio Damasio quant à ses recherches. Ainsi, s’il peut expliquer dans L’Erreur de Descartes, que « la méconnaissance <des sentiments> peut être désastreuse, surtout quand il s’agit de prendre des décisions dont peut dépendre notre avenir » au sens où « la raison seule ne peut fonder ces décisions, elles exigent qu’on sente les choses dans les tripes, et que l’on mette à profit cette sagesse des sentiments » reste qu’il laisse impensé 1) le fait que le sens de la représentation est de part en part affectuel, et qu’il n’y a pas de pure rationalité exempte d’affectualité 2) en quel sens se détermine au niveau des structures neuronales les émotions qui viennent infléchir le choix.
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[31]
Cf. Minima Moralia.
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[32]
Antonin Artaud, Œuvre complète, Tome XII.
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[33]
Ici je rejoins pour une part le travail de Bergson sur la ligne continue du vivant. Toutefois, je dois rejeter la substantialisation ontologique de la liberté.
Introduction : d’une fausse antinomie entre liberté et déterminisme
1De la liberté en philosophie. Peut-être seule et unique question, synthétisant toute autre perspective, seule et unique question au sens où l’acte même de philosopher comme le déclara Aristote se détermine comme science des hommes libres [1]. De la liberté, il en a été question de Platon à Nancy, de la liberté en tant que mode destinal de l’homme au monde. Et pourtant, même si elle n’a eu de cesse d’être analysée, décrite, discutée et disputée, ce qu’il est nécessaire de reconnaître, c’est qu’elle n’a eu et n’a de cesse de prêter encore à discussion, tout à la fois appelée et niée, tout à la fois établie et rejetée selon les termes mêmes du déterminisme, de la fatalité, de l’illusion. En effet à l’instar de Jankélévitch, il apparaît que « libre en gros, de haut et de loin, l’acte gratuit s’avère déterminé quand on y regarde de plus près en chacun de ses moments. (...) En somme, la lucidité analytique et la minutieuse précision sont toujours du côté du déterminisme, la liberté n’étant jamais qu’un vœu, une protestation sentimentale, une illusion de notre incorrigible chimérisme » [2] ou encore, comme Renouvier pouvait le dire, il s’agit de l’un des Dilemmes de la métaphysique pure.
2Interroger la liberté humaine c’est ainsi s’interroger sur la possibilité de cette question, et dès lors sur la possibilité au niveau de l’auto-constitution de la subjectivité de se déterminer selon la logique du choix. Bien évidemment, posant d’emblée une telle proposition, c’est se détourner a priori de toute constitution de la liberté comme reliée à un ordre transcendant onto-théologique, ou encore c’est évacuer l’ordre kantien et sa détermination selon sa ratio cognocendi : l’impératif moral et sa constitution nouménale. C’est évacuer a priori ces types de fondation pour sans doute, disons-le, les comprendre en tant que forme possible de la constitution de soi selon la revendication de la liberté, pour y faire rétrospéculativement retour et les juger quant à leurs principes.
3Il n’est que de lire l’ensemble de la tradition philosophique pour s’apercevoir que la liberté est en relation avec l’indéterminé propre à notre qualité d’agent [3], la négation du déterminisme de la nature, à savoir, a contrario des autres créatures vivantes l’homme aurait pour lui-même la possibilité de s’auto-constituer en tant qu’existence, et donc par là même serait fondamentalement indéterminé, serait par principe l’être dont l’existence précède l’essence [4]. Cette indétermination n’est pas contingente, mais elle est posée ontologiquement. C’est du point de vue de notre être que nous sommes libres, et cette capacité à ne pas adhérer nécessairement au déterminisme de la nature provient traditionnellement de la dichotomie posée entre l’intelligible et le sensible. C’est en ce sens que Thomas d’Aquin pose, entre autres, la distinction entre les êtres vivants et l’homme dans cette différence entre matière qui constitue le corps et de l’autre « la forme intellectuelle », qui à l’inverse de toutes les formes « individualisées par la matière », « en raison de son universalité, est susceptible d’englober une multitude de possibilités ». Ce qui implique que pour la volonté, principe d’action de l’agent, il y a « une marge d’indétermination ». Libre, l’homme l’est parce que la conscience n’est pas immédiatement déterminée, mais qu’elle est universalité. « L’universalité de la conscience constitue la liberté » (Hegel). C’est pourquoi l’auteur de Iéna rejoint Thomas d’Aquin au sens où « la volonté en tant que libre consiste en ce que son contenu est universel ». Libre, nous ne le sommes de fait que par cette qualité inhérente à l’homme qui nous donnerait la possibilité de l’indétermination, du possible.
4Toutefois, est-ce que ce possible n’est pas toujours déjà relié à l’expérience, à savoir, serait-il possible d’imaginer un pur indéterminé non empli déjà de déterminations posant les conditions du choix ? Autrement dit, « la liberté » ne demande-t-elle pas de réfléchir d’abord et avant tout à notre rapport à l’expérience, au sens où toute postulation de la liberté pour séduisante qu’elle soit pour la présomption et l’orgueil humain n’en reste pas moins seulement un axiome auquel on n’adhère sans autre possibilité que de nier l’évidence de notre rapport au monde ? De plus, d’un point de vue génétique ou encore ontologique, cette variation des possibles pour l’homme, n’est-elle pas constituée selon le déterminisme de sa propre nature d’être, au sens où l’homme par sa spécificité d’étant obéit à des déterminations d’êtres (ce que nous développerons, nous plaçant dans un horizon terminologique phénoménologique, en tant que structure transcendantale-générative) ? Consécutivement, cette variation des possibles pour l’intentionnalité, et donc disons le grossièrement de la possibilité du choix, loin d’être extérieure à l’ordre déterministe de la nature et du monde, ne lui est-elle pas inhérente, en tant que générée par elle ?
5Face à l’antinomie de la liberté et du déterminisme, je vais tenter de mettre en évidence un déterminisme radical, qui se constituera comme « liberté » dès lors que sera considérée la singularité du déterminisme de l’individu et sa possibilité d’être représentée pour une conscience de soi, autrement dit pour une subjectivité.
6En effet, loin de vouloir prétendre établir ontologiquement la liberté humaine, ce à quoi s’est prêté Heidegger, et ce qui pour une part nous semble un échec [5], il apparaît que seule une analyse phénoménologique des structures empirico-transcendantales génératives puisse offrir la possibilité, dans son déterminisme intrinsèque, de saisir ce que recouvre le concept de liberté. Car il y a bel et bien recouvrement, voilement par un concept de ce qu’est cette expérience. La phénoménologie empirico-transcendantale tente de mettre en lumière les structures méthodologiquement a-priori qui déterminent l’expérience d’un monde pour l’homme. Ces structures ne sont jamais statiques, mais elles sont génératives, à savoir que non seulement il est nécessaire de les considérer génétiquement, mais en plus, il faut les concevoir dans leur dynamique d’implication réciproque. C’est en ce sens que certaines de ces structures si elles sont toujours déjà en puissance dans toute forme d’humanité (son concept), in concreto ne se réalisent que selon la singularité existentielle d’individus, qui dans leur rencontre du monde les amènent, au niveau d’un processus de composition empirico-transcendantale passif, à se déployer. C’est dans cet ordre d’analyse que je tenterai de mettre en évidence ce qui comme négativité a été pensé et masqué par le concept de liberté.
Passé transcendantal et sédimentation empirico-transcendantale
7Situation de la question – Le passé transcendantal, tel que je l’ai montré dans mes précédents articles, constitue l’horizon transcendantal du passé qui permet de s’originer, de se constituer en référence à, que ce soit selon une sédimentation liée à l’expérience (sédimentation empirique) ou selon sa propre inchoativité (constitution d’un passé originaire, posé méta-physiquement, à savoir d’un passé proto-temporalisant l’émergence du temps de la nature : Dieu). Le passé transcendantal est ainsi la dimension de la variation possible des déterminations symboliques tenant lieu de passé pour la conscience réflexive, l’auto-constitution de la subjectivité. Cependant, il n’est pas seulement le lieu de cette sédimentation symbolique, il permet aussi les sédimentations pré-réflexives.
8Toutefois une question reste persistante, question que je n’ai pour l’instant que très peu abordée : en quel sens se constitue la possibilité d’une polarisation d’un contenu empirique par rapport au passé transcendantal, autrement dit en quel sens le passé transcendantal va se constituer conjointement à l’expérience au niveau empirico-transcendantal. Ici ce qu’il s’agit de comprendre, c’est la possibilité de la générativité des polarités intentionnelles auxquelles l’intentionnalité va adhérer afin de s’auto-constituer en tant que subjectivité qui s’inscrit à partir d’un horizon de constitution (par exemple : la référence à la famille comme on le voit chez Alain dans ses Études, la référence à un sol communautaire le Heimat allemand chez Heidegger, la référence à une réalité transcendante absolue, Dieu dans la métaphysique onto-théologique, la référence à un amour, tel qu’Alquié pouvait la décrire dans l’ordre de la mélancolie qu’il décrit dans Le désir d’éternité, etc.). En effet, il est certain qu’il ne peut y avoir l’émergence d’une subjectivité sans la capacité d’une rétention, d’une mémoire, de la référence à un passé qui, s’il est sédimenté au niveau pré-réflexif, peut à chaque fois selon certaines modalités, être abordé intentionnellement et symboliquement au niveau de la conscience réflexive. La question de la liberté se joue ici dans cette possibilité de l’auto-constitution de la subjectivité, il ne sert à rien de poser comme ce fut trop souvent le cas soit la qualité inhérente d’agent libre (Rousseau), soit la perspective d’une ouverture à l’avenir comme libération de l’étant pour l’être de cet être-là (Heidegger), sans d’abord et avant tout poser la question de ce qui se joue dans les sédimentations empiriques au niveau de la constitution de la conscience. Ici, je pense qu’il est nécessaire de prendre au sérieux la question qui expose le partage qui est au cœur de l’antinomie de la liberté telle que Kant a pu la formuler [6]. La question de la liberté se constitue au cœur de notre rapport au déterminisme, à savoir aux sédimentations qui viennent s’enkyster au niveau pré-réflexif dans la dimension empirico-transcendantale. La liberté ne peut être d’emblée convoquée, ne peut être d’emblée appelée, elle ne serait que de l’ordre de l’invocation, du cri désespéré, du souhait, d’une alternative illusoire face au déterminisme. Poser immédiatement la liberté, penser que l’homme ontologiquement a pour qualité la liberté, c’est nier l’évidence matérielle d’un ordre du monde qui, sans masque, s’impose à nous pour donner la chair de notre expérience. De quoi est faite l’expérience si ce n’est spontanément de cette résistance déterministe des choses qui nous marquent, nous frappent, nous violentent, nous caressent ou nous font rire. Convoquer ainsi la liberté serait alors la marque d’un aveuglement proposant la résolution ontologique comme possibilité vide d’outrepasser l’ordre ontique de notre existence, comme possibilité de bâtir une pseudo réalité de l’être humain sur la vacuité d’un concept niant l’expérience immédiate. Convoquer ainsi la liberté tiendrait à la volonté de détacher la volonté de toute autre forme de causalité qu’elle-même, l’affubler d’un libre-arbitre supposant une dimension ontologique de réalité coupée de l’ordre ontologique de la nature. Or, si Kant, in fine, par la dimension nouménale en vient à bâtir, dans le désespoir d’une tradition, cette réalité, reste que ce qui caractérise son geste, ce qui en fait la force n’est pas de l’ordre de sa résolution, mais de la mise en problème de la réflexion sur la liberté. Réfléchir à ce rapport au déterminisme, cela exige selon notre horizon de mise en question d’interroger l’interaction, l’interpénétration entre d’un côté la conscience humaine et sa structure qui ne peut être pensée que selon une générativité liée à l’expérience (en ce sens la conscience humaine ne peut être réduite à une dimension statique, mais doit être pensée génétiquement dans le temps comme se constituant) et de l’autre l’ordre matériel des choses qu’elle rencontre et qui vient s’inscrire par sédimentation en elle. La question de la liberté, si elle doit être posée, exige d’abord et avant tout de réfléchir à la possibilité pour la conscience de se constituer comme conscience réflexive, et donc de voir en quel sens elle se pense à travers des données en lesquelles elle se reconnaît. De fait, si comme je le pose, l’un des moments architectoniques fondamentaux de la conscience humaine tient à sa possibilité de se constituer selon un horizon de rétention permis par le passé transcendantal, alors la question de la liberté doit s’interpréter dans une analyse de la constitution de la subjectivité à partir de cet horizon.
9Alors comment se constitue la résorption de l’inchoativité du passé transcendantal dans une sédimentation empirique ? En quel sens nous nous emplissons de l’expérience au point que celle-ci devienne notre horizon de constitution, horizon de constitution pouvant être déclaré comme légitime voire authentique pour l’élaboration de notre devenir ?
10L’impact affectuel – Mehdi Belhaj Kacem, à partir de L’esthétique du Chaos et avec davantage de pertinence à mon avis dans Society, analyse l’intervention de l’extériorité au niveau de l’intentionnalité à partir du concept « d’impact affectuel ». L’impact affectuel n’est autre qu’un impact de données phénoménales qui a en lui-même la capacité d’affecter, mais aussi d’infecter, d’infester, d’occulter, de se sédimenter, etc.. Ce qui nous touche, au sein de la contingence, ce qui entre en contact avec notre singularité, l’accidentel que nous rencontrons et qui vient nous constituer, se donne toujours selon un impact, une sorte de choc, de détonation, de perforation, d’effraction de notre conscience. Cependant, l’impact ne peut, et c’est là la pertinence de son analyse, seulement être objectalement posé, il doit en outre être posé affectuellement, comme possibilité d’affecter, de déclencher des affects au niveau de la conscience, au point que celle-ci se sente interpellée par l’impact lui-même. Toutefois, si Mehdi Belhaj Kacem me paraît parfaitement traiter cette première étape, reste qu’il n’interroge pas la constitution des sédimentations de ces impacts au niveau d’une analyse empiricotranscendantale. Ce qui amène, que son développement sur l’utilisation de ces impacts affectuels au sein de l’art interceptuel n’est véritablement pas compréhensible au sens où il est impossible de mettre en lumière ce qui fait le choix des matériaux utilisés, en quel sens se constitue une sélection des données fournies selon les impacts affectuels. Il me semble reproduire pour une certaine part le même impensé que Bergson, qui s’il met bien en lumière que la liberté signifie le choix, occulte cependant totalement la question de l’intentionnalité affectuelle qui prédétermine l’actualisation du choix. Ce qui ne conduit à rien d’autre qu’une postulation de la liberté.
11Il est nécessaire de remarquer tout d’abord qu’au niveau transcendantal, il y a une possibilité d’être affecté par l’expérience, et que cette possibilité suppose que soit possible une synthèse passive entre nos conditions de possibilité inhérentes à notre structure de conscience (qui ne sont autres d’une certaine manière que les conditions bio-génétiques établies dans l’établissement de notre corps matériel) et de l’autre les données qui surviennent dans l’expérience. Synthèse passive qui doit être pensée selon un double degré : 1) la possibilité d’être empli au niveau préréflexif d’un contenu ; 2) possibilité d’un redoublement de cet emplissement par des intensités affectuelles propres à chaque emplissement. Alors en quel sens pouvons-nous rencontrer et nous emplir de l’expérience, que cela soit intentionnellement posé (volonté de se poser en rapport à une expérience) ou nonintentionnellement établi (emplissement sans volonté, au sens de sédimentations non-réfléchies et non-choisies par la conscience réflexive) ?
12Le passé transcendantal est une condition a priori de toute forme d’emplissement pour la conscience. Il est la dimension transcendantale purement a priori qui permet de sédimenter celle-ci, de se souvenir, de se référer, de s’autoconstituer dans une culture, etc. Toutefois, pour comprendre cet emplissement, il faut poser qu’il y a en lui une possibilité de se résorber dans des sédimentations qui proviennent de l’expérience. Le passé transcendantal en tant qu’il nous déporte essentiellement vers elle, est attractif pour l’intentionnalité, cependant il semble nécessiter structurellement, pour qu’une existence dans le monde soit possible en tant que rapport au déterminé, que son rayonnement se condense, s’enfouisse dans des sédimentations empiriques. En ce sens, il suppose que soit établie une synthèse passive avec l’expérience. S’il appelle sans cesse la conscience, au sens où il la déporte vers la nécessité de se référer, d’utiliser la mémoire pour s’auto-constituer comme subjectivité, c’est qu’il n’est pas indépendant (nous analyserons dans la seconde partie, les cas d’indépendance du passé transcendantal face à l’expérience à travers l’autisme) a priori vis-à-vis de l’expérience, mais il a en lui la nécessité de se lier à l’expérience. Cette nécessaire liaison est la possibilité de synthétiser la donnée empirique dans le champ préréflexif empirico-transcendantal, ce que l’on pourrait nommer le plan de consistance de l’auto-constitution de la subjectivité. Cette synthèse cependant doit être conçue selon un principe de possibilité d’affection, à savoir qu’elle tient aux intensités affectuelles des impacts rencontrés dans l’expérience. Les déterminations et les conditions de la possibilité d’être affecté pour le passé transcendantal ne sont pas a priori, mais elles se constituent dans la rencontre des données phénoménales. Ces conditions et déterminations sont donc à penser selon une dimension génétique empirico-transcendantale. Donc, il y a bien d’abord une première synthèse, qui en elle-même est indéterminée, qui pose la liaison nécessaire à l’indéterminé de l’expérience comme condition de son autoconstitution, et d’autre part une synthèse de second degré qui est cette fois-ci en elle-même déterminée, et qui relie le passé transcendantal selon une intensité affectuelle de l’impact, à un contenu particulier. Toute forme de représentation de l’expérience, qui est déjà issue du souvenir et donc de sédimentations préréflexives, suppose cette double synthèse. La représentation, en tant que modalité témoin d’un affect vis-à-vis de l’expérience, dépend alors des intensités affectuelles de ces impacts.
13Reste alors à comprendre comment au niveau empirico-transcendantal peut être comprise la variation affectuelle des impacts. Ne faudrait-il pas réfléchir non seulement à la synthèse entre passé transcendantal et contenu empirique (résorption du passé transcendantal dans une polarité intentionnelle au niveau préréflexif et dès lors constitution d’une polarité intentionnelle dans le plan de consistance de la subjectivité) et d’autre part aux antagonismes affectuels des sédimentations, qui seraient alors à comprendre selon une sorte de mécanique empirico-transcendantale de traces affectuelles ?
Réduction et polarisation empirico-transcendantale : la trace affectuelle
14A été montré dans le premier moment de réflexion que les sédimentations empirico-transcendantales se déterminaient à partir d’un impact affectuel qui lui-même dépend pour sa sédimentation d’une nécessaire affectualité passive qui est inhérente au passé transcendantal en tant qu’il travaille au plus profond la constitution de la conscience de soi.
15La trace affectuelle – Toutefois toute sédimentation empirico-transcendantale agit comme centre de gravité plus ou moins fort pour l’intentionnalité. En ce sens plus elles s’enkystent (et possèdent dès lors une charge affectuelle forte), plus elles attirent l’intentionnalité. Pour comprendre la polarisation intentionnelle, alors même que le phénomène qui est cause de l’impact affectuel a disparu, qu’il y a eu du temps et disparition de la présence phénoménale de l’impact, il est nécessaire de faire intervenir une transformation de l’impact affectuel en trace affectuelle. En effet, l’impact reste en nous, au niveau des couches de rétention pré-réflexive, non pas seulement comme une donnée à portée de main, objectivement déterminée, mais toujours déjà comme affecté d’un affect, à savoir que le souvenir n’est souvenir que parce qu’il continue à nous affecter, que parce qu’il dépend de sa teneur affectuelle. Il est trace affectuelle, trace qui continue à nous affecter, et qui, nous affectant ainsi selon notre propre immanence, nous conduit à modifier, à redéfinir sans cesse la représentation que nous avons du moment où il y a eu impact affectuel. La trace affectuelle est ce qui permet la représentation. Il est simpliste, voire naïf, de dire qu’il y a seulement passage de la présence (présentification phénoménale d’une donnée en tant qu’impact affectuel) à la représentation. Au niveau pré-réflexif est intercalée la trace affectuelle qui permet la représentation. Sans cette sédimentation, point de représentation de ce qui fut présent. Seulement amnésie. Plus la trace affectuelle est intensive, marquante, et donc produit une polarisation intentionnelle forte (cristallisation), plus notre remédiation du passé de l’impact affectuel sera de même intensive et nous permettra de nous constituer. Plus la représentation se déploiera distinctement comme limite de la présence, possibilité de la démarquer sans confusion du halo des données phénoménales qui se sont présentifiées d’une manière immanente pour nous. La mémoire n’est pas un réceptacle où passivement s’agglomèrent des informations, mais elle est le lieu où se condensent des traces qui nous affectent et qui peuvent elles-mêmes se présentifier en tant que représentations qui peuvent alors avoir par elles-mêmes un impact affectuel propre. La possibilité pour les impacts affectuels de nous affecter se structure à partir de l’ensemble architectonique momentané de notre propre situation d’être (conditions empirico-transcendantales). Ce qui nous affecte et se sédimente à un instant t, ne pourrait le faire à un autre moment selon une autre configuration de notre situation d’être.
16Cette détermination de l’affectuel de la trace et de sa mise en œuvre au niveau des sédimentations empirico-transcendantales a été intuitivement pensée par exemple par le Descartes des Passions de l’âme, à partir du terme de passion : « L’utilité de toutes les passions ne consiste qu’en ce qu’elles fortifient et font durer en l’âme des pensées, lesquelles il est bon qu’elle conserve, et qui pourraient facilement sans cela être effacées ». Toutefois, Descartes dans cette intuition pense encore le degré affectuel des sédimentations comme surajouté par rapport à la donnée dite intelligible. Il ne parvient pas à comprendre en quel sens, toute donnée n’est qu’une trace affectuelle qui est en lui-même détermination de sens au niveau de sa réception, et ceci selon l’ordre des conventions symboliques qui lui sont reliées [7]. Le sens ne provient pas d’un intelligible pur (le signifié absolu, en tant que délié ontologiquement de son image acoustique n’existe pas), mais l’intelligible (la représentation) n’est que l’assomption d’un sens provenant d’abord et avant tout d’une donnée affectuelle qui affectant notre psychisme se révèle selon la production propre au mécanisme empirico-transcendantal de notre psychisme. Cette optique a été davantage approchée à partir d’Egard Morin, même si chez lui elle reste encore pensée en tant que liaison entre pensée et affectivité. C’est véritablement la neurobiologie d’Antonio Damasio qui semble approcher dans une démarche scientifique la détermination essentielle du psychisme humain comme liée en toute nécessité à l’affect : « La capacité d’exprimer et de ressentir des émotions est indispensable à la mise en œuvre des comportements rationnels ». Cependant, la démarche scientifique de Damasio ne réussit pas encore, malgré ses résultats neurobiologiques, à penser architectoniquement l’affectuel propre à toute sédimentation, non pas comme ajouté, mais comme la constitution propre de la sédimentation. En effet si d’une part pour Damasio « la prise de conscience des relations corporelles, des modifications d’états corporels dans leurs relations avec les objets » sont le produit « des émotions qui sont aspects majeurs de ces modifications » au point que « l’émotion et la conscience sont manifestement associées » car de facto « certains des dispositifs neuronaux dont dépendent et l’émotion et la conscience noyau sont situés dans la même région » [8], reste qu’il ne semble percevoir que de part en part toute forme de pensée n’est rien d’autre que le produit issu de densités affectuelles qui nous amènent par associations conventionnelles et symboliques à produire par nous-mêmes une matérialité affectuelle que l’on nomme « sens » à savoir langage.
17Passé transcendantal et trace affectuelle – Ainsi le passé transcendantal en son flux qui est l’infini des possibles d’horizon d’origination selon les conditions propres à la spécificité de son être (condition bio-génétique) pour l’homme est sans cesse happé, détourné, capté et réduit à la détermination empiricotranscendantale qui se structure sur la trace affectuelle, ou un réseau de traces affectuelles. Je ne me détermine jamais immédiatement à partir d’un absolu ou ex-nihilo, mais en moi se jouent toujours des polarités affectuelles qui me permettent de m’orienter, de me sentir moi-même, de me reconnaître en rencontrant le monde. C’est parce qu’il y a eu cet emplissement en moi à partir de l’expérience, emplissement qui m’affecte, qui m’interpelle en tant que constitué en traces, que je peux parvenir à une représentation, en tant que présentification de moi-même de second degré, à savoir en langage. Cette captation suppose qu’il y ait alors une synthèse passive qui la commande, à savoir, cette aliénation du passé transcendantal à un contenu, n’est pas une déchéance de notre être et de sa liberté, mais tout au contraire c’est par cette synthèse passive entre passé transcendantal et contenu empirique, que nous pouvons faire l’expérience de notre propre être et de la possibilité de la liberté. Ce moment de la captation de l’inchoativité du passé transcendantal pur par l’impact affectuel n’est aucunement une Verfallenheit pour reprendre le terme heideggerien même si ce dernier pense ce moment existential positivement dès 1925 et les Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriff, car il n’implique aucunement un partage entre authenticité (Eigentlichkeit) et inauthenticité (Uneigentlichkeit). Il est nécessité de notre propre être pour qu’il y ait un plan de consistance de la subjectivité qui se détermine par rapport à l’expérience phénoménale du monde [9]. S’il n’y avait pas cette synthèse passive de premier degré, alors cela signifierait 1) soit que l’homme ne pourrait être affecté par l’impact de l’extériorité, 2) soit qu’il ne devrait pas en être affecté afin de se constituer en toute vérité. Cette dernière hypothèse, je l’étudierai explicitement dans la suite de cet article.
18Autisme et passé transcendantal pur – Quant à la première, elle aboutirait à la définition d’un autisme conditionné selon des déterminations transcendantales. L’autisme ne serait pas la définition d’une forteresse vide, mais tout à l’inverse un trop plein de cette forteresse, un excès – au sens où la conscience serait sous le feu continu de l’inchoativité du passé transcendantal sans pouvoir court-circuiter ce passé d’origination dans une expérience – trop plein faisant qu’elle ne pourrait accueillir l’extériorité. L’autisme serait ainsi la déficience (au niveau des dispositions transcendantales de liaison à l’expérience) de cette possibilité d’être affecté par un impact empirique et de réaliser la synthèse de premier degré. Cette impossibilité se matérialisant par le ressenti d’une violence face à toute survenue d’un événement appartenant à l’extériorité pour la conscience internée et réduite à endurer cette inchoativité fondamentale du passé transcendantal. L’autisme de facto, et ceci pré-intentionnellement, se pose dans un chez-lui au niveau de la variation de la pure inchoativité-indéterminité de son horizon d’origination. Il ne fait face, dans les cas extrêmes qui ont pu être observés par Deligny dans Arachnéens, qu’à la simple intégrité-intégralité de l’horizon du passé transcendantal, celui-ci n’impliquant aucunement naturellement la première synthèse à l’expérience, à savoir une possibilité d’affectualité par des impacts exogènes. La violence qu’il subit alors est celle de la transgression de ce qui chez lui est spontanément impossible à expérimenter. Le toucher, c’est produire une souillure, une altération violente de sa propriété. Loin de ne pas avoir de monde, il est impossible, à l’opposé, de dire qu’il a son monde. Il n’a qu’une variation profuse de mondes qui se déterminent selon le foisonnement des variations du passé transcendantal (qui, quant à son emplissement, dépend totalement de la modalité et de l’intensité de la synthèse de premier degré à l’expérience. Plus l’autiste est victime d’un court-circuit de cette synthèse, moins en lui il y a de matériaux se condensant au niveau du plan de consistance empiricotranscendantal). C’est un être de la limite, de la marge, il se tient en marge de lui-même incapable de s’auto-constituer, au sens où toute auto-constitution demanderait une polarisation affectuelle déterminée, la détermination au moins momentanée de conditions pour se déterminer. Liberté pure, mais vide, l’autisme représente dans sa forme extrême le moment sans fin de la possibilité d’une affectualité non-encore déterminée empiriquement par des données phénoménales, non-affectée par des impacts. Liberté pure, mais sans expérience du monde, liberté vide car sans autre plan de consistance que cette infinie impossibilité d’être empli de l’expérience. Il est évident que l’autisme ne pouvant être réduit à cette pure impossibilité se détermine selon une diversité de degrés. Seule la compréhension des mécanismes stricts des synthèses affectuelles passives, je pense, pourra permettre de saisir en quel sens il y a une variation des degrés d’autisme, à savoir variation de cette impossibilité de synthèse affectuelle entre passé transcendantal pur et impacts affectuels (synthèse de premier degré). Selon une telle recherche, la nécessité expérimentale entreprise par Deligny et d’autres chercheurs est absolument légitime, et devrait corrélativement nous permettre de mettre en évidence les proto-moments de l’emplissement du plan de consistance des polarités intentionnelles de la subjectivité non-pathologiquement atteinte par l’autisme. Le passé transcendantal, en tant que détermination qui accueille toute expérience qui pourra devenir référence pour notre propre détermination, est lié nécessairement à une disposition d’être affecté.
19Ce qui ressort donc, c’est que l’intentionnalité est affectée par la nécessité de se retourner, d’aller vers le passé, à savoir que le passé transcendantal, en tant que passé pur sans contenu, la hante et l’interpelle. Précisons que cette intentionnalité n’est pas en elle-même déterminée, mais qu’elle est courant, intensité de visée sans avoir en elle-même a priori de spécificités de choix. Seul le rapport à l’expérience et à l’emplissement empirico-transcendantal qui se détermine par les traces affectuelles déterminera en lui-même des déterminations de choix.
20Conjointement à cet appel à une origination se produit la nécessaire sédimentation des impacts affectuels qui viennent empêcher notre anéantissement dans le pur indéterminé en offrant un contenu pour que le passé transcendantal se réduise et se donne selon une médiation empirique qui peut dans une présentification de second degré se donner dans une représentation qui se constitue en elle-même en tant qu’impact affectuel. Pour nous déterminer, nous ne nous situons jamais immédiatement dans un horizon d’absolu, mais toujours dans l’horizon d’expériences qui nous ont marqués, qui signent notre singularité et la possibilité de celle-ci de se subjectiver grâce à cette mémoire. Ceci permet donc de comprendre que l’affect est nécessaire pour l’homme, que sa possibilité d’être affecté par l’expérience n’est pas une modalité dérivée, mais qu’elle lui est spécifique. L’homme n’est effectivement pas un dieu, au sens où un dieu, notamment et surtout selon les définitions monothéistes, est allergique à toute extériorité, est autiste par essence, ne peut avoir d’autre existence que le mouvement à vide sur sa propre intériorité dépouillée de toute forme d’altérité. L’homme est par nature celui qui est affecté par la multiplicité des choses extérieures selon la nécessité de résorber l’inchoativité du passé transcendantal dans des déterminations empiriques.
21L’excès du passé transcendantal – Toutefois s’il est nécessaire de noter cette sédimentation du passé transcendantal au niveau de l’expérience, reste qu’il faut immédiatement mettre en évidence un second porte-à-faux : la sclérose empirico-transcendantale au niveau d’une sédimentation, à savoir la capture de toute forme d’inchoativité de notre horizon d’origination selon l’intensité affectuelle d’une trace qui impossibiliserait pour l’intentionnalité de s’en départir. Cette question de l’implosion du passé transcendantal dans une polarisation affectuelle, qui agit comme gouffre pour toute autre détermination possible au sein de l’autoconstitution de la subjectivité, est l’une des questions majeures que l’on traitera dans cet article. Ici il s’agit seulement de souligner le fait, qu’il apparaît impossible au niveau des processus transcendantaux de penser qu’il puisse y avoir une réelle identification de l’intensité du passé transcendantal à un impact affectuel et à sa polarisation vis-à-vis de l’intentionnalité dans la trace affectuelle et sa présentification de second degré : la représentation. Certes, il faudra comprendre comment peut se créer cette illusion de l’identification ou encore de la congruence (ce qui renverrait à la possibilité de la définition absolue de la vérité de soi), toutefois ces analyses tenteront de mettre en évidence pour quelles raisons il y a toujours pré-réflexivement un travail à l’œuvre du passé transcendantal, qui bien qu’il semble consciemment absolument résorber dans la trace affectuelle ou un réseau de traces, continue à excéder sa capture, et ceci dans un travail de tension entre l’hyper-sédimentation et l’indétermination.
22La question de la liberté se formule dans le caractère de ces sédimentations qui viennent affecter la structure empirico-transcendantale de l’homme. Il n’y a qu’à voir les oppositions classiques entre passion et liberté, en quel sens la sensibilité en tant qu’interface de la conscience et du monde a été stigmatisée par la tradition philosophique au point d’être accusée de nous perdre, de nous condamner à l’ignorance. Ce qu’il est nécessaire de mettre en lumière, c’est en quel sens, intuitivement, la tradition a pu en effet comprendre ce que pourrait être l’aliénation de l’intentionnalité à des déterminations empiriques, mais d’autre part en quel sens cette intuition, loin de mener à une réelle compréhension de la liberté humaine, a aussi conduit à un aveuglement quant à la liberté au point de poser une liberté détachée de toute sensibilité, au point même parfois, notamment dans les pensées issues de Heidegger, de la substantialiser [10]. En effet, si transcendantalement il y a bien nécessité d’être affecté et donc empli par l’expérience afin que nous puissions nous originer selon les conditions d’une existence, reste que toutes les sédimentations ne sont pas identiques : elles doivent être distinguées d’une part selon leur provenance et d’autre part au niveau des conséquences qu’elles impliquent au niveau de la captation du passé transcendantal. Par conséquent, seule une analyse générative empiricotranscendantale de certaines formes d’emplissement pourra permettre de penser ce rapport entre passé transcendantal et expérience.
23Si la question de la liberté se pose, c’est qu’elle implique cette analyse de la captation du passé transcendantal. C’est en ce sens que tout d’abord, il va être nécessaire d’étudier en quel sens, à partir du champ référentiel empirique immédiat – qui n’est quatre que le corps communautaire – pour la subjectivité, va se déterminer la captation et la résorption du passé transcendantal dans des polarisations intentionnelles affectuelles produites extérieurement à celle-ci. Ceci nous conduira à mettre en perspective les processus qui fondent l’aliénation de la subjectivité à partir de l’homogénéisation de sa propre puissance.
De Loft Story à Ben Laden : La question de la névrose (archétype de la répétition obsessionnelle)
24Figure 1 : répétition, communication et volonté d’appropriation – Ce qui caractérise l’axe de communication du corps communautaire [11] semble être sa possibilité indéfinie à répéter l’information, à la mâcher, la faire mariner dans le bain du discours. La logique répétitionnelle ordonne le discours, conduit à des enchaînements de polémiques, à la possibilité sans cesse renouvelée de poser sa présence comme celle re-présentative de la vérité de la communauté. La répétition pourrait être le signe de la névrose qui travaille l’intentionnalité qui désire se relier au corps communautaire, en faire partie intégrante.
25Ce qui fut surprenant avec l’émergence de Loft Story, ce n’est pas tant ce phénomène télévisuel que l’ensemble des discours qui se sont interpellés durant quelques mois autour de cette émission. Jour après jour, que cela soit dans les colonnes de Libération, du Figaro ou du Monde, nous avons assisté aux combats des critiques, des experts, des moralisateurs zélés venant à la charge au nom de la morale elle-même, au nom du principe d’identité de la communauté. Il y eut répétition, redite, répétition par différence. Mais quel est le mécanisme d’une telle prolifération ?
26Répéter se constitue à partir de la reconnaissance pour soi d’un manque de lien, d’une déficience quant à ce qui aurait dû être compris. Répéter tient à l’exigence de se faire comprendre, en tant que préalablement ne semble pas avoir été entendu ce qui aurait dû l’être. La répétition en ce sens marque quant au sujet la distance de soi à l’autre et la nécessité pour soi de renouer à cet autre, qui est représenté comme tenu à distance. C’est parce qu’une situation met en porte-à-faux le sujet, que celui-ci ressent l’exigence de parler, de se répéter, de tisser par le langage une liaison, une conjonction entre soi et autrui. La répétition traduit ainsi le symptôme non pas seulement d’une déficience relationnelle à l’autre, mais aussi à soi. Si répéter c’est vouloir cicatriser la distance qui sépare d’autrui, c’est donc qu’en soi-même, il y a aussi une crise qui s’est constituée. Cette crise s’ordonne dans l’écart qui se creuse entre d’un côté l’affectualité propre d’une représentation que l’on pose comme principe de notre propre réalité (ce qui est véhiculé explicitement dans le discours en tant que son objet) et de l’autre les conditions de son effectivité qui sont liées à la possible réception inter-subjective de cet objet. Par la répétition, le sujet vit la crise entre la présentification de soi dans l’objet énoncé et d’autre part la représentation de la possibilité de l’attestation de cet objet qui suppose la présence d’autrui. Autrement à quoi cela servirait de répéter à autrui ? A rien, nous nous suffirions à nous-mêmes. La subjectivité ainsi ne peut obtenir de validité de son propre énoncé sans la suture de cette distance, il a besoin pour lui-même que lui soit donnée affectuellement l’attestation de ce qu’il énonce. Corrélativement, se dévoilent plus profondément les fondements de cette crise : elle se constitue dans le divorce entre la présentification de soi qui se détermine selon la polarisation intentionnelle de l’objet du discours posé en différence par rapport à autrui et la représentation de soi idéale (qui est elle-même affectuelle dans sa présentification) qui se structure sur le partage intersubjectif de l’objet en tant qu’il permet d’être intégré dans une présence inter-subjective sans résistance.
27Avec l’affaire Loft Story, la répétition critique tient à la volonté de parvenir à intégrer la communauté comme forme de fixation de soi. Répéter : c’est vouloir permettre par le discours une possible cicatrisation entre le ressenti de sa propre présence et la représentation de la réalité propre du corps communautaire qui se tient à distance factuellement par le refus représenté d’accorder crédit à ce qui est dit. Lorsque le lien est tendu entre ces deux pôles internes au sujet, il n’y a pas besoin de discours, de justification, de répétition. Mais lorsque le sujet, tout à l’inverse, constate en soi le divorce entre d’un côté la représentation de sa propre présence et de l’autre la représentation du principe d’identité du corps communautaire, alors, soit il se tient en écart (en quelque sorte stratégie des falaises de marbre), soit il tente de rétablir une corrélation entre ces deux types de représentation, et par conséquent il tente par le langage de rétablir une identification possible entre présence de soi et représentation de la communauté, et donc de dépasser l’antagonisme affectuel de deux types de trace qui sont en lui. La répétition ainsi s’ancre sur cette représentation de second degré – car constituée de deux types de représentation – qui vient caractériser l’écart en soi de ces deux représentations. C’est pourquoi elle peut être dite issue d’une névrose, qui fonctionne par un transfert substitutif des représentations.
28La névrose est d’abord et avant tout un symptôme, un effet qui, en tant que signe, ne doit pas être compris comme transparent, mais qui est toujours, en tant que manifesté, le résultat d’un processus qui pour s’exprimer, se décharger, a eu besoin de se transformer en crise. La névrose ainsi fonctionne comme Freud l’a mis en évidence dans le rapport entre contenu manifesté et contenu latent. Ce qui m’intéresse dans cette logique ne tient pas à la psychanalyse mais aux processus empirico-transcendantaux qui sont mis en mouvement dans un tel cas.
29Le sujet, suivant ses structures passives et son éducation, se tient dans la volonté de s’originer dans et selon le corps communautaire, vit l’intervention de cette extériorité communautaire comme survenue en soi d’impacts affectuels, qui se condensant en pôles de gravitation intentionnelle, permettent au passé transcendantal de se fixer, de ne pas rester pure inchoativité (l’indéterminé même de la folie ou de l’angoisse) mais d’obtenir un contenu. Le sujet, ainsi sans même le désirer au niveau de la conscience représentative, n’a de cesse depuis sa prime enfance de se constituer selon les déterminations qui sont issues du corps communautaire dans lequel il est inséré. La pure indétermination du passé transcendantal, en tant qu’elle contient en elle-même cette nécessaire fixation (affect passif de premier degré), s’approprie tout élément qui vient s’implanter en tant que possible représentation, comme principe de réalité de la représentation de soi. Il y aurait en quelque sorte la nécessité d’une vampirisation de l’extériorité pour se constituer pour-soi, pour sortir du pur en-soi inchoatif et indéterminé du singulier pur. Si Alain a raison de dire dans ses Études, que l’on se « voit homme dans le miroir de l’humanité », il est toutefois nécessaire de préciser que ce miroir n’est pas abstrait, sans contenu, mais que tout au contraire, c’est parce qu’il est d’abord et avant tout diversité de contenus que le sujet peut en lui-même se constituer homme. Ce sont les contenus de cette humanité environnante qui permettent de révéler les catégories transcendantales de notre humanité [12]. Dès lors le sujet vis-à-vis des contenus qui lui sont offerts éprouve un affect de second degré qui porte sur la possible constitution de soi à partir de ces contenus particuliers. Lorsqu’en soi, il y a corrélation entre représentation de soi à partir des déterminations empirico-transcendantales issues de sa propre évolution dans le corps communautaire, et de l’autre représentation de la communauté comme réalité posée comme extérieure à soi, alors loin d’avoir besoin de se justifier, de s’expliquer, le sujet est actif, n’éprouvant aucune contraction entre passé d’origination empiriquement sédimenté sur les polarisations opérées lors de la constitution de soi, et redétermination permanente de la représentation de la communauté. Il y a comme une adéquation, amenant le sujet à se complaire dans la seule présentification de soi dans le corps communautaire. Il adhère alors à l’immanence de sa propre situation. Il y fait corps.
30Toutefois, dès lors que la redéfinition permanente de la représentation de la communauté (et ceci selon ses propres productions empiriques et ses polarisations intentionnelles) semble se détourner du principe de réalité que l’on avait projeté sur elle, naît la contra(di)ction, naît la crise, où se constitue la distance entre représentation de la présence de soi et de l’autre la représentation de la communauté. Or, le sujet ne pouvant se penser comme représentation fausse, au sens où la représentation de la présence de soi se devait de se confondre avec la représentation idéale de soi comme identifiable à partir du principe d’identité de la communauté, il va alors se reporter symptomatiquement sur un nouvel impact affectuel devant à lui seul expliquer ce divorce, expliquer cette distance entre représentation de soi et représentation de la communauté en soi. La névrose et sa répétition apparaissent dans cet écart et l’impossibilité pour le sujet de se reprendre soi-même en critique. La répétition ainsi a un double objet de représentation : d’une part l’appartenance du sujet à la communauté dont il s’est approprié par projection le principe de réalité, et d’autre part la mise en évidence pour lui-même de ce qui est venu l’affecter au point qu’elle se perde en tant que possible représentation légitime, au point qu’elle puisse ne plus correspondre à ce principe de réalité. La névrose est ainsi le témoignage de la mise en distance du sujet vis-à-vis de la représentation idéale de soi postulée comme concordante avec le corps communautaire et sa présentification dans des représentations. Ce type de répétition névrotique remet en cause alors l’horizon d’origination de la présentification de la communauté, il le remet en cause en tant qu’il serait falsifié du fait de l’écart entre la polarisation intentionnelle affectuelle de sa représentation de la communauté et d’autre part les divers impacts affectuels qui sont produits d’un point de vue contemporain par la présentification en acte de cette extériorité. Le névrosé se sent aliéné, car il ne peut vivre sa propre vérité, constituée à partir de traces affectuelles qui se sont condensées en représentations (affects de second degré) que sous le mode de l’idéalité, d’un conditionnel sans consistance, d’un conditionnel battu en brèche par la phénoménalité du corps communautaire.
31La névrose obsessionnelle qui se structure sur le divorce avec la représentation du corps communautaire s’inscrit ainsi dans la perte de sa possibilité de s’actualiser en tant que présence pleine, où il y aurait concordance entre représentation idéale de soi et présentification de soi. Elle en appelle à la question du rapport entre liberté et aliénation. Et c’est pourquoi au niveau de la critique qu’elle déploie, — et pas seulement au niveau de Loft story —, mais aussi pour reprendre un autre événement médiatique de l’an passé comme Amélie Poulain qui a fait cracher la bile de beaucoup d’intellectuels, la répétition se structure à partir de la confusion entre deux types de représentation. Le névrosé fait la confusion entre principe de vérité ontologique de l’homme (principe qui est une pure idéalité abstraite et construite de toute pièce : illusion transcendantale d’un horizon d’origination de l’humanité entière) et d’autre part les polarisations intentionnelles affectuelles qui se sont constituées au cours de son existence, par son rapport au champ référentiel au corps communautaire auquel il a appartenu (cela peut conduire aussi bien à l’ethnocentrisme, au sociocentrisme, à un culturocentrisme). Il projette les polarisations intentionnelles qui sont issues de son propre déterminisme subjectif (culturel, économique, social, etc.) et qui ont résorbé pour une part, voire une grande part, l’inchoativité du passé transcendantal, sur la représentation qu’il se fait de la variation empirique de la communauté. C’est parce qu’il se représente cette polarisation intentionnelle qui l’affecte intensément comme vérité nécessaire, et non pas accidentelle, ontologiquement réelle, et non pas issue d’une variation existentielle anthropologiquement déterminée, qu’il en vient à remettre en critique catégoriquement la présentification extérieure de la communauté. La lutte pour la reconnaissance, nous le savons, est la volonté de se faire reconnaître comme le principe de vérité de la relation qui nous lie à autrui. Dès lors la névrose obsessionnelle que j’étudie ici, et qui ne répond pas, bien évidemment, à toutes les formes de névrose, tient à la volonté d’instituer pour la présentification du corps communautaire ce qui pour soi et constitué en soi, a valeur de vérité universellement posée. Se joue là dans la névrose, et c’est ce que je vais tenter de montrer, la croyance en un messianisme de soi-même, qui n’est que le résultat d’une aliénation radicale de soi à un contenu qui n’est aucunement connu pour-soi-même en sa vérité.
32Loft Story a été cet impact affectuel socio-culturel ayant révélé au niveau de notre société la névrose obsessionnelle et sa répétition. Les discours qui se sont agencés, au fil des jours, comme la mise en lumière pour leur auteur de la distance se réalisant entre d’un côté la représentation du principe de réalité de la communauté et de l’autre la représentation de la communauté issue de sa redéfinition empirique liée à son immanence. Loft Story a été stigmatisé, non seulement comme télé-poubelle, mais surtout comme l’altérité à bannir de la communauté, comme la présentification au sein de la communauté de son possible effondrement, de son aliénation. C’est en ce sens qu’il est nécessaire de remarquer le livre de Vincent Cespédes I loft you, qui, s’il est philosophiquement très médiocre, apparaît surtout à mes yeux comme la marque flagrante de cette névrose obsessionnelle de se confondre à la représentation du principe d’identité de la communauté que l’on a projeté en soi. Ce livre est une analyse superficielle du dispositif de Loft Story, superficielle au vu de l’effort critique que l’on a pu voir aussi bien dans Le Monde que Libération, superficielle car déficiente au niveau des outils critiques ou encore au niveau de la connaissance de l’émission. Ce livre ayant paru très rapidement, au bout d’un mois d’émission, il est déjà possible de noter, que Cespédes ne manque pas d’être un opportuniste, et que loin d’attendre et de prendre le temps de la critique, il s’est précipité afin d’apparaître, afin de revendiquer qu’il y avait là, avec cette émission, un effritement de la représentation qu’il se faisait de la communauté. En ce sens son travail est une longue suite de lieux communs, sur la société capitaliste, sur l’argent roi, sur le nivellement vers le bas de l’éducation.
33Mais par derrière, c’est le pôle de gravité intentionnelle sédimenté par la communauté qui est à l’œuvre. La répétition tient à la volonté que toute forme d’origination de soi puisse s’identifier à la communauté, au point que le devenir communautaire prenne son sens dans sa propre origination dans la communauté. Cercle vicieux, vouloir être reconnu (donc vouloir entrer dans un ensemble) afin de devenir le principe de vérité de cet ensemble.
34Vincent Cespédes et son I loft you, loin d’être indemnes de ce qu’il critique en est le parfait exemple. J’avais montré dans mon article « De la schizophrénie ordinaire à l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal » qu’au niveau des structures empirico-transcendantales de la constitution de soi comme référent communautaire, il n’y avait guère de différence entre une racaille et sa bande et un universitaire et son cénacle. Cespédes ici de même n’est rien d’autre qu’un Steevy qui se fait mousser, opportuniste, qui ne cherche qu’à s’imbriquer dans le corps communautaire en tant que référentiel possible. En ce sens Daniel Sibony dans son article paru dans Libération a parfaitement raison d’expliquer que ce qui est dénoncé n’est autre que le jeu auquel participent les détracteurs de ce jeu [13]. La critique du jeu n’est rien d’autre que la volonté de s’approprier ses règles, et pouvoir les reformuler. Certes, on me dira que le contenu peut être important, et qu’il y a différence entre le show-biz et son monde de paillettes, et d’autre part la culture et son cloisonnement intellectuel, toutefois ce qui semble compter c’est davantage à mon sens la fin poursuivie intentionnellement par le sujet et la structuration de cette fin projetée. C’est en ce sens que Sibony peut développer la critique des réactions opportunistes sur une conception de « l’envie, le grincement narcissique comme ressort du social », à savoir quête de l’intégration de soi dans le corps communautaire, comme jeu d’intégration des subjectivités provoqué par le corps communautaire lui-même. Il stigmatise le fait que l’intervention d’un phénomène social qui vient nous poser en marge quant à la représentation que nous avons de nous-mêmes, crée un impact affectuel qui amène le sujet à représenter sa présentification sociale comme déficiente : « Le jaloux pense que ce que vous avez de « bien », vous le lui avez pris ; et voilà que ce loft a trop pris, trop de public ». Le loft a capté en tant que phénomène l’immanence du corps communautaire, et il a posé en différence toute forme de subjectivité s’autodéfinissant quant aux polarisations intentionnelles affectuelles spécifiques qui constituent leur plan de consistance empirico-transcendantal, selon des contenus différents, sans que la finalité déterminant le mode d’appropriation de ces polarisations soit différente. Certes, d’un côté il s’agit d’une émission de real-TV, où n’est à percevoir que l’immanence de quelques personnes mises en huis clos, et de l’autre de penseurs, de philosophes, toutefois la même finalité semble à l’œuvre, la volonté d’une appropriation de soi à l’aune de l’intégration du corps communautaire en tant que présence reconnue. Ce qui implique quant à la capacité d’être soi, ce que nous analyserons plus spécifiquement dans le dernier moment de cette partie, que ce que l’un (tel Steevy) et l’autre (tel Cespédes) recherchent c’est l’auto-constitution de soi selon l’appropriation d’une modalité d’être de la reconnaissance par le corps communautaire. Ce qu’ils s’approprient provient dès lors de la représentation par la communauté du devoir-être plein d’une subjectivité qui y est intégrée = être reconnu [14].
35De plus cette volonté de s’approprier le principe d’identité de la communauté, non seulement repose sur l’illusion qu’il y aurait, dialectiquement déterminable, une identité pouvant définir la diversité des intentionnalités subjectives, mais de plus se détermine comme historiquement messianique. Dans cette volonté, il n’y a pas seulement la revendication d’autres formes de possibilité pour l’existence, mais la revendication que l’on détient en soi la vérité de ce que devrait être la subjectivité propre de tout individu dans le corps communautaire. Cette volonté repose sur l’illusion de la vérité ontologique de l’humanité et se proclame être le sens même d’un dévoilement de celle-ci. Il n’y a qu’à considérer l’exhortation qui clôt son essai pour s’en convaincre, exorde qui en son fonds postule une vérité humaine dont l’auteur serait le dépositaire. Ce qui est développé est une vision totalitaire de l’homme et de sa possibilité d’être affecté. Si Cespédes avait thématisé la réduction des possibles d’un tel modèle (celui de l’accession à la notoriété par le jeu médiatique), en posant seulement en différence et selon d’autres formes de légitimités d’autres possibles, il se serait alors réapproprié ce qui est l’impuissance constitutive de la structure de reconnaissance médiatique. Non pas à travers les contenus qu’il aurait mis en évidence, mais en tant qu’il aurait montré que toute détermination de soi (définition de sa propre puissance) repose sur la structuration de limites, limites qui peuvent effacer toute forme d’extériorité, la rendant proprement impossible. Or, posant en contrepoint de la logique de Loft Story une autre forme de définition de soi, qui elle aussi se donne comme totalitaire, il répète la même logique totalitaire que celle qu’il dénonce (logique de l’opposition frontale). Il répète la logique même du totalitarisme définitionnel (homogénéisation) qui caractérise la constitution des strates communautaires autour d’axiomatique qui institue à chaque fois une identité stricte pour l’intentionnalité humaine. Il duplique, en voulant se poser à distance de cette logique, son principe : la commensuration, la mesurabilité de la subjectivité et son instauration prescriptive au sein de l’ordre social. Ainsi en attaquant, ce qui tend à devenir un modèle possible d’inclusion sociale, qui au niveau de son archétype appartient à bien d’autres strates comme l’énonce Sibony, et lui substituant un autre modèle, qui est le résultat de la représentation idéale en soi de la définition ontologique du sujet, Cespédès, reprend le même mécanisme de modélisation que celui qu’il attaque : le contenu change mais la logique de modélisation est similaire. Le messianisme se pose effectivement ici : la possibilité d’être le signe salvateur pour une société. Il n’est alors nullement surprenant de le voir se revêtir de la voix impersonnelle de l’impératif, de le voir se définir comme l’interpellation absolue d’une vérité dont il serait le détenteur [15].
36Le processus qui est à l’œuvre au niveau d’une phénoménologie empiricotranscendantale portant sur le passé transcendantal, c’est une hyper-captation de lui. En effet, la représentation que pose Cespédes comme détermination authentique de soi s’est constituée comme sédimentation intentionnelle affectuelle fondamentale. Loin d’être en parallèle avec d’autres sédimentations, par sa captation de l’horizon d’origination, et dès lors l’occultation de tout autre possible d’origination, la représentation de l’être-soi de Cespédes selon les contenus spécifiques qui emplissent cette représentation se prétend être le fond à partir duquel toute autre polarisation intentionnelle affectuelle pourra se déployer. Le passé transcendantal dans son inchoativité est résorbé, ou plutôt happé par cette sédimentation. De sorte que la synthèse de premier degré qui lie le passé transcendantal au domaine empirique répond de cette sédimentation. Plus que cela, entrant dans un processus messianique, il est possible de constater que ce qui fonde la possibilité de soi n’est pas seulement posé comme définition historique de soi, mais qu’elle est proposée comme vérité ontologique du devoir-être homme. Le passé transcendantal permet alors, du fait qu’il soit la condition de possibilité de toute forme de rétention et de projection dans le temps passé, de constituer la représentation idéale de soi comme archétype originel de l’humanité. C’est là pour une part que la philosophie devient totalitaire, l’organe possible pour une politique liée à la sélection. Dès lors la représentation du soi actuel devient l’incarnation de cette représentation de soi constituée en tant que vérité de toute subjectivité humaine. Ici s’éclaire parfaitement le processus de substitution et d’aveuglement de la subjectivité, son incapacité à s’approprier en fait les déterminations de son intentionnalité, à les mettre en évidence et ainsi à découvrir les processus de sédimentations empirico-transcendantales qui agissent en elle.
37Figure 2 : répétition et dissolution de soi dans la représentation de la communauté – Symptôme obsessionnel de notre Occident, le cas du world trade center et de ses répercussions médiatiques est l’exemple type de cette névrose propre à la répétition et à la volonté de s’insérer, de se réfugier, de se confondre avec la communauté. Cette fois-ci, non plus dans la volonté de devenir maître du critère de vérité de la réalité d’un corps communautaire, mais selon la volonté de suturer la distance représentée en soi entre la représentation de sa propre présence et de l’autre la représentation de la présence de soi dans la constitution d’un nous communautaire.
38Il y a, je le constate, toute une logique de l’esthétique de l’information, de la répétition. Pas seulement une logique, à savoir l’accomplissement structuré d’un processus rationnellement établi, mais bien une esthétique. Celle-ci concerne la possibilité de comprendre la répétition non plus formellement mais au niveau de son propre apparaître, et en ce sens de percevoir la modalité phénoménale de la répétition et son impact affectuel. Lorsque le world trade center a été détruit, la scène a été passée très régulièrement sur les écrans. Mais la charge affectuelle de cette image ne pouvait se comprendre qu’à partir des liaisons qui ont été très rapidement faites à la notion de communauté. Ce qui a été répété ce n’est pas tant cette image, mais la multiplicité des interviews avec « l’homme du quotidien », avec le pompier, avec le médecin, ou encore le miraculé. Ce qui a été répété, c’est une variation du même pouvant permettre de créer un tissu communautaire sur un fonds commun, et ceci par le liant esthétique de la répétition d’une même image : celle symbolique de sa destruction. Par la violence et la fascination de cette image ce qui a pu avoir lieu c’est la construction d’une sédimentation intentionnelle éminemment affectuelle au niveau de sa captation de l’appel du passé transcendantal. Cette sédimentation a été reliée, voire plutôt redoublée, à la sédimentation intentionnelle de la religion. Ce qui alors s’est constitué c’est un champ gravitationnel (synthèse de plusieurs pôles de sédimentations) pour l’intentionnalité qui selon son intensité affectuelle pouvait nécessiter pour l’intentionnalité de s’y dissoudre, de se confondre avec la représentation qu’elle a de ce champ. Toutefois, si cette dissolution de soi pour l’intentionnalité n’est pas spontanée, au sens où elle serait passive face à l’événement, happée réellement par lui (par exemple le témoin qui vient de perdre un proche : la dissolution dans la communauté tient davantage immédiatement à une violente implosion de soi dans l’événement qui fait effraction dans son existence), l’intentionnalité vit une contraction, voire une déchirure, entre la représentation de sa propre présence et la représentation idéale de soi comme inclue dans la communauté. Elle ne se reconnaît pas comme vivant concrètement cette représentation idéale de soi. Il lui faut dès lors constituer cette suture, en tant qu’elle se détermine comme relation névrotique à soi. Cette suture se produit par la possibilité de la répétition du discours, non pas dans la volonté de s’approprier ses principes constitutifs, mais dans la volonté de concorder à sa réalité appréhendée empiriquement.
39Le cas du world trade center, montre en quel sens une sédimentation intentionnelle affectuelle peut venir emprisonner toute autre forme de venir pour l’intentionnalité. Ce qui a été touché, ne concerne pas l’humanité en tant que telle, ne concerne pas seulement la vie humaine, mais le plan de consistance de celle-ci, plan de consistance partagé selon un différentiel de contenu par l’ensemble des subjectivités qui constituent la diversité des strates d’un corps communautaire. Ce qui a été touché n’est autre au niveau symbolique que l’une des incarnations possibles en tant que représentation de la modalité spécifique à la synthèse de premier degré qui relie le passé transcendantal au champ empirique. Nous nous sommes sentis agressés, violenté, à un degré extrême, parce que c’est la représentation même de notre rapport au monde qui a été attaquée, mise en crise. La destruction du world trade center, ou encore du Pentagone, correspond à la mise en lumière des limites qui déterminent au niveau communautaire le champ de notre puissance. Est apparue soudainement une extériorité à notre propre monde, extériorité pouvant s’immiscer dans l’espace communautaire et lui montrer sa limite, sa finitude, en quoi elle n’est pas justement absolue, mais seulement empiriquement et historiquement constituée-instituée. Consécutivement, les subjectivités, ressentant cette effraction comme possible destruction de leur propre plan de consistance intentionnel (ceci du fait qu’analogiquement cela pourrait toucher les symboles qui représentent les sédimentations intentionnelles affectuelles qui se sont polarisées en eux), loin de s’ouvrir à ce qui s’indique comme leur impuissance, se sont tournées vers le champ intérieur de leur propre limite afin d’évacuer avec violence ce qui excède leur logique communautaire. Pour les occidentaux, ce rejet n’est pas celui des talibans ou encore de seulement certaines lois, mais c’est un rejet de la modalité de la relation au monde que les talibans ont instituée. Le rejet concerne la détermination de la modalité de la synthèse passive de premier degré.
40C’est ici précisément que l’intervention de la représentation religieuse obtient toute son importance, en tant que volonté d’attester la vérité absolue, l’authenticité ontologique, de leur représentation du devoir-être homme. La névrose pour se radicaliser implique un transfert imposant une capture du passé transcendantal dans une représentation (qui obéit à des définitions, à une logique sociale et culturelle) qui vient effacer toute forme d’inchoativité du fait de son identification à l’origine première. Invoquer Dieu, c’est capturer toute indétermination de notre passé d’origination et la faire imploser dans l’hyperdéfinition qui constitue la représentation de la sédimentation empiricotranscendantale qui permet l’idée de Dieu. L’intervention de la représentation religieuse, permet à l’individu de se transcender dans la dimension spécifique d’une intersubjectivité attestée ontologiquement. Phénoménologiquement parlant : l’intentionnalité se projette dans une représentation de soi qui s’indistincte par rapport à l’ensemble des énoncés produits par la communauté. La répétition des énoncés alors renvoie au plus petit dénominateur commun pour s’identifier à l’autre. « Nous sommes tous des américains » [16]. Dans un tel phénomène communautaire, le champ référentiel de son devoir-être, la représentation pleine de soi ne se constitue plus seulement dans une strate déterminée du corps communautaire (ce qui impliquerait encore des tensions, des antagonismes de strates), mais comme le champ d’appartenance global du corps communautaire. La notion d’américains, dans ce cas, n’est plus géographique, mais elle se constitue comme vérité de la modalité qui détermine notre relation au monde [17].
41La névrose obsessionnelle est ainsi la marque de l’aliénation du sujet à la communauté et à sa représentation. Elle est le symptôme qui caractérise la fossilisation de pôles de gravitation intentionnelle, qui amène que l’inchoativité du passé transcendantal implose dans la représentation de soi à l’aune de cette représentation de la communauté qui s’est construite en soi. Il y a alors confusion entre générativité de soi et histoire de la communauté. Il y a confusion entre caractère déterminé empiriquement et vérité postulée absolument.
42Les soubassements affectuels du choix – Choisir, au niveau des couches passives, se détermine selon l’intensité affectuelle des sédimentations qui se sont et qui continuent à se constituer au niveau empirico-transcendantal. Ce qui dirige le choix se détermine dans le jeu de traces affectuelles, au sens où ce que l’on choisit n’est jamais une pure donnée objective, dépouillée de teneur affectuelle. Ainsi, même le choix rationnel ou encore issu d’un calcul, provient de cette détermination affectuelle au sens où nous posons notre devenir selon l’intensité affectuelle de ce pôle intentionnel qui s’est sédimenté en nous. C’est parce qu’il y a cet indice affectuel des sédimentations auxquelles on se réfère lorsque nous choisissons (et ici peu importe que cette référence soit établie réflexivement ou qu’elle se constitue au sein d’une dimension intuitive ou pré-réflexive pour le choix) que le choix est relié aussi bien au plaisir, à l’émotion, à la tristesse (contrariété dans la détermination du choix), à la joie, etc. L’affect sensible (l’émotion par exemple) n’est que la conséquence des déterminations affectuelles au niveau empirico-transcendantal. L’intensité affectuelle qui détermine le choix est la conséquence de la focalisation, de la captation, de la condensation, de l’intensité du passé transcendantal par une sédimentation. En ce sens, le choix se détermine constamment selon une intentionnalité qui se détermine dans l’horizon d’une origination de son être. Ce qui apparaît dans les deux figures développées ci-dessus, c’est en quel sens l’intentionnalité peut s’originer dans la nécessité d’une communauté, et en quel sens se constitue dès lors une possible aliénation, que celle-ci soit dans le double-bind qui capture celui qui prétend en devenir le centre de gravité, ou que cela soit dans la dissolution de sa propre représentation pleine dans l’image de la communauté comme extérieure à soi, monde auquel on appartient. Ce qui apparaît ainsi, dans cette brève remarque sur le choix, c’est que celui-ci ne provient pas d’un libre-arbitre, ou encore d’un jugement libéré de toute forme de détermination. La réflexion, qui se veut libre, est elle-même issue de la structuration de polarisations affectuelles, qui ne sont autres que les résultats de traces affectuelles produites par des impacts affectuels. Sans cela qu’est-ce que juger ? Rien ne pourrait se produire. Juger c’est toujours se référer à un plan de consistance qui nous constitue, celui-ci structuré sur nos expériences. Ce qui indique déjà, que le jugement sera davantage problématisant, si le sujet a été en rapport avec une multiplicité d’impacts qui loin d’être anéantis par la suprématie d’une polarisation, continue à se jouer dans des rapports tensionnels (champ hétérogène de polarisations intentionnelles affectuelles).
43Aliénation et dispositif de captation des synthèses accomplies par les dispositions affectuelles empirico-transcendantales – L’aliénation peut être provoquée. J’ai mis en évidence, pour l’instant à partir de l’auto-constitution de la subjectivité, en quel sens celle-ci pouvait se projeter dans des strates qui constituent le corps communautaire. Toutefois, cette logique d’intégration de soi selon cette double typologie peut obéir à un dispositif d’embrigadement, ou encore de persuasion, qui passe lui-même par l’ordre de la répétition, et qui a pour but de capter la subjectivité afin de l’instrumentaliser dans le corps communautaire. Comme cela est apparu dans la seconde figure, liée à l’attentat du world trade center, la répétition des médias, répétition aussi bien des discours que de l’image, que des interventions d’anonyme, s’est structurée sur la volonté de faire imploser l’ensemble de l’horizon d’origination de soi dans la réaction identitaire consécutive à cet impact affectuel. La trace affectuelle qui s’est structurée n’a pas été de l’ordre d’abord et avant tout de l’horreur et de l’effroi, mais de la possibilité de soi de se constituer en tant que membre de la communauté. Mais cette possibilité d’identification à la communauté, et donc de constitution d’une polarisation intentionnelle affectuelle qui se détermine en second degré dans une représentation de sa propre appartenance à une identité communautaire (« nous sommes tous des américains ») a été aussi travaillée stratégiquement par le discours politique et relayée par les médias. Cela s’est structuré sur le passage de l’ordre perceptuel du premier impact affectuel à l’ordre conceptuel de la représentation de soi qui est l’affect de second degré. Afin de persuader l’individu, il a été nécessaire de constituer tout d’abord un premier affect, ne pouvant pas passer d’emblée par l’ordre de la représentation, devant la masquer, devant se présenter immédiatement comme évident, indiscutable. La répétition propre à la logique de l’esthétique est intervenue précisément dans cette première phase. La répétition de l’acte de terrorisme, visuellement fascinant puisque pouvant provoquer spontanément l’effroi, a été reliée sans aucun recul à la représentation de la cause de ce phénomène. La nécessité de la rapidité de désigner un coupable était nécessaire au sens où il fallait associer l’horreur à une causalité afin que la sédimentation affectuelle de cette mise en spectacle (répétition) puisse fonctionner. Donc 1er moment : détermination d’un binôme (impact affectuel + représentation de la causalité) = sédimentation possible d’une polarisation affectuelle négative. Cette première étape est connue au niveau de la psychologie-sociale comme la possibilité de sédimenter pour un leader-ship une extériorité diabolique permettant alors de produire en retour la possible représentation (affect de second degré) d’une identité communautaire. Tel a été le cas de la figure juive dans l’histoire occidentale. Tel est le cas de la figure du palestinien terroriste et d’Arafat pour Sharon actuellement en Israël. La diabolisation n’est jamais issue d’une quête rationnelle de sens, d’une volonté de vérité, mais obéit au désir de construire des polarités intentionnelles affectuelles qui permettent de diriger l’intentionnalité de la subjectivité, de la former selon des conditions données qui lui impossibilisent a priori certains types de champ référentiel pour se constituer. Diaboliser est ainsi en connivence avec la possibilité de former des plans symboliques de consistance pour le corps communautaire. L’art du politique, et n’oublions pas que nous sommes aussi lecteurs de Machiavel, n’est pas dans la recherche du juste, mais de la conservation du pouvoir, et donc dans l’agencement des fins qui lui sont propres. Le Florentin avait ainsi raison de faire reposer l’ensemble de sa réflexion sur la possibilité d’un contrôle de l’affect du peuple. Ce premier moment permet un second moment : la possibilité à partir d’un réseau de polarisations intentionnelles propres au corps communautaire de constituer une polarisation subsumante (dialectiquement établie) qui obtient son intensité affectuelle de son opposition, de son rejet de l’identification à la première polarisation obéissant à la logique de l’esthétique de l’effroi. Cette polarisation est alors l’assomption de la résorption du passé transcendantal de l’individu dans une représentation affectuelle qui obéit à une logique conceptuelle, une logique explicative, rationnellement établie et légitime au niveau du champ référentiel communautaire. Cette assomption se donne dans une figure archétypale qui agit cœrcitivement pour le sujet. Il doit en lui-même réduire sa singularité subjective à la représentation qui est issue de la formation stratégique et politique d’une polarité intentionnelle affectuelle qui lui est tout d’abord extérieure. La manipulation est ici évidente, elle se caractérise par la possibilité de déterminer vis-à-vis du sujet une polarité affectuelle négative contre laquelle il ne va pouvoir lutter que par son abandon à l’archétype intentionnel affectuel produit par le corps communautaire auquel il appartient. Ainsi, alors que la reconnaissance de soi comme « américain » n’était certainement pas évidente mondialement, voire pâtissait d’une résistance au niveau régional assez forte, brutalement par l’exploitation stratégique du 11 septembre, il y a eu la formation d’un consensus permettant une réduction de toutes les différences dans la reconnaissance de soi à partir des valeurs américanooccidentales (Berlusconi serait ici le parfait exemple de l’idiosyncrasie de ce processus de polarisation intentionnelle d’une représentation identificatrice).
44Contrôler une population ne tient pas à sa surveillance, ni à l’ensemble des dispositifs de sanction qu’on lui opposerait en cas de rupture de contrat, mais à la possibilité de court-circuiter toute inchoativité du passé transcendantal du singulier, par la sédimentation de polarités intentionnelles qui sont affectuellement à ce point intensives que l’individu ne puisse s’imaginer, se représenter (à savoir se laisser autrement affecter) à partir de rien d’autre. Les états totalitaires dans une certaine mesure ont parfaitement compris cela et ceci en se structurant non pas seulement comme réalité anthropologique, mais en se postulant toujours établis selon une vocation onto-théologique, comme signe même d’un destin national, d’un destin attesté en vérité. Dès lors qu’une politique postule qu’elle témoigne en elle-même de la vérité ontologique du sujet humain, elle implique une capture de toute inchoativité du passé d’origination sans contenu dans la forme intentionnelle d’un contenu qu’elle a par elle-même construit historiquement. Les démocraties elles-mêmes ne sont pas exemptes de ce processus fondamentalement totalitaire, au sens où il y a réduction catégorique du plan d’origination de la subjectivité. Il est ainsi fort remarquable de voir, comme pour Israël ou bien les États-Unis, leur connexion et leur légitimation reposer aussi, et parfois surtout, sur l’ordre traditionnel de la religion. Il ne s’agit pas ici pour moi de mettre au ban ces réalités politiques, mais de comprendre en quel sens elles se forment d’abord et avant tout totalitairement selon des postulats identitaires qui ne revendiquent la possibilité démocratique que comme des fictions représentatives. Ainsi, pour le sionisme, il est constatable qu’il implique actuellement, historiquement parlant donc, une réduction de toute forme de constitution de soi en tant que « juif » à la seule possibilité de se reconnaître dans la polarisation intentionnelle identitaire forgée par le gouvernement d’union nationale de Sharon. Toute autre perspective étant immédiatement stigmatisée d’anti-sémitisme ou de nouvelle judéophobie [18]. Il implique ainsi que ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux, au point par exemple que le 6 janvier 2002, Michael Melchior, vice-ministre israélien des Affaires étrangères, puisse dire que : « La France est le pire pays occidental pour l’antisémitisme ». Dans une telle déclaration et selon une telle logique de formation de l’identité, ne se dessine que la volonté de la formation absolue d’un principe communautaire, refusant a priori tout autre possible. Devenir sujet politique ainsi, c’est être capable de devenir soi-même l’archétype produit intentionnellement par le corps politique.
45Parallèlement, le second type de manipulation, qui est apparu dans la première figure, est celle où la subjectivité afin de se constituer pour soi-même selon la médiation de la reconnaissance d’autrui en vient à se focaliser sur des polarités intentionnelles affectuelles produites elles aussi stratégiquement, et qui en leur processus ne sont pas connues. Vouloir accaparer une autorité au niveau d’une strate constitutive du corps communautaire se structure toujours d’abord à partir d’une possibilité de concordance de cette strate avec une diversité de singularités affectives possibles. Ainsi, la représentation qui est produite par ceux qui dominent la constitution de la strate (celle du spectacle, celle du politique, celle de la culture, celle de l’économie, etc.) doit toujours postuler et promettre une communion intersubjective possible et réalisable et cela en témoignant de la possibilité pour la subjectivité de se constituer en toute plénitude s’il concorde avec elle. La subjectivité ne conçoit alors la possibilité de sa constitution pleine en tant que subjectivité appartenant à un corps communautaire, que selon les conditions de puissance laissée à disposition pour lui-même. Ainsi la puissance de la subjectivité, quant à sa possibilité performative au niveau d’un corps communautaire, n’excède pas les déterminations établies par le corps communautaire. Le contrôle qui se joue, voire les évolutions qui sont virtuellement établies, correspond à la captation et l’aliénation de la modalité de la synthèse passive affectuelle entre passé d’origination et d’autre part domaine empirique. Du fait de la captation de cette synthèse, la subjectivité ne fait pas face aux capacités qui lui sont offertes socialement comme des possibles dans un champ de possibles plus larges, mais comme les seules capacités qui lui sont fournies. En ce sens, il est déproprié de toute autre modalité de synthèse avec l’expérience, dépropriation d’autant plus pernicieuse qu’il n’en est pas conscient. Il est déproprié de ce qui est son impuissance, de ce qui n’est pas déclenché selon les sédimentations intentionnelles issues du corps communautaire. La limite qui enserre la constitution de la capacité de la subjectivité est ainsi devenue le punctum caelum de la réalité communautaire. La représentation de la limite, ainsi voilée, effacée, permet de donner l’illusion à la subjectivité qui se constitue de faire face à l’entièreté des possibles ontologiquement définis pour l’homme. Ainsi, la volonté de l’obtention d’une puissance dans le champ référentiel de la communauté, donc la représentation du passage d’un champ d’appartenance à un champ qui n’est que de référence, n’est jamais de l’ordre de l’assomption d’une liberté, mais s’inscrit toujours déjà dans un processus de régulation imposé par les jonctions intersubjectives propres au corps communautaire [19].
46Alors toute entreprise de liberté ne devrait-elle pas se destiner comme la possibilité d’un arrachement de soi de ce type de polarisations, non pas qu’elles soient à condamner, mais au sens où elles refusent toute ligne de fuite, toute possibilité de se constituer autrement que selon l’assomption de cette résorption dans la représentation identitaire, qui si elle est stratégiquement établie se retire de la représentation de la subjectivité ? La liberté, nous le percevons, n’est pas une question de libre-arbitre, mais se constitue comme la possibilité pour l’individu de pouvoir rencontrer et permettre d’autres formes de polarisation intentionnelle affectuelle au niveau de sa structure empirico-transcendantale. La liberté devient ainsi effectivement la question d’une auto-détermination de soi, d’une autoconstitution libérée de tout enkystement intentionnel. Mais est-ce que cette volonté d’auto-constitution que l’on retrouve parfaitement dans l’effort philosophique de définition de la subjectivité authentique, ne tomberait pas dans l’illusion du détachement avec le domaine empirique ?
Le mythe de la liberté : l’arrachement philosophique comme illusion transcendantale
47Introduction : digression sur l’amour – L’aliénation tient à la captation de l’inchoativité du passé transcendantal par des polarités intentionnelles affectuelles qui impossibilisent toute autre possibilité d’affectualité du sujet par d’autres impacts affectuels, hétérogènes avec les principes de cette polarisation. L’aliénation ainsi agit comme un court-circuit de la rencontre de la contingence. L’aliénation vient capter la variation possible de la synthèse passive de premier degré qui donne la nécessaire liaison entre passé d’origination et domaine empirique. Certes, elle agira d’une manière dérivée sur la seconde synthèse celle des contenus, mais c’est d’abord et avant tout parce qu’elle capte la variation possible de la synthèse passive affectuelle de premier degré, qu’il y a aliénation. Elle transforme le possible d’affectualité en virtualité affectuelle. La virtualité affectuelle = réduction de la modalité d’être possible de la subjectivité, à savoir réduction de la possibilité de rencontrer, de voir générer en soi de nouvelles modalités affectuelles liées à la rencontre d’impacts affectuels empiriquement déterminés. Le virtuel dessine un champ de possibles qui obéissent à une axiologie première. Le virtuel n’est autre que l’impossibilisation du possible, et dès lors le possible est l’impossible rejeté pour toute virtualité. Aliéner quelqu’un, c’est rendre impossible le possible pour lui, c’est l’enchaîner au virtuel qui obéit à un principe de liaison, c’est lui donner un domaine de puissance dont il ignore toute forme de limites, qui par derrière l’ordonne du point de vue de son existence. Cette captation en d’autres termes est une diminution de la puissance d’être, de l’horizon de constitution de soi, au sens où les possibles existentiels ne sont déterminés que selon la virtualité des variations de la détermination de la synthèse entre passé transcendantal et champ phénoménal de l’expérience. Par exemple, la société de consommation n’est pas tant à stigmatiser à partir des biens qu’elle propose, qu’à partir de l’archétype relationnel qu’elle impose de l’homme au monde, au sens où la modalité de liaison au monde, aux choses et aux êtres, devrait pouvoir se réduire à cette seule modalité. Son processus d’aliénation joue directement au niveau de la synthèse passive affectuelle de premier degré. La subjectivité s’origine seulement selon la modalité de liaison qui vient gouverner cette synthèse passive affectuelle. Devient clair que, s’il est nécessaire de mettre en lumière le travail de capture qui s’établit par les polarités intentionnelles affectuelles, il faut corrélativement poser ce qu’il implique : la transformation de la modalité de synthèse que nous avons au monde. Cette transformation n’est pas première, mais est toujours corrélative de cette première sédimentation.
48L’amour peut être le paradigme explicatif de ce processus. L’amour, il n’est que de lire la représentation qui en a été donnée dans la littérature et le théâtre, ne supporte pas de reste, se donne absolument, se donne dans l’abandon total de soi à l’autre, dans l’élan absolu de son être dans l’horizon de cette présence. Phénoménologiquement, il se produit toujours selon un impact affectuel premier qui vient déclencher une sédimentation affectuelle sans reste, qui focalise toute possibilité intentionnelle de la subjectivité. Contingent factuellement, il devient la seule possibilité d’existence, il implique un champ virtuel de liaison au monde qui refuse toute ligne de fuite, tout autre possible. L’amour est en ce sens toujours passionnel, absolu pour une existence : son horizon d’origination. Plutôt la mort que de renoncer à l’amour. L’amour impose ainsi un domaine de puissance absolue qui rejette a priori tout autre possible pour la subjectivité. Son émergence phénoménologiquement se structure sur la transformation de la modalité de la synthèse passive de premier degré à partir de la polarisation d’une trace affectuelle. Cet autre-là que l’on aime, que l’on désire, ce visage n’est plus anecdotique, n’est plus contingent, mais il devient la réalité ontologique du monde, le lieu à partir duquel l’existence, et non pas seulement une existence, est pensable. Le passé transcendantal, dans son inchoativité, est totalement absorbé par cette sédimentation affectuelle, au sens où tout impact affectuel survenant sera sédimenté dans un réseau de correspondance avec cette sédimentation (cristallisation). La polarisation affectuelle de l’amour s’incarne alors au niveau de la possibilité référentielle de la subjectivité comme le proto-moment pour tout vécu, pour toute articulation de l’expérience, il vient capturer toute indétermination propre au passé transcendantal en la surdéterminant à partir de lui-même. La mort, disais-je, plutôt que l’impossibilité de l’amour. C’est dans cette seule formule qui a influencé nombres d’œuvres, que se réalise l’illusion propre à l’amour. Un amour, pour la subjectivité, il n’y en a jamais, il s’agit seulement de l’amour, de sa nécessaire prégnance ontologique. L’amour, par conséquent, est la marque même de l’aliénation absolue : l’implosion de toute modalité de liaison à l’expérience dans la seule modalité qui se définit à travers le vécu de cet amour. L’amour est illusion car il produit la confusion entre le champ des possibles de l’existence et la restriction existentielle de ses possibles dans la sclérose référentielle à partir d’un contenu. Il témoigne du passage pour la subjectivité de la constitution de l’autre en tant que polarisation intentionnelle affectuelle qui appartient au champ empirico-transcendantal à l’autre en tant qu’il incarne le passé transcendantal, qu’il le figure, mais dans la réduction de son inchoativité à la seule modalité affectuelle vécue dans l’amour.
49Si Socrate sous la plume de Platon fait profession d’amour [20], ce qu’il semble nécessaire de comprendre, c’est en quel sens un même processus que celui qui vient d’être décrit au niveau de l’amour d’autrui peut être analysé. Plus généralement, en quel sens se détermine l’affect, le sentiment qui fonde toute définition d’une subjectivité purement intelligible postulée comme l’objet désiré de l’effort philosophique. Si d’un côté, la philosophie métaphysique rejette la passivité qui s’instaure et vient régir les passions amoureuses, en contrebande ne postule-t-elle pas une même passivité, qui aura sa qualité propre selon la détermination de ce qui est désiré ?
50Arrachement et autisme philosophique – Il est fort étrange de constater que ce qu’on appelle la libération, la sortie de la passivité, dans la philosophie métaphysique traditionnelle [21], est décrite comme un arrachement, un détachement des fixations intentionnelles. Dès Parménide, ou encore Platon, le détachement est immédiatement pensé comme libération, comme possibilité de briser les chaînes du sensible. Comme je l’ai énoncé précédemment lors de mon analyse rapide de l’autisme, il me semble qu’il y ait là, dans cette opération, cette volonté de transcendance du sensible dans une dimension intelligible, une volonté autistique à l’œuvre, qui en effet se pose comme opposée à toute intentionnalité de sensation-seeker.
51Le terme d’arrachement n’est pas ici métaphorique, il témoigne intuitivement du processus de détachement de polarisations empirico-transcendantales intentionnelles. L’héritage qui est proscrit est celui de l’expérience. L’expérience, en tant qu’ouverture de soi en dehors des limites de notre propre corporéité, doit être bannie dès lors qu’elle vient altérer la pureté affectuelle du passé transcendantal. Certes les métaphysiciens dans leur ensemble ne peuvent repousser notre surgissement au monde, toutefois, au lieu de s’interroger sur la consistance de la synthèse nécessaire de notre être vis-à-vis de l’expérience, ils l’ont posée comme accidentelle, comme seulement rattachée à une de nos possibles conditions d’être, privilégiant alors une autre dimension d’être : la réalité autonome de l’âme. Cette perspective de la liberté philosophique peut être parfaitement décrite par les résultats de cette phénoménologie empiricotranscendantale du passé transcendantal.
52La philosophie par essence n’a recherché qu’une seule et unique vérité, celle de la pure inchoativité du passé transcendantal, à savoir d’un horizon d’origination dépouillé de toutes les marques empiriques possibles [22]. Platon lorsqu’il décrit la vérité du Dieu, ou encore de l’idée dépouille ces représentations de tout possible caractère empirique. Le mélange s’il s’impose de prime abord par notre venue au monde doit être effacé, doit être peu à peu évacué au profit d’une dialectique vers le pur. La volonté philosophique de Platon est ainsi de neutraliser la synthèse entre le passé transcendantal et le domaine empirique, c’est d’interdire, au moins théoriquement, la possibilité d’une contamination du passé transcendantal par les sédimentations empiriques. Condamnation de la passion, condamnation de toute forme de sentiment terrestre comme détermination d’une altération de notre rapport au pur. Ce qui dirige notre existence doit être de l’ordre d’un horizon d’origination qui se donne comme un « absolu anhypothétique » [23]. La détermination d’une telle logique pour la formation du sujet authentique repose sur la volonté de rompre avec les déterminations empiriques qui viennent se sédimenter sur le plan de consistance empirico-transcendantal. Rompre signifie interdire aussi bien les synthèses passives affectuelles de second degré (détermination affectuelle de notre rapport à un contenu) que la synthèse passive affectuelle de premier degré qui se caractérise comme la nécessité pour le passé transcendantal de se lier à l’expérience en tant que telle. Le sujet pur est un sujet ouvert à un fonds d’origination qui est non-contaminé par l’expérience, qui serait alors la pureté de l’ensemble de nos possibles. Être libre c’est agir dans la mémoire pure des idées aperçues par l’âme avant qu’elle ne se lie au corps [24]. Le Phédon, et la pratique droite de la philosophie comme apprentissage de la mort, vient marquer de son sceau cette intentionnalité de déliaison.
53La philosophie dans sa quête a ainsi déterminé cet horizon comme métaphysique, et a donc projeté la liberté dans cette dimension, en condamnant avec virulence, dès Platon, la possibilité de la sédimentation empirique, en la bannissant comme le mal, comme déchéance opposée à la transcendance menant au Bien qui est purement intelligible. En fin de compte, elle est tombée dans l’illusion d’une projection des mécanismes empirico-transcendantaux en tant que réalité ontologique, et de là a substantialisé le passé transcendantal, pour en faire une réalité, le principe de réalité : l’être suprême, Dieu. Ce qui fascine la recherche philosophique c’est la possibilité de déterminer purement, sans contenu, l’essence de l’homme. L’arrachement posé par la philosophie, sa volonté de rompre, provient de la représentation comme accidentelle de la synthèse passive de premier degré, et dès lors de l’institution de notre être comme possible empire dans un empire, possible réalité détachée, lorsqu’il est considéré purement en soi, de tout contenu. En ce sens, ce qu’elle propose comme définition de l’homme n’est que l’assomption du passé transcendantal en tant que contenu. Mais dans cette assomption, elle implique d’exclure toute liaison à l’expérience. Ce qui l’amène à une erreur radicale quant à la définition de l’homme, dès lors qu’elle vient interrompre la liaison nécessaire du passé transcendantal à l’expérience. La liberté, sa liberté, celle qu’elle appelle, dans ses professions de foi, celle qui bannit les passions issues de notre rapport au monde, est ainsi construite sur la falsification de notre propre nature, et ne propose au niveau métaphysique qu’une dissolution de soi dans l’identité informelle du vrai.
54Toutefois, il est certain que la représentation, qui est le résultat de ce processus de mise entre parenthèses de la liaison au monde, se détermine au niveau des couches intentionnelles selon un degré affectuel. C’est pourquoi, la représentation métaphysique de l’être-vrai s’accompagne aussi d’un sentiment, qui n’est autre, que cela soit chez Platon, Augustin, Pascal ou Rousseau, que celui de l’amour qui nous lie à Dieu. La volonté autistique du philosophe s’ajointe à une tension narcissique. Non pas un narcissisme qui se construirait par un ensemble d’attributs issus de l’expérience, mais du narcissisme provoqué par la représentation de soi en tant que forme pure. Le sentiment philosophique, qui nous lie à la représentation pleine de soi comme évidée de toute détermination accidentelle, est un amour pour une projection universelle de soi. « Hélas je le sens trop par mes vices, l’homme ne vit qu’à moitié durant sa vie, et la vie de l’âme ne commence qu’à la mort du corps » [25]. Ce qu’admire le philosophe regardant son reflet, c’est qu’il est à l’image de la vérité du monde, qu’il partage dans la représentation qu’il a de lui-même, et donc qui est inhérente à l’affect de sa présence, l’intelligence du tout, sans ombre, sans cette ombre qui provient de sa spécificité empirique de n’être qu’un homme.
55L’illusion transcendantale du sujet pur — Est à l’œuvre dans une telle constitution de la liberté, une illusion transcendantale. En effet, la philosophie recherche d’abord et avant tout la possibilité de poser a priori la vérité de l’essence de l’homme indépendamment de toutes les déterminations accidentelles, du fait qu’elles n’appartiennent qu’accidentellement au sujet, ne lui sont pas inhérentes. En ce sens, l’illusion se pose dans la confusion entre d’un côté la synthèse et de l’autre les contenus qui sont synthétisés. C’est parce qu’il y a cette confusion que la métaphysique peut envisager de trouver le sujet originel, le sujet d’avant l’expérience. Cette illusion est transcendantale en tant qu’elle constitue la condition de possibilité même de la philosophie, son postulat premier : en deçà de l’expérience il y a une racine universelle de l’homme, racine dépouillée de tout attribut contingent. L’illusion transcendantale tient à la possibilité de créer la fiction du sujet pur, à savoir de neutraliser dans une représentation tout donné empirique venant affecter l’être du sujet. Cette neutralisation vise ainsi à mettre en évidence dans sa pure forme intelligible le sujet, et de là à formaliser son devoir être authentique. Mais ce devoir être, au lieu d’être repensé en rapport avec l’expérience, est définitivement posé en sa vérité en transcendance par rapport au sensible, ce dernier n’étant qu’hétérogénéité à bannir, n’étant que la part maudite à évacuer de toute définition de l’être libre. La liberté philosophique est dès lors l’appropriation non pas des conditions d’une actualisation de soi dans l’expérience, mais la définition pure de soi sortie de l’expérience. Elle est l’appropriation du passé transcendantal en tant que lieu des possibles d’une sédimentation qui est rejetée. C’est là son paradoxe. En ce sens, si elle est bien obtention de la puissance non-réduite dans la focalisation intentionnelle sur une sédimentation intentionnelle affectuelle, reste qu’elle se dissout dans la puissance pure, sans reste, puissance qui ne peut in fine que renvoyer à une impuissance fondamentale, toute synthèse à l’expérience étant réduite à être erronée. Ici ce qu’énonçait Hegel par rapport au stoïcisme peut être généralisé à l’ensemble de la perspective métaphysique : elle est « la liberté qui provient toujours immédiatement d’elle-même et revient dans la pure universalité de la pensée (…). La liberté dans la pensée n’a pour vérité que la pensée pure et cette vérité n’est pas emplie par la vie ; et la liberté n’est que le concept de liberté et non la liberté vivante elle-même » [26].
56Apparaît clairement que la philosophie en tant que lutte déclarée contre toute forme d’emprisonnement de son intentionnalité dans la seule détermination de soi selon une sédimentation intentionnelle affectuelle, si elle permet de bien percevoir en quel sens il y a au niveau mondain un enfermement et une perte de soi, cependant ne conduit qu’à l’impuissance de la liberté. La philosophie, en nous libérant de la nécessaire affectualité de l’expérience, nous libère simultanément de toute liberté envisageable. La philosophie, à trop vouloir obtenir la puissance, à savoir s’approprier, comme je l’ai dit, ce qui excède les horizons intentionnels mondains, se perd dans l’impuissance absolue. L’impuissance absolue, c’est vouloir être Dieu, être celui qui ne peut justement rien. L’illusion transcendantale conduit à projeter la liberté en dehors de la dimension concrète de l’expérience, et à ne concevoir in fine, au niveau de l’existence, qu’un apprentissage à la libération, un détachement progressif de la prison du sensible.
Intentionnalité de la trahison : le temps des salauds
57Synthèse typologique — Avant de continuer, j’aimerais faire une pause, afin de revenir sur l’ensemble des figures que j’ai analysées, et légitimer la pertinence de la nouvelle figure de la liberté que j’introduis.
58Le premier temps a analysé l’autisme. Nous y avons vu en quel sens il était nécessaire qu’il y ait une synthèse affectuelle passive reliant le passé transcendantal au domaine empirique, ceci afin que la subjectivité puisse se déterminer. L’autisme est apparu ainsi comme liberté pure, à savoir liberté sans puissance, liberté n’ayant jamais eu la possibilité de s’emplir.
59Le second temps a montré à travers deux analyses concrètes en quel sens la focalisation intentionnelle sur une sédimentation, devant obtenir sa reconnaissance du corps communautaire, conduisait à agir selon certaines déterminations de la synthèse affectuelle de premier degré, provoquée par le corps communautaire lui-même. Liberté rognée, liberté seulement permise dans la capacité pour la subjectivité à se constituer selon les règles déterminant la possibilité d’une relation au monde. Se constituait un aveuglement sur soi, au sens, où dans les deux cas, il y avait oubli pour la subjectivité de la limite la définissant, oubli en définitive de l’inchoativité fondamentale du passé transcendantal.
60Dans le troisième temps, j’ai tenté de mettre en évidence que l’arrachement philosophique des déterminations issues du domaine empirique, en tant que réaction aux deux types de focalisation analysés dans la précédente partie, renvoyait à un autisme narcissique. La philosophie dans son refus d’être affectéinfecté par l’expérience aboutit elle-même à une impuissance de la liberté. La liberté n’étant que l’absolutisation de soi dans une représentation absolument transcendante ne permettait aucune actualisation de la puissance dans l’expérience.
61La liberté à la lumière de ces analyses n’est que le ressenti pour la subjectivité d’un choix, qui a pour fondement des causalités affectuelles strictes, aussi bien au niveau des synthèses empirico-transcendantales qu’au niveau des contenus déterminés en tant que sédimentation intentionnelle affectuelle.
62Toutefois ne pourrions-nous pas imaginer, une intentionnalité qui non seulement ne se laisserait pas happer par des sédimentations intentionnelles affectuelles, et qui de plus ne tomberait pas dans l’illusion transcendantale de la philosophie : le sujet pur ? Certes si, mais elle n’est pas des plus réjouissantes, puisqu’elle correspond, dans son cas extrême, au salaud.
63Aphorismes – Le salaud est un jouisseur. Consommateur de ce qu’il tire d’une expérience, à chaque instant selon les impacts affectuels qui viennent se sédimenter en lui, il se tient dans la possibilité de la négation de celles-ci, dans la possibilité de les effacer et de les remplacer par d’autres plus propices à son salut.
64Y a-t-il une sincérité chez le salaud ? Le salaud au moment où se détermine une sédimentation intentionnelle affectuelle est le plus souvent sincère. Il y croit, se pose dans la possible détermination de soi à partir de cette sédimentation. Toutefois celle-ci très rapidement court-circuitée par l’inchoativité du passé transcendantal va constituer en retour une représentation à distance vis-à-vis de cette polarité, et de là entrer dans l’ordre du calcul et de la recherche d’un intérêt supérieur. Chez le salaud, la sincérité ne porte donc pas sur la relation à ce qui lui est extérieur mais sur la possible adéquation en soi entre d’un côté la représentation de sa présentification et de l’autre la représentation de l’idéalité pleine de soi en tant que présentification désirée.
65La constitution intentionnelle du salaud est dialectique. Il tente toujours de manger à tous les râteliers.
66Le salaud obéit à la possibilité de la trahison. La trahison n’est pas la tromperie, la trahison ne peut d’aucune manière prétendre à l’éthique, au sens où l’éthique semble être un rapport de responsabilité à autrui, où la mémoire est prégnante, où le passé en tant que légitimité de la représentation de soi s’impose. Trahir, c’est pouvoir retourner sa veste sans qu’il y ait en soi de culpabilité, sans qu’en soi travaille la trace affectuelle du passé. Le traître prend un autre parti, quelles que soient les conditions de cette prise, sans qu’en lui il y ait contradiction entre représentation de sa présence concrète et représentation idéale de soi.
67Les salauds peuvent être de deux types : le salaud qui se définit en tant que tel et qui est dès la rencontre dans le jeu de la trahison avenir, et de l’autre le salaud qui actualise ce trait, la rencontre une fois passée.
68Le salaud, c’est celui qui tombe dans l’illusion de la liberté sans déterminisme, c’est celui qui efface le déterminisme, les références qui l’ont affecté, qui en vient à revendiquer sa supériorité du point de vue de l’autodétermination. Chez le salaud il y a toujours une certaine mégalomanie, au sens où il pense être maître et connaître la vérité de sa propre auto-constitution. C’est pourquoi il fait disparaître l’altérité, ou bien encore c’est pourquoi celle-ci n’est que l’instrument de sa propre constitution en tant que subjectivité.
69Il tient toujours un discours de la légitimité, il efface les traces du crime.
70Il est voleur, il dérobe en faisant croire que cela provient de lui-même : il est fondamentalement imposteur.
71Le méchant n’est pas forcément un salaud. Le méchant peut être fidèle à une conviction, la méchanceté étant le résultat d’une représentation provenant d’une altérité. Le salaud est toujours un méchant, car ce jugement est celui du trahi.
72Il n’y a pas de juge plus totalitaire que le salaud qui, pour accomplir la négation des traces affectuelles sédimentées en lui, accomplit, dans l’ordre de la représentation, la destruction de ces sédimentations. Avec le salaud se montre clairement le processus empirico-transcendantal des antagonismes de sédimentation. Cependant, il ne les perçoit pas, ne respecte pas le différentiel tensionnel entre les diverses polarisations. N’oublions pas qu’il n’est pas seulement juge, mais qu’il est aussi bourreau.
73Certaines strates du corps communautaire (celle où la constitution de soi s’impose par la suprématie de la représentation et de la mise en spectacle : la politique, le show-biz, les médias, etc.) produisent davantage de salauds que d’autres. Ces strates sont celles qui exigent la représentation de soi, sa marchandisation, selon des critères spécifiquement donnés, mais selon des variations constantes des déterminations référentielles (ces variations sont celles qui s’établissent dans la permutation permanente de ceux qui détiennent les règles de la strate ; le salaud choisit toujours le meilleur parti, on le sait). La dialectique du salaud est alors nécessitée afin que la subjectivité puisse s’assurer d’appartenir au corps communautaire.
74Qu’est-ce qui agit le salaud ? Ce qui l’agit c’est un va et vient constant entre passé transcendantal et sédimentation empirique. Il est jouisseur et consumériste, il ne trouve aucune satisfaction dans la sédimentation empirique et pourtant n’a de cesse de la réclamer. Il y a chez lui une mégalomanie. La mégalomanie se définit comme la surpuissance de l’inchoativité du passé transcendantal, mais non pas désiré dans sa pureté (ce qui est le cas de la philosophie métaphysique que j’ai étudiée ci-dessus) mais dans un contenu. Or, le contenu dès lors qu’il est représenté sera toujours en porte-à-faux par rapport à l’inchoativité des possibles du passé transcendantal. Ainsi, le salaud est sans cesse déporté vers d’autres contenus, toujours pensés a priori par lui, selon une idéalisation anticipante, comme possible venant suturer sa présence représentée comme déficiente et la représentation, intuitive en son contenu, d’une présence pleine. Le salaud est ainsi toujours un jouisseur momentané, qui en son fond agit comme une conscience malheureuse. Jamais il ne peut crier “terre”, jamais il ne peut enfin s’abandonner à une sédimentation, non pas qu’il ne le veuille pas, mais que tout simplement les dispositions transcendantales de sa détermination l’en empêchent.
75Sans pitié, car sans empathie en lui, sans éthique, car aucunement responsable face aux sédimentations affectuelles qui auraient pu le marquer, le salaud ne paraît qu’en quête de lui-même. Figure caricaturale de l’individualisme, il est le résultat d’une illusion de la subjectivité, à savoir de sa propre identité. Toujours déjà prêt à être instrumentalisé, il n’est lui-même que selon les modalités impliquées par des principes qui lui sont extérieurs, poursuivant seulement le maxima de jouissance pour son propre être, à savoir la possibilité constante de suturer la présentification de son propre être posée comme distante de la représentation idéale de soi.
76Au jeu du bluff, le salaud est toujours le plus fort. Normal, sans culpabilité, il n’est en dette vis-à-vis de rien.
77La mégalomanie du salaud le conduit à s’inscrire dans la performance, et à être prêt, comme l’a analysé Mehdi Belhaj Kacem dans Society, à être un tricheur.
78Malgré le narcissisme outrancier du salaud, celui-ci vit toujours dans l’envie, la jalousie. Le salaud ne peut faire autrement que d’être hanté par autrui. L’arrachement brutal des sédimentations intentionnelles affectuelles qui le détermine, s’il provient bien de l’inchoativité du passé transcendantal, se produit cependant à travers une autre sédimentation. Il n’y a rien de philosophique dans sa rupture avec une sédimentation. Cependant cette nouvelle sédimentation n’est que d’apparence et d’apparat, en tant que ce qui se joue par derrière c’est l’excès propre du passé d’origination. C’est pourquoi le salaud peut ressentir une forte émotion lors de la survenue d’un impact affectuel pouvant l’interpeller. C’est pourquoi aussi il est envieux, confondant ce qui provient de lui et ce qui se tient face à lui.
De la transpassibilité à l’événement : vers une éthique de la responsabilité
79L’ensemble de notre réflexion a montré pour le moment, en quel sens s’il pouvait y avoir la question d’une liberté pour le sujet humain, celle-ci se constituant au cœur même de son insertion dans l’expérience, du fait qu’elle se caractérise et se spécifie en rapport avec des réseaux de causalité qui viennent nous constituer selon des impacts affectuels qui se sédimentent en nous sous la forme de traces affectuelles : polarités intentionnelles affectuelles. Loin de toute croyance en la liberté d’un libre-arbitre, ou d’une volonté sans attache, que celle-ci soit celle du philosophe-autiste ou bien encore du salaud, cette question implique une réelle prise en vue du déterminisme, non pas au sens d’un anéantissement du singulier dans l’universel abstrait des lois de la nature, mais au sens où, de singulier de la subjectivité il n’y aurait, que selon justement une singularisation des causalités qui viennent la constituer. Dès lors, la question de la liberté, et Spinoza en a eu parfaitement conscience, ne correspond pas à une qualité ontologique donnée, mais s’inscrit selon les conditions déterminées d’être et de se représenter clairement les causes qui rendent possibles notre autoconstitution en tant que sujet humain. La question de la liberté se réduit phénoménologiquement à la question de la responsabilité envers la causalité singulière de notre être. L’auto-constitution n’est pas ainsi à comprendre comme constitution par soi indépendamment des causalités qui surgissent du domaine empirique, mais tout au contraire, elle s’inscrit comme possibilité pour le sujet d’une réelle correspondance à ces causes en tant qu’elles doivent être prises en vue à partir de lui-même et de la singularité phénoménale de son être.
80Dette et responsabilité — La responsabilité provient d’une trace affectuelle au niveau de la couche empirico-transcendantale passive du sujet. Elle a été confondue avec la morale, avec le daimon, avec Dieu. Certes elle est liée à une dette, à un être-en-dette, à un dû, à un devoir. Mais celui-ci, et ici l’analyse kantienne a été d’une certaine manière initiatique quoique trop catégorique comme je vais le montrer, n’est pas lié à une transcendance, à un horizon métaphysique, mais doit se concevoir au niveau de la jonction empiricotranscendantale.
81La responsabilité, chez Kant, a été posée formellement à partir de la possibilité de la causalité libre de la liberté posée en la ratio cognoscendi du devoir et de son impératif. La responsabilité, comme capacité à devenir une personne, sujet de la loi, se fonde sur la capacité à entendre la voix de la raison, voie qui loin d’être une possibilité parmi tant d’autres, doit devenir le cas même de l’existence humaine, ce par quoi elle doit pouvoir se constituer en tant que sujet doué de raison. Certes Kant dépasse toutes les illusions onto-théologiques que nous pouvons trouver dans la métaphysique traditionnelle, au sens où le plan de consistance de la subjectivité n’est plus posé, quant à sa constitution authentique, dans une transcendance extérieure. Cependant, et telle était la proposition que j’énonçais dans mon précédent article, reste que le devenir de la subjectivité se résorbe dans l’assomption d’une loi morale universellement valable, ceci du fait que tout principe subjectif d’action (maxime) doit au moment de son énonciation se constituer comme s’il pouvait être une loi universelle pour tout comportement humain. La responsabilité, qui incombe à la subjectivité la place dans la nécessité de répondre à des conditions qui lui sont antérieures et qui catégoriquement viennent biffer et effacer même, l’ensemble des causalités liées à l’expérience. Responsabilité paradoxale alors où, pour devenir sujet, je dois justement m’anéantir comme sujet singulier pour ne devenir en retour que l’universel abstrait d’un sujet moral agissant seulement selon des impératifs qui me coupent des conditions contingentes de ma propre existence. La responsabilité – qui se constitue comme sentiment moral – implique que je nie la singularité des causes qui agissent sur moi, pour agir comme si j’étais un sujet pur, un sujet pour qui seule l’universalité de l’existence humaine peut compter. Ce qui caractérise l’erreur kantienne, ce n’est pas d’avoir donner des contenus spécifiques à la loi morale et donc d’avoir établi un système de prescription, mais c’est d’avoir posé par la simple énonciation formelle de la loi une définition a priori de la subjectivité. Responsabilité toujours en dette, toujours nostalgique de cette possible origination sans mobile pathologiquement déterminant, possible toujours triste, qui me montre comme archétype de moi l’idéal d’une sainteté que je n’atteindrai jamais. Ce qui amène Kant à ce porte-à-faux obéit en fait méthodologiquement à sa négation du plan génératif empirico-transcendantal en faveur d’une analytique transcendantale a priori purement statique. Nonobstant, il parvient cependant à comprendre que la responsabilité et la dette qui en est le verso constitutif, s’attache à un affect, certes pour lui aucunement sensible, car purement intelligible. Toutefois il perçoit que nous sommes responsables parce qu’il y a en nous, sans que nous le souhaitions (il est certain que le scélérat ne souhaite pas entendre la loi, mais qu’il l’entend et qu’il doit la fuir), un affect qui est à l’œuvre, qui vient définir les limites de notre puissance à agir, à parler, à nous représenter nous-mêmes quant à des possibles d’existence. L’apport kantien tient à cela : une analyse pré-phénoménologique de la responsabilité comme limitation des possibles d’existence en rapport à un affect.
82La responsabilité éthique, si elle conserve cet acquis et tente même de l’approfondir, elle est par contre la possibilité de l’appropriation par la subjectivité, de ce qui vient la déterminer. Elle s’établit dans le rapport qui peut s’opérer entre présentification de soi selon les intensités des polarisations intentionnelles affectuelles qui sont à l’œuvre au niveau du plan de consistance empirico-transcendantal, et la représentation de ces sédimentations, représentation qui de fait, sinon en droit, n’est que l’effet de cette présentification. La responsabilité ouvre ainsi à la représentation. Elle ne doit pas être a priori subordonnée à un principe mais elle doit témoigner – en tant qu’effet du jeu affectuel qui s’opère dans les conjonctions ou disjonctions qui s’ordonnent au niveau des réseaux des polarisations intentionnelles affectuelles – du rapport affectuel qui me lie à certaines polarité affectuelles ou bien à certains réseaux.
83C’est parce que l’impact affectuel laisse son empreinte qu’il y a du remords, qu’il y a du regret, qu’il y a du scrupule. C’est parce qu’il y a trace affectuelle que nous nous sentons travaillés par une responsabilité, que nous nous sentons dans l’obligation d’écouter ce qui en nous, nous ne savons où par ailleurs, nous interpelle et exige une correspondance. Cette logique de la dette, Merleau-Ponty l’a parfaitement analysé dans La Phénoménologie de la perception, lorsqu’il se demande : « Qu’est-ce que la liberté ? ». Il montre dans son analyse, que ce n’est jamais une conscience nue qui décide, conscience émancipée qui se résout à l’action, mais qu’elle est toujours attachée à des polarisations affectuelles intentionnelles qui viennent la hanter, qui amènent la possibilité du choix [27].
84Au niveau empirico-transcendantal nous pouvons penser que la trace est affectuelle, à savoir que, loin d’être seulement souvenir, elle affecte. Elle capte encore par sa persistance le déferlement sans contenu de l’intensité du passé transcendantal. Elle vient hanter l’inchoativité, elle l’empêche de se donner dans sa pureté, ou encore elle l’empêche de se résorber dans un autre pôle de gravité intentionnelle. Le salaud, comme je l’ai montré, semble au niveau structurel avoir soit la possibilité d’effacer cette trace affectuelle, soit encore aurait en lui-même une moindre persistance de cette trace, comme si le souvenir n’était que superficiel, ne pouvait aucunement se sédimenter [28]. La responsabilité éthique, et ce quel qu’en soit le contenu, désigne l’irrésistible attraction d’une sédimentation ou d’un réseau, au point que toute remise en cause à partir du choc et de la trace d’un autre impact affectuel soit vécue sur le mode de la dette. La dette provient du fait que la première sédimentation affectuelle selon sa spécificité affectuelle nous lie à elle, nous montre que l’on est constitué d’elle [29], au point qu’on puisse la désirer comme étant le propre de notre être (le cas de l’amour). La responsabilité est en ce sens la résistance qu’exerce une synthèse passive affectuelle déterminée face au jeu de forces qui se constituent à travers la formation d’autres synthèses qui peuvent lui être antagonistes. Elle se destine comme la circulation pour l’intentionnalité entre des pôles affectuels qui se sont sédimentés [30].
85Le salaud, l’analyse l’a montré, n’éprouve aucun remords, aucune culpabilité, ou alors une légère qui s’estompe aussi vite qu’elle est apparue. Le salaud, parce que les synthèses peuvent être dissoutes rapidement (pour chaque cas, il faudrait faire la typologie de ces synthèses et les penser selon leur contenu spécifique), ne se sent jamais en dette. La dette, le salaud l’éprouve le pistolet sur la tempe, contraint et forcé. La responsabilité, à l’inverse, oblige la subjectivité à se sentir coupable lorsque nous tentons de suivre une autre forme d’intentionnalité. La synthèse affectuelle par sa résistance harcèle, soit consciemment, en tant que nous ne pouvons faire autrement qu’y réfléchir, soit inconsciemment, exerçant sa force dans le pur jeu affectuel empirico-transcendantal. Nous pouvons bien nous tromper, ou bien tromper quelqu’un d’autre, nous ne serons jamais des traîtres ou des salauds, pénitents, même si nous nous taisons, au fond de nous-mêmes remords et regrets se mêlent, un irrésistible sentiment de culpabilité se déverse. Celui qui a le sentiment de tromper et qui le vit sur le mode de l’aliénation de soi, n’accomplit aucune trahison. Cette dernière n’est jamais une tromperie singulière, mais toujours une accumulation, voire un accroissement des tromperies, avec une diminution constante de la culpabilité, au point qu’il devienne le traître.
86L’éthique est toujours une éthique de la responsabilité, du répondant et donc de l’écoute. Pas d’éthique sans qu’il y ait cette écoute. Mais écoute non pas de ce qui est extérieur, même si l’extériorité y intervient, mais écoute des processus qui constituent notre propre incarnation en présence et qui met en jeu nos représentations de nous-mêmes et des autres. L’éthique de la responsabilité se caractérise comme une éthique de soi, un souci de soi, où l’altérité n’est plus pensée ni comme la forme conditionnelle possible de l’universalité (Kant), ni comme réalité extérieure à ma dimension d’être, mais seulement selon le rapport entre trace affectuelle (présentification de premier degré d’un impact) et représentation de celle-ci (présentification de second degré).
87En ce sens, l’éthique conduit à se représenter les limites propres qui structurent la synthèse passive affectuelle de premier degré. L’éthique est la responsabilité face aux déterminations qui constituent notre puissance d’être, afin de comprendre en quel sens il y a aussi une extériorité (le possible) par rapport cette limitation. En ce sens, si notre puissance d’être correspond aux limites modales de notre possibilité d’être affecté, et donc à la modalité propre de la synthèse passive affectuelle déterminée empirico-transcendantalement selon des polarisations intentionnelles affectuelles, alors l’éthique doit conduire à déclôturer la représentation limite en ouvrant à ce qui est extérieur à notre puissance actuelle, son excès. L’éthique est ainsi la mise en lumière de la différence entre le virtuel — qui est le résultat de la réduction de l’inchoativité du passé transcendantal dans un champ de puissance ou de capacité d’être spécifique — et le possible — qui est l’ouverture à la pleine variation des possibles en puissance pour une existence. Cependant, il ne s’agit pas de devenir un salaud, ou encore de tomber dans un simple jeu de déclôturation par provocation, par refus péremptoire (ce qui se constitue encore comme limitation modale de la synthèse passive de premier degré). Mais il s’agit de s’ouvrir au possible sans contenu qui est en excès par rapport à notre puissance. Ce qui n’est rien d’autre que de s’ouvrir à l’inchoativité propre du passé transcendantal, non pas en tant que pouvant être posé comme modalité authentique, mais en tant qu’il nous laisse disponibles pour d’autres formes de modalité relationnelle au monde.
88L’éthique conduit à une transpassibilité face à l’événement. La transpassibilité est un mode d’être qui laisse disponible notre intentionnalité pour l’accueil de toute nouvelle sédimentation, non pas en tant que désirée (ce qui ne mènerait qu’à la soif ininterrompue du nouveau, et par conséquent à la variation de modes), mais en tant qu’elle devra entrer en rapport avec les autres sédimentations qui se sont déjà inscrites et tracées au niveau du plan empiricotranscendantal de notre conscience. Est évident que cette éthique-là, loin de pouvoir être réduite à une éthique sociale (Hegel), et davantage une éthique personnelle qui d’aucune manière ne peut réduire sa singularité — au niveau des causes qui la déterminent — dans une identité qui viendrait en former l’assomption.
89Une éthique des courbes — L’éthique n’est ainsi que la possibilité pour la subjectivité de faire jouer au sein de la représentation des intensités affectuelles qui se sont constituées au cœur de la phénoménalité déterministe du monde. Si elle se tient dans la possibilité de la réalisation de soi, ce n’est ni selon un principe formel, ni selon la possibilité d’une volonté détachée de toute activité et affectualité liée au domaine empirique, mais c’est justement dans la mise en tension des polarités affectuelles issues de l’immersion de la subjectivité dans le monde. Elle est seulement prise en vue du déterminisme, en tant que celui-ci dans son travail au niveau de la présence humaine et sa spécificité, amène que la subjectivité est le résultat d’une singularisation du déterminisme.
90Faire jouer, laisser se jouer. L’éthique a ainsi pour enjeu propre non plus la subjectivité isolée, mais le rapport entre le sujet et le monde sans que soit posé a priori un principe régulant ce rapport, ni la pré-définition d’une identité venant prendre la place de la constitution de la subjectivité à partir de l’interaction empirico-transcendantale. On aura reconnu ici pour une part le travail de Spinoza, même si notre compréhension se détache de l’ensemble axiomatique de son ontologie fondée sur l’expression de la substance sous la forme d’attributs parallèles. L’éthique peut être ainsi décrite comme un mouvement, qui n’est autre que celui de l’intentionnalité (celle-ci serait en ce sens la synthèse ultime du travail de tensions au niveau des polarités empirico-transcendantales). Ce mouvement, loin d’être constitué de droites, de chemins droits et directs comme ceux qui gouvernent notre rapport au monde comme l’a parfaitement aperçu Adorno, est courbe [31], est constitué d’hésitations, de reprise, de remords, de doutes. L’éthique de la responsabilité n’a rien à voir avec la froideur d’un jugement, avec la certitude absolue du choix ; mais elle se constitue dans les tensions éprouvées qu’il peut y avoir au niveau des polarisations empiricotranscendantales et les modalités possibles pour la synthèse passive affectuelle de premier degré. Elle est courbe et refuse l’illusion de l’épochè, ou encore du court-circuit de notre rapport au monde, comme Heidegger par l’angoisse, ou Pascal par l’ennui ont pu la mettre en évidence. Et ceci parce qu’elle sait que toute représentation de soi épurée de tout contenu accidentel, non seulement ne permet pas d’éprouver l’ensemble des causes qui nous déterminent, et en quel sens nous ne sommes que par ce qui vient nous toucher, mais en plus que cette représentation est elle-même une sédimentation qui peut venir happer l’inchoativité du passé transcendantal. Cette éthique est celle qui nous lie aux synthèses qui se sont constituées en nous, synthèses que nous avons à énoncer dans l’ordre de la représentation, afin d’en sentir l’affectualité propre. L’éthique de la responsabilité se constitue dès lors dans la forme du jugement réfléchissant pour la subjectivité et jamais dans l’ordre de la détermination. Le jugement, selon l’immanence des tensions caractérisant la singularité du plan de consistance empirico-transcendantal, n’a de cesse de se reprendre, lente maturation, de se réviser, de tourner sur lui-même, de revenir sur ses pas. Pour sûr, cette éthique demande une réelle endurance face à soi, met à distance toute prétention péremptoire d’une performation de soi en toute vérité.
91Éthique et généalogie — La responsabilité ne nous pose alors plus dans le domaine objectif d’une appartenance, mais conduit à former, selon ses modalités intentionnelles, des plans singuliers de consistance de soi. Ce qui implique corrélativement qu’elle ne se pose jamais d’emblée dans une histoire. Et c’est aussi en ce sens qu’elle s’éloigne de la définition éthique de Hegel. Elle s’inscrit, dans son mouvement de sédimentation-désédimentation, dans des lignes particulières de causalité, notamment et surtout quant à son rapport au corps communautaire. L’éthique de la responsabilité conduit ainsi à la prise en vue de sa provenance comme généalogiquement déterminée. Loin de s’absoudre dans les critères de vérité objectifs de l’histoire et de là de se constituer comme subjectivité attestée par ces critères, elle opère sa reconnaissance dans les zigzags de sa propre constitution, à savoir dans l’ensemble génératif des causalités l’ayant constitué au niveau empirico-transcendantal. Toute forme d’histoire, et donc de représentation intersubjective, ne peut alors avoir de valeurs que selon le rapport tensionnel affectuel interne qui se produit entre d’une part représentation généalogique de soi (causalité singularisée) et d’autre part représentation de soi dans la construction diachronique et synchronique d’une intersubjectivité.
Post-scriptum
92Cette réflexion si elle ne nous a pas conduits à la liberté – celle-ci n’étant in fine quant à sa réalité, qu’un concept à construire – aura eu au moins le mérite de nous faire comprendre l’enjeu d’une éthique de la responsabilité qui se veut en correspondance avec le déterminisme propre de chaque individu. Effectivement de liberté, au sens traditionnel, il n’y en a point, au sens où nous avons montré grâce à cette approche phénoménologique de la structure empiricotranscendantale de la subjectivité, que celle-ci correspond toujours non seulement à des déterminations, mais qu’en plus en elle-même elle obéit à des mécanismes transcendantaux stricts. En ce sens j’assume pour ma part parfaitement ce que crie Artaud le Momo : « Liberté, liberté, liberté, liberté. / Brûler l’être de la liberté. / Il n’y en a pas / Car au nom de la liberté toujours d’autres libertés / accourent cribler et étouffer la mienne. / Et je crois que pour être libre je dois d’abord me déclarer prisonnier (…) / Non je ne réclame pas la liberté mais le plomb / d’une conscience bien plantée en terre, bien ramenée /sur sa propre matière et qui n’en finira plus de / pilonner son fonds » [32]. Ce qu’il exprime ici c’est l’exigence de comprendre la nécessité qui nous gouverne, qui nous détermine, à savoir que nous ne sommes qu’en tant que nous sommes dans l’inextricable réseau de causes qui en rapport à nous nous détermine. Pilonner son fonds devient alors la possibilité constante de comprendre « l’horlogerie de notre âme » en rapport au monde, et par cette scrutation extrême – que n’a eu de cesse d’accomplir Artaud – c’est pouvoir accepter le déterminisme qui nous gouverne (ce que pour sa part il n’a pas réussi à faire, étant constamment repris par l’illusion de l’Esprit).
93L’antinomie de la liberté et du déterminisme apparaît clairement ainsi comme le résultat d’une fausse vision, et d’une réduction de la part de la philosophie des implications propres du déterminisme inhérent à l’homme. Le déterminisme est toujours pensé abstraitement, comme force universelle sans différence. Alors qu’il faut le comprendre, et l’ensemble de la physique comme les études en neurobiologie aussi peuvent le montrer, non pas comme une réalité substantialisée, mais dans la relation qui est établie à chaque chose et être, et dès lors selon sa singularisation dans chacun de ces êtres [33]. La liberté serait alors le concept désignant ma possibilité de percevoir la complexité des rapports causaux de ma propre existence et de les déterminer dans l’ordre de la représentation.
Notes
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[1]
Aristote, La métaphysique, A, 2.
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[2]
Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, T.3.
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[3]
Cf. Rousseau par exemple, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger, j’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine ; avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes en qualité d’agent libre. L’une choisit ou rejette par instinct et l’autre est un acte de liberté ».
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[4]
Ici on reconnaîtra la fameuse formule sartrienne, héritée de L’existentialisme est un humanisme. En ce sens Sartre, pour une grande part reprend, quoiqu’en la déplaçant, la définition traditionnelle de la liberté.
-
[5]
Je ne peux que m’étonner le temps passant qu’on se laisse ainsi prendre au jeu des énoncés ontologiques de Heidegger et en fait au voilement problématique qu’il pose. Ainsi qu’en est-il pour Heidegger d’une véritable compréhension de la causalité dans laquelle s’insère l’homme au niveau ontique. La causalité est immédiatement réduite à l’étant, et il arrache de l’étant, l’être qui pour cet être-là qu’est l’homme se tient dans une transcendance par rapport à toute forme de causalité. L’ontologie heideggerienne repose sur des postulats qui viennent voiler l’ensemble des difficultés du rapport de l’homme au monde : par rapport à la liberté, il postule la réalité ontologique de la liberté dans l’homme et ainsi peut imposer à l’homme cette qualité ontologique spécifique. Jamais il ne s’interroge sur le fait de savoir si ce qui est nommé traditionnellement liberté ne serait pas en fait le résultat d’une construction arbitraire de notre rapport au déterminisme.
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[6]
Kant, Critique de la raison pure, 3ème antinomie.
-
[7]
Descartes, Les Passions de l’âme, §.74. Force est cependant de constater, que Descartes ne peut que reconnaître, et ceci selon la probité de son raisonnement, que ce degré affectuel non seulement est lié aux données qui viennent se sédimenter, mais en plus agit plus ou moins consciemment sur notre propre psychisme, au point que nous soyons agis véritablement par ces polarités : « Comme aussi tout le mal qu’elles peuvent causer consiste en ce qu’elles fortifient et conservent ces pensées plus qu’il n’est besoin, ou bien qu’elles fortifient et conservent d’autres auxquelles il n’est pas bon de s’arrêter ». Ce qu’il ne réussit pas à cerner c’est que la res cogitons exige cet indice affectuel de toutes les données qui lui sont transmises par le biais du corps, à savoir qu’il ne peut y avoir du sens (conception) que selon l’intensité affectuelle singulière d’une donnée sensible (son, texture, image).
-
[8]
Antonio Damasio, Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience.
-
[9]
En effet, là m’apparaît une des références à la métaphysique classique de Heidegger, le fait que la Verfallenheit (le dévalement) permette le partage entre d’un côté l’inauthenticité du Dasein qui, échouant au monde, se détourne de lui-même, et de l’autre un Dasein qui puisse être défini authentiquement à partir d’une rupture ou d’un court-circuit de ce dévalement. L’angoisse comme charnière existentiale du Dasein n’est en quelque sorte que la traduction de la nécessité du désenchaînement revendiqué dès l’émergence platonicienne de la dimension intra-mondaine propre à la présentification de notre propre être. Cette logique, comme je le montrerai ultérieurement dans cet article, conduit à un aveuglement total sur la question de la liberté. En ce sens, si je me pose essentiellement dans un dialogue avec Spinoza quant à la question de la liberté, il est évident que cet auteur n’ait pu être que tu par le penseur de la forêt noire.
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[10]
Cette substantialisation de la liberté était de fait présente dans toute approche ontothéologique chrétienne dans la notion de Dieu. Toutefois, il a fallu attendre Bergson et Heidegger pour voir la liberté posée comme être, comme dimension ontologique, la liberté n’étant plus un prédicat d’une réalité, mais devenant la réalité elle-même de l’être. Même si Heidegger s’inscrit à l’encontre de cette substantialisation, il n’est que de lire ses énoncés sur la liberté dans le GA.31, pour apercevoir cette dérive de sa propre ontologie : « Liberté humaine ne signifie plus la liberté comme propriété de l’homme, mais à l’inverse : l’homme comme une possibilité de la liberté. La liberté humaine est la liberté pour autant qu’elle perce dans l’homme et le prend sur soi ». En tant que « racine de l’être et du temps », la liberté, qui serait alors confondue avec l’Ereignis, malgré la critique de la substantialisation, devient elle-même sujet agissant, ontologiquement déterminée.
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[11]
Je me permets de repréciser ce que j’entends par corps communautaire : il ne s’agit pas de comprendre celui-ci selon la logique classique de l’organisme et de son architecture centrée autour d’un noyau d’identité. J’entends « corps » bien plus au sens d’un ensemble de strates qui se constituent au niveau d’une diversité humaine par exclusion qualitative ou spécifique et qui sans avoir a priori de noyau permettant de les unifier, entrent cependant en interaction. Celle-ci peut être sympathique ou antagoniste.
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[12]
Ce qui signifie qu’il n’y a pas génétiquement (au sens phénoménologique du terme) une seule et unique humanité, mais que l’humanité se constitue selon la rencontre plurielle de contenus. Les impacts affectuels, reliés aussi bien à la réalité extérieure naturelle qu’à la réalité produite par un corps communautaire, déclenchent des possibilités d’expérience (différents types de synthèses passives) qui n’auraient pas pu se constituer en acte dans d’autres champs référentiels communautaires, ou encore d’autres formes naturelles d’extériorité. Est évacuée ainsi toute possibilité d’épochè statique. C’est là l’exigence d’une phénoménologie empirico-transcendantale générative, que de comprendre méthodologiquement les processus transcendantaux qui sous-tendent l’expérience en tant qu’ils sont causés spécifiquement par la rencontre de l’expérience.
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[13]
Libération, Daniel Sibony, « Loft » : retour d’images en pleine figure.
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[14]
Ce en quoi l’émission Arrêt sur images a été fort pertinente. La question véritable de Loft Story est celle de l’appropriation d’une représentation de soi à l’aune des critères de reconnaissance qui sont proprement déployés par un corps communautaire dans la diversité des strates qui la constituent.
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[15]
I loft you, Vincent Cespédes, « Toi qui es encore jeune, prouve ta jeunesse par la curiosité et ton désir ! Exige l’inaccessible ! Fuis la satiété et ses médiocres calculs ! Expose-toi aux feux de la vie – jardin immense – et apprends de tes aînés, quelle sue soit leur filiation pourvu qu’une probité les anime, comment donner un sens à ton parcours !Toi qui es jeune reste humble surtout ! »
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[16]
Ce phénomène d’identification afin de former un principe d’intégration communautaire est constatable lors de nombreuses crises sociales. Ainsi lors des manifestations anti-front national à la fin des années 80, il était très courant d’entendre le slogan : « Première, deuxième, troisième génération, tous enfants d’immigrés ».
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[17]
Cette définition de la subjectivité serait à comprendre selon la même logique que suit Husserl, lorsqu’il détermine le « nous, occidentaux » dans la Krisis, et qu’il y oppose l’ensemble des intentionnalités qui ne lui sont pas congruentes. On retrouve la même capture du pouvoir-être humain, dans l’absolutisation de la synthèse qui nous relie au monde, qui détermine le type de rapport que nous avons avec le monde.
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[18]
Taguieff, La nouvelle judéophobie.
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[19]
C’est en ce sens que peut être stigmatisée la recherche du bonheur et de la liberté au niveau social, telle qu’ont pu l’analyser aussi bien Debord que Baudrillard. Le bonheur est la possibilité d’intérioriser (de sédimenter) en soi les normes qui définissent l’obtention d’une représentation de soi au niveau du corps communautaire. En ce sens, le bonheur exige la normation de la synthèse passive de premier degré. Ce que met parfaitement en évidence Lipovetsky, dans Le Crépuscule du devoir, en tant que « travail performatif de soi à soi » : « La culture du bonheur ne se conçoit sans tout un arsenal de normes, d’informations techniques et scientifiques stimulant un travail permanent d’auto-contrôle et de surveillance de soi : après l’impératif catégorique, l’impératif narcissique glorifié sans relâche par la culture hygiénique et sportive, esthétique et diététique ».
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[20]
Platon, Le Banquet.
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[21]
L’ensemble de cette réflexion ne prend sa cohérence qu’en rapport à ce type de philosophie. Elle me paraît impliquer une compréhension de la liberté qu’il est nécessaire d’interroger en tant que contre-point de la capture de l’intentionnalité par des sédimentations intentionnelles affectuelles empiriquement constituées.
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[22]
Il est à remarquer que Heidegger lui-même, aussi bien dans le cours de 1925 Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, que dans Sein und Zeit ou Was ist das Metaphysik, se place dans ce type de perspectivisme, à travers la question de l’angoisse. Cependant, par rapport à la philosophie traditionnelle, il retire toute forme de transcendance à l’ouverture des possibles de notre être dans l’absorption de l’angoisse, il pose ce moment seulement comme charnière existentiale. Ce que je vais tenter de montrer dans les parties qui suivent, c’est en quel sens cette épochè transcendantale du Dasein, ou encore tout effort de neutralisation n’est que de l’ordre de l’illusion transcendantale, au sens où jamais la conscience, lorsqu’elle pense, se pense, ou encore fait l’expérience, ne peut se détacher d’un emplissement de sédimentations affectuelles. N’oublions pas que les mots que nous pouvons penser sont eux-mêmes des impacts affectuels qui viennent se sédimenter.
-
[23]
Platon, République, livre VI.
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[24]
Cf. Platon, Le Phèdre.
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[25]
Rousseau, Emile, livre IV.
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[26]
Hegel, Phénoménologie de l’esprit.
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[27]
Merleau-Ponty, La Phénoménologie de la perception : « On torture un homme pour le faire parler. S’il refuse de donner des noms et les adresses qu’on veut lui arracher, ce n’est pas une décision solitaire et sans appuis ; il se sentait encore avec ses camarades, et encore engagé dans la lutte commune, il était comme incapable de parler ; ou bien, depuis des mois et des années, il a affronté en pensée cette épreuve et misé toute sa vie sur elle (…). Ce n’est pas finalement une conscience nue qui résiste à la douleur, mais le prisonnier avec ses camarades (…). Et sans doute c’est l’individu, dans sa prison ; qui ranime chaque jour ses fantômes, ils lui rendent la force qu’il leur a donnée ». Dans ce passage est visible en quel sens le choix de la résistance, qui est proprement un choix de l’éthique de la responsabilité, ne provient pas du pur accomplissement d’un principe formel (par exemple chez Kant, dans Un prétendu droit de mentir par humanité), mais se détermine selon les intensités affectuelles de polarisation de traces affectuelles issues de l’expérience.
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[28]
Il faudrait ici s’interroger, selon la perspective des neurosciences sur les spécificités de la rétention en mémoire des données et sur la qualité affectuelle de celle-ci.
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[29]
L’image platonicienne du Théétète n’est pas anodine, lorsqu’il explique qu’il ne doit pas crier lorsqu’il lui arrache une illusion, comme une femme à qui l’on arrache son enfant. On enlève ce qui s’est constitué comme une partie de soi, comme une progéniture de soi, comme ce dont on est aussi producteur, l’usine. L’affect qui nous lie à une responsabilité est véritablement une partie de nous, au sens où nous ne sommes devenus que par lui. De plus par la représentation que nous produisons de lui-même, vient sur-déterminer son intensité. Ce qui peut l’amener à des crises de responsabilité les plus douloureuses.
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[30]
C’est à ce niveau que se marque pour une part la faiblesse d’Antonio Damasio quant à ses recherches. Ainsi, s’il peut expliquer dans L’Erreur de Descartes, que « la méconnaissance <des sentiments> peut être désastreuse, surtout quand il s’agit de prendre des décisions dont peut dépendre notre avenir » au sens où « la raison seule ne peut fonder ces décisions, elles exigent qu’on sente les choses dans les tripes, et que l’on mette à profit cette sagesse des sentiments » reste qu’il laisse impensé 1) le fait que le sens de la représentation est de part en part affectuel, et qu’il n’y a pas de pure rationalité exempte d’affectualité 2) en quel sens se détermine au niveau des structures neuronales les émotions qui viennent infléchir le choix.
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[31]
Cf. Minima Moralia.
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[32]
Antonin Artaud, Œuvre complète, Tome XII.
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[33]
Ici je rejoins pour une part le travail de Bergson sur la ligne continue du vivant. Toutefois, je dois rejeter la substantialisation ontologique de la liberté.