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Article de revue

En quel sens le concept marxiste de propriété est-il métaphysique ?

Pages 107 à 138

Notes

  • [1]
    Laissons de côté le problème du caractère explicitement non-métaphysique de la spéculation heideggérienne…
  • [2]
    Selon l’expression de la Contribution à la critique de la philosophie hégélienne du droit (1843 ou début 1844 — la date est controversée).
  • [3]
    Nous assumons cette allusion à Spinoza dans toutes ses conséquences…
  • [4]
    Nous n’aborderons pas le thème de « l’ontologie de la relation » (cf. E. Balibar, La philosophie de Marx, pp. 31-32).
  • [5]
    Nous donnons une interprétation, parmi tant d’autres possibles, de ce premier quatrain du célèbre sonnet tiré des Chimères de Nerval.
  • [6]
    « La nature est l’esprit en tant qu’il s’est rendu étranger à lui-même » (in Philosophie de la nature, Vrin, pp. 347-348).
  • [7]
    « Par suite, la détermination de l’esprit est la manifestation. » (in Philosophie de l’esprit, Vrin, p. 178)
  • [8]
    Dans la trad. Tricaud, rééd. Dalloz, 2000, p. 83, traduction est légèrement différente : « ce qu’on donnerait pour disposer de son pouvoir ».
  • [9]
    Au niveau du cœur : la diastole est le remplissage des oreillettes, la systole est l’éjection des ventricules.
  • [10]
    Cité par Althusser, in Soutenance d’Amiens, repris dans Solitude de Machiavel, éd. Puf, coll. « Actuel Marx Confrontation ».
  • [11]
    In Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, pp. 87-91. Nous laissons de côté la question des modifications apportées par Engels au texte de Marx.
  • [12]
    A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, « Tel », rééd. 2003.
  • [13]
    On comprend par cela seulement le scandale provoqué en Union Soviétique lors de la découverte tardive des Manuscrits de jeunesse de Marx…
  • [14]
    « Si toute atteinte à la propriété, sans distinction ni détermination plus ou moins précise, est du vol, toute propriété privée ne serait-elle pas du vol ? » ; « Est-ce que, par ma propriété privée, je n’exclus pas toute tierce personne de cette propriété, violant ainsi son droit de propriété ? » (Œuvres, III, éd. Pléiade, page 239).
  • [15]
    Trad. J.-C. Carrière, éd. GF, p. 89.
  • [16]
    Trad. A. Adamov et M. Cadot, éd. GF, p. 118.
  • [17]
    Althusser tient précisément cela pour une marque décisive de la « coupure épistémologique » : cf. Eléments d’autocritique, in Solitude de Machiavel, Puf, « Actuel Marx Confrontation », p. 167.
  • [18]
    Ajoutons deux remarques. 1°/ Proudhon continue d’opposer le propriétaire foncier et le fermier, sans comprendre le considérable changement de statut qu’a connu le fermier au cours de l’histoire — et sans comprendre non plus, du même coup, la relation nouvelle qui unit l’exploitant agricole (fermier d’un nouveau type) au propriétaire foncier. La grande erreur de Proudhon — selon Marx — tient donc à sa manière de penser la propriété foncière (et la rente) dans les sociétés capitalistes de son temps à partir de l’ancien concept de propriété foncière (qui impliquait une relation rendue aujourd’hui caduque du fermier et du propriétaire terrien). Le fermier n’est plus le colon du propriétaire, mais il devient lui-même, en tant qu’exploitant agricole, un capitaliste. 2°/ Proudhon croit à tort que le propriétaire foncier moderne est susceptible par le biais de la rente, tout comme le seigneur de jadis à son domaine, de rester attaché à ses terres. Marx insiste au contraire sur ceci, que désormais le propriétaire foncier, tout comme l’exploitant agricole d’ailleurs, est indifférent à ses terres. Comme souvent chez Marx, l’exemple privilégié est l’Angleterre, où le propriétaire ne connaissait pas toujours ses terres (cf. p. 216). De même que ses terres sont seulement pour l’exploitant capitaliste lui-même un matériau contingent à travailler, de même, pour le propriétaire foncier, ses terres ne sont qu’abstraitement appréhendées au point de vue des revenus qu’il peut en tirer (par la rente). Il n’y a donc plus de différence fondamentale, à cet égard seulement, entre production industrielle et production agricole — c’est le règne du détachement généralisé.
  • [19]
    Cf. le développement de Marx intitulé « La production de la plus-value » dans Salaire, prix, profit.
  • [20]
    Cf. Althusser, Eléments d’autocritique, in Solitude de Machiavel, puf, « Actuel Marx Confrontation », p. 164.
  • [21]
    Auteur de La société archaïque (1877).
  • [22]
    Concernant cette nuance importante, cf. 1°/ la lettre du 21 septembre 1890 de Engels à Bloch, in Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, Costes, 1952, pp. 139-140 ; et 2°/ Althusser, « La dernière instance… » in Soutenance d’Amiens, rééd. PUF, « Actuel Marx Confrontation », p. 208 et sq.
  • [23]
    Shakespeare, Le marchand de Venise, acte IV, scène 1, trad. J. Grosjean, éd. GF bilingue, pp. 215-221.
  • [24]
    A l’époque moderne, il s’agit essentiellement du développement des machines.
  • [25]
    Au stade féodal : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent ; au stade capitaliste : bourgeoisie et prolétariat.
  • [26]
    Nous laissons de côté le problème du double régime du concept de propriété — comme appropriation violente au niveau infra-juridique de la société et comme propriété juridique au niveau de l’Etat. Cf. sur cette contradiction, E.Balibar, Lire le Capital, PUF, « Quadrige », pp. 456-466. Sous le même mot de « propriété », on parle en fait de deux choses radicalement différentes. Ce dernier problème terminologique nous semble logiquement commandé par la fragmentation entre la réalité économique et la superstructure juridique venant précisément s’y greffer en justifiant cette réalité.
  • [27]
    Nous ne parlerons pas des textes importants du Capital sur le machinisme (au livre I, le ch. 13 en particulier), car précisément ils engagent moins une dénonciation humaniste de l’aliénation humaine, ou même plus simplement de la condition ouvrière, qu’une analyse scientifique de l’insertion du salarié dans le procès du capital modifié par l’usage étendu des machines.
  • [28]
    Retour, puisque le thème était déjà présent dans l’article de 1842 sur les vols de bois.
  • [29]
    Pour un résumé particulièrement synthétique, cf. E. Balibar, La philosophie de Marx, éd. La découverte, pp. 54-58 pour le fétichisme et pp. 64-67 pour la réification.
  • [30]
    Et cette rupture était là avant qu’Althusser ne la mît en évidence en ces termes.
  • [31]
    Pour un repérage dans ce débat, cf. le livre de L. Goldmann, Lukacs et Heidegger (un cours de 1967-1968, éd. Denoël) ; et l’article de N. Tertulian, « Le concept d’aliénation chez Heidegger et Lukacs » (in Archives de philosophie, juillet-septembre 1993, tome 56, cahier 3, p. 431 et sq.).
English version
« Je suis le ténébreux, — le veuf, — l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, — et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie ».
Gérard de Nerval, El Desdichado

1Nous souhaitons apporter une contribution à la mise en évidence de la manière dont, chez les pères fondateurs du marxisme, le concept de propriété se rapporte — en tant qu’objet métaphysique d’une part — à sa vie réelle : l’histoire ; et se met à l’épreuve — en tant qu’objet historique d’autre part — de sa vie imaginaire : la métaphysique. Dans les deux cas, la propriété est un concept s’éclairant à la lumière de son Autre.

2Cette dialectique de l’histoire et de la métaphysique pose au lecteur de Marx et Engels le problème suivant : quel sort exact ces auteurs réservent-ils à la métaphysique de la propriété ? En sont-ils pleinement débarrassés ? Certes, de cette métaphysique, ils souhaitent à tout prix se défaire — mais ils semblent n’avoir de cesse de s’en défaire dans les termes même qui sont les siens. Il s’agit d’une métaphysique d’inspiration hégélienne et feuerbachienne, dont les traces sont fortes jusque dans l’œuvre maîtresse : le Capital. Certes, montrer de façon à la fois scientifique et critique le rôle de l’histoire réelle (i.e. celle des rapports de production et non plus celle des Idées) dans la constitution du droit, et notamment du droit de propriété, dans ce que celui-ci peut avoir de métaphysique — telle est l’une des tâches fondamentales du marxisme. Et pourtant ce détour par l’histoire, s’il ne fait pas directement ni explicitement fond sur une métaphysique positive de la propriété, se formule (tantôt sérieusement tantôt ironiquement) dans les termes d’un tel discours, et parmi ceux-ci tout particulièrement celui d’aliénation. Comment, à l’égard de l’aliénation, les textes marxistes ne constituent-ils pas un simple moment spéculatif entre ses thématisations hégélienne, feuerbachienne, heideggérienne [1] puis lukacsienne ? En dépit de toute « coupure épistémologique » (Althusser), la rémanence du thème de l’aliénation jusque dans le Capital (sous l’espèce du « fétichisme » et de la « réification ») ne signe-t-elle pas l’échec du projet initialement formulé de l’identification de la réalisation de la philosophie (« Realisierung der Philosophie ») et de sa suppression (« Aufhebung ») [2] ? Ce passage à l’acte a-t-il véritablement été accompli ? Cette suppression a-t-elle fini par être effective ?

3Plus précisément, le nœud de la difficulté réside en ceci, que d’un côté la disjonction formelle suivante s’impose : ou bien la métaphysique ou bien l’histoire. Or si l’on fait une histoire de la propriété, et non plus sa métaphysique, on appréhende scientifiquement l’objet propriété ; tandis que si l’on fait une métaphysique de la propriété, et non pas son histoire, on renonce à son approche scientifique. Et pourtant, d’un autre côté, nous allons présenter des raisons de croire que Marx a voulu souffler le chaud et le froid : reprendre (toute proportion bien gardée) une métaphysique de la propriété, tout en approfondissant l’investissement scientifique de cet objet. Paradoxe intenable ou ultime ruse de la raison dialectique ?

4Pour plus de clarté, sans doute devons-nous encore préciser ce qu’il faut entendre ici par métaphysique. Sans entrer dans l’histoire tumultueuse de la philosophie première, nous dirons que pour Marx est subsumé sous ce concept chez lui assez large (tant il aime à placer ses adversaires sous un même chef d’accusation, pratiquant ainsi l’art à visée polémique de la confusion maîtrisée), tout cela qui, en philosophie, est formulé de manière, sinon purement idéologique du moins purement conceptuelle. Autrement dit, il s’agit de tout cela, qui s’exprime 1°/ sans le souci, d’abord, d’une adéquation véritable au réel dans sa matérialité, 2°/ sans le souci, ensuite, de sa dépendance causale à l’égard de cette réalité matérielle, 3°/ sans le souci, enfin, de la nécessité d’une transformation effective de cette même réalité. Aux yeux de Marx, la métaphysique est tout au contraire : le discours philosophique 1°/ décalé, 2°/ inconscient des causes qui le déterminent [3] 3°/ et ineffectif. En ce sens bien large de la métaphysique, n’est pas seulement visé l’ouvrage d’Aristote ainsi nommé par erreur, ni non plus les Méditations de Descartes. D’abord et avant tout s’agit-il certes de Hegel ; mais Marx tient la métaphysique hégélienne pour le paradigme de toute métaphysique. La métaphysique dont il est question est-elle générale ou spéciale ? Le détail importe peu. Seules comptent la forme et la fonction du discours philosophique spécifique qu’est la métaphysique : or sa forme est l’abstraction conceptuelle ; et sa fonction, la contemplation ou ce que l’on appelle aussi parfois la spéculation. Concernant la fonction de la métaphysique, il est bon de préciser qu’aux yeux de la science matérialiste, la prétention fondationnelle de la métaphysique est toujours illusoire. La métaphysique n’explique rien mais exige au contraire toujours d’être expliquée par autre chose qu’elle-même.

5S’il est clair que Marx s’oppose à la métaphysique ainsi définie, il n’est pas absolument exclu pour autant qu’il élabore son discours sur la base de concepts et de schèmes conceptuels sans retour imprégnés du mode métaphysique qui les déterminait auparavant. Il se pourrait même que Marx soit en effet resté prisonnier de ce mode tout en s’en déprenant explicitement. En ce sens, Marx ferait plutôt de la métaphysique, qu’il ne constituerait une métaphysique. Or la métaphysique qui va nous intéresser tourne essentiellement autour du concept d’aliénation en tant qu’il est le négatif du concept de propriété[4].

6Comme l’épigraphe nous l’indique, à sa façon poétique, l’aliénation (ici vécue comme dépossession par un poète empruntant la figure du déshérité) — et la métaphysique qui s’y exprime implicitement — peut être mise en rapport avec des conditions historiques (la chute de l’Ancien Régime, dans El Desdichado[5]). Au fond nous souhaiterions seulement attirer l’attention du lecteur sur ceci, qu’il y a peut-être une relation interne de la métaphysique et de l’histoire de la propriété — relation dont Marx et Engels n’ont sans doute pas toujours su se déprendre — à force même de l’avoir voulu.

7*

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« La vie de Dieu et la connaissance divine peuvent donc bien, si l’on veut, être exprimées comme un jeu de l’amour avec soi-même ; mais cette idée s’abaisse jusqu’à l’édification et même jusqu’à la fadeur quand y manquent le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif. En soi cette vie est bien l’égalité sereine et l’unité avec soi-même qui n’est pas sérieusement engagée dans l’être-autre et l’aliénation, et qui n’est pas non plus engagée dans le mouvement de surmonter cette aliénation. Mais cet en-soi est l’universalité abstraite dans laquelle on a fait abstraction de sa nature sienne qui est d’être pour soi, et donc en général de l’auto-mouvement de la forme ».
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Préface, trad. J. Hyppolite, tome I, p. 18.

1 – Que la notion de propriété suppose et reconduit au concept d’aliénation

9Le premier moment métaphysique de la propriété, chez Marx et Engels, semble être en effet celui où la notion de propriété est articulée à la notion d’aliénation (Entfremdung). Ce moment est directement hérité de Hegel et de Feuerbach. Tenons-nous en pour l’instant à l’héritage hégélien.

10On peut se référer à quatre ensembles textuels hégéliens qui — parmi d’autres possibles — posent, pour ainsi dire, le schème de l’aliénation 1°/ Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, « La vérité de la certitude de soi-même », 2°/ Principes de la philosophie du droit, §§47-48 et 57 ; 3°/ Phénoménologie de l’Esprit, « La religion manifeste » (in Aubier, trad. J.Hyppolite, t.2, pp. 258-290) 4°/ Encyclopédie des Sciences philosophiques, §247 (additif [6]) et §383 [7], par exemple.

11Qu’est-ce que l’aliénation ? C’est la position du sujet dans l’objet, l’objectivation par laquelle un sujet dresse en face de lui un objet, celui-ci venant contraindre celui-là. L’aliénation est l’acte par lequel le sujet se rend passif, en se soumettant à la Chose qui initialement était la sienne. Soumission volontaire.

12Par conséquent, de quoi suis-je le propriétaire et de quoi suis-je susceptible d’être dépossédé, sinon de moi-même ? 1°/ Par la production de mes œuvres je me pose moi-même hors de moi-même, je vis sur le mode de la scission le rapport de moi à moi-même ; 2°/ mon corps est d’avance posé en face de moi, il n’est pas mon corps, il est un corps parmi d’autres corps naturels ; 3°/ le Père, d’abord forme abstraite, est loin du monde, avant de trouver dans son Autre (le Fils) sa forme aliénée ; 4°/ l’Esprit, par son effort d’extériorisation, s’objective, et donc s’aliène (l’aliénation n’arrive pas du dehors, elle est produite avec le consentement du sujet résigné).

13Aussi Hegel engage-t-il en retour le thème de la réappropriation ou de l’aliénation de l’aliénation : 1°/ par mon travail je suis en même temps actif (contrairement au maître, dont la jouissance est tout empreinte de passivité) ; 2°/ par l’habitude je reconnais progressivement mon corps comme mien, j’intériorise ses mécanismes en le faisant organisme, de même qu’il intériorise mes volontés en me faisant âme ; 3°/ par son Fils, le Père se donne un contenu effectif en devenant Esprit Saint ; 4°/ par son extériorisation dans la nature, l’Esprit se retrouve, il se ressaisit en tant que vivant, et se dépasse en tant que forme abstraite, froide, « orientale ».

14De ces quatre moments il est clair que le dernier est le principal, en cela qu’il résume les trois précédents. A ce moment, l’Esprit, d’abord en lui-même, se retrouve pour-soi, en se donnant un Autre. L’Esprit aliéné aliène son aliénation — l’Esprit comme position absolue.

15Mais comme elle a dialectiquement traversé le moment religieux, l’aliénation fondamentale reste donc — déjà chez Hegel — d’ordre et d’origine religieux : à ceci près qu’elle est aliénation de la divinité spirituelle se faisant monde (et non pas de l’homme dans la divinité spirituelle, comme ce sera le cas chez Feuerbach). L’aliénation est aliénation du supérieur dans l’inférieur, du participé dans le participant (au sens plotinien). Le dépassement de l’aliénation est effectué par l’instance supérieure, sujet plus que substance — l’Esprit (Geist).

16Le sujet (hypokeimenon) de la propriété c’est toujours, en dernière instance, l’Esprit : c’est lui qui, d’abord formel, privé de propriétés (au sens d’attributs), ramené à l’abstraction de l’Ousia, se remplit ensuite d’un contenu effectif (wirklich) — 1°/ (à travers moi,) d’une œuvre qui est la sienne ; 2°/ (à travers la nature,) d’un corps propre ; 3°/ (à travers le Christ) d’une chair symbolique, 4°/ et surtout (à travers son Autre), d’un monde à lui.

17La propriété dont il est ici question est de part en part métaphysique : et si elle a une histoire, celle-ci se confond avec l’histoire de la vie de l’Esprit. L’histoire dont il est question, ce n’est pas tant l’histoire matérielle et économique de la propriété, que l’histoire providentielle (au sens d’un Bossuet) du Contenu spirituel advenant à lui-même — histoire eschatologique.

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« Hominem homini Deum esse ». « L’homme est un Dieu pour l’homme ».
Spinoza, Ethique, IV, proposition 35, Scolie

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« La valeur d’un homme, son estimation, est, comme pour toutes les autres choses, son prix, c’est-à-dire exactement ce qu’on en donne pour l’usage de sa force ».
Hobbes, Léviathan (1651), chapitre 10 [8], cité par Marx dans Salaire, prix et profit (1865),« La force de travail »

2 – La signification vraie de l’aliénation religieuse et de l’appropriation

21Après qu’elle a été posée en termes hégéliens, l’aliénation comme le négatif du concept de propriété, est cela-même dont Feuerbach et le jeune Marx héritent philosophiquement. Cependant ils en retournent au plus vite la portée et la signification à l’encontre de tout exécuteur testamentaire. Car, pour eux, il va être à présent question de penser, non plus tant l’aliénation de Dieu dans le monde, que celle — pour ainsi dire — du monde en Dieu. Hegel a bien vu, pour qualifier l’aliénation de religieuse, qu’il y avait scission, et que cette scission engageait le rapport du supérieur et de l’inférieur. Mais ce qu’il a manqué, selon Feuerbach avant Marx, c’est la direction c’est-à-dire l’ordre d’une telle aliénation. Il a pressenti un phénomène sans en maîtriser la structure. Car en quoi consiste plutôt cette aliénation ? Dès lors qu’elle est scission, il s’agit de soutenir que c’est moins — comme chez Hegel — l’inférieur qui se détache du supérieur, que le supérieur de l’inférieur. Or, à condition de s’en tenir à ces termes, les choses ne seront pas ultérieurement récusées par Marx !

22Pour Feuerbach tout d’abord, on peut esquisser quelques éléments doctrinaux à partir d’un texte central — l’introduction à L’Essence du Christianisme (1841 pour la première édition ; traduction Osier, éditions François Maspero, 1968 ; rééd. Gallimard, Tel, 1992). Nous laisserons délibérément de côté le rapport implicite et explicite à Spinoza, dont l’introduction de Jean-Pierre Osier restitue parfaitement l’enjeu. Aussi abstraite soit leur distinction, trois lignes de force semblent se dégager de ce texte : 1°/ le rapport de Dieu et de l’essence humaine ; 2°/ le statut du sentiment divin ; 3°/ le rapport inversé du sujet et du prédicat (rapport qui fournira un puissant schème conceptuel, logiquement fondé de surcroît, aux marxistes voire à Nietzsche). Le premier point donne la thèse de Feuerbach ; le second prépare phénoménologiquement le troisième ; lequel constitue l’argument principal en faveur de la thèse en question.

231°/ Ludwig Feuerbach en vient assez rapidement à soutenir, et avec vigueur, que « l’être absolu, le Dieu de l’homme est sa propre essence » (p. 123). Sa propre essence ? C’est-à-dire son essence en tant que genre humain. Certes Feuerbach accepte la finitude de l’homme individuel — en tant que cette finitude explique le besoin que cet homme a de poser hors de lui, au-dessus de lui, un référent analogique dont les déterminations seraient, au fond, les mêmes que les siennes propres, mais élevées à la puissance de l’infini. Mais ce que l’homme individuel, fini, malheureusement conscient (au sens hégélien), ne voit pas, c’est qu’il effectue une projection de son essence générique dans un être transcendant infini. Et cette inévitable opération de l’imagination a pour effet d’appauvrir l’essence du genre au profit de l’entité divine posée de façon supplétive, comme en passant : « puisque le positif, l’essentiel dans l’intuition ou la détermination de l’être divin n’est que l’humain, l’intuition de l’homme, en tant qu’il est objet de la conscience, ne peut être que négative, misanthrope. Pour enrichir Dieu, l’homme doit s’appauvrir ; pour que Dieu soit tout, l’homme doit n’être rien » (pp. 143-144).

24En vérité, le mouvement est double. Selon la métaphore à privilégier, on parlera ou bien d’activité artérielle et d’activité veineuse, ou bien de systole et de diastole[9], ou encore de force de répulsion et de force d’attraction. Plus généralement : « expulsion » dans un cas, « reprise » dans l’autre. D’un côté l’homme met à distance son être générique, auquel être il donne le nom divin ; d’un autre côté, le même homme ressaisit en lui-même et pour lui-même un tel être dès lors que l’on a revêtu celui-ci de la gangue mystique qui semblait à tous lui convenir. Feuerbach (p. 149) :

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De même que l’activité artérielle conduit aux extrémités le sang que l’activité veineuse ramène, de même que la vie consiste en une systole et une diastole continuelles, de même dans la religion : dans la systole religieuse, l’homme expulse de lui-même sa propre essence, il se chasse, se rejette lui-même ; dans la diastole religieuse, il reprend dans son cœur l’essence expulsée. Dieu est le seul être agissant par lui-même, actif de lui-même : tel est l’acte de la force de répulsion religieuse. Dieu est l’être qui agit en moi, avec moi, par moi, sur moi, pour moi, le principe de mon salut, de mes bonnes pensées et actions, par suite mon bon principe et mon essence : tel est l’acte de la force d’attraction religieuse.

26Au fond, nous dirons de l’homme qu’il a placé en Dieu ce qui lui manque individuellement — mais, qu’il a ainsi manqué ou refoulé les possibilités et les actualités qui sont celles de l’essence humaine, générique. Ce que l’homme — chaque homme — a « inconsciemment » placé en Dieu, c’est cela-même en quoi consistait l’essence humaine au sens générique : « tout ce que la religion nie par la conscience — à supposer naturellement que cet objet qu’elle nie, soit, en soi essentiel, authentique, par suite impossible à nier —, dans la réalité elle le pose à nouveau inconsciemment en Dieu » (p. 145).

27Mais si la conscience religieuse ne fait que nier ce qu’il y a de réel dans l’homme pour l’affirmer dans la divinité qu’elle pose, qu’est-ce qu’un tel renversement aliénant peut attendre d’autre qu’un second renversement, ou renversement de rétablissement ? Or ce renversement du renversement, s’effectue à travers l’opposition du point de vue de la philosophie hégélienne et de la religion d’une part, et de celui de la « vérité » d’autre part : « tout ce qui au sens de la spéculation surhumaine et de la religion ne possède que la signification de dérivé, de subjectif ou d’humain, de moyen, d’origine, possède du point de vue de la vérité la signification de l’originaire, du divin, de l’essence, de l’objet » (pp. 125-126).

28Et de la même façon peut-il écrire : « ce que l’homme affirme de Dieu, il l’affirme en vérité de lui-même » (p. 147).

292°/ Cette thèse s’atteste d’abord par l’analyse du sentiment religieux. Feuerbach veut montrer que si nous pouvons prétendre à un sentiment de l’infini, de l’absolu, du divin, etc., c’est qu’en vérité le sentiment lui-même est infini, absolu, divin, etc. L’analyse du sentiment religieux est donc déjà l’occasion d’un renversement du renversement — occasion qui trouvera son fondement logique dans l’analyse du rapport sujet/prédicat (cf. point suivant).

30La question que se pose Feuerbach est la suivante : de deux choses l’une, le sentiment religieux est-il religieux parce qu’il se réfère à Dieu, ou bien est-il religieux parce que, au fond, tout sentiment est par lui-même religieux ? Le sentiment est-il d’emblée religieux en tant que sentiment ? Ou bien y a-t-il un moment religieux du sentiment : quand le sentiment non-religieux deviendrait-il dès lors religieux ? Feuerbach soutient bien évidemment que le sentiment est d’emblée et par lui-même religieux, autrement dit, que la source religieuse du sentiment est à trouver dans le sentiment lui-même : « Le sentiment est sanctifié simplement parce qu’il est sentiment ; le fondement de sa religiosité est la nature du sentiment, il se trouve dans le sentiment lui-même. N’est-ce pas pour cela que le sentiment est prononcé comme l’absolu, le divin lui-même ? Si le sentiment est par lui-même bon, religieux, c’est-à-dire sacré, divin, n’a-t-il pas en lui-même son Dieu ? » (p. 127).

31Le sentiment, aussi plat, aussi immanent, aussi matériel soit-il, donne « l’essence de la religion » : « ce que toi seul tu peux objectiver, exprimer comme étant l’infini, déterminer comme étant son essence, n’est que la nature du sentiment. (…) Le sentiment est ta puissance la plus intime et en même temps indépendante, séparée de toi, il est en toi, au-dessus de toi : Il est ta propre essence qui te saisit comme un autre être, en tant qu’un autre être, bref il est ton Dieu » (p. 127).

32L’argumentation ici mise en place par Feuerbach est la suivante : « Comment pourrais-tu percevoir le divin par le sentiment, si le sentiment n’était pas par lui-même de nature divine ? Le divin en vérité n’est connu que par le divin, “Dieu n’est connu que par lui-même”. L’être divin, que le sentiment perçoit, n’est en fait que l’essence du sentiment, enflammé et enchanté par lui-même — le sentiment enivré, heureux en lui-même » (p. 126).

33Ce raisonnement tire l’implication d’un énoncé spinoziste : si « Dieu n’est connu que par lui-même » (Court traité, partie I, ch. VII, §10), alors le sentiment par lequel nous connaissons Dieu, est par lui-même divin.

343°/ Mais la logique fondant véritablement ce renversement est à trouver dans l’analyse du rapport du sujet et du prédicat. Là se trouve le nerf de l’argumentation. La logique de Feuerbach est dialectique : elle atteste d’une part d’un renversement opéré à part égale par la conscience ordinaire et par la spéculation hégélienne, et d’autre part elle exige en retour le renversement de ce renversement. Si l’être divin n’est que la projection imaginaire de l’essence générique de l’homme, et si le sentiment ayant pour objet le divin n’est que l’expression déformée du caractère divin du sentiment lui-même, dans les deux cas c’est pour la même raison : à chaque fois, nous accordons indûment un crédit de réalité au sujet divin, aux dépens de ses qualités (sémantiques), ou de ses prédicats (logico-sémantiques), ou encore de ses attributs (ontologiques), en un mot : de ses propriétés. Nous prenons pour le sujet réel ce qui n’est qu’un effet (Dieu) ; nous tenons au contraire pour secondaire, dérivé, ce qui est réellement actif (qualités, prédicats, attributs — propriétés).

35Cette idée relève de la logique, car — quelque soit le contenu que l’on donne à ces termes — Feuerbach veut montrer que la vérité du sujet est à trouver dans ses propriétés, et non pas l’inverse :

36

La nécessité du sujet a son lieu seulement dans la nécessité du prédicat. Tu n’es être qu’à titre d’être humain ; la certitude et la réalité de ton existence ne résident que dans la certitude et la réalité de tes qualités humaines. Ce qu’est le sujet, n’a son lieu que dans le prédicat ; le prédicat est la vérité du sujet ; le sujet n’est que le prédicat personnifié, existant. Sujet et prédicat se séparent seulement comme existence et essence. La négation des prédicats est par suite la négation du sujet. Que te reste-t-il de l’être humain, si tu lui ôtes les qualités humaines ?
(p. 136)

37Quel serait l’intérêt d’une existence apathique, dénuée de qualités (au sens métaphysique) ? Cet intérêt serait nul, dans la mesure où « La qualité est le feu, l’oxygène, le sel de l’existence. Une existence en général, une existence sans qualité est une existence insipide, fade » (p. 133).

38De même en va-t-il de la substance divine : « Un Dieu qui a des prédicats abstraits a aussi une existence abstraite. L’existence, l’exister (Sein) est aussi varié que la qualité » (p. 138).

39La richesse de la qualité, du prédicat, de l’attribut, de la propriété, détermine la richesse de l’existence divine. On retrouve désormais, cette fois à l’égard de toute qualité, la même dialectique du renversement que celle opérée à l’égard du sentiment religieux : « Une qualité n’est pas divine du fait que Dieu la possède, mais Dieu la possède parce qu’elle est par elle-même en soi et pour-soi divine, parce que sans elle Dieu serait un être déficient » (p. 139).

40Le renversement du rôle incombant au sujet divin et au prédicat, appelle en conséquence un autre renversement, à l’issue duquel le prédicat devra apparaître comme le sujet véritable :

41

Mais si Dieu est, en tant que sujet, le déterminé, la qualité, alors que le prédicat est le déterminant, dans ce cas c’est en vérité au prédicat et non au sujet que revient le rang de l’être premier, le rang de la divinité. Ce n’est que lorsque plusieurs qualités, ces qualités étant contradictoires, sont réunies en un seul être, et que cet être est conçu comme un être personnel, une insistance particulière étant donc mise sur la personnalité, c’est à ce moment là seulement qu’on oublie l’origine de la religion, on oublie que ce qui dans la représentation de la réflexion est un prédicat distinguable et séparable, originairement constituait le véritable sujet.
(p. 139)

42La logique de l’auteur de L’Essence du Christianisme étant dialectique, l’ultime renversement qui en résulte sera dès lors celui par lequel l’essence humaine, non plus rejeton ou attribut du sujet divin, sera reconnue à son tour comme le sujet réel, effectif, comme la vérité de l’être divin : « Mais si nous avons maintenant établi que ce qu’est le sujet ou l’être — réside uniquement dans les déterminations, c’est-à-dire que le prédicat est le véritable sujet, nous avons démontré du même coup que, si les prédicats divins sont déterminations de l’essence humaine, de même leur sujet est celui de l’essence humaine » (p. 142).

43Or comme en témoignent les exemples donnés par Feuerbach, les prédicats en question sont matériels et humains, par opposition à leur sujet fictif et idéel (Dieu). Citons deux exemples. Le premier est issu de la mythologie germanique — la vertu guerrière :

44

Pour les Anciens Allemands la vertu du guerrier était la vertu suprême : pour cette raison leur Dieu suprême aussi était le Dieu de la guerre : Odin et la guerre — “la loi originaire ou la plus ancienne”. Ce n’est pas la propriété de la divinité, mais la nature divine ou la divinité de la propriété qui est le premier être divin véritable. Donc, ce qui pour la théologie et la philosophie avait jusqu’ici valeur de Dieu, d’absolu, d’essentiel, n’est pas Dieu ; mais ce qui n’avait pas valeur de Dieu, cela est précisément Dieu : savoir la propriété, la qualité, la détermination, la réalité en général.
(pp. 138-139)

45Le second exemple est emprunté à l’histoire du Christianisme — il s’agit de la sensualité : « Les moines faisaient vœu de chasteté (…). Plus grande était la signification qu’ils attachaient à l’anéantissement de la sensualité, d’autant plus grande la signification que revêtait pour eux la vierge céleste : pour eux elle prenait même la place du Christ, la place de Dieu. Plus l’on nie le sensuel, plus est sensuel le Dieu auquel on sacrifie le sensuel » (p. 144).

46Il va de soi que les développements et exemples portant sur le rapport du sujet et du prédicat, sont au service de la thèse de l’auteur, que l’on retrouve ainsi formulée : « dans l’essence et la conscience de la religion, il n’y a rien d’autre que ce qu’il y a dans l’essence de l’homme et dans sa conscience du monde et de lui-même. La religion n’a aucun contenu particulier, qui lui soit propre » (p. 140).

47Ainsi, chez Feuerbach, nous dirons pour finir que le thème de l’aliénation conduit, par un renversement du renversement, à la réappropriation par l’homme de son essence générique, abusivement fixée en Dieu. Le premier renversement consistait (chez Hegel et dans la conscience religieuse) à faire de Dieu un sujet et de ses propriétés des effets secondaires. Le second renversement consiste essentiellement à reconnaître dans l’essence humaine le sujet véritable, le dernier hypokeimenon, celui au-delà duquel vient se greffer l’être divin, qui n’est au fond qu’une propriété de ce sujet.

48*

49Pour le jeune Marx, très feuerbachien (jusqu’en 1845), il en va de même, en un sens.

50Après l’article de la Rheinische Zeitung paru à la fin de l’année 1842 et intitulé « Les débats sur la loi relative aux vols de bois » (in Karl Marx, Œuvres III, « Philosophie », éd. Pléiade, traduction M. Rubel), c’est avant tout avec les Manuscrits de 1843 (= Manuscrits de Kreuznach = Critique du droit politique hégélien), que le thème feuerbachien de l’aliénation se trouve repris jusque dans la technicité de son analyse métaphysique : celle qui met au jour le renversement du sujet et du prédicat.

51Cela intervient notamment dans l’analyse du majorat (éd. Sociales, p. 155 sq.), défendu par Hegel. Le majorat est constitué de biens immobiliers inaliénables, c’est-à-dire que l’on ne peut ni céder ni vendre, et qui étaient transmis au fils aîné d’une famille, afin de ne pas disperser ces biens. Après avoir remarqué que, chez Hegel, le majorat, coupé de la famille (car il ne se transmet pas selon l’égalité de l’amour pour les enfants), « préserve (…) la nature têtue de la propriété privée (…) du passage dans la fortune familiale », Marx insiste sur la vacuité de la défense du majorat pour des motifs politiques. En effet, Hegel avait écrit dans l’additif au §306 des Principes de la philosophie du droit (trad. Derathé, Vrin, p. 312, note 58) :

52

Ce qui justifie le majorat, c’est le fait que l’Etat n’est plus obligé de compter seulement sur la simple possibilité d’une certaine disposition d’esprit, mais peut compter sur un élément nécessaire. Il est vrai que la possession d’une fortune n’est pas liée à une certaine disposition d’esprit, mais la liaison relativement nécessaire est la suivante : celui qui possède une fortune indépendante et n’est pas limité dans ses actions par des circonstances extérieures, peut de ce fait disposer sans contrainte de lui-même et agir pour le service de l’Etat.

53A quoi Marx réplique :

54

Il ne sert à rien à Hegel de dire que le majorat est simplement une exigence de la politique et qu’il est nécessaire de le saisir dans sa position et sa signification politiques. (…) Il y a dans Hegel une certaine décence qui est la bienséance de l’entendement. Il ne veut pas le majorat en soi et pour soi, il veut le légitimer et le construire seulement en relation à un autre, non à titre d’autodétermination mais au contraire à titre de déterminité d’un autre, non comme fin mais comme moyen en vue d’une fin.
(pp. 158-159)

55Car par-delà les légitimations politiques du majorat, celui-ci est lié à la toute-puissance du droit de propriété :

56

A la vérité le majorat est une conséquence de la possession foncière exacte, la pétrification de la propriété privée, la propriété privée (…) au plus haut point de l’autonomie et de la rigueur de son développement (et ce que Hegel présente comme le but, comme le déterminant, comme la prima causa du majorat est bien plutôt un effet de celui-ci, une conséquence), la puissance que la propriété privée abstraite exerce sur l’Etat politique, tandis que Hegel présente le majorat comme la puissance de l’Etat politique sur la propriété privée. Il fait de la cause l’effet et de l’effet la cause, du déterminant le déterminé et du déterminé le déterminant.
(p. 159, trad. modifiée)

57« Quelle est par conséquent la puissance de l’Etat politique sur la propriété privée ? » demande alors Marx : « La propre puissance de la propriété privée, son essence promue à l’existence ». Dès lors :

58

Que reste-t-il à l’Etat politique en opposition à cette essence ? L’illusion que c’est lui qui détermine alors que c’est lui qui est déterminé. Il brise assurément la volonté de la famille et de la société mais seulement pour donner existence à la volonté de la propriété privée qui ne connaît ni famille ni société, et pour reconnaître cette existence comme l’existence la plus haute de l’Etat politique, comme la plus haute existence de la vie éthique.
(p. 159)

59Sous l’espèce du majorat, la propriété privée est donc implicitement érigée en sujet absolu face à l’Etat et à la famille. Mais Marx va plus loin : de même que plus tard il montrera que le contrôle des marchandises finit par échapper au capitaliste lui-même dès lors qu’elles entrent sur un marché (cf. notre §5), de même ici Marx met en avant ce que l’on pourrait appeler le retournement de la propriété contre la volonté de son propriétaire :

60

La propriété privée (la possession foncière) est établie contre l’arbitraire propre du propriétaire, par le fait que la sphère de son arbitraire s’est renversée subitement d’un arbitraire universellement humain en l’arbitraire spécifique de la propriété privée, que la propriété privée est devenue le sujet de la volonté, que la volonté n’est plus que le prédicat de la propriété privée. La propriété privée n’est plus un objet déterminé de l’arbitraire, mais l’arbitraire est au contraire le prédicat déterminé de la propriété privée.
(p. 160)

61Pour établir cela, Marx repart de ce que Hegel dit lui-même au sujet de l’aliénation (Manuscrits de 1843, p. 160) :

62

§65 [tr. Derathé modifiée] « Je peux aliéner ma propriété, puisqu’elle n’est mienne que dans la mesure où je place ma volonté en elle (…), mais seulement dans la mesure où, par sa nature, la chose est quelque chose d’extérieur à moi ».
§66 [tr. Derathé] « Sont, par conséquent, inaliénables les biens ou plutôt les déterminations substantielles, qui constituent ma propre personne, ainsi que l’essence universelle de ma conscience de moi, comme ma personnalité en général, la liberté de ma volonté, ma vie éthique, ma religion. Les droits que j’ai sur ces biens ou ces déterminations sont imprescriptibles ».

63On comprend ainsi que je ne peux aliéner, parmi mes propriétés, que celles qui sont extérieures à moi. Or qu’en est-il du majorat ? M’est-il extérieur ? Pas du tout, puisqu’il est une propriété inaliénable. Autrement dit, de la même façon qu’il n’est pas autorisé à se dessaisir de soi-même, de la même façon, le propriétaire ne peut pas se dessaisir du majorat. Ce qui implique, contre toute attente, que la liberté de la volonté et la vie éthique deviennent aliénables :

64

Dans le majorat par conséquent la possession foncière, la propriété privée exacte devient un bien inaliénable, par conséquent une détermination substantielle qui constitue la "personne dans ce qu’elle a de plus propre, l’essence universelle de la conscience de soi" de l’état majoritaire, sa “personnalité en général, la liberté de sa volonté, son éthique, sa religion dans leur universalité”. Il est par suite aussi cohérent de dire que si la propriété privée, la possession foncière sont inaliénables, la liberté de la volonté dans son universalité (à quoi ressortit aussi la libre disposition de quelque chose d’extérieur tel que la possession foncière) et la vie éthique (à quoi ressortit l’amour en ce qu’il fait foi de l’esprit réel et qu’il est aussi à ce titre la loi réelle de la famille) sont aliénables.
(pp. 160-161)

65D’où le renversement de la place du sujet — la propriété devient le sujet de son propriétaire : « L’ “inaliénabilité” de la propriété privée est identiquement l’aliénabilité de la liberté de la volonté et de la vie éthique dans leur universalité. La propriété n’est plus ici pour autant que “j’y mets ma volonté” mais au contraire ma volonté est “pour autant qu’elle repose dans la propriété”. Ce n’est pas ma volonté qui possède ici mais au contraire elle qui est possédée » (p. 161).

66Ce qui conduit l’homme, cet objet feuerbachien, à être subordonné à ses propriétés :

67

(…Ici) la propriété privée, partant l’arbitraire privé dans sa figure la plus abstraite, (…) la volonté parfaitement bornée, immorale, la volonté brute apparaît comme la synthèse la plus haute de l’Etat politique, comme le plus haut dessaisissement de l’arbitraire, comme le combat le plus dur, le plus coûteux avec la faiblesse humaine, car c’est comme faiblesse humaine qu’apparaît ici l’humanisation, l’hominisation de la propriété privée. Le majorat est la propriété privée devenue à soi-même religion, la propriété privée abîmée en elle-même, absorbée dans le ravissement de son autonomie et de son droit souverain.
(p. 161)

68Désormais, l’enjeu de la critique marxiste du majorat apparaît clairement – il s’agit de l’humanité, dont le rythme est entravé par la propriété : « le cœur humain bat à travers la propriété : c’est la dépendance de l’homme par rapport à l’homme » (p. 162).

69Mais c’est dans les Manuscrits de 1844 que Marx acquiert sa plus grande originalité par rapport à l’auteur de L’essence du Christianisme, tout en restant dans le strict cadre de l’humanisme. Il est tout à fait intéressant de voir de quelle manière Marx – principalement aux premier et troisième manuscrits – dote d’un contenu économique et social la philosophie feuerbachienne de l’homme.

70Dans la perspective qui est la nôtre ici (l’aliénation de l’homme au travail), le développement fondamental à envisager en priorité est un passage du premier manuscrit intitulé localement « travail aliéné et propriété privée » (éd. GF, trad. J.-P. Gougeon, pp. 106-123). Dans ce passage, Marx thématise en effet la notion d’aliénation, dont nous venons de voir l’origine intellectuelle ; mais il le fait cette fois à partir de la notion de travail. A cet égard, il forge le concept important de « travail aliéné ».

71De l’aliénation Marx fournit quatre déterminations, explicitement énumérées. Reprenons-les.

721°/ Marx montre qu’il y a d’abord aliénation de l’ouvrier par rapport « aux produits de son travail ». Alors qu’il est lui-même « ravalé au rang de marchandise » (p. 107), en ce qu’il a vendu sa force de travail pour se faire la Chose de son employeur (via un contrat de dupe), l’ouvrier voit se dresser devant lui le produit de son travail :

73

(…) l’objet que le travail produit, son produit, se dresse devant lui comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s’est fixé, matérialisé dans un objet, il est l’objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Dans le monde de l’économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la perte pour l’ouvrier de sa réalité, l’objectivation comme la perte de l’objet ou l’asservissement à celui-ci, l’appropriation [du monde extérieur] comme l’aliénation, le dessaisissement.
(p. 109)

74On remarque alors que Marx fait lui-même l’analogie avec la religion (retrouvant ainsi les termes exacts de Feuerbach dans L’essence du Christianisme) : « plus l’ouvrier se dépense au travail, plus le monde étranger, objectif, qu’il crée en face de lui devient puissant, plus il s’appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C’est la même chose avec la religion. Plus l’homme projette de choses en Dieu, moins il en garde pour lui-même » (p. 109).

75Selon cette première détermination de l’aliénation, on voit que l’œuvre épuise l’énergie humaine consommée à la réaliser, et ceci en vertu — si l’on peut dire — des conditions du contrat juridique qui unit le patronat et le salariat ; et plus généralement en vertu du rapport historique qui oppose propriétaires et non-propriétaires (Marx s’en tenant alors à ce dualisme qui sera ultérieurement affiné). Dépossédé du produit de son travail (qui tombe entre les mains du patron), l’ouvrier voit son œuvre, en tant que « puissance autonome face à lui », se retourner contre lui ; « la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère » (p. 110).

762°/ La seconde détermination de l’aliénation par Marx insiste sur « l’activité productrice elle-même » (p. 112), à « l’intérieur » de laquelle se produit déjà l’aliénation. L’aliénation a déjà lieu « dans l’acte même de la production » (p. 112). Pourquoi ? parce que si le « produit n’est que le résumé de l’activité, de la production » et « si le produit du travail est le dépouillement », alors « la production elle-même doit être le dépouillement en acte, le dépouillement de l’activité, l’activité du dépouillement. » (p. 112) Sous la figure rhétorique du chiasme, la phrase même de Marx, ici tout particulièrement, est dialectique. De même que le travail est une procédure de « mortification » (p. 112), de même le rapport de l’ouvrier à sa propre activité peut-il être défini : « l’activité qui est passivité, la force qui est impuissance, la procréation qui est castration » (p. 113). Nous dirons donc de l’aliénation qu’elle est non pas seulement aliénation « de la chose » mais également et davantage encore aliénation « de soi » (p. 113).

773°/ La troisième détermination de l’aliénation insiste sur le rapport à l’espèce humaine comme essence générique. Pour autant que « l’homme est un être générique » (p. 113), le travail aliéné « rend aussi l’espèce humaine étrangère à l’homme : il fait pour lui de la vie générique le moyen de la vie individuelle » (p. 114) Pourquoi ? parce que « le travail, l’activité vitale, la vie productive n’apparaissent eux-mêmes à l’homme que comme un moyen de satisfaire un besoin, le besoin de conservation de l’existence physique ». Or « la vie productive est la vie générique » (p. 115).

784°/ La quatrième détermination de l’aliénation précise que, si « l’homme s’oppose à lui-même », « il s’oppose aussi à autrui ». Et ce en deux sens : d’une part, en ce que les hommes sont « devenus étrangers les uns aux autres » et d’autre part, dans la mesure où « chacun d’eux est devenu étranger à l’essence humaine » (p. 117).

79A l’issue de ces quatre déterminations de l’aliénation — 1) par le produit du travail, 2) par l’activité même de travailler, 3) face au genre humain et 4) relativement à autrui — il est possible à Marx de demander à qui appartient ma propre activité, si précisément elle ne m’appartient pas en propre. La première réponse est envisagée sous forme de question — « les dieux ? » (p. 117) —, question d’inspiration feuerbachienne. A cela Marx ne peut répondre que par la négative : non,

80

(…) les dieux seuls n’ont jamais été maîtres du travail. La nature, tout aussi peu. Alors qu’aujourd’hui la nature est de plus en plus soumise au travail humain, que les miracles de l’industrie rendent de plus en plus superflus les miracles des dieux, il serait bien contradictoire que, par amour pour ces puissances (divines ou naturelles), l’homme dût renoncer à la joie de la production et à la jouissance.
(p. 118)

81Et Marx de préférer à la réponse théologique la réponse feuerbachienne, transposée dans le cadre du travail aliéné : « L’être étranger auquel appartient le travail et le produit du travail, l’être étranger que le travail doit servir, au service duquel se trouve le travail et à la jouissance duquel sont destinés les produits du travail, ne peut être que l’homme lui-même » (p. 118).

82La situation de l’homme est donc moins l’aliénation que l’« autoa-liénation » (p. 118). C’est l’homme lui-même qui, par la médiation de son œuvre, se détache de lui-même, s’oppose à lui-même.

83*

84De cette manière, on le voit, Marx après Hegel et Feuerbach, se sert encore de la dialectique. D’abord pour exposer son problème : ce qui m’apparaît initialement comme étant mon œuvre (affirmation) n’est en vérité pas la mienne (négation) ; mais le geste même de la dépossession de mon œuvre reste pourtant le mien en tant que je suis homme (négation de la négation, autrement dit position). Ensuite pour trouver une solution à son problème : et telle sera la fonction — dans ces Manuscrits — des textes sur le communisme, au sein desquels Marx appelle à un renversement dialectique de la situation aliénée. Il exige au fond ce que l’on pourrait une nouvelle fois appeler une aliénation de l’aliénation. Mais cette opération, à la différence de Hegel, doit avoir lieu icibas, puisque c’était ici-bas que l’aliénation qu’elle veut aliéner s’était installée. Et à la différence de Feuerbach, la réappropriation de l’essence humaine perdue suppose cette fois la transformation de la manière de travailler qui a causé une telle perte. Mais en tous les cas, ce qui est en vue, dans ces Manuscrits, c’est la restitution de l’homme par l’homme. Or cette restitution, c’est le communisme qui l’effectuera, si l’on comprend toutefois que le communisme est moins une fin utopique qu’un moyen concret (cf. pour plus de détails sur le communisme de Marx notre §3).

85Peut-être faut-il insister davantage sur cet acquis de l’hégélianisme qu’est la dialectique (que l’on peut faire remonter à Héraclite et à Platon, mais dont Hegel a pour la première fois donné un usage systématique). Car, comme on l’a dit, l’instrument privilégié par Feuerbach puis par Marx dans cette quête de l’essence humaine perdue, c’est encore la dialectique. Mais, chez Marx, il faut encore remarquer que la dialectique conservera toute son autorité jusque dans le Capital. En effet, le 24 Janvier 1873, dans la postface à la 2nde édition allemande du Capital (éd. PUF, « Quadrige », pp. 9-18), Marx reconnaît avoir accepté l’héritage hégélien de la dialectique.

86Ainsi précise-t-il que 1°/ « (dans) son fondement, (sa) méthode dialectique n’est pas seulement différente de celle de Hegel, elle est son contraire direct. » ; 2°/ s’il a « critiqué le côté mystificateur de la dialectique hégélienne » trente ans auparavant, « à une époque où elle était encore à la mode », en revanche, comme « au moment même » où il rédigeait « le premier volume du Capital », « les épigones grincheux, prétentieux et médiocres qui font (…) la loi dans l’Allemagne cultivée se complaisaient à traiter Hegel (…) en “chien crevé” », il se déclara « ouvertement disciple de Hegel », jusqu’à avoir « la coquetterie de reprendre », « dans le dernier chapitre sur la théorie de la valeur », « sa manière spécifique de s’exprimer ». Pour quelle raison ? 3°/ parce que « la mystification que la dialectique subit entre les mains de Hegel n’empêche aucunement qu’il ait été le premier à en exposer les formes générales de mouvement de façon globale et consciente ». Et si « chez lui, elle est sur la tête », il suffit de « la retourner pour découvrir le noyau rationnel sous l’enveloppe mystique ». 4°/ Ce qui revient à dire, qu’au fond l’usage de la dialectique elle-même est réversible :

87

Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode allemande, parce qu’elle semblait glorifier l’état de choses existant. Dans sa configuration rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour les bourgeois et leurs porte-parole doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive de l’état de choses existant elle inclut du même coup l’intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, parce qu’elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire.

88*

89

« A-t-on tué Dieu quand on a mis l’homme à sa place, et qu’on a gardé l’essentiel, c’est-à-dire la place ? (…) Le philosophe de l’avenir, le philosophe-médecin, diagnostiquera la continuation d’un même mal sous des symptômes différents : les valeurs peuvent changer, l’homme se mettre à la place de Dieu, le progrès, le bonheur, l’utilité remplacer le vrai, le bien ou le divin — l’essentiel ne change pas, c’est-à-dire les perspectives ou les évaluations dont dépendent ces valeurs, vieilles ou nouvelles ».
Gilles Deleuze, Nietzsche, PUF, « Philosophes », pp. 21-22.

90

« Je ne pars pas de l’homme, mais de la période sociale économiquement donnée ».
Marx, « Notes sur Wagner » [10]

3 – Première rupture : pour refuser l’aliénation de forme religieuse (et la déshumanisation qu’elle implique), il faut en fait refuser l’aliénation politique et sortir paradoxalement des thèmes humanistes

91Déjà préfigurée en 1843 avec La question juive (où se trouve dénoncée l’abstraction des droits de l’homme), mais essentiellement à partir de 1845, avec les Thèses sur Feuerbach[11], Marx prend la résolution de ne plus postuler la fixité d’une essence humaine, dont tout projet philosophique jusque-là viable avait été d’en assurer, tout à la fois, la compréhension du caractère aliéné et la restitution authentique. Marx acquiert au contraire, à cette période, l’intuition de la contradiction des philosophes l’ayant immédiatement précédé, lorsque ces derniers prirent en charge une telle notion de l’essence humaine : Feuerbach et les jeunes-hégéliens (Max Stirner et les frères Bauer, principalement) ne virent pas — pour reprendre les termes de la citation de Deleuze mise en exergue — que si l’on met « l’homme (…) à la place de Dieu », « l’essentiel ne change pas » : on a gardé la « place ». Notons au passage le trait définitionnel du divin : peu importe le contenu du divin — seule importe sa place, c’est-à-dire son rôle, sa fonction.

92Marx propose/impose de changer de terrain (pour reprendre une métaphore althussérienne) : de ne plus prendre l’homme pour objet. Car au fond l’homme nous conduit, par sa transcendance, par son abstraction, par son universalité, aux mêmes illusions que Dieu. Ou plus précisément : il ne s’agit plus de dénoncer l’aliénation religieuse, de critiquer la religion pour elle-même. La religion n’est rien. Par conséquent : elle n’est pas ontologiquement digne d’être objet de critique. Changeons de terrain : autrement dit, comprenons ce dont dépend l’humanité — elle dépend des hommes réels, singuliers, agissants. L’humanité n’est pas une communauté spirituelle, elle est encore moins une « Europe spirituelle » à la Husserl — elle est bien plutôt un champ de forces matérielles, organisé sans Idée téléologique. L’humanité n’est ni le point de référence ni l’horizon de sens de chacun ; elle est seulement le résultat des trajets convergents ou divergents des uns et des autres.

93Cette intention nouvelle trouve donc, on l’a dit, son intuition — sans doute la plus claire — dans les Thèses sur Feuerbach. Reprenons-en la teneur essentielle à partir de ce qui guide ces thèses, savoir leur résultat — la célèbre onzième et dernière thèse : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; mais ce qui importe, c’est de le transformer. » (Dans Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, éd. Sociales, p. 91).

94Or la transformation du monde, tout éloignée qu’elle est de la contemplation de l’essence humaine, a pour contenu ce que Marx nomme, de manière conservatrice et révolutionnaire à la fois : « la praxis ». Ainsi peut-on lire, dans la huitième thèse : « La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette praxis. »

95Qu’est-ce que la praxis ? Depuis Aristote, nous pensions le savoir : par opposition à la poiêsis et à la technè, la praxis est activité immanente, c’est-à-dire activité se prenant elle-même pour fin en tant qu’activité, tandis que la poiêsis est l’activité technique (relevant de la technè) au cours de laquelle l’agent est asservi à la réalisation d’une œuvre supérieure et extérieure à lui (Ethique à Nicomaque, I). Par opposition à la theoria, la praxis ne concerne pas tant la contemplation désintéressée, que l’action morale voire politique. Le geste marxiste au contraire consiste en cela, que praxis, theoria, technè, se trouvent comme rabattues, sinon au niveau d’une notion unique, du moins à un même niveau conceptuel. 1°/ Chez Marx, la praxis est politique, lorsqu’elle permet/impose aux hommes d’agir sur d’autres hommes — or cette action est immanente. 2°/ La praxis est productrice (poïétique) en cela, qu’elle s’appuie sur et procède de l’action des hommes au travail, maniant outils et machines (dans la phase capitaliste). 3°/ La praxis, enfin, n’est rien sans sa compréhension, sa connaissance d’elle-même — il faut donc une théorie de la praxis, c’est-à-dire une science. Et cette science n’est pas une simple interprétation (contrairement à ce qu’en dit Michel Foucault dans « Nietzsche, Freud, Marx », in Nietzsche, Compte-rendu du colloque de Royaumont de 1964, sous la dir. de Gilles Deleuze, éd. Minuit, p. 183 et sq.). Entre l’interprétation et la science, il y a au contraire « coupure épistémologique ».

96Althusser va jusqu’à parler — de façon polémique — d’un « anti-humanisme théorique » de Marx pour décrire l’opposition théorique de Marx à l’humanisme feuerbachien (lequel relève insuffisamment de la praxis) :

97

L’anti-humanisme théorique de Marx dans le matérialisme historique, c’est donc le refus de fonder dans un concept d’homme à prétention théorique, c’est-à-dire comme sujet originaire de ses besoins (homo œconomicus), de ses pensées (homo rationalis), de ses actes et de ses luttes (homo moralis, juridicus et politicus) l’explication des formations sociales et de leur histoire. Car quand on part de l’homme, on ne peut éviter la tentation idéaliste de la toute-puissance de la liberté ou du travail créateur, c’est-à-dire on ne fait rien que subir, en toute “liberté”, la toute-puissance de l’idéologie bourgeoise dominante, qui a pour fonction de masquer et d’imposer, sous les espèces illusoires de la libre puissance de l’homme, une autre puissance, autrement réelle et puissante, celle du capitalisme.
(Louis Althusser, Soutenance d’Amiens, rééd. Puf, Actuel Marx Confrontation, pp. 230-231)

98La torsion que la praxis défendue par Marx vient imprimer à l’héritage feuerbachien, se trouve exprimée avec netteté et force dans la sixième thèse :

99

Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :
[1] De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.
[2] De considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que “genre”, en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle la multiplicité des individus.
(éd. cit., p. 90)

100On sait depuis les Manuscrits de 1844 que la relation de la nature et de la société est une relation dialectique, et que la séparation de ces concepts en leur sphère prétendument respective est justement une opération conceptuelle, autrement dit : abstraite, de l’entendement. Et c’est précisément cela qu’effectue Feuerbach, lorsqu’il considère l’être humain en tant que « genre » (biologique, naturel) indépendamment des rapports sociaux qui s’y investissent violemment (point [2]). Or précisément ces rapports, dialectisant la nature (pour parodier le titre du livre de Engels), ont une histoire et font l’histoire. Dans le fond, la notion de l’essence humaine, telle que Marx la reçoit de Feuerbach, est trop religieuse, trop désincarnée — elle est une notion sans histoire. Et d’autre part, il est vrai, que dans le procès de son discours, Feuerbach est « obligé » de partir d’un individu humain abstrait, ayant conscience de l’esprit religieux posé en face de lui. Ce faisant Feuerbach accorde trop à cela même dont il dénonce l’inanité (point [1]).

101Le thème feuerbachien de la réappropriation de l’essence humaine aliénée ne peut donc plus être le fil conducteur de la démarche critique. Nous dirons d’un tel thème qu’il se formule excessivement dans les termes mêmes de son Autre (la métaphysique hégélienne et la religion chrétienne — lesquelles, selon Feuerbach et Marx, reviennent au même), pour pouvoir être conservé (aufgehoben).

102C’est en ce sens que nous pouvons nous demander si Alexandre Kojève, dans son magistral commentaire de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel [12], n’atteste pas au passage et inconsciemment de la persistance de la mystification hégélienne dans l’humanisme, en prenant le parti de substituer le plus souvent au concept technique de conscience de soi, la notion plus parlante de l’homme ? Car au-delà du problème que cette astuce pédagogique pose ainsi à tout commentateur de Hegel, ce choix ne trahit-il pas le fait que, derrière les oripeaux de l’humanisme moderne, dont la forme historique particulière importe peu (Feuerbach, le jeune Marx, Sartre, etc.), se cache encore cette dialectique spéculative dont certains espéraient pourtant être sortis — celle de Hegel ?

103L’humanisme du jeune Marx a donc été non seulement celui de Feuerbach, mais au fond, celui de Hegel lui-même ! Le Marx de la « maturation » (avant le Capital, après les Thèses sur Feuerbach), comme se plaît à l’appeler Althusser, aurait au contraire mis en avant les hommes agissants plutôt que le genre humain en tant qu’essence figée, abstraite.

104Or ce privilège accordé à la « pratique », à la « praxis », a d’abord un sens politique, c’est-à-dire révolutionnaire. Ce sens est d’abord celui que les Manuscrits de 1844 et le Manifeste du Parti Communiste donnent au communisme. Celui-ci est moins le sujet téléologique de l’histoire (ce qui la guide et la meut), que son mouvement processuel interne, son devenir matériel (contre les conceptions traditionnelles du communisme, et en particulier celle du révolutionnaire français Gracchus Babeuf). Dans les Manuscrits de 1844, Marx s’efforce de dénoncer la représentation du communisme comme un nivellement des revenus — représentation faible, abstraite, d’entendement, en ce qu’elle repose sur un schème quantitatif, alors que ce qui est recherché, c’est la richesse ontologique de la qualité. Ce qui importe au communiste marxiste, ce n’est pas tant l’égalité mathématique des revenus, que l’effectivité de la communauté des travailleurs libres. En vérité, le communisme défendu avant Marx, en voulant l’abolition de la propriété privée, ne prônait finalement que l’accomplissement du système de la propriété privée sous la forme de la « propriété privée généralisée » ; c’était pour ainsi dire la continuation de l’aliénation par d’autres moyens [13] (sur le communisme, cf. les M de 44, éd. GF, trad. J.-P. Gougeon, pp. 141-157). D’autre part, Marx défend, au sujet du communisme, le thème de la réappropriation des moyens de production à travers la (re)définition du prolétariat comme sujet actif de l’histoire. Ce qui appelle deux remarques : 1°/ le sujet actif est paradoxalement fait de ceux qui n’ont rien, hormis leurs chaînes ; 2°/ ce sujet n’est pas un genre (l’humanité) mais plutôt une instance socio-politique (la classe laborieuse, résolument dangereuse).

105Apparaît donc ici la première grande opposition de la métaphysique de la propriété et de l’histoire matérielle de celle-ci. Marx tente en effet de mettre fin à la métaphysique de l’aliénation (et à son corollaire : la réappropriation). Et la fin de non-recevoir assignée à cette métaphysique (comme à toute métaphysique), s’effectue au profit d’une histoire de la propriété, histoire relevant de celle de la lutte des classes ; et dont le cadre est proprement politique, tout comme son mode d’action est révolutionnaire. A cet égard Marx, certes d’accord avec Proudhon pour assimiler la propriété à une forme de vol (cf. « Les débats sur la loi relative aux vols de bois » [14]) s’oppose à lui, dès lors que celui-ci affirme : « je préfère faire brûler la propriété à petit feu, plutôt que de lui donner une nouvelle force, en faisant une Saint-Barthélemy des propriétaires » (lettre du 17 mai 1846 à Marx, in Marx, Misère de la philosophie, Payot, p. 51).

106*

107Trofimov

108

« La Russie tout entière est notre jardin. La terre est grande et belle, elle est pleine d’endroits merveilleux. (…) tous vos ancêtres étaient des propriétaires de serfs, ils possédaient des âmes vivantes, et ne voyez-vous pas que dans chaque cerise du jardin, dans chaque feuille, dans chaque tronc d’arbre, il y a des êtres humains qui vous regardent ? Vous n’entendez pas leurs voix ?… Posséder des âmes vivantes — cela vous a tous transformés, (…) vous ne vous rendez même pas compte que vous vivez aux dépens des autres, aux dépens de gens à qui vous ne permettez pas de dépasser votre vestibule… (…) Et il est si clair que pour commencer à vivre dans le présent, il faut expier notre passé, le liquider, et on ne peut l’expier que par la souffrance et par un travail extraordinaire, sans fin ».
Tchekhov, La Cerisaie, Acte II [15]

109Sonia

110

« Oui, oui, travailler. Dès que nous les aurons raccompagnés, nous nous mettrons au travail… ».
Tchekhov, Oncle Vania, Acte IV [16]

4 – Seconde rupture : pour refuser l’aliénation politique, il faut en vérité refuser l’aliénation économique

111Le premier aspect de la praxis était politique (aspect le plus conforme à l’intention aristotélicienne). Contre Aristote cette fois, les second et troisième aspects de la praxis sont l’aspect économique (la poiêsis ou production) et l’aspect scientifique (la theoria). Ces deux derniers aspects doivent tout particulièrement être pensés ensemble. Leur concept commun est le travail — le travail comme problème et comme solution. (Or c’est cette dualité-là du travail qui se trouve selon nous exprimée avec puissance par Tchekhov dans les deux extraits mis en exergue.)

112Premier pas en direction de la compréhension scientifique de l’aliénation économique, l’article « Les débats sur la loi relative aux vols de bois » mirent en avant la notion de plus-value (Mehrwert). Mais il n’y avait là que les germes de la science future. C’est à partir des Manuscrits de 1844 que Marx commence à s’intéresser sérieusement à l’économie politique, après avoir été profondément marqué par l’Esquisse d’une critique de l’économie politique de Engels (rédigé en 1843, publié en 1844 — cf. éd. Allia). Mais encore une fois, il fallut attendre de sortir de l’humanisme (1845), avant d’atteindre à la scientificité critique.

113Un texte décisif dans ce tournant scientifique fut Misère de la philosophie (1847), écrit directement en français comme une réponse polémique à Philosophie de la misère de Proudhon. Au chapitre II, « La métaphysique de l’économie politique », quatrième point, « La propriété ou la rente » (éd. Payot, pp. 210-223), Marx s’oppose explicitement à toute « métaphysique » de la propriété :

114

A chaque époque historique la propriété s’est développée différemment et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise n’est autre chose que faire l’exposé de tous les rapports sociaux de la production bourgeoise. Vouloir donner une définition de la propriété comme d’un rapport indépendant, d’une catégorie à part, d’une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu’une illusion métaphysique ou de jurisprudence.
(éd. cit. p. 210)

115Or c’est précisément ce que prétend faire Proudhon, ce « faux frère » : voulant parler de la propriété en général (de façon « métaphysique », donc), il méconnaît le fait qu’il ne traite que « de la propriété foncière, de la rente foncière » (p. 210), c’est-à-dire d’une détermination historique particulière de la propriété. Sans le savoir, il commet ainsi une induction, abusive de surcroît. Sa science de la propriété n’est (pour cette raison) qu’une « métaphysique » de plus — terme qui prend un sens particulièrement péjoratif dans ce contexte.

116Désormais, Marx se situe pleinement sur le terrain économique, d’où il peut dénoncer les erreurs[17] du penseur anarchiste, dont le discours contient tout d’abord pléthore d’expressions mystifiantes (« devoir mystique », « Providence », « magie de la propriété » — cf. la longue citation de la p. 212), qui entourent un savoir économique inspiré par Ricardo. Un tel « fracas de mots » (p. 212) invite d’emblée à émettre des soupçons à l’encontre de la prétendue scientificité du discours de Proudhon à l’égard de la propriété. Or c’est en l’émission de tels soupçons que consiste fondamentalement l’objet de ce passage de Misère de la philosophie ; la contrepartie positive de cela sera le dégagement de la théorie de Ricardo du carcan mystique au sein duquel il avait été inséré par Proudhon [18].

117Mais tandis que la rente concernait un capital particulier (la terre), au point de vue de la production industrielle normale à présent, ce que tout patron réalise (et pas seulement l’exploitant agricole, cas particulier, situé à l’entrecroisement de l’industriel et de l’agricole), c’est le profit autrement dit la plus-value (nous ne distinguerons pas ici entre ces deux concepts, bien que Marx le fasse en Capital, liv. III, §1). Dans Salaire, prix, profit (26 juin 1865), la notion de plus-value (Mehrwert) se trouve thématisée avec une clarté particulière.

118Or cette notion de plus-value rend contradictoires les discours de l’économie politique classique (Smith, Ricardo, etc.) — contradiction à l’image de celle innervant la réalité même des rapports de production.

119D’un côté, d’après ces discours, on doit théoriquement reconnaître qu’un ouvrier vend à sa juste valeur sa force de travail au capitaliste lorsqu’il retrouve exactement au niveau de ses revenus l’équivalent en valeur de ce qu’il a ajouté au matériau en le transformant. Plus précisément, il faut passer par le temps de travail : tout est indexé sur les besoins moyens quotidiens de l’ouvrier et sur le nombre d’heures de travail nécessaires quotidiennement pour qu’il satisfasse ses besoins. Le temps de travail maximum quotidien devrait être normé par le temps de travail quotidiennement requis pour satisfaire de tels besoins.

120Mais d’un autre côté, cette situation n’est que théorique, puisque si l’on s’en tenait à cela, le capitaliste ne réaliserait justement aucune plus-value. Et dès lors, il est — économico-politiquement et pratiquement — admis que le salarié doit en tant que tel effectuer un « surtravail », lequel aura pour résultat un « surproduit » tombant directement dans les mains du capitaliste. La situation est problématique, puisqu’en retour la quantité quotidienne de travail de l’ouvrier n’est plus tant indexée sur la satisfaction de ses besoins, que sur les limites naturelles de sa force de travail. L’exploitation de l’ouvrier se fait dans la mesure de telles limites. Le salarié, tout à la fois « marchandise » et « machine », entre les mains du capitaliste et pour son seul usage [19].

121On trouve là une manière de traiter cette fois scientifiquement de l’aliénation du travailleur. Et cette nouvelle manière semble dissoudre tout ce que cette notion portait jusqu’alors en elle de métaphysique.

122*

123De manière générale, il nous semble donc qu’à partir d’un certain moment, le combat à mener, la praxis, devient donc pleinement scientifique, se situant sur le terrain de l’économie, et non plus sur celui de la philosophie. La propriété devient au moins autant un concept scientifique, que l’occasion d’un mot d’ordre politique (ainsi formulable : « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »). Ce moment, peut-être faut-il le situer, avec Althusser, en 1845-1846 — date de la rédaction par Marx & Engels de L’idéologie allemande, événement marquant l’ouverture du « Continent-histoire » [20].

124Et à ce titre, ce tournant scientifique (à travers lequel l’histoire économique de la propriété doit être préférée à sa métaphysique) trouvera son accomplissement avec — selon nous — deux textes : d’une part, « Sur la prétendue accumulation initiale du capital » de Marx (Capital, I, ch.24) et d’autre part le texte de Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (1884).

125*

126Dans le passage du Capital sur « l’accumulation initiale » tout d’abord, il est essentiellement question, pour Marx, de montrer, preuves historiques à l’appui, que contrairement au discours économico-politique dominant, cette accumulation ne se fit pas de façon harmonieuse, mais au contraire d’une manière violente. Le problème est en vérité le suivant :

127

Nous avons vu comment l’agent est transformé en capital, comment, avec le capital, on fait de la survaleur, et à partir de la survaleur davantage de capital. Cependant, l’accumulation du capital présuppose la survaleur, la survaleur la production capitaliste, laquelle présuppose à son tour la présence de masses importantes de capital et de force de travail entre les mains de producteurs de marchandises. Tout ce mouvement semble donc tourner dans un cercle vicieux dont nous ne sortons qu’en supposant une accumulation « initiale » antérieure à l’accumulation capitaliste (« previous accumulation » chez Adam Smith), une accumulation qui n’est pas le résultat du mode de production capitaliste, mais son point de départ.
(Le Capital, I, éd. Puf, « Quadrige », p. 803)

128Tandis que « dans la suave économie politique, c’est l’idylle qui a toujours régné », Marx soutient « (qu’en) réalité les méthodes de l’accumulation initiale sont tout ce qu’on voudra sauf idylliques. » (p. 804) Et il convient de rappeler, contre toute mythologie des origines, ce que « chacun sait » : « dans l’histoire réelle le premier rôle est tenu par la conquête, l’asservissement, le crime et le pillage, en un mot, par la violence. (p. 804) »

129Dans la brève histoire de la propriété qu’il esquisse ici, Marx fait remonter au xvième siècle « le développement qui engendre tant l’ouvrier salarié que le capitaliste » :

130

Tout le processus a consisté en un changement de forme de cet asservissement, en la transformation de l’exploitation féodale en exploitation capitaliste. Pour comprendre la marche de ce développement, nul besoin de remonter très loin dans le temps. Bien que les premiers débuts de la production capitaliste se présentent à nous de manière sporadique dès les xive et xve siècles dans quelques villes de la Méditerranée, l’ère capitaliste date seulement du xvie siècle.
(p. 806)

131Par là, Marx estime avoir ainsi repéré « les moments où de grandes masses d’hommes ont brusquement et violemment été arrachés à leurs moyens de subsistance et jetés, prolétaires hors-la-loi, sur le marché du travail ». Plus précisément, il s’agit « du producteur rural, du paysan », qui s’est trouvé exproprié de sa terre (p. 806). La suite du chapitre 24 du livre I du Capital met en avant les documents historiques permettant de soutenir cette analyse.

132*

133Au sein de L’origine de la famille ensuite, Engels soutient — travaux ethnographiques de Lewis H.Morgan [21] à l’appui — que la famille monoconjugale, de même que l’Etat, est un effet second de la propriété privée. On serait passé, dans l’histoire de l’humanité, par différentes structures de parenté. La première structure, dont le statut chez Engels semble être avant tout méthodologique, aurait été l’hétaïrisme, ou « commerce sexuel sans entraves ». A partir de là une série d’interdits seraient venus se greffer progressivement, jusqu’à la famille monogamique. Les étapes intermédiaires auraient été : la famille consanguine (interdiction des relations entre ascendants), la famille punaluenne (exclusion des relations entre frères et sœurs) et la famille appariée (l’homme vit avec une femme, mais la polygamie et l’infidélité occasionnelle restent le droit des hommes). Or la raison d’un tel passage serait économique — l’apparition de nouvelles manières de produire aurait déterminé un changement dans les structures de la parenté. La famille monogamique aurait été la solution socio-biologique requise par l’instauration de la propriété privée. Il fallut en effet mettre fin à la filiation matriarcale traditionnellement en vigueur dans la gens, du fait qu’une telle filiation interdisait aux enfants d’hériter de leur père : car ils appartenaient à la gens ou clan de leur mère, et dans la mesure où les biens devaient toujours rester au sein de la gens (cf. éd. Tribord, p. 64 et pp. 66-67). Mais Engels pense encore la possibilité et la nécessité d’un stade historique ultérieur, celui par lequel se trouverait anéantie la famille monogamique (cf. p. 89).

134*

135A l’issue de ce tournant scientifique, bien davantage que celui de propriété, on comprend que c’est le concept même d’aliénation qui apparaît problématique ; dès lors s’est-il trouvé abandonné par Marx au profit du concept d’idéologie. Trop métaphysique, l’aliénation est un concept qui semble se retourner contre celui qui en fait usage. L’idéologie, au contraire, est un concept qui est sans cesse articulé, négativement, à la notion de science (c’est la « coupure épistémologique »). On trouve deux déterminations distinctes de l’idéologie chez Marx. 1°/ Dans L’idéologie allemande (1845-1846) d’une part, l’idéologie est la forme générale de la conscience, dont la particularité est qu’elle reflète sur un mode inversé la réalité des choses. 2°/ Dans la préface de la Contribution à la critique de l’économie politique (1859), d’autre part, Marx effectue une topique, c’est-à-dire une représentation schématique à visée méthodologique, afin d’expliquer le rapport de l’idéologie à la réalité effective (Wirklichkeit). Pour cela, il prend l’image d’un bâtiment (Bau), composé d’un côté d’une infrastructure, d’un autre côté d’une superstructure. Les « formes idéologiques » font la superstructure. L’infrastructure est au contraire composée des rapports réels entre les hommes agissants. L’idéologie est alors définie extensivement par un ensemble d’activités jugées jusqu’à présent autonomes (et qui le restent relativement[22]) : métaphysique, religion, droit, morale, art, etc., dont il s’agit à chaque fois de mettre en évidence la dépendance causale à l’égard de la réalité économique et sociale.

136La signification de l’idéologie comme discours exprimant la réalité par rapport à laquelle il est déformé, inversé, décalé (discours illusoire par lequel tous nous nous exprimons spontanément, aussi bien que discours « savant » à travers lequel il arrive à quelques-uns de s’exprimer) se laisse résumer par cette phrase de Shylock (qui illustre plus précisément l’idéologie juridique) :

137

Quel jugement craindrai-je en étant dans mon droit ?
(…) La livre de chair que je demande [d’Antonio]
Est chèrement acquise, est mienne, et je l’aurai :
Si vous me la refusez, fi donc de vos lois !
Il n’est plus de vigueur aux décrets de Venise…
J’attends justice… Répondez : l’aurai-je ?
(…) Ici je suis la loi » [23].

138Plus techniquement, le processus explicatif (général) de l’idéologie (dont le droit de propriété fait partie, au stade capitaliste) est en un mot le suivant : lorsque dans l’histoire, les forces productives (producteurs, ressources naturelles et moyens techniques de production [24]) ne correspondent plus aux rapports de production (entre les castes ou classes structurant la société civile [25]), on entre alors dans une crise qui entraîne un changement dans ces rapports de production. Or ce dernier changement entraîne à son tour un changement dans l’idéologie en général et dans l’idéologie juridique en particulier. D’où le droit moderne de propriété[26].

139Et dans un tel processus, l’homme n’est plus considéré en tant que sujet, mais seulement comme le support de rapports qui le dépassent.

140*

141

« Tout ce qu’on a pu objecter d’un peu sérieux à cet anti-humanisme théorique de Marx, tient, je le reconnais honnêtement, à des textes qui reprennent, dans Le Capital, le thème de l’aliénation ».
Louis Althusser, Soutenance d’Amiens, rééd. Puf, « Actuel Marx Confrontation », p. 232

142

« Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales. (…) C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici pour eux la forme phantasmagorique d’un rapport entre choses ».
Marx, Le Capital, éd. Puf, « Quadrige », pp. 82-83 (cité également par Lukacs dans Histoire et conscience de classe, éd. de Minuit, p. 113).

5 – Le problème plus tardif du fétichisme et de la réification

143Avec le thème scientifique de l’idéologie, nous sommes au plus loin de celui de l’aliénation. Mais on peut remarquer qu’avec « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (in le Capital, I), Marx remet en scène de façon intempestive ce thème métaphysique, apparemment éculé, de l’aliénation, sous l’espèce du fétichisme [27].

144Toutefois, le concept de « fétichisme » (que l’on peut définir une tendance à la vénération superstitieuse d’un objet matériel), est à son tour ambigu : il conserve quelque marque, tout à la fois, de l’aliénation et de l’idéologie. Peut-être moins métaphysique que le premier, il semble moins scientifique que le second. Il condense donc à lui seul le problème initialement formulé.

145Le retour du fétichisme[28] dans le Capital (œuvre de la « maturité » par excellence), étant donnée l’importance du thème de l’idéologie dans l’œuvre de la « maturation », suppose justement un dépassement de ce dernier thème. De même que « l’idéologie » était apparue en lieu et place de « l’aliénation » (des œuvres de jeunesse), de même le « fétichisme » ne peut-il à son tour intervenir qu’en relation de concurrence épistémologique avec « l’idéologie » elle-même. Et en effet, comme le souligne Etienne Balibar (dans « La vacillation de l’idéologie dans le marxisme », article repris dans La crainte des masses, éd. Galilée, p. 167 sq.), après avoir atteint un acmé théorique en 1859, le concept d’idéologie est progressivement abandonné par Marx (notamment dans le Capital, où l’on ne trouve que d’insignifiantes occurrences du terme). D’où la vacillation de l’idéologie dans le marxisme.

146Si, dans la Contribution à la critique de l’économie politique, après L’idéologie allemande, Marx continue d’analyser l’idéologie dominante ou l’idéologie de la classe dominante, il continue d’omettre aussi étrangement que constamment son Autre, à savoir ce qu’il faudrait appeler une « idéologie dominée » (Balibar, p. 188). – Or si cet Autre, ou du moins la possibilité d’un tel Autre, reste impensé, se pose alors, de façon connexe selon nous, cette question : où, dans la « topique » de 1859, la science marxiste elle-même prend-elle place ? L’indétermination du site de la science marxiste – base ou superstructure ? – n’a-t-elle pas dès lors pour résultat la remise en cause de la puissance épistémologique de cette science ? Il se pourrait en effet que la science marxiste emporte avec elle le caractère idéologique des types de discours qu’elle dénonce : la science marxiste deviendrait sans le vouloir une idéologie dominée (et non plus à proprement parler une « science »). Avec « l’idéologie » comme concept, le risque serait pris d’un devenir-idéologique du marxisme lui-même, devenir qui serait inscrit au sein de la théorie, et dont l’Histoire aurait donné au moins une manifestation… Ou pour le dire autrement, un risque serait encouru, d’une vacillation du marxisme dans l’idéologie.

147A cela, nous pourrions peut-être répondre, par cette remarque lukacsienne : le discours scientifique (celui du sujet de la connaissance) a pour site la Chose même (en l’occurrence, les rapports de production) car toute distinction du sujet de la connaissance et de son objet doit être dissoute (cf. Histoire et conscience de classe, « La réification et la conscience du prolétariat », éd. de Minuit).

148Mais la difficulté demeure, en ceci que Marx, dans le dispositif de 1859, ne semble pouvoir accorder aucune place à la théorie au sein de la Chose même — puisqu’il semble situer au contraire tout discours dans l’ordre idéologique !

149Et peut-être cela fut-il aux fins, justement, de résoudre une telle difficulté, bien qu’elle ne se posa pas alors dans ces termes exacts, que l’on décida la suppression du dispositif « Idéologie ». – Or cette suppression aurait ainsi été faite au profit d’une métaphysique de la propriété réactivée dans et par le geste même de son refoulement. Toutefois, le contenu conceptuel de cette métaphysique ne fut pas tant la notion d’aliénation, que sa réminiscence scientifiquement transformée : le fétichisme, ou sa formule corrélative : la réification.

150*

151Qu’est-ce que la réification ? Avant de répondre, il faut rappeler que le philosophe et commentateur marxiste György Lukacs, ou Georg (von) Lukacs, — juif, aristocrate, hongrois, et dont une grande partie de l’œuvre fut écrite en allemand — a montré dans Histoire et conscience de classe — livre maudit en Union Soviétique et au sujet duquel son auteur fut plus ou moins contraint à la reddition — toute l’importance du processus de réification dans le texte de Marx sur « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret » (in Capital, I). Si le terme même de « réification » (Verdinglichung) apparaît au livre III du Capital (section 7), c’est sans profit pour la problématique qui occupe Lukacs, et ce n’est pas à cet endroit que Lukacs décèlera le phénomène de la réification. Il faut partir au contraire du « fétichisme de la marchandise » pour comprendre la réification.

152Or le « fétichisme de la marchandise » désigne positivement chez Marx la manière dont cette forme très élaborée de la valeur qu’est la marchandise acquiert, du fait de sa grande abstraction (au-delà de la valeur d’échange et de la forme-monnaie), un caractère indissociablement mystique et métaphysique (chez Marx cela va de pair), non seulement aux yeux des travailleurs (c’est encore le produit qui se dresse devant eux comme puissance autonome, etc.), mais aussi devant le capitaliste lui-même. Car la marchandise, abstraite par essence, une fois insérée dans le procès concret de sa circulation, va subir les mouvements d’un marché dont la régulation totale n’incombe à personne, pas même aux capitalistes. Pour reprendre la citation mise en exergue, la marchandise apparaît dès lors illusoirement comme possédant en propre sa valeur et ses déterminations, compte justement non tenu de tout ce qui a présidé à sa réalisation. Alors qu’elle est une chose « sensible », puisque matériellement produite, elle est « suprasensible », en cela qu’elle donne l’impression d’être par elle-même active, en renvoyant à l’homme l’image de rapports sociaux au sein desquels il se trouve pris. Autrement dit, alors qu’elle pourrait et devrait n’être tenue que pour un pur produit du travail humain, parce qu’elle est constitutive d’un stade économique de la société (le capitalisme), elle parvient — si l’on peut dire — à donner l’illusion d’une subjectivité et d’une toute-puissance (la marchandise a une fonction quasiment religieuse selon Marx). Parce que sa valeur n’est depuis longtemps plus la valeur d’usage (directement utile à l’homme productif), la marchandise peut en imposer à l’homme qui l’a produite et le rappeler à sa condition sociale de producteur. Ce qu’il a mis de lui-même dans la marchandise, le producteur l’a perdu. Et Lukacs d’insister sur la séparation vécue par ce producteur, illusoire séparation d’avec la chose produite qui se retourne contre lui.

153Le fétichisme consiste donc, au fond, à prendre des choses matérielles pour des personnes, et même pour des divinités. Voulant littéralement dire devenir-chose (Verdinglichung), la réification quant à elle, désigne selon Lukacs le fait qu’au cours du processus de fétichisme de la marchandise, les hommes eux-mêmes deviennent des choses, comme s’ils perdaient leur statut d’êtres actifs subjectifs [29]. Remarquons que cette idée se trouvait déjà en un sens chez le jeune Marx, puisqu’on a vu que, d’après les Manuscrits de 1844, l’homme du travail aliéné était « ravalé au rang de marchandise » (éd. citée, p. 107). A ceci près qu’à présent la marchandise acquiert justement un statut actif, aux dépens de l’homme.

154*

155En faisant jouer à ce point le problème de l’opposition du sujet et de l’objet et en insistant sur ce texte particulier du Capital, Lukacs fait retour en un sens à Hegel et à sa métaphysique de l’aliénation, par-delà la rupture épistémologique pourtant opérée depuis les Thèses sur Feuerbach[30]. Lukacs est sans doute en cela l’un des auteurs marxistes qui a le plus insisté sur ce que Marx doit aux philosophes antérieurs. Le risque et l’intérêt à la fois d’une telle insistance, c’est peut-être de voir se prolonger la ligne purement philosophique au-delà de Marx et Engels, vers un auteur comme Heidegger. Afin d’approfondir l’interprétation de Lukacs, d’une part, et afin surtout de mieux comprendre, d’autre part, en quoi persiste dans le marxisme une métaphysique de la propriété, il nous semblerait intéressant de mettre en rapport ces deux auteurs : Martin Heidegger et Georg Lukacs, dans la mesure où en effet, tous deux insistent sur l’aliénation de la conscience et plus précisément même sur le processus de sa réification[31].

156*

157Pour conclure, il nous semble donc que les marxistes ne se sont pas tout à fait détachés des métaphysiques hégélienne ou feuerbachienne de l’aliénation. L’histoire scientifique de la propriété qu’ils défendent, ainsi que l’intervention politique révolutionnaire qu’ils demandent à l’encontre de la propriété, ne sont pas élaborées sans référence à l’aliénation — même sous l’une de ses variantes ultérieures : « réification » ou « fétichisme ». Par-delà toutes les ruptures épistémologiques possibles, il y a donc une grande ligne philosophique qui va de Hegel à Lukacs en passant par Feuerbach, Marx, Engels, et peut-être… Heidegger.

158Il se pourrait au fond que Marx, tout comme Hegel, ait cherché à opérer « l’aliénation de l’aliénation » (c’est-à-dire la « position absolue », positive par elle-même). En discourant au point de vue du capital, l’objet adverse, le discours marxiste s’est d’abord ainsi aliéné dans son grand Autre, sous la médiation de la forme-marchandise. Mais dans le seul but de retourner ensuite en elle-même et contre elle-même une telle aliénation — et ce sera « l’aliénation de l’aliénation » (à travers la « loi tendancielle » du capitalisme par laquelle celui-ci tend à se supprimer). Si le capital est l’élément dans lequel s’est installé Marx, au point de vue conceptuel du moins, c’est que Marx a préalablement accrédité (au point de vue théorique) cela même qu’il prétendait connaître et critiquer. Or — Marx le dit lui-même, les comparant à l’hégélienne Sache selbst — capital et forme-marchandise sont des choses « suprasensibles » bien que « sensibles », métaphysiques bien que physiques pourrait-on dire. Autrement dit Marx s’installe au sein de cela, qui dans le discours économico-politique dominant, quelque figure particulière qu’il épouse le temps de son apparition, est le plus métaphysique. Au travers du capital et de la marchandise, la propriété retient donc un statut très éloigné de sa réalité historique concrète, elle demeure métaphysique de part en part.

159La boucle semble donc bouclée : non seulement le jeune Marx reproduisit tout en l’accomplissant une métaphysique feuerbachienne de la propriété, mais, ultérieurement, le dépassement même de cette métaphysique se fit encore de façon métaphysique : 1°/ par la « dialectique » maintenue ; 2°/ par la réminiscence de l’aliénation sous la forme de la « réification » et du « fétichisme » ; 3°/ par l’installation au point de vue du « capital » et de son medium privilégié : la « forme-marchandise ». A cet égard, ne faudrait-il pas parler de rupture de la rupture épistémologique ?

160Quelle que soit la formule retenue, le discours scientifique sur la propriété apparaît dès lors comme inscrit par-devers lui dans les plis de son laborieux contraire ; or de cela, Marx nous avait pourtant avertis : « au seuil de la science comme à l’entrée de l’enfer » (Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, préface, éd. Sociales, page 6).


Date de mise en ligne : 27/01/2013

https://doi.org/10.3917/phoir.009.0107

Notes

  • [1]
    Laissons de côté le problème du caractère explicitement non-métaphysique de la spéculation heideggérienne…
  • [2]
    Selon l’expression de la Contribution à la critique de la philosophie hégélienne du droit (1843 ou début 1844 — la date est controversée).
  • [3]
    Nous assumons cette allusion à Spinoza dans toutes ses conséquences…
  • [4]
    Nous n’aborderons pas le thème de « l’ontologie de la relation » (cf. E. Balibar, La philosophie de Marx, pp. 31-32).
  • [5]
    Nous donnons une interprétation, parmi tant d’autres possibles, de ce premier quatrain du célèbre sonnet tiré des Chimères de Nerval.
  • [6]
    « La nature est l’esprit en tant qu’il s’est rendu étranger à lui-même » (in Philosophie de la nature, Vrin, pp. 347-348).
  • [7]
    « Par suite, la détermination de l’esprit est la manifestation. » (in Philosophie de l’esprit, Vrin, p. 178)
  • [8]
    Dans la trad. Tricaud, rééd. Dalloz, 2000, p. 83, traduction est légèrement différente : « ce qu’on donnerait pour disposer de son pouvoir ».
  • [9]
    Au niveau du cœur : la diastole est le remplissage des oreillettes, la systole est l’éjection des ventricules.
  • [10]
    Cité par Althusser, in Soutenance d’Amiens, repris dans Solitude de Machiavel, éd. Puf, coll. « Actuel Marx Confrontation ».
  • [11]
    In Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, pp. 87-91. Nous laissons de côté la question des modifications apportées par Engels au texte de Marx.
  • [12]
    A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Gallimard, « Tel », rééd. 2003.
  • [13]
    On comprend par cela seulement le scandale provoqué en Union Soviétique lors de la découverte tardive des Manuscrits de jeunesse de Marx…
  • [14]
    « Si toute atteinte à la propriété, sans distinction ni détermination plus ou moins précise, est du vol, toute propriété privée ne serait-elle pas du vol ? » ; « Est-ce que, par ma propriété privée, je n’exclus pas toute tierce personne de cette propriété, violant ainsi son droit de propriété ? » (Œuvres, III, éd. Pléiade, page 239).
  • [15]
    Trad. J.-C. Carrière, éd. GF, p. 89.
  • [16]
    Trad. A. Adamov et M. Cadot, éd. GF, p. 118.
  • [17]
    Althusser tient précisément cela pour une marque décisive de la « coupure épistémologique » : cf. Eléments d’autocritique, in Solitude de Machiavel, Puf, « Actuel Marx Confrontation », p. 167.
  • [18]
    Ajoutons deux remarques. 1°/ Proudhon continue d’opposer le propriétaire foncier et le fermier, sans comprendre le considérable changement de statut qu’a connu le fermier au cours de l’histoire — et sans comprendre non plus, du même coup, la relation nouvelle qui unit l’exploitant agricole (fermier d’un nouveau type) au propriétaire foncier. La grande erreur de Proudhon — selon Marx — tient donc à sa manière de penser la propriété foncière (et la rente) dans les sociétés capitalistes de son temps à partir de l’ancien concept de propriété foncière (qui impliquait une relation rendue aujourd’hui caduque du fermier et du propriétaire terrien). Le fermier n’est plus le colon du propriétaire, mais il devient lui-même, en tant qu’exploitant agricole, un capitaliste. 2°/ Proudhon croit à tort que le propriétaire foncier moderne est susceptible par le biais de la rente, tout comme le seigneur de jadis à son domaine, de rester attaché à ses terres. Marx insiste au contraire sur ceci, que désormais le propriétaire foncier, tout comme l’exploitant agricole d’ailleurs, est indifférent à ses terres. Comme souvent chez Marx, l’exemple privilégié est l’Angleterre, où le propriétaire ne connaissait pas toujours ses terres (cf. p. 216). De même que ses terres sont seulement pour l’exploitant capitaliste lui-même un matériau contingent à travailler, de même, pour le propriétaire foncier, ses terres ne sont qu’abstraitement appréhendées au point de vue des revenus qu’il peut en tirer (par la rente). Il n’y a donc plus de différence fondamentale, à cet égard seulement, entre production industrielle et production agricole — c’est le règne du détachement généralisé.
  • [19]
    Cf. le développement de Marx intitulé « La production de la plus-value » dans Salaire, prix, profit.
  • [20]
    Cf. Althusser, Eléments d’autocritique, in Solitude de Machiavel, puf, « Actuel Marx Confrontation », p. 164.
  • [21]
    Auteur de La société archaïque (1877).
  • [22]
    Concernant cette nuance importante, cf. 1°/ la lettre du 21 septembre 1890 de Engels à Bloch, in Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Paris, Costes, 1952, pp. 139-140 ; et 2°/ Althusser, « La dernière instance… » in Soutenance d’Amiens, rééd. PUF, « Actuel Marx Confrontation », p. 208 et sq.
  • [23]
    Shakespeare, Le marchand de Venise, acte IV, scène 1, trad. J. Grosjean, éd. GF bilingue, pp. 215-221.
  • [24]
    A l’époque moderne, il s’agit essentiellement du développement des machines.
  • [25]
    Au stade féodal : ceux qui prient, ceux qui combattent, ceux qui travaillent ; au stade capitaliste : bourgeoisie et prolétariat.
  • [26]
    Nous laissons de côté le problème du double régime du concept de propriété — comme appropriation violente au niveau infra-juridique de la société et comme propriété juridique au niveau de l’Etat. Cf. sur cette contradiction, E.Balibar, Lire le Capital, PUF, « Quadrige », pp. 456-466. Sous le même mot de « propriété », on parle en fait de deux choses radicalement différentes. Ce dernier problème terminologique nous semble logiquement commandé par la fragmentation entre la réalité économique et la superstructure juridique venant précisément s’y greffer en justifiant cette réalité.
  • [27]
    Nous ne parlerons pas des textes importants du Capital sur le machinisme (au livre I, le ch. 13 en particulier), car précisément ils engagent moins une dénonciation humaniste de l’aliénation humaine, ou même plus simplement de la condition ouvrière, qu’une analyse scientifique de l’insertion du salarié dans le procès du capital modifié par l’usage étendu des machines.
  • [28]
    Retour, puisque le thème était déjà présent dans l’article de 1842 sur les vols de bois.
  • [29]
    Pour un résumé particulièrement synthétique, cf. E. Balibar, La philosophie de Marx, éd. La découverte, pp. 54-58 pour le fétichisme et pp. 64-67 pour la réification.
  • [30]
    Et cette rupture était là avant qu’Althusser ne la mît en évidence en ces termes.
  • [31]
    Pour un repérage dans ce débat, cf. le livre de L. Goldmann, Lukacs et Heidegger (un cours de 1967-1968, éd. Denoël) ; et l’article de N. Tertulian, « Le concept d’aliénation chez Heidegger et Lukacs » (in Archives de philosophie, juillet-septembre 1993, tome 56, cahier 3, p. 431 et sq.).

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