Couverture de PHIL_892

Article de revue

Chronique d’étymologie grecque n° 15 (CEG 2016)

Pages 117 à 172

Notes

  • [1]
    La présente liste complète la bibliographie du DELG (dans sa version la plus récente, à savoir DELG 2009, p. xi-xiv) et du Supplément au DELG, constitué par les dix premières livraisons de la CEG (DELG 2009, p. 1379-1383), ainsi que les indications fournies à la fin de la CEG 11 (RPh 80/2, 2006[08], p. 367-369), de la CEG 12 (RPh 83/1, 2009[12], p. 326-328), de la CEG 13 (RPh 85/2, 2011[13], p. 365-366) et de la CEG 14 (RPh 87/2, 2013[16], p. 200-202).
English version

Rédacteurs des notices

A.B.Alain Blanc
Ch. de L.Charles de Lamberterie
M.S.Michel Sève
N.G.Nicole Guilleux
P.R.Pierre Ragot
R.V.Rémy Viredaz
S.A.Suzanne Amigues

Rédacteurs des notices

1L’objet de cette chronique est double : présenter au lecteur le résultat d’études philologiques ou étymologiques récentes ; mettre à jour les notices du Dictionnaire étymologique de la langue grecque (DELG) de P. Chantraine (2e éd. avec supplément, 2009). Chaque fois qu’une notice de la CEG se présente comme la modification ou le complément d’une notice préexistante, c’est précisément à la notice correspondante du DELG qu’il est fait référence, soit dans sa première édition (1968-1980), citée « DELG », soit dans sa deuxième édition avec supplément (2009), citée « DELG 2009 » (v. CEG 12, p. 285-286)

2* * *

3figure im1 : adjectif (Hom., A.R.) dont le sens et l’étymologie sont discutés. – Ét. : Réfutant les étymologies antérieures (v. la bibliographie critique référencée par F. Bader dans la notice s.u. de CEG 3, 119 = DELG 2009, 1263), et constatant l’improbabilité d’un allongement métrique pour le second α, A. Nikolaev, Sprache 50/2, 2012-13[15], p. 182-239, voit dans ce mot le reflet d’un i.-e. *n̥-sāwn̥to- « privé de la lumière du soleil », avec phonétique éolienne metri causa. Des trois exemples homériques, seul donc Il. 14,271 (// figure im2 Στυγὸς ὕδωρ #) – dont le contexte se réfère à un usage probablement hérité (serment par les eaux du monde infernal) – garderait trace du sens ancien, tandis que les deux exemples odysséens (avec prosodie figure im3) et ceux d’Apollonios de Rhodes résulteraient de réinterprétations. Ce composé correspond au védique figure im4 (plus ancien que sūrta- ; réfection de *a-sūnta- ; réfection différente en avestique axvarǝta- ; antonyme ancien svàrvant- <*suan-want-). Cette interprétation de ἀάατος est appuyée notamment par des formules védiques, grecques et hittites où « vivre » est exprimé par des périphrases « voir le soleil », « voir la lumière du soleil ». Morphologiquement, le mot grec pourrait être une réfection de *n̥-săwn̥to- <*n̥-sh2wn̥to- d’après *sāwelio- « soleil » (p. 207 n. 90 ; l’hypothèse d’une véritable vr̥ddhi, ibid. p. 209, présenterait l’inconvénient de faire de figure im5 et figure im6 deux formations indépendantes). Un positif parallèle au véd. figure im7 est supposé aussi par le germanique figure im8 > *sunþa- (et *sunþez-) ‘sud’ et le tokharien B swāñc-o, A-eṃ, « rayon de lumière ». R.V.

4ἀδίαντον : n. « adiante, cheveu de Vénus » (Thphr. +). – Le très bref article du DELG (20b) ne fait que reprendre celui du GEW (I, 21), avec l’explication « eig. ‘was nicht benetzt werden kann’ », « proprement ‘qui ne peut pas être mouillé’ ». Du point de vue linguistique, cela revient à dire – mais sans le dire explicitement – que ce nom dérive du verbe διαίνω « mouiller ». Il aurait donc été plus logique, de la part des auteurs, de limiter cette entrée à un renvoi à l’article διαίνω, et Beekes, EDG 21 a eu raison d’aller dans ce sens ; on notera, au passage, qu’à l’article διαίνω du DELG (276a) le mot ἀδίαντον est mentionné, alors qu’il ne l’est ni dans celui du GEW (I, 384), ni dans celui de l’EDG (327).

5Ce nom savant, francisé en « adiante », de la fougère appelée couramment « cheveu de Vénus » (ce qui correspond au binôme botanique Adiantum capillus-veneris L.) désigne une plante fréquente en Grèce, comme dans de nombreuses régions méditerranéennes, aux abords des sources ombragées (cf. S. Amigues, Théophraste, Recherches sur les plantes, Paris, 2010, p. 288, fig. 100). Le mot ἀδίαντον s’analyse, de manière transparente, comme la substantivation d’un adjectif verbal privatif ἀ-δίαν-τος dont l’élément central -διαν- est la base du verbe διαίνω (aor. ἐδίηνα) « mouiller », donc « qui ne peut être mouillé ». Il est facile de vérifier en observant la plante la justesse de cette appellation : les lobes de ses frondes sont couverts d’une cuticule cireuse sur laquelle l’eau glisse sans pénétrer. Cette particularité est parfaitement décrite dans Thphr., HP VII, 14,1, après l’annonce de « ce qui se produit dans le cas de l’adiante » (τὸ ἐπὶ τοῦ ἀδιάντου συµβαῖνον) : « sa feuille ne s’humecte même pas quand on la trempe, et cela bien évidemment parce que l’humidité n’adhère pas à sa surface ; d’où sa dénomination » (ὅθεν καὶ ἡ προσηγορία) – curiosité dont la réputation a traversé les siècles puisqu’on la retrouve signalée dans le Tiers Livre de Rabelais, ch. 50 : « adiantum, car jamais ne retient humidité quoy qu’il naisse près les eaues et quoy qu’on le plongeast en eaue par bien long temps. » S.A., Ch. de L.

6ἄηµι : « souffler » (Hom., poètes). – Étant donné que le masculin ἀήτης (Od. 4,567 et Il. 15,626) conserve à la fois l’accent et le sens du féminin ἀήτη (cf. aussi v.l. ad Od. 4,567 ζεφύροιο […] πνείοντος ἀήτας), il vaut mieux, malgré Chantraine (DELG 26a, rubrique « dérivés »), voir dans δεινὸς ἀήτης (Il. 15,626 ; v.l. δεινὸς ἀήτη) une innovation qui trouve vraisemblablement sa source dans un ancien *// ἀνέµοιο δὲ δεινὸν ἀήτη # ἱστίῳ ἐµϐρέµεται, « le souffle du vent gronde dans la voilure avec un bruit effrayant », avec réinterprétation fautive de l’accusatif d’objet interne δεινόν (cf. Il. 14,398-9 : […] ἄνεµος […] µέγα βρέµεται) en adjectif épithète de ἀήτη lors du passage de l’expression au nominatif : démonstration détaillée de Cl. Le Feuvre, Lalies 24, 2004, p. 149-161. P.R.

7ἀκροάοµαι : « écouter attentivement » (Épich., ion.-att. +). – Ét. : Chantraine (DELG 51b) se borne à remarquer que ce verbe repose sur un syntagme ἄκρον οὖς qui aurait signifié « pointe, extrémité de l’oreille ». L’étude de Lamberterie, Autour de Michel Lejeune (2009), p. 102-109, permet d’ajouter les observations suivantes : 1) l’analyse de ἀκροάοµαι par ἄκρον οὖς n’est acceptable que si cette expression fait référence au fait de « dresser l’oreille », d’où « prêter attention à, écouter attentivement » ; 2) il convient d’étayer cette hypothèse en versant au dossier les données mycéniennes. Étant donné que le composé myc. qe-to-ro-wewετρόhϝες/ « à quatre anses » de la tablette des trépieds repose sur un syntagme attesté dans Il. 11,632-4 sous la forme οὔατα […] τέσσαρα « id. » (détails dans la notice s.u. οὖς), il est cohérent de voir dans a-ko-ro-we (PY Cn 418,3, etc.) un représentant de l’adjectif sigmatique /ἀκρόhϝης/ « aux oreilles dressées (dits de bœufs) » (> « dont les oreilles sont aux aguets », d’où « vifs, alertes » ?), lequel reflète le syntagme *ἄκρον ὄhϝος sous-jacent à la base de ἀκροάοµαι. Toutefois, au sens de « dressé », l’adjectif le plus usuel en grec n’est pas ἄκρος mais ὀρθός. Or, le mycénien dispose, parallèlement à a-ko-ro-we, de l’anthroponyme masculin nom. sg. o-tu-wo-we (PY Jn 658,7, etc.) /Ὀρθϝόhϝης/ « Prudent, Avisé » (< « aux oreilles dressées », sens propre retenu par Lejeune, Phonétique2, § 71 n. 2 et Ruijgh, Études, § 130 n. 315, qui souligne bien l’absence de *ϝ- initial) ; ainsi que l’a remarqué F. Bader, RPh 64, 1980, p. 48, le syntagme sous-jacent *ὀρθϝὸν ὄhϝος > ὀρθὸν οὖς est attesté chez Soph. Él. 27, où Oreste demande à son précepteur de lui « prêter une oreille attentive », ὀξεῖαν ἀκοὴν […] διδούς (v. 30), tel un cheval de race qui, en dépit de son âge, « dresse encore l’oreille », # ἀλλ᾿ ὀρθὸν οὖς ἵστησιν // (v. 27). Cet ensemble de faits fournit à l’étymologie retenue les appuis décisifs qui lui manquaient. Sur le plan formel, on admettra qu’en regard de la forme simple *ὄhϝας, refaite d’après *ὄhϝατ- (v. s.u. οὖς), s’est développé, à côté de -οhϝεh-, et peut-être aussi sous l’influence de *-κεραh- (cf. s.u. λαγώς), un doublet *-οhϝαh- ; on partira donc d’un composé *ἀκρ-οhϝαh- « à l’oreille dressée » dont procède le dénominatif *ἀκροhϝαh-ye/ο- > *ἀκροϝαh-ye/- (par dissimilation régressive de *-h-) > ἀκροάοµαι > att. ἀκροῶµαι (le fut. moy. ἀκροᾱσε/ο- et l’aor. moy. ἀκροᾱσα- sont dus au modèle de αἰτιᾱσε/ο- et αἰτιᾱσα-, de αἰτιῶµαι « accuser »). P.R.

8ἄνθρωπος : « homme, être humain » (myc. +). – Ét. : Ce mot n’a pas fini d’exercer la sagacité des chercheurs. Dans deux articles publiés en 1987 et en 2004, G. Klingenschmitt, Aufsätze (2005), p. 250 n. 15 et p. 542, a proposé une analyse *h2n̥dhro-h3kw-o- ou *h2(e)ndhre-h3kw-o- « der unten (auf der Erde) Befindliche ». Largement acceptée dans le monde germanophone, cette étymologie est toutefois impossible, car le latin īnferus « qui se trouve en bas » exclut une initiale *h2 pour la racine de véd. ádhara- « id. », got. undar « sous ». Cette difficulté est évitée par R. Garnier, BSL 102, 2007, p. 131-154, qui retient le même sens « inférieur, qui se trouve sur terre », mais pose un prototype *n̥dhre-h3kw-o- ; le produit grec *athrōkwo- aurait inséré un n sous l’influence de andr-, thème faible de aner- « homme, uir », ce qui n’est pas impossible. Cependant, l’hypothèse de Klingenschmitt-Garnier se heurte aussi à une objection sémantique : le composé postulé devrait signifier originellement *« tourné vers le bas », ce qui ne rend pas compte du sens « être humain ». Les composés i.-e. en *-h3(o)kw- ou *-h3kw-o- relèvent de types divers, mais le sens du second terme, qui n’est d’ailleurs jamais « visage », s’affaiblit rarement totalement : cf. véd. nyàñc- *« qui regarde vers le bas », « tourné vers le bas », nyàk, figure im9 « vers le bas », skr. class. nīca- « petit, vil » ; lat. antīquus *« qui fait face » > *« qui se trouve devant » > « d’avant » (l’évolution a suivi celle de ante, *« en face » > « devant » > « avant ») ; gr. νώψ (Hsch.) « qui ne voit pas bien » ; Αἰθίοψ « à l’aspect brûlé, à la peau foncée », οἶνοψ « dont l’apparence, la couleur est celle du vin », véd. figure im10 f. (*« large à voir », équivalant à figure im11 « large », Scarlata, Wurzelkomp., p. 22) ; gr. βοῶπις (peut-être substitut de *gwow-ōkwya) « aux yeux de vache (?) », µύωψ « qui cligne des yeux », µέτωπον *« ce qui est entre les yeux », « front ». C’est seulement dans des cas particuliers (tel figure im12 ci-dessus) que le sens du quasi-suffixe se réduit à zéro, et dans le cas de *n̥dhre-h3kw-o- on ne voit pas comment le composé pourrait se retrouver synonyme de *n̥dhero-. L’argumentation de Garnier se heurte d’ailleurs à d’autres objections. La valeur parfois péjorative d’ἄνθρωπος est secondaire. Elle n’apparaît pas chez Homère (sauf peut-être en Od. 11,365, cf. LfgrE s.u., sens 3d), ni dans les dérivés et composés (à l’exception des diminutifs). Avant le déchiffrement du mycénien, l’épopée homérique a pu donner l’impression que l’opposition entre hommes et dieux représentait le sens le plus ancien d’ἄνθρωπος. Mais l’unique attestation mycénienne oppose au contraire l’humain aux animaux : PY Ta 722 a-to-ro-qo i-qo-qe po-ru-po-de-qe. Pour opposer les hommes aux dieux, le terme le plus ancien en grec est peut-être µορτός/βροτός (= arm. mard « être humain »). Noter aussi que la racine i.-e. *n̥dh- ou *h1n̥dh- du latin īnferus n’est pas représentée en grec. En conclusion, la question de l’étymologie d’ἄνθρωπος reste entièrement ouverte. R.V.

9ἀπέλλαι : « rassemblement des hommes en armes » (IG V 1, 1144, l. 2 ; 1146, l. 41 ; Hsch.). – [Insérer DELG 96b l. 7, avant la rubrique « Dérivés » :] Verbe radical thématique : ἀπέλλω (cf. ἀπέλλειν · ἀποκλείειν [Hsch. α 5945 Latte]).

10Ét. : Tenir compte désormais des remarques d’H. Blanchet, Wékwos 2, 2015-16, p. 30. Sur le modèle de *ἀνα-τάλλω (< *tl̥-n-h2-e/o-), secondairement refait en ἀνα-τέλλω, -οµαι « (faire) se lever, apparaître » (cf. LIV2, p. 622 s.u. *telh2-), il est tentant, en partant de la racine *pelh2- (cf. LIV2, p. 470 s.u.), de poser, à la base de cette famille de mots, un présent causatif *ἀπάλλω (< *n̥-pl̥-n-h2-e/o-, avec préverbe *n̥- à valeur directive, cf. lat. im-pellō, -ere « pousser à »), refait en ἀπέλλω (néo-vocalisme de présent). À côté du verbe ἀπέλλω « pousser le bétail, enclore » (cf. Hsch. α 5945 Latte : ἀπέλλειν · ἀποκλείειν), on peut postuler l’existence de deux substantifs : 1) un féminin *n̥-pel(h2-i̯eh2 > gr. com. *ἀπέλyα (avec chute de la laryngale selon la loi de Pinault, cf. CEG 6 s.u. σειρά) > ἀπέλλα « lieu où l’on presse le bétail, enclos », d’où, figurément, « rassemblement du bétail » puis « congrégation, rassemblement des hommes (en armes) » (cf. Hsch. α 5944 Latte : ἀπέλλαι · σηκοί, ἐκκλησίαι, ἀρχαιρεσίαι) ; 2) un doublet neutre *n̥-pel(h2)-i̯om > gr. com. *ἄ-πελ-yον duquel on peut tirer directement le théonyme à suffixe de Hoffmann *Ἀπέλyων > dor. Ἀπέλλων « maître du rassemblement des hommes en armes » : détails complémentaires s.u. Ἀπόλλων.

11P.R.

12ἄπλετος : « infini, immense » (Pd. +). – Ét. : L’explication de Chantraine (DELG 97a), selon laquelle ἄ-πλε-τος « non mesurable » serait un adjectif verbal privatif en *-to- bâti sur une racine πλε- « mesurer » que l’on retrouverait dans πλέ-θρον « plèthre », n’a pas convaincu (cf. Beekes, EDG s.u.), car elle se heurte au fait que le nom de l’unité de mesure qu’est le plèthre n’a pas reçu d’étymologie claire (cf. DELG 913a). Sur la base des correspondances nombreuses et précises entre des expressions comme véd. sapráthastamaṃ váco (RV 1,75,1a) « parole qui s’étend plus au loin (que toute autre) » et οἰµωγὴ ἄπλετος (Hdt. 6,58) « gémissements infinis », árṇo […] saprátho (RV 8,20,13a) « flot qui s’étend » et ποταµοὶ ἄπλετοι (Arstt. Mété. 355b) « fleuves qui s’étendent largement », diyaúr […] figure im13 śávaḥ (RV 1,8,5c) « par son étendue, le ciel est sa force (dit d’Indra) » et ἄπλετος ἀλκή (Opp. Cyn. 2,410, etc.) / ἄπλετος ἰσχύς (Orph. Arg. 25) « force infinie », pr̥thú […] híraṇyam (RV 8,65,11) et χρυσὸς ἄπλετος (Hdt. 1,14, etc.) « or infini », pr̥thú śrávo (RV 1,9,7a) et ἄπλετος δόξα (Pd. I. 4,11) « gloire infinie », figure im14 (RV 1,67,5a, 10,31,9a) et γῆν ἄπλετον (Plu. Pomp. 84,6) « terre immense », A. Blanc, ΠΟΛΥΜΗΤΙΣ (= Mél. Bader), 2012, p. 25-36, propose de rattacher ἄπλετος à la racine i.-e. *pleth2- « s’étendre » (cf. véd. práthate « s’étendre », pr̥thú- « étendu » et gr. πλατύς « étendu et plat », etc.). Dès lors que l’alpha initial ne reflète pas le préfixe négatif mais le préfixe intensif (< *sm̥-), il devient possible de comparer ἄ-πλετος non seulement à ἀ-τεν-ής (Hés. +) « tendu, attentif », mais également à περι-µήκ-ης (Il. +) « très long, très haut » et plus encore à son doublet περι-µήκ-ετος (Il. 14,287, Od. 6,103, Arat. 250), dont le suffixe à occlusive dentale suivi de la voyelle thématique ou de la voyelle *-ᾱ- (cf. ὑπερ-µεν-ής [Il. 2,116, etc.] « très puissant » / ὑπερ-µεν-έτης [H. Arès 1] « id. ») est tout aussi archaïque que le suffixe sigmatique dans les composés possessifs à second membre nominal ; on partira donc d’une forme *ἀ-πλέτ-ετ-ος (< *sm̥-plet(h2)-et-) > ἄπλετος, avec superposition syllabique comme dans ἄντιτος (Il. 24,213, etc.) « payé de retour » < *ἀντί-τιτος, ξύλοχος (Il. 5,162, etc.) « couche qui se trouve dans les broussailles > fourré » < *ξυλό-λοχος, etc. En définitive, on verra dans gr. ἄ-πλετος et véd. sa-práthas- deux formations parallèles issues d’un même composé à finale hétéroclitique *sm̥-pleth2-es/et-. P.R.

13Cette analyse étymologique proposée par A. Blanc présente l’intérêt de fournir en grec une attestation, unique dans l’état actuel de nos connaissances, du degré plein de la racine i.-e. *pleth2- « s’étendre », alors que dans le groupe de πλατύς « large » (= skr. pr̥thú- < i.-e. *pl̥th2-ú-) et des termes apparentés le grec a généralisé le degré zéro sous l’influence de l’adjectif, qui est la forme-pivot de toute cette famille de mots : ainsi s’explique la discordance entre πλαταµών et skr. prathimán- (on attendrait en grec une forme *πλεταµών du type de τελαµών), comme entre πλάτος (gén. -ους) et skr. práthas- (= av. fraθah-) « largeur » < i.-e. *pléth2-e/os- (v. DELG 912b ; NIL 564-6, avec bibl.). Il apparaît maintenant que le neutre sigmatique *πλέτος, -εhος dont a hérité le grec a laissé une trace indirecte dans la langue avant de disparaître comme tel, par réfection en πλάτος d’après πλατύς comme κρέτος en κράτος d’après κρατύς ou βένθος en βάθος d’après βαθύς. Un cas comparable, quoique différent, est celui de βραχύς « court » et des termes apparentés, famille de mots où le degré plein βρεχ- est attesté dans l’onomastique (v. la note s.u.).

14Ch. de L.

15Ἀπόλλων, -ωνος : « Apollon » (Hom. +). – Ét. : Entre le rapprochement externe avec hitt. Appaliunaš et le rapprochement interne avec la forme dorienne Ἀπέλλων et l’appellatif dor. ἀπέλλαι, Chantraine (DELG 98b) refuse de trancher et conclut que ce théonyme est dépourvu d’étymologie. Il existe désormais deux camps : ceux qui considèrent que le dieu – et donc son nom – sont étrangers, et ceux qui les tiennent pour grecs. Les arguments des uns et des autres et la bibliographie récente sur le sujet ont été commodément rassemblés par M. Egetmeyer, Res Antiquae 4, 1997, p. 205-219. Ainsi, Beekes, JANER 3, 2003, p. 1-21 et EDG 114-118 s.u., réfute totalement la possibilité d’une suffixation en -ων sur ἀπέλλαι, le théonyme ne pouvant procéder selon lui d’un sobriquet du type Στράϐων « Lebigleux » (cf. Chantraine, Formation § 120). En faveur de l’origine grecque, Egetmeyer, o.c., fait valoir que l’association entre Apollon et les ἀπέλλαι n’est pas un fait marginal limité à l’aire dorienne, mais la survivance dorienne d’une époque archaïque où, dans l’ensemble du monde grec, Apollon parrainait l’éducation sportive et militaire des jeunes hommes afin de leur permettre d’acquérir, comme à Sparte, le statut de citoyen dont l’obtention était consacrée par les cérémonies des ἀπέλλαι, « rassemblement des hommes en armes ». Ἀπέλλων ne peut donc contenir que le reflet du suffixe possessif de Hoffmann *-h3en- et non le suffixe individualisant *-ōn, Apollon étant proprement « le maître des ἀπέλλαι », c’est-à-dire « le chef divin d’un rassemblement d’hommes en armes », fonction qui rappelle directement celle du Quirīnus romain, lui aussi attaché au rassemblement des citoyens-soldats de la cité. Sur le plan strictement linguistique, deux arguments de poids viennent confirmer ce point de vue : 1) l’appartenance de hitt. Appaliunaš à la flexion thématique, qui ne peut s’expliquer que si elle résulte d’une adaptation de l’ancien thème en *-n-, indique clairement que c’est le hittite qui a emprunté le théonyme au grec et non l’inverse ; 2) le datif chypriote a-pe-i-lo-ni (ICS 215.b4) /Ἀπείλωνι/, qui contient encore une trace indirecte de l’ancien groupe *-λy-, interdit de voir dans cette forme un emprunt à l’arcadien de date postmycénienne, puisque ce groupe consonantique a sans doute disparu dans les deux dialectes peu après la chute des palais mycéniens. Dès lors, on rendra compte du nom d’Apollon en partant d’un dérivé en *-yo- auquel s’agglutine le suffixe de Hoffmann, donc proto-gr. *Ἀπέλyων (→ hitt. Appaliun-aš) > chypr. Ἀπείλων, dor. Ἀπέλλων, le vocalisme -ο- de l’ion.-att. Ἀπόλλων étant vraisemblablement dû, selon H. Blanchet, Wékwos 2, 2015-2016, p. 30, à un rapprochement secondaire avec le verbe ἀπόλλυµι « détruire » qui trouve son origine dans la prééminence que prit peu à peu le dieu à l’arc. Sur la racine verbale qui est, en définitive, à la base de ce théonyme, voir s.u. ἀπέλλαι.

16P.R.

17ἄρκυς, -υος : f. « filet » (ion.-att.). – Ét. : Pour A.J. Van Windekens, DECLG (1986), s.u. et J.-V. Vernhes, Connaiss. hell. 133, 2012, § 4, ἄρκυς « filet de chasse » (et « filet pour les cheveux », Hsch.) appartient à la famille de ἀρκέω « protéger, secourir, suffire », lat. arceō « contenir, maintenir ; maintenir au loin, écarter », hitt. ḫark- « tenir, avoir, garder ». Plutôt que d’une acception « arrêter » (Vernhes), non attestée, ἄρκυς dérivera du sens « contenir, maintenir » (Van Windekens), disparu par ailleurs en grec. Le suffixe n’ayant pas de justification claire, un emprunt au substrat (Beekes, EDG s.u.) reste toutefois une option. R.V.

18ἅρµα, ἁρµή, ἁρµός, etc. – Le nom d’agent ἁρµοστήρ / ἁρµοστής « harmoste » (DELG 111a), dérivé de ἁρµόζω, est pour la forme, sinon pour le sens, à l’origine du composé θοιναρµόστρια « organisatrice d’un repas sacré » (enregistré dans DELG s.u. θοίνη), avec son assistante, ὑποθοιναρµόστρια. Le verbe dérivé θοιναρµοστρέω vient d’apparaître à Messène par la forme θοιναρµοστρήσασαν (Prakt. Arch. Het. 2010, p. 64), ce qui peut contribuer à lever les doutes sur la forme σειναρµοστρήἁἁ (plutôt que σειναρµοστρήα ἀ[νέθηκε], IG V, 299) connue en Laconie (voir LSJ Rev. Suppl., s.v. *θοιναρµοστρέω ?). Il s’agit, en Laconie et en Messénie, d’une prêtresse de cultes féminins, particulièrement de Déméter et Corè (inscr., ép. hell.+). M.S.

19ἄρτος : m. « pain de blé » (myc. +). – Enregistrer parmi les composés l’adjectif ἀρτοκρεωνικός apparu à Corinthe : le θίασος ἀρτοκρεωνικός était apparemment chargé de distribuer du pain et de la viande dans le contexte d’un culte à mystères de Dionysos (époque impériale, peut-être tardive). Le terme se rattache à ἀρτόκρεας « mélange de pain et de viande », mot connu à Didymes et en transcription latine. Voir J.L. Rife dans St. Friesen & D. Schowalter (eds.), Corinth in Context, Leiden – Boston, 2010, p. 413-417, et Année épigraphique 2010, 1494. M.S.

20Le chaînon qui manque entre ἀρτόκρεας et ἀρτοκρεωνικός est un composé *ἀρτοκρε-ώνης « acheteur d’ἀρτόκρεας », qui s’insère dans la série des noms d’acheteurs en -ώνης, acheteurs publics comme σιτώνης « acheteur de blé » ou acheteurs-revendeurs comme ἰσχαδ-ώνης « marchand de figues » (Phérécr. 4 K.-A., Poll.). L’adj. ἀρτοκρεωνικός dérive de cet *ἀρτοκρεώνης comme σιτωνικός (inscr.) et τελωνικός (Pl., Dém.) de σιτώνης (inscr.) et τελώνης. A.B.

21ἄρχω : « être le premier », d’où « commencer » et « commander » (Hom. +). – Suivant une analyse de G. Klingenschmitt, Antiqu. Indogerm. (= Gedenkschr. Güntert), 1974, p. 274 n. 1 (= Aufs. 119 n. 1), ἄρχω « être le premier (par le rang, etc.) » (« (der Reihenfolge und dem Range nach) der erste sein »), qui serait en relation avec le groupe de ἄριστος « le meilleur » (« der erste (dem Range nach), der beste »), remonterait à un présent inchoatif de la racine *h2er- « ajuster, adapter », *h2r̥-sk̑-e/o- (du type de ἔρχοµαι « aller, venir » < *h1r̥-sk̑-e/o-, cf. véd. r̥ccháti « atteindre », suivant l’étymologie de ἔρχοµαι qui est retenue dans LIV2 238). Cette reconstruction est acceptée par Cl. Le Feuvre, Ὅµηρος δύσγνωστος (2015), p. 506-7, qui précise l’évolution sémantique connue par ce verbe : il faudrait partir soit de l’emploi transitif de ἄρχω, qui se serait généralisé au sens de « commencer » à partir d’emplois plus spécifiques (« commencer à ajuster [un mur en construction, un char, etc.] »), soit, plus probablement, des emplois du moyen ἄρχοµαι (« s’attacher à », d’où « se mettre à, commencer à »). Tandis que le présent ἄρχω connaissait cette évolution sémantique, liée au sème inchoatif du suffixe, l’aoriste ἤραρον (cf. arm. arari « j’ai fait », qui, comme ἤραρον, remonte à un thème d’aoriste thématique redoublé *ar-ar-e/o-, lequel constitue une innovation gréco-arménienne, car la forme attendue à date indo-européenne aurait été *ār-e/o- < *h2e-h2r-e/o-) a conservé le sens ancien d’« ajuster, assembler, fabriquer, etc. », et un nouveau présent ἀραρίσκω en a été tiré ; ce dernier, toutefois, a chance d’être assez ancien, puisqu’il trouve un correspondant exact dans le subjonctif aoriste arm. araric‘, qui remonte à un présent inchoatif en *-isk̑e/o- (« je me mets à faire, je m’apprête à faire », d’où « je ferai » / « que je fasse, si je fais ») : cette correspondance ne relève pas nécessairement d’une simple coïncidence, comme l’indique justement R. Godel, REArm., N.S. 2, 1965, p. 35-36 = Ling. arm., 1982, p. 33, suivi par Ch. de Lamberterie, J. Sav. 2013/1, p. 18 (où l’on trouvera également de la bibliographie sur une perspective très différente concernant l’origine des subjonctifs arméniens en -ic‘-, à savoir R. Lühr, Coll. Pedersen, 1994, p. 259-273).

22D’autres analyses étymologiques du verbe ἄρχω sont rappelées et critiquées par Cl. Le Feuvre : racine *reĝh- « (s’)élever » selon LIV2 p. 498, racine *ser-ĝh- selon divers travaux de F. Bader, ou encore, suivant une communication personnelle de G.-J. Pinault à Cl. Le Feuvre, racine de ἄρνυµαι « prendre, recevoir, obtenir », avec une évolution de « se prendre à » vers « se mettre à ». Pour une hypothèse un peu différente, voir aussi J. Matzinger, HS 113, 2000, p. 287-288 n. 27, qui, tout en signalant l’analyse de Klingenschmitt, pense également à une forme élargie de la racine *h2er-, à savoir *h2er-gh- ou *h2er-ĝh-, ce qui semble moins satisfaisant que l’hypothèse d’un présent inchoatif en *-sk̑e/o-. Chantraine (DELG 121b), à la suite de Frisk (GEW I, 159), évoquait seulement le rapprochement fréquemment admis avec ὄρχαµος « chef », qu’il qualifiait néanmoins de douteux, et considérait toutes les autres hypothèses comme sans valeur. Mais l’idée d’un rattachement de ὄρχαµος à ἄρχω n’est guère compatible avec l’étymologie de ἄρχω qui vient d’être présentée, v. la notice s.u. ὄρχαµος. É.D.

23ἄτερπνος : adj., « qui ne trouve pas le sommeil » [nouveau lemme]. – Ce mot n’est connu que par des gloses, qui l’attribuent aux « Rhégiens » (sans doute seulement Ibycus), avec le sens de ἄγρυπνος ou ἄϋπνος. Il donne extérieurement l’impression d’être le composé privatif de τερπνός « qui fait plaisir », mais P. Chantraine remarque, à juste titre, que son sens « reste énigmatique » (DELG 1108a), ce qui pourrait inviter à lui chercher une origine tout autre que la famille de τέρποµαι. Voir en ce sens l’essai d’A. Nikolaev, Class. Philol. 110, 2015, p. 66-70 : constatant que l’insomnie est volontiers associée dans la littérature au fait de se tourner et se retourner sur sa couche, l’auteur propose de partir de la racine i.-e. *terkw- « se tourner ». Le ἀ- sera intensif, donc issu soit de *sm̥- (avec psilose), soit de *n̥- degré zéro de *en- « dans » (sans laryngale initiale !). Le vocalisme différent de l’hapax myc. to-ro-qe-jo-me-no (si on lit trokw- et non strokwh-) pourrait résulter, toujours selon Nikolaev, d’une contamination avec la racine synonyme également héritée *trep-, c’est-à-dire que τρέπω aurait une double origine. R.V.

24ἀφικτός : adj., « impur » [nouveau lemme] : v. la notice s.u. φοῖβος.

25R.V.

26βλοσυρός, -ά, -όν : adj., « terrible », sens premier « assez vague » d’après le DELG s.u., qui définit cet adjectif comme un terme d’étymologie inconnue et d’emploi essentiellement poétique (depuis Homère), rare en prose classique (seules réf. à Pl. et Thphr.). Il est précisé ibid. que « le mot est deux fois attesté chez Pl. lié à γένναιος (Rép. 535b et Tht. 149a), plaisamment comme épithète de µαῖα ». C’est en fait une similitude de forme, mais non nécessairement de ton : s’il est vrai que dans Tht. 149a Socrate s’amuse en se présentant à Théétète comme « le fils d’une sage-femme fort distinguée et même sourcilleuse » (ὑὸς µαίας µάλα γενναίας τε καὶ βλοσυρᾶς), dans Rép. 535b, il est recommandé de choisir des philosophes qui soient « moralement distingués et même sourcilleux » (γενναίους τε καὶ βλοσυροὺς τὰ ἤθη). L’originalité des trois occurrences du terme dans les traités botaniques de Théophraste est d’intégrer dans la réalité matérielle ce qualificatif d’ordre moral, ce qui dément l’affirmation de Chantraine (ibid.) selon laquelle le sens de « farouche », conservé en grec moderne, « peut s’appliquer à tous les exemples du grec ancien ». Seul élément éventuellement commun, une nuance dépréciative perceptible dans HP et CP qui fournissent deux exemples où βλοσυρός s’oppose à καθαρός : au sujet de la gemme du pin (HP IX, 2,3) qui est, selon l’exposition de l’arbre, « la plus pure » (καθαρωτάτη) ou « plus grossière » (βλοσυρωτέρα) ; dans la comparaison qualitative de la feuille et du fruit (CP VI, 12,5), organes faits du même matériau (ὕλης), mais pour l’un [le fruit] « pur et sans mélange » (ἐκ καθαρᾶς τινος καὶ εἰλικρινοῦς), pour l’autre [la feuille] « plus grossier et plus consistant » (ἐκ βλοσυρωτέρας καὶ σωµατωδεστέρας). Très voisine est l’idée d’un milieu dépourvu de limpidité, tel que l’eau stagnante d’un étang (CP VI, 14,2), où les végétaux baignent « dans une nourriture excessivement abondante et trouble » (ἐν τροφῇ πλείονι καὶ βλοσυρωτέρᾳ). S.A.

27βραχύς : adj. « court » (Pd., Hdt. +), éol. (Sapph., inscr.) βρόχυς [corriger la forme fautive βροχύς donnée DELG 193b et reprise EDG 236, alors que la forme correcte fait l’objet d’une entrée dans LSJ]. – Ét. : Sur l’ensemble des formes nominales qui dérivent d’une base radicale alternante i.-e. *mreĝh- / *mr̥ĝh-, v. maintenant NIL 497-9, avec mention des travaux récents relatifs à cette famille de mots (dont Ch. de L., Adj. en -υς, 146-63) ; la question reste posée de savoir si l’on peut mettre en évidence une racine verbale sous-jacente (discussion ibid.).

28En grec, l’ensemble des formes attestées repose sur la base à degré zéro *mr̥ĝh- dont découlent non seulement βραχ- et βροχ- (dans le groupe éolien), mais aussi, avec conservation de la consonne initiale, le nom de femme thess. Μροχώ, ancêtre de la forme plus récente Βροχώ (v. Adj. en -υς, 156, avec références). Mais l’élément nouveau est que l’anthroponymie thessalienne présente, à côté du nom d’homme Βροχᾶς, une forme Βρεχᾶς qui a toute chance de conserver une trace (unique dans l’état actuel de nos connaissances) du degré plein i.-e. *mreĝh- disparu ailleurs en grec : en ce sens J.L. García Ramón, « Thessalian Personal Names and the Greek Lexicon », dans Old and New Worlds in Greek Onomastics (2007), 29-67, ici p. 34. L’auteur y voit, plus précisément, le reflet indirect d’un adj. *βρεχύς (< i.-e. *mréĝh-u-, cf. lat. brevis < *mreĝh-wi-) qui aurait coexisté avec βραχύς et βρόχυς (d’où le nom Βρόχυς) < i.-e. *mr̥ĝh-ú- (= av. mǝrǝzu°, germ. *murgu-) ; ce n’est ni exclu ni démontrable.

29À l’intérieur du système de Caland, tel qu’il s’est développé en grec sur des bases héritées de l’indo-européen, un adjectif en -ú- à degré zéro radical fait normalement couple avec un neutre sigmatique à degré plein, e.g. γλυκύς < i.-e. *dluk-ú- en regard de γλεῦκος (myc. de-re-u-ko) < *dléuk-e/os- et de ἀγλευκής ; mais comme l’adjectif est en synchronie la forme de fondation du substantif, il impose bien souvent son vocalisme à ce dernier. Le remplacement s’observe sous nos yeux pour κρέτος, refait en κράτος d’après κρατύς, ou βένθος en βάθος d’après βαθύς. Le substantif qui correspond à πλατύς est πλάτος (gén. -ους), mais la forme héritée *πλέτος, -εhος (= skr. práthas-, av. fraθah- « largeur » < i.-e. *pléth2-e/os-) a laissé une trace indirecte dans l’adj. ἄπλετος « immense » (v. l’étude d’A. Blanc mentionnée dans la notice s.u.). Peut-on supposer que, de la même manière, le nom Βρεχᾶς repose sur un neutre sigmatique *βρέχος, -εhος ? Ce ne serait ni plus ni moins arbitraire que de partir de *βρεχύς, sans doute même plus vraisemblable si l’on prend en compte le jeu de l’apophonie tel qu’il fonctionne en grec dans ce système suffixal, et l’on ne voit guère de tierce solution. Le cas rappellerait celui de la famille de θρασύς (*θαρσύς) « hardi », où le neutre sigmatique θέρσος, conservé en éolien mais refait ailleurs en θάρσος et en θράσος, est en lien direct avec les nombreux anthroponymes en Θερσ- (DELG 423b) ; la coexistence de Βροχᾶς et Βρεχᾶς en thessalien répond à celle de myc. to-si-ta / Θορσίτᾱς/ et hom. Θερσίτης (Adj. en -υς, 847-8).

30Hors du grec, un thème *mréĝh-e/os- a laissé une trace directe dans le mot arménien merj « près », adverbe que l’on rapproche de gr. µέχρι « jusqu’à » (en ce sens DELG 692b et la notice de J.L. García Ramón s.u. µεσποδι dans CEG 5, 275 = DELG 2009, 1327-8, ainsi que EDArmIL 465), mais qui est en réalité un ancien substantif signifiant « courte distance > proximité, rapidité », attesté encore avec ce statut dans la locution merj ǝnd merj (NT Rom. 16,20) « en vitesse » (traduisant gr. ἐν τάχει). La forme merj de locatif (gouverné par la préposition ǝnd) indique un thème en -o-, ce qui est l’avatar normal des neutres sigmatiques en arménien (à preuve ǰer, gén. ǰeroy « chaleur » = gr. θέρος, -ους = skr. háras- < i.-e. *gwhér-e/os-, et bien d’autres exemples), et le traitement TRET- > TERT- se retrouve dans ałers « prière » < *aṙ- + -hers < *perk̑- en regard de lat. prec-, skr. praś- < i.-e. *prek̑- ; quant au sens, on comparera en grec la tournure usuelle ἐν βραχεῖ « en peu de temps » (v. Adj. en -υς, 150-2 et 160-2 ; Langue poétique i.-e. [2006], 231 n. 47).

31En grec, le nt. pl. adverbial βράχεα de βραχύς (avec remontée de l’accent) ne saurait être considéré comme la trace d’un substantif sigmatique *βράχος : voir T. Meissner, « Das ‘Calandsche Gesetz’ und das Griechische – nach 100 Jahren », dans Sprache und Kultur der Indogermanen (1998), 237-54, avec p. 247-9 une excellente étude formelle et sémantique de ce mot et des formes connexes. Ch. de L.

32γίγνοµαι : « naître », γένος « race, famille », etc. – Le composé εὐγενής « de bonne famille, noble » (DELG 222a) ne pouvait pas entrer dans l’hexamètre dactylique. Il comportait en effet sous sa forme ancienne (ἐϋγενής) trois syllabes brèves consécutives (tribraque), et sous sa forme récente (εὐγενής) une brève entre deux longues (crétique). Comme la notion exprimée était importante, les aèdes se sont efforcés d’adapter cet adjectif à l’hexamètre. Une première étape a été la création du nom. sg. ἠϋγενής, qui est attesté dans l’Hymne à Aphrodite (v. 94), chez Théocrite (27,43) et dans une inscription (réf. LSJ). Il y a eu allongement métrique de la première syllabe, comme dans l’adjectif ἀθάνατος (ᾰᾰᾰ) qui devient chez Homère ἀθάνατος (ᾱᾰᾰ) ; mais cet allongement ne permettait pas d’employer le génitif (sg. ou pl.), car on aurait eu encore un tribraque (*ἠϋγενέος, -έων). Un allongement de la seconde syllabe, comme dans hom. µαχειόµενος (vs la forme prosaïque µαχεόµενος), aurait pu le permettre, mais les formes attendues (*ἐῡγενέος, -έων) ne sont pas attestées.

33En revanche, on trouve en Λ 427 le gén. sg. εὐηγενέος (αὐτοκασίγνητον P εὐηγενέος Σώκοιο « le frère du noble Sôkos ») et en Ψ 81 εὐηγενέων (τείχει ὑπὸ Τρώων P εὐηγενέων ἀπολέσθαι « mourir sous le mur des nobles Troyens »). La scholie A à Ψ 81 indique qu’Aristophane de Byzance et Rhianos voulaient lire εὐηφενέων, gén. pl. d’un adj. εὐηφενής formé sur le subst. nt. ἄφενος « richesse ». Ce dernier adjectif a certainement existé (cf. l’anthroponyme Εὐηφένης), mais Manuel Sanz (Gl. 75, 1999, p. 107-113) a établi que dans l’Iliade il vaut mieux conserver le texte des manuscrits (εὐηγενέος, -έων). Après d’autres, Chantraine (GH 1, 14 et DELG 222a) admet que εὐηγενής est analogique de εὐηφενής et en a le -η-, mais cette explication laisse à désirer, car elle part d’un adjectif de sens spécialisé (« à la grande richesse ») pour rendre compte d’un terme de sens beaucoup plus général (εὐηγενής « noble »).

34Dans Gl. 92 (2016), p. 56-59, nous donnons pour εὐηγενής une explication plus précise. Plutôt que d’admettre que εὐγενής a reçu une syllabe supplémentaire à l’intérieur du mot, phénomène qui ne se constate jamais dans la langue épique, nous proposons de partir du nominatif ἠϋγενής dont il vient d’être question et nous émettons l’hypothèse que pour faire entrer dans l’hexamètre les formes de génitif, les aèdes ont, de façon exceptionnelle, pourvu cet adjectif d’un second allongement métrique et qu’on a donc eu pour le singulier *ἠῡγενέος, pour le pluriel *ἠῡγενέων. Ces formes représentaient l’amalgame du radical épique du nominatif (ἠῠγεν-) et du radical attendu pour le génitif (*ἐῡγεν-). Au moment où, dans la langue courante, les voyelles de la séquence ἐϋ- se sont diphtonguées en εὐ- (monosyllabique), ces génitifs sont devenus incompréhensibles. En gardant le rythme, les aèdes les ont refaits d’abord en *εὐῡγενέος, -έων ; mais comme l’initiale *εὐῡ- ne ressemblait à rien de connu et qu’il y avait d’autre part des composés en εὐ-η…- (εὐήκης, εὐήρης, εὐήνωρ, εὐηφενής), ils les ont remodelés en εὐηγενέος et εὐηγενέων. Créé à l’intérieur de la langue épique, le nouveau radical s’est si bien imposé qu’il a même fourni un nom d’homme, Εὐηγένης, attesté dans une inscription d’Érétrie du Ve siècle av. J.-C. (IG XII Suppl. p. 187, n° 1588).

35On voit la difficulté que posait aux aèdes le paradigme de certains adjectifs et on aperçoit la solution laborieuse et inattendue à laquelle ils sont arrivés dans ce cas exceptionnel. A.B.

36Ét. : Cette vaste famille de mots s’articule autour d’une double base radicale γενε- / γνη- où P. Chantraine voit le reflet d’un binôme i.-e. *gén-ǝ1- (thème I) / *gn-éǝ1- (thème II). Cette analyse, qui commande la structure de l’article du DELG, est empruntée à É. Benveniste, Origines (1935), 151, ouvrage que Chantraine ne cite pas ici mais auquel il renvoyait dans la préface de son dictionnaire (p. viii-ix), comme il l’avait déjà fait dans le chapitre introductif de sa Morphologie (rédigé avec le concours d’A. Minard), p. 11-12 de la 2e éd. (1961), avec cet exemple. Il s’agit là d’une doctrine datée : la véritable admiration étant historique, le respect que nous avons pour nos maîtres ne nous empêche pas de reconnaître qu’aujourd’hui nous en jugeons autrement qu’eux sur ce point. On s’accorde actuellement – et le fait que ce soit la communis opinio nous dispensera d’accumuler les références – à poser une racine i.-e. *ĝenh1- à degré zéro *ĝn̥h1- : l’adjectif verbal *γνητός (à la base de κασίγνητος) ne reflète donc pas un thème II *ĝnē- (ainsi DELG 223b), mais continue un étymon i.-e. *ĝn̥h1-tó- (> skr. jātá-), à travers une étape *ĝnǝ̄1- dont procède aussi ital. et celt. *gnāto-. La base radicale γενε- est bien le reflet d’un degré plein dans le nom d’agent γενέτωρ < i.-e. *ĝénh1-tor- (= skr. jánitr̥-, lat. genitor), mais dans le nom d’action γένεσις, qui relève du type de στάσις et se laisse comparer à skr. ojāti- et lat. nātiō, l’élément γενε- a chance de reposer sur un remaniement du degré zéro (par pléophonie), peut-être lié à la remontée de l’accent, comme dans θάνατος en regard de θνᾱτός : v. en ce sens, entre bien d’autres, Ch. de L., Indogermanica (= Fest. Klingenschmitt), 2005[06], 340-1. Il est vrai que γένεσις pourrait se laisser comparer aux formes à degré plein du type de germ. *kenði-, lat. gens ou lit. gentìs (en ce sens, mais avec des réserves, NIL 140), à supposer du moins que ces dernières comportent quelque chose d’ancien, ce qui est fort douteux. Le simple fait qu’on puisse en débattre montre que dans les racines de structure TeRH- il y a eu en grec une « redistribution des cartes », si bien que le comparatiste a du mal à y retrouver son bien. Voir sur ce point l’étude de P. Monteil dans Étr. sept. (= Mél. Lejeune), 1978, 139-55, dont on n’acceptera pas nécessairement les conclusions (notamment l’idée que l’aor. ἐγένετο continuerait un thème radical athématique i.-e. *ĝn̥h1-, v. la discussion LIV2 163-4), mais qui a le mérite de poser le problème avec netteté.

37Ainsi que le remarque P. Chantraine (ibid.), l’une des raisons qui pourraient inciter à analyser γνη- comme le reflet d’un thème II i.-e. *gnē- < *gn-eǝ1- serait d’en trouver la forme alternante *gnō- < *gn-oǝ1- dans le mot γνωτός (Hom.) « frère » (ou « cousin » ?) et son correspondant lett. znuôts « parent, allié ». Mais la solution alternative (citée mais non acceptée par Chantraine), qui consiste à rattacher ces formes à la racine i.-e. « connaître » de γιγνώσκω (« personne de connaissance > relation »), a pour elle de forts arguments, notamment du côté du germanique, où le subst. *knōđi- « race, ethnie, famille, lignée » (got. us knodai Israelis ἐκ γένους Ἰσραήλ, Ph. 3,5) et son correspondant formel exact skr. jñātí- « parent » présupposent un paradigme i.-e. alternant *ĝnéh3-ti- / *ĝn̥h3-téi- dont procède aussi gr. γνῶσις « connaissance », mot dont le vocalisme ne se laisse pas déterminer du fait qu’en grec le degré plein *ĝneh3- et le degré zéro *ĝn̥h3- (> *ĝnǝ̄3-) se confondent pour aboutir à γνω- (v. en ce sens EWAia I, 601-2 ; A. Casaretto, NWGotS [2004], 510 ; NIL 155). Si l’on veut à toute force rattacher ces formes en *ĝnō- à la racine i.-e. « naître », on est obligé d’inventer de toutes pièces une série de monstres morphologiques pour les besoins de la cause. On remarquera d’ailleurs le lapsus amusant « *gn-eǝ3- > γνω- » dans ce passage du DELG (223b), alors que l’auteur avait en tête *gn-oǝ1- (forme donnée Morph2. 12, mais avec un prudent point d’interrogation). Chantraine a raison, assurément, de penser (ibid.) que des interférences ont dû se produire entre les racines « naître » et « connaître », qui sont de consonance voisine ; mais alors qu’il considère γνωτός « parent » comme un mot apparenté à *γνητός et rapproché de γιγνώσκω « par étymologie populaire » (d’où l’homonymie avec γνωτός « connu »), la considération des formes donne à croire que s’il y a eu captation sémantique, elle s’est exercée plutôt en sens inverse. Quant à savoir s’il faut songer à une parenté originelle de ces deux racines, c’est là un problème tout différent, à propos duquel nous souscrivons au jugement de Chantraine : « hypothèse ingénieuse, mais qui relève de la glottogonie » (DELG 225a). Ch. de L.

38γνωτός : « parent » (Hom., poésie alexandrine). – C’est un vieux problème que de savoir si ce mot se rattache à la famille de γίγνοµαι « naître » ou à celle de γιγνώσκω « connaître ». Si on allait dans le sens de γιγνώσκω, l’homonymie de γνωτός « connu » (Hom. +) et de γνωτός « parent » reflèterait deux emplois d’un même mot identique au départ, le second emploi s’expliquant par une évolution « personne de connaissance > relation ». P. Chantraine opte pour la première solution (DELG 223b), mais aujourd’hui on penche plutôt en faveur de la seconde, avec de forts arguments formels (v. la notice s.u. γίγνοµαι). L’existence du correspondant lette znuôts « parent, allié » donne à penser que l’homonymie des deux γνωτός remonte plus haut que le grec ; mais on ne saurait rien affirmer, puisque de toute manière un étymon *ĝneh3-tó- et un étymon *ĝn̥h3-tó- (> *ĝnǝ̄3-tó-) aboutissaient en grec au même résultat.

39L’article γνωτός de l’EDG (p. 280) se limite à un renvoi à γιγνώσκω, et à l’article γίγνοµαι on peut lire : « γνωτός ‘relative’ belongs to γιγνώσκω » (p. 272). Cela est juste assurément, mais on est d’autant plus étonné de constater qu’à l’article γιγνώσκω (p. 273) le mot n’est pas cité. Ch. de L.

40γράδος : m. [nouveau lemme], « soubassement à degrés » (LSJ Rev. Suppl., « stepped pedestal » ; DGE, « 1. plataforma escalonada, peldaño de un altar. 2. patibulo »). Terme utilisé surtout en Phrygie et en Bithynie et, de là, en Thrace et à Thessalonique, principalement dans le domaine de l’architecture funéraire, ainsi que l’adjectif dérivé γραδικός « pourvu de degrés », plus rare et inconnu des dictionnaires, attesté dans les mêmes régions. C’est le calque en grec du latin gradus (voir A. Avram, « Quelques remarques sur la terminologie grecque de la tombe dans les inscriptions de Thrace et de Mésie inférieure », dans M.G. Parissaki ed., Thrakika Zetemata, II. Aspects of the Roman Province of Thrace, Athènes, 2013 [Meletemata, 69], p. 274-278). Le sens d’échafaud indiqué dans DGE, s.v., 2 d’après les sources juives semble résulter d’une compréhension trop étroite et se ramène au sens de « plateforme », voir S. Krauss, Griechische und lateinische Lehnwörter im Talmud, Midrash und Targum, Berlin, 1899, t. II, p. 183, références multiples sous les formes gardum / gardun (en alphabet hébraïque), avec la traduction : « die Stufen des Richthauses und des Richtplatzes, der Richtplatz ». Le dérivé γράδωσις, attesté au xie s. (Theoph. cont. 3,42, p. 139, 20-21 Bonn : ὁ Καριανός, ὃς οὕτω φέρει τὴν κλῆσιν διὰ τὸ ἀπὸ τῆς γραδώσεως ἔχειν ἀπὸ λίθου Καριανοῦ οἷόν τινα πλατὺν ποταµόν), doit avoir le même sens, et non celui de « cannelures » que supposent I. Travlos et A. Orlandos, Λεξικὸν ἀρχαίων ἀρχιτεκτονικῶν Ὅρων, p. 61a, s.u. M.S.

41δάρδα · µέλισσα (Hsch.). – Ét. : G. Alessio (St. Etr. 18, 1944, 130), suivi par J. André (Noms d’oiseaux [1967], p. 66-67) et F. Skoda (Redoublement [1982], p. 100), rejette la correction de Schmidt et de Latte en µόλυσµα (citée DELG s.u. δαρδαίνει) et compare plutôt le latin régional *dárdănus « guêpier, hirondelle » (deux oiseaux friands d’abeilles), supposé par les dialectes d’Italie du Nord (REW, n° 2475, origine inconnue). Un lien entre les deux mots est possible s’ils sont d’origine gauloise. André (l.c.) attire également l’attention sur des noms français dialectaux de la mésange (ALF, carte 844). Un prototype *dárdĭna « mésange » y semble en effet attesté dans le Sud-Est, représenté par dardèno (point 894, Var), avec déplacement d’accent, et peut-être par lardèno, lárdeno et sim., plus répandus, dont l’initiale pourrait résulter d’une étymologie populaire (autre avis FEW 5, p. 190, 192, cf. *lardière et sim.). Pour le sens, comparer mange-avettes au point 453 (Ille-et-Vilaine) de la carte citée. Comme ἄκαστος (CEG 11, s.u.), la glose δάρδα pourrait donc être originaire de Gaule méridionale. R.V.

42δεξιός : adj. « qui se trouve à droite » (Hom. +). – Le féminin δεξιά « désigne depuis Homère la main droite » (DELG 263a), mais dans certains contextes liés au monde iranien (Xén., Diod., Plut.) il ne peut se comprendre que s’il désigne un objet matériel représentant une main droite : ainsi Xén. An. II, 4,1 δεξιὰς ἐνίοις παρὰ βασιλέως φέροντες (avec le sens dérivé de « gages d’assurance »). Ce sens n’apparaît pas dans les dictionnaires. On en a une confirmation archéologique en Occident où l’on a trouvé, dans le contexte de l’hospitalité privée, des objets de bronze ou d’ivoire représentant une main droite ou deux mains droites unies, voir S. Knippschild, Klio 86 (2004), p. 293-304 et Bull. ép. 2005, 98. M.S.

43δηµιουργός : m. « artisan, spécialiste ». – Ce mot perd toute référence au peuple (δῆµος) dans des emplois figurés où son dérivé δηµιουργεῖν n’exprime que l’idée de « fonction », elle-même élargie jusqu’à s’appliquer au « fonctionnement » (par exemple d’un organe). Ainsi s’explique l’emploi de ce verbe dans Thphr. CP VI, 8,4, au sujet de la transformation du suc de l’olive en huile : οὐκ ἄλογον ὑπὸ τοῦ πλείονος θερµοῦ δηµιουργεῖσθαι « il n’est pas anormal que celle-ci soit élaborée par la chaleur plus intense ». L’effacement sémantique du premier terme du composé au bénéfice du second est sensible de l’un à l’autre de deux passages voisins dans le même ouvrage d’Aristote : PA 645a9 (à celui qui étudie les animaux) « la nature, qui en est l’architecte (ἡ δηµιουργήσασα φύσις), réserve de merveilleuses jouissances » ; PA 647b5-6 (le cœur) « possède la puissance première d’élaborer le sang », τὴν δύναµιν τὴν δηµιουργοῦσαν τὸ αἷµα πρώτην (trad. P. Louis). S.A.

44διαίνω : « mouiller » (Hom. +). – Sur le nom de plante ἀδίαντον, qui repose sur la substantivation d’un composé privatif « qui ne peut pas être mouillé », v. la notice s.u. ; et sur la relation, formelle et sémantique, avec l’adjectif διερός, v. la notice d’É. Dieu s.u. dans CEG 14, 171-2. Ch. de L.

45διαπρύσιον : adv. « en entrant dans, en pénétrant » (Hom., poètes, trag., prose tardive). – Ét. : L’analyse de cet adverbe comme reposant sur un adjectif διαπρύσιος dérivé de διαπρό (avec une variation πρύ / πρό du type de ἀπύ / ἀπό, où l’on pourrait voir un trait de langue achéen), due à Risch et considérée par Chantraine comme « incertaine » (DELG 277b), a été reprise sous une forme un peu différente par B. Forssman, ZVS 79, 1965, 14 n. 4. Un tel adjectif s’intègre sans difficulté dans le système des adjectifs en *-tyo- construits sur un adverbe de lieu, formation productive dans les langues indo-européennes et bien représentée déjà en anatolien (sur le type, v. notamment R. Gusmani, AION, Sez. Ling. 3, 1961, 41-58 ; É. Benveniste, HIE [1962], 102-5 ; K. Hoffmann, MSS 23, 1968, 29-38 = Aufs. 494-501). En grec, le suffixe a normalement la forme *-tyo-, ainsi dans µέτασσαι, Ἄµφισσα, πρόσ(σ) ω, ὀπίσ(σ)ω, etc. ; mais en regard de la base légère πρό- de πρόσ(σ)ω (< *pró-tyo-), la base polysyllabique διαπρύ- de διαπρύσιος fonctionne comme une base lourde, ce qui entraîne la forme à diérèse *-tiyo- du suffixe par le jeu de la loi de Sievers (pour le type, cp. lat. orĭtur / adorītur, sur quoi v. Meiser, HLFLS 194-5). Explication adoptée par G. Dunkel, Gl. 60, 1982, 54 et citée avec faveur par Beekes, EDG 329-30. Il est regrettable que ce mot soit passé sous silence dans le bref développement sur le suffixe *-tyo- que comporte l’ouvrage de P.J. Barber, Sievers’ Law (2013), 210-1. L’auteur y émet d’ailleurs des réserves sur l’étymologie admise de πρόσ(σ)ω, telle qu’elle est donnée par exemple dans le DELG (p. 942a), en arguant que cet adverbe pourrait être rattaché à *próti. Mais cela ne convient nullement pour le sens, car πρόσ(σ) ω signifie « en avant » et s’oppose à ὀπίσ(σ)ω (< *opi-tyo-) « derrière » ; le lien établi par Risch et Forssman avec διαπρύσιον ne fait que confirmer la justesse de l’analyse classique.

46On peut en outre faire valoir à l’appui de cette explication un argument de poids qui, curieusement, n’est pas mentionné dans ces études, à savoir que le jeu de la loi de Sievers est bien attesté hors du grec pour ces adjectifs locaux en *-t(i)yo-, alors que la chose est dûment signalée dans les ouvrages de référence : ainsi véd. nítya- / níṣṭiya- (AiGr II/2, 697-8) ou got. niþjis / *auþeis (vha. ōdi) < germ. *niþjaz / *auþijaz (W. Meid, Germ. Wortbild., 148-9). – Un autre exemple en grec de forme à diérèse du suffixe d’adjectif *-t(i)yo- sur base d’adverbe de lieu est ὕπτιος (< *úp-tiyo-), v. la notice s.u. Ch. de L.

47εἱαµενή : f. « prairie humide et marécageuse » (Hom., Alexandrins), « bas-fonds » (Dem. Bith.). – Sur le sens et les emplois de ce nom dans la littérature grecque, il faut consulter en particulier L. Robert, À travers l’Asie mineure, 1980, p. 12-15.

48Ét. : P. Chantraine (DELG s.u.) indiquait que l’étymologie de εἱαµενή était inconnue ; il signalait, sans y adhérer, un rapprochement avec myc. a-ja-me-no, qui, de fait, est impossible (sur a-ja-me-no, voir la notice d’A. Blanc dans CEG 4, 81 = DELG 2009, 1265-6, avec bibl.). La dernière hypothèse avancée à ce sujet est due à A. Nikolaev, MSS 68/1, 2014, p. 127-139. Selon lui, εἱαµενή serait originellement sans rapport avec ἴαµνοι (Nic.) de même sens, dont l’une des occurrences chez Nicandre est utilisée dans une description de l’Égypte (Th. 200), et qui serait en fin de compte, suivant une hypothèse d’A. Łukaszewicz, Journ. of Jurist. Papyr. 28, 1998, p. 79-84, un emprunt sémitique (cf. égyptien ym, copte figure im15, mots d’origine sémitique qui signifient non seulement « lac » ou « mer », mais qui peuvent aussi désigner de vastes marécages ; sur cette hypothèse, voir plus de détails s.u. ἴαµνοι) ; et une forme comme ἰαµεναί, chez Hésychius, proviendrait soit d’un phénomène d’iotacisme, soit d’une contamination entre εἱαµενή et ἴαµνοι. Εἱαµενή pourrait alors être rapproché de l’indo-iranien *Hi̯áu̯asa- > véd. yávasa- (nt., RV +) « herbage, pâturage, prairie », av. récent yauuaŋha- (nt.) « pâturage », apparenté, selon J. Schindler (dans une communication présentée en 1986 lors de la 5th East Coast Indo-European Conference, Princeton University), à véd. gávyūti- (f., RV +) « pâturage » (< *-Hi̯uH-ti-). La racine verbale ind.-ir. sous-jacente serait *Hi̯au̯H- « paître » (pour la laryngale initiale, cf. figure im16 [nom d’un roi, litt. « qui n’a pas de pâturages »] et sū-yávasa- « aux beaux pâturages ») ; elle remonterait, selon Nikolaev, à i.-e. *Hi̯eu̯h2-. Jusqu’à présent, cette racine était représentée exclusivement par des formes nominales indo-iraniennes. Selon Nikolaev, elle le serait aussi sous une forme verbale en indo-iranien, dans la racine *yū- « manger » des langues du Nouristan (ashkun yū-, kati yu-, waigali yā-, prasun oyu-) et des langues dardiques (khowar žu-, kalaṣa žu-, etc.), ainsi que dans wakhi yaw- « manger ». Et en fin de compte, elle se retrouverait aussi en grec dans εἱαµενή, ce qui suppose d’accepter l’idée (admise également dans EW Aia I, p. 481 ; II, p. 404) que véd. yávasa- provienne d’une racine ind.-ir. *Hi̯au̯H- « paître » et ne doive pas être rapproché, comme on le suppose souvent, de véd. yáva- « orge », qui est apparenté à gr. ζειαί (Hom. +) « épeautre ». Le substantif grec εἱαµενή, issu de *ἑαµενή par allongement métrique, serait alors un ancien participe fait sur une base verbale athématique *ἑα- < *heu̯a- < *Hi̯eu̯h2-. La chaîne dérivationnelle reconstruite par Nikolaev est la suivante : *heu̯ámeno- (part. athém.) « qui se nourrit d’herbe, qui paît », substantivé au sens de « ce qui paît », d’où « bétail » → *heu̯amenó- (dérivé en *-ó- de sens possessif) « qui a du bétail, occupé par du bétail » → *figure im17 (collectif, par substantivation de *heu̯amenó-) « pâturage » > *ἑαµενή (d’où εἱαµενή par allongement métrique). Cette chaîne dérivationnelle est impeccable du point de vue de la morphologie indo-européenne, mais le nombre important d’étapes reconstruites la rend peut-être plus ingénieuse que véritablement convaincante. L’accent de εἱαµενή, en tout cas, se laisse expliquer d’une manière plus satisfaisante à l’intérieur du grec, en relation avec celui de δεξαµενή (Hdt. +) « réservoir, citerne » (cf. le part. aor. δεξάµενος « ayant reçu »), mot qui, comme εἱαµενή, présente une valeur locale (ces deux noms sont qualifiés chez Hdn. I, 330, 10-11 Lentz, comme τοπικὴν ἔννοιαν ἔχοντα ; cf. Arc. 127, 17-18 Schmidt), ainsi qu’avec celui des toponymes en -µεναί du type de Κλαζοµεναί (Hdt. +, ville d’Ionie), Ἀκε(σ)σαµεναί (ville de Macédoine), Ἀλαλκοµεναί (ville de Béotie), Ἰδοµεναί (ville de Macédoine), etc. Pour d’autres réflexions sur cette étymologie, et en particulier sur l’origine de l’accentuation de ce nom, ainsi que sur la reconstruction du dérivé possessif oxyton en *-ó- *heu̯amenó- (pour laquelle le parallèle invoqué par Nikolaev de ἀσφόδελος « asphodèle » → ἀσφοδελός « rempli d’asphodèles », épithète de la prairie des Enfers dans l’Odyssée, est spécieux, car la forme adjectivale ἀσφοδελός repose sur des bases philologiques douteuses), v. É. Dieu dans La Suffixation des anthroponymes grecs antiques (§ 2 et annexe).

49Pour les propositions étymologiques antérieures, qui ne sont pas référencées chez Beekes, EDG 379, où εἱαµενή est signalé comme « probably Pre-Greek », on trouvera un rapide état de la question chez Nikolaev (p. 128 n. 4). Il n’est pas inutile de signaler ici quelques hypothèses qui n’ont pas été mentionnées par cet auteur. C.J. Ruijgh (Études, 1967, p. 360-361 ; Scr. Min. I, 1991 [< 1971], p. 597) rapprochait εἱαµενή de ἐάω / ἐῶ « laisser » (en admettant un allongement métrique) : ce nom, ancien participe substantivé d’un vieux présent athématique remplacé par ἐάω, serait, à proprement parler, une désignation du « terrain abandonné, laissé de côté par un fleuve ». Cette hypothèse s’appuie notamment sur une glose d’Hésychius : τόπος ὅπου πόα φύεται ποταµοῦ ἀποβάντος, ἢ ἕλος παραποτάµιον κάθυδρον, ἢ ἀναβολὴ ποταµοῦ φυτὰ ἔχουσα « lieu où pousse de l’herbe quand le fleuve s’est retiré, ou marais le long d’un fleuve, plein d’eau, ou levée d’un fleuve ayant de la végétation » (trad. L. Robert, À travers l’Asie mineure, 1980, p. 12). Mais elle pose le problème de l’aspiration initiale de εἱαµενή (contrairement à ce que pensait C.J. Ruijgh, il se peut que ἐάω / ἐῶ provienne non pas d’une racine à *s- initial, mais d’une racine *h1u̯eh2-, suivant une analyse d’A.J. Nussbaum, Two Studies, 1998, p. 9-84 ; cf. LIV2 p. 254), ainsi qu’un problème de compatibilité avec les emplois de ἐάω, qui signifie généralement « laisser, permettre, renoncer à, abandonner », avec, en principe, un sujet animé humain. Par ailleurs, M. Peters, Untersuchungen, 1980, p. 88, pensait que εἱαµενή devrait être rattaché à ὕει « il pleut » (< *suh2-i̯e/o-, cf. LIV2, p. 545 ; cf. tokh. A swiñc [3e pers. du pl.], B suwaṃ [3e pers. du sg.] « pleuvoir »), ce qui, toutefois, ne s’impose guère. É.D.

50ἑκών, -οῦσα, -όν : « qui agit volontairement, de son plein gré ». – B. Forssman, Fest. Lühr (2016), p. 113-118, étudie les emplois de ἑκών, *ἀέκων et leurs similitudes (héritées ou universelles) avec ceux de leurs correspondants avestiques (usaṇt-, anusaṇt-) et védique (uśánt- seulement). Il peut s’agir de faits hérités aussi bien qu’universels. R.V.

51ἐρεύθω : « rougir, faire rougir » (Il. +). – Parmi les préverbés, Chantraine (DELG 368b) doutait de l’existence de l’aor. pass. συνεξερευθείη (Hpc. Prog. 23,4). On éliminera désormais cette forme au profit du prés. act. συνεξερεύθει : cf. Hippocrate, Pronostic. Texte établi et annoté par J. Jouanna, A. Anastassiou et C. Magdelaine, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 237-239 n. 3.

52P.R.

53ἐριούνης, ἐριούνιος : mots homériques de sens discuté. – E. Langella (HS 126, 2013, p. 258-279) propose de considérer comme hérités les emplois de l’épithète d’Hermès ἐριούνιος aux sens de « rapide » et de « secourable, bienfaisant », qui, bien qu’apparemment assez éloignés l’un de l’autre, trouvent un point de rencontre dans la matrice métaphorique « courir à l’aide, au secours ». Les autres interprétations de ἐριούνιος qui se rencontrent chez les lexicographes anciens résulteraient de réinterprétations secondaires. Ces deux emplois seraient compatibles avec le sens de la racine i.-e. *h2eu̯h1- « courir, aider » tel qu’il a été reconstruit par J.L. García Ramón (Akten VIII. Koll. lat. Ling., 1996, p. 32-49 ; Mem. Gusmani, II, 2012, p. 151-166) : cf. hitt. ḫuwāi- / ḫuya- « courir », louv. cun. ḫūya- « courir », lyc. χuwa- « assister, être auprès de » (sur lyc. χuwa-, voir cependant H C. Melchert, DLycLang., 2004, p. 86, qui n’acceptait pas l’idée d’un rapprochement avec hitt. ḫuwāi- / ḫuya-), véd. avi- / ū- « aider, favoriser », lat. adiuuō « aider », etc. Il faudrait partir d’un substantif οὖνος, attesté en chypriote au sens de « course » d’après Hésychius (οὖνον· [ὑγιές.] Κύπριοι δρόµον), issu de *h2ou̯h1-no- avec chute de la seconde laryngale suivant l’« effet Saussure », dont serait dérivé le verbe *οὔνηµι, attesté en arcadien, d’après Hésychius, sous la forme d’impératif οὔνει (éd. Schmidt : οὔνει· δεῦρο [« ici ! »]. δράµε [« cours ! »]. Ἀρκάδες) corrigée en οὔνη dans l’éd. Latte. L’épithète ἐριούνιος serait tirée de οὖνος, et ἐριούνης proviendrait d’un substantif figure im18 de même sens. Il s’agirait de composés possessifs à premier membre ἐρι- interprété, à la suite d’A. Willi, HS 112, 1999, p. 94-98, comme le locatif d’un nom-racine *ser- « oben, Spitze » (cf. hitt. šer « en haut », šarā « vers le haut »), à savoir *ser-i (cf. louv. šarri « sur » et le préfixe lycien hri-), avec psilose ionienne développée à partir de la langue épique. Ces composés résulteraient de la lexicalisation des noms de la course οὖνος et figure im19avec une indication de lieu (en admettant, donc, une ancienne valeur locale de ἐρι-) pour dénoter l’aide, le secours, comme dans lat. currō « courir » / subcurrō, succurrō « courir au secours, secourir », ueniō « venir » / subueniō « venir au secours, secourir » (pour d’autres parallèles typologiques, voir J.L. García Ramón, Mem. Gusmani, II, p. 155-156). Cette analyse s’appuierait sur des syntagmes anatoliens tels que hitt. peran ḫuwāi- / ḫuya- « marcher devant, en tête ; guider, faire avancer ; assister, aider », et surtout sur lyc. hri-χuwama- « surveillance, assistance », formé à partir des mêmes éléments que ἐριούνιος et ἐριούνης, l’idée d’origine devant être celle de « courir au-dessus (avec le regard) », d’où « surveiller, avoir l’œil sur » ; J.L. García Ramón, Mem. Gusmani, II, p. 155, cite également hitt. šer ḫuwāi- / ḫuya- « courir par-dessus (en parlant des yeux de quelqu’un) », d’où « surveiller ». Cette étymologie présenterait l’intérêt d’être en conformité avec deux des principales caractéristiques d’Hermès : sa rapidité et sa capacité à aider, sa bienfaisance (cf. Il. 24, 440-2, où la bienfaisance d’Hermès ἐριούνιος envers Priam est liée à sa rapidité d’action ; etc.). Comme le fait observer D. Kölligan, Mnemosyne 66, 2013, p. 153, il se pourrait que le prototype adjectival *h2ou̯h1-no- « favorable, utile » reconstruit indépendamment pour rendre compte du comparatif vieux-slave unjii « meilleur, préférable » (<« *qui aide davantage, plus favorable, plus utile ») par É. Dieu, Supplétisme, 2011, p. 315, 327, soit très ancien s’il devait être mis en rapport avec les reconstructions d’E. Langella qui concernent ἐριούνης et ἐριούνιος. Mais il peut également s’agir de simples développements indépendants en grec et en slave à partir d’une même racine indo-européenne. É.D.

54ἐρυσίβη : f. « rouille des plantes » (Pl. +). – Aux dérivés et verbes dénominatifs formés sur ce substantif enregistrés dans le DELG avec, pour la plupart, référence à Thphr., ajouter en tant qu’hapax du même auteur le composé ἀπερυσιβόω -ῶ (CP V, 9,13 et V, 10,3), dans lequel le préverbe (ἀπ-) indique l’aboutissement du procès noté par le radical verbal (-ερυσιβοῦν) : « être détruit par la rouille ». À rapprocher, pour l’importance relative du préverbe et du radical dans la signification globale du composé, de l’exemple classique παροινέω -ῶ « commettre des inconvenances sous l’effet de l’ivresse ».

55S.A.

56ἐρυσίπελας, -ατος : n. « maladie qui fait rougir la peau, érysipèle » (Hpc. +). – Ét. : Depuis Frisk (GEW II, p. 499 s.u. πέλµα), on s’accorde à voir dans le second membre πέλας, inconnu par ailleurs, un nom de la « peau », πέλας étant à πέλµα « plante du pied, semelle de chaussure » (< *« peau ») ce que δέρας est à δέρµα. Le premier membre ἐρυσί- est plus délicat à analyser : dès lors que ἐρυσί-πελας ne peut être qu’un composé de dépendance progressif à premier membre verbal comparable à τερψί-µβροτος (Od. +) « qui réjouit les mortels », λυσι-µελής (Od. +) « qui rompt les membres » ou ἑλκεσί-πεπλος (Il. +) « qui laisse traîner son voile », on s’attendrait à ce que le premier membre fût directement tiré de ἐρεύθω (aor. ἤρευσα) « rougir, faire rougir » et que le nom de cette maladie eût pour forme *ἐρευσί-πελας. Pour rendre compte de la forme effectivement attestée, on admet une réfection de *ἐρευσι- en ἐρυσι- sous l’influence analogique de ἐρυθρός « rouge », ἐρύθηµα « rougeur, érythème » et ἐρυθαίνω « rendre rouge » (cf. DELG 376b et EDG I, p. 467 s.u. figure im20), comme semble le confirmer Hpc. Prog. 23,4 Jouanna : Ὁκόσοισι δὲ ξυνεξερεύθει ἡ φάρυγξ καὶ ὁ αὐχήν, αὗται δὲ [sc. κυνάγχαι] χρονιώτεραι καὶ µάλιστα ἐξ αὐτέων περιγίνονται ἢν ὅ τε αὐχὴν καὶ τὸ στῆθος ἐρυθήµατα ἔχωσιν καὶ µὴ παλινδροµέῃ τὸ ἐρυσίπελας ἔσω « Chez les malades dont la gorge et le cou sont rouges en même temps, ces angines-là sont plus longues, et ils en réchappent surtout si le cou et la poitrine ont des rougeurs sans que l’érysipèle retourne vers l’intérieur ». Verser au dossier l’étude de F. Skoda, ΠΟΛΥΜΗΤΙΣ (= Mél. Bader), 2012, p. 121-131, qui fait remarquer que Galien s’écarte parfois de la communis opinio, notamment en associant trois symptômes, « la tension de la peau […], sa rougeur et sa chaleur », τάσις δέρµατος […] ἔρευθός τε καὶ θερµότης (Gal. 10, 948 Kühn). Dès lors que l’érysipèle produit non seulement une rougeur mais également un gonflement et une tension de la peau, le premier membre ἐρυσι- a toute chance d’être originellement apparenté au verbe ἐρύω « tirer, déchirer, dévorer » (cf. Ἐρυσίχθων [Call. H. Dém. 33 sqq.], nom d’un Thessalien condamné par Déméter à une faim insatiable : cf. DELG 376b s.u.), le composé ἐρυσίπελας signifiant primitivement « qui tire la peau » puis, dans un deuxième temps, « qui fait rougir la peau », réinterprétation acquise déjà dans le Corpus hippocratique. Beekes, o.c., écarte cette hypothèse au profit d’une « origine pré-grecque », alors même que Furnée, Vorgriechisch, p. 214 n. 60, fut le premier à rattacher ἐρυσι- à ἐρύω. La justesse de son intuition est désormais confirmée. P.R.

57Ἠριδανός [nouveau lemme] (Il. 16,151 [v.l.], Hés. +). – D’abord considéré comme un fleuve légendaire (cf. Hés. Th. 338 et Hdt. 3,115), l’« Éridan » fut par la suite confondu le plus souvent avec le Pô (Pherecyd. 3F74 ; Eur. Hipp. 737 ; Plb. 2, 16,6 ; Str. 5, 1,9), tout en servant parallèlement à désigner un affluent de l’Ilissos à Athènes (Pl. Criti. 112a ; Str. 9, 1,19 ; Paus. 1, 19,5 ; Call. fr. 458 Pf.). Sur les différentes tentatives d’identification de l’Éridan, voir l’historique de Neumann, Namenstudien, p. 186-190.

58Ét. : X. Delamarre, Wékwos 1, 2014, p. 87-88, propose de voir dans ce terme, dont l’origine celtique ne faisait déjà aucun doute aux yeux des Anciens (v. p. ex. A.R., 4, 610-618), un ancien composé *ēri-dano-s « le fleuve de derrière », c’est-à-dire « le (grand) Fleuve de l’Ouest », issu de *ēri- (< *e(p) eri- « derrière, après, à l’ouest » : cf. véd. ápara- et v.-irl. íar- « id. »), et de figure im21, un des anciens noms du « fleuve » en celtique (cf. R(h)o-danus, Dānu-vium, etc. : racine *deh2-n- / *dh2n- selon Mayrhofer, EWAia I, 720 figure im22). Attribué par les Celtes d’Europe Centrale à l’un des grands fleuves qui limitait à l’ouest le monde connu et dont la localisation a changé au gré des mouvements de populations, ce nom a sans doute été emprunté par les Grecs aux Celtes balkaniques avec qui ils entretenaient des contacts commerciaux. Cette étymologie bénéficie de l’appui du composé inverse *dānu-apara- de même sens, que P. Krestchmer, Gl. 24, 1937, p. 11-15, a analysé comme un emprunt slave à une langue iranienne, scythique ou sarmate, et qui, quel que soit le détail des faits, est à la base du nom du Dniepr. Pour une synthèse récente sur la préhistoire des noms du Dniepr et du Dniestr, v. Z. Babik, Mél. Mańczak, 2014, p. 59-76 (article en polonais). P.R.

59θήρ : m. « bête de proie, bête sauvage » (Hom., poètes). – Ajouter à la liste des seconds membres en -θήρᾱς (DELG 436a) le composé πιν(ν)ο-θήρᾱς (Arstt. HA 547b, Plut. Mor. 980b). Le sens attendu serait *« chasseur de la pinne marine », mais ce mot, conformément à sa fonction et à l’instar de πιν(ν) ο-τήρης (Soph., Ar., Arstt.) et de πινο-φύλαξ (Arstt. HA 547b) (cf. s.uu. πίν(ν)η et τηρέω), signifie en réalité « gardien de la pinne marine, pinnothère » et ne peut s’expliquer que si on admet que le rare -τήρης a subi l’action analogique du fréquent -θήρᾱς, en dépit du problème sémantique que pose cette contamination : cf. A. Blanc, REG 128, 2015, p. 706. P.R.

60θοίνη : f. « festin que l’on offre ». – La notice du DELG peut être complétée pour les dérivés et composés. À la liste des dérivés, ajouter θοινεύζω « exercer la fonction de thoinarmostria », apparu récemment à Messène (SEG 48, 1998, 497 ; ier s. ap. ?), et θοινίτης « participant à un banquet sacré » (à Odessos, IGBulg I2, 77, écrit θυνεῖται ; 78 ter, écrit θοινεῖται ; interprété par J. et L. Robert, Bull. ép. 1962, 206) ; LSJ Rev. Suppl. y voit une graphie de θοινητής. En deuxième terme de composé, enregistrer trois formes isolées qui ne qualifient que des dieux, ἀρνεοθοίνης « mangeur d’agneaux » (A.P. IV, 235 ; il s’agit de Pan), βουθοίνας « mangeur de bœufs » (A.P. IV, 123, à propos d’Héraklès ; DGE propose aussi le sens de « glotón insaciable », ce qui n’est pas incompatible), Γυναικοθοίνας « Hôte du banquet des femmes » (épiclèse d’Arès à Tégée, Paus. VIII, 48, 4-5 : le récit de Pausanias explique la traduction de M. Jost) ; δηµοθοινία et le verbe correspondant δηµοθοινέω (enregistrés dans DELG s.u. δῆµος), πανθοινία, πρωτοθοινία (Pollux I, 34 : ἐν ταῖς εὐωχίαις ἢ κρεανοµίαις πρῶτον τῶν µερίδων λαµβάνειν πρωτοθοινία ὀνοµάζεται).

61Le mot a fourni un assez grand nombre d’anthroponymes, soit par dérivation : Θοινίας, Θοινέας et Θυνείας, Θοινίδης, Θοινίλος, Θοινίων, Θοῖνος, Θοίνων, soit par composition, au premier membre : Θοιναρχίδας, Θοίναρχος (et Θοινάρχη), Θυνοκλίδας, et surtout au second membre : Ἀρισστόθοενος, Βούθοινος, Δαµόθοινος (Δαµοθοίνα, Δαµοθοινίς), Εὐθοινοκλῆς, Εὔθοινος (Εὐθοίνα), Εὐθοινίδης, Κλεόθοινος, Μενέθοινος, Μνασίθοινος. Par la richesse des formes attestées et par leur nombre, le nom est particulièrement populaire en Béotie, alors qu’il est rarissime en Asie Mineure, sauf peut-être en Lydie où l’on connaît huit attestations de Θυνίτης qu’il convient peut-être de rattacher à cette série. En Béotie, le nom Εὔθυνος, attesté à trois reprises, doit être la forme béotienne de Εὔθοινος, dont on connaît cinq exemples. On hésite à expliquer par le nom du thon les formes isolées Θύννος dans une défixion de Thèbes (iie s. av.) comme le fait F. Bechtel, Personennamen, et Θύννων dans une liste de Kopai (iiie-iie s. av.), d’autant plus que la forme Θύνων, pour Θοίνων, est attestée à la même époque à Thespies et qu’il n’existe apparemment aucun autre anthroponyme formé sur le nom du thon : ne pourrait-il s’agir dans les deux cas d’une dittographie malencontreuse ? M.S.

62θύννος : m. « thon » (Hdt., Eschl. +). – Le dérivé θυννίτης « pêcheur de thons » enregistré dans le DELG à la suite de LSJ, ainsi que chez Redard, Noms en -της, 39, n’est connu que par une attestation unique, à Odessos, IGBulg I2, 77, avec la graphie θυνεῖται (avec un seul νυ). Ce n’est, en réalité, qu’une graphie tardive de θοινῖται « participants à un banquet sacré », voir J. et L. Robert, Bull. ép. 1962, 206. Il convient donc de retirer ce mot-fantôme des dictionnaires. M.S.

63ἴαµνοι : P. Chantraine (DELG s.u.) considérait ce mot rare, attesté quatre fois dans les Thériaques de Nicandre (v. 30, 200, 538, 901, toujours en fin d’hexamètre, à l’acc. pl., au gén. pl. ou au dat. pl.), comme une variante de εἱαµενή « prairie humide et marécageuse » (Hom., Alexandrins), « bas-fonds » (Dem. Bith.). C’est là, de fait, l’interprétation qui paraît la plus naturelle au premier abord, du fait de la proximité non seulement formelle, mais aussi sémantique de ces deux termes : ἴαµνοι, chez Nicandre, signifie « prairies humides », ou bien désigne des arbustes poussant sur un terrain humide et marécageux (cf. Hsch. : ἴαµνοι· θάµνοι. κοῖται. νοµοί). L’analyse de détail reste néanmoins obscure. C’est la raison pour laquelle A. Łukaszewicz, Journ. of Jurist. Papyr. 28, 1998, p. 79-84, a proposé de voir dans ἴαµνοι un néologisme de Nicandre qui serait indépendant de εἱαµενή, et qui trouverait son origine dans un emprunt sémitique. A. Łukaszewicz s’appuie en particulier sur le vers 200 des Thériaques, où ἴαµνοι apparaît dans une description de l’Égypte, en relation avec des joncs : ἀλλ᾿ ὅταν Αἰγύπτοιο παρὰ θρυόεντας ἰάµνους… « mais lorsque, le long des prairies humides de l’Égypte couvertes de joncs… ». Ce passage évoque, à ses yeux, l’expression hébraïque yam sūf « la mer des Roseaux » ou « la mer des Joncs », qui désigne les lacs égyptiens à la lisière orientale du delta du Nil (hébr. yām, pl. yammīm, issu du sémitique *yamm [cf. arabe yamm], signifie « mer, lac ; récipient d’eau, réservoir, bassin »). Le mot égyptien ym, copte sahidique figure im23, bohaïrique figure im24, akhmimique et fayoumique figure im25 (sur lequel voir W. Vycichl, Dict. étym. copte, 1983, p. 63), a non seulement le sens de « lac » ou de « mer » (ou encore de « bassin »), mais il peut aussi désigner de vastes marécages. Pour reprendre les termes d’A. Łukaszewicz, « c’est un mot sémitique et dans les langues de cette famille il a la forme de iam d’où vient probablement la forme grecque ἴαµνος issue d’un milieu où se mélangeaient les influences culturelles, peut-être même de la Basse Égypte ». Cette étymologie de ἴαµνοι est acceptée par A. Nikolaev, MSS 68/1, 2014, p. 129 (voir s.u. εἱαµενή). Il conviendrait toutefois d’être plus précis si l’on devait y adhérer, car il resterait à rendre compte de la suffixation de ἴαµνοι à partir de ἰαµ-, que l’influence de εἱαµενή ne suffit pas à expliquer : ce néologisme de Nicandre, tiré d’un mot d’origine sémitique, aurait-il été bâti, du point de vue de la suffixation sinon du genre grammatical, sous l’influence du terme de sens proche λίµνη (Hom., ion.-att., etc.) « eau stagnante restant après le retrait d’un fleuve ou de la mer, lac, étang, etc. » (cf. λειµών [Hom., ion.-att., etc.] « prairie humide ») ? É.D.

64ἵστηµι : « dresser, placer ». – À propos de la forme à préverbe παρίστηµι, au moyen παρίστασθαι, litt. « se placer à côté de… » : dans le vocabulaire technique de l’œnologie, « se bonifier », dit d’un vin qui a besoin d’un certain temps pour révéler toutes ses qualités ; cf. Thphr., CP VI, 14,10 « le moment où le vin se bonifie le plus et prend du bouquet (ὁ οἶνος παρίσταται καὶ ὀσµὸν λαµβάνει), c’est lorsque son composant aqueux s’en est séparé » ; CP VI, 16,5 et 6 « les vins légers sont plus parfumés et se bonifient plus vite que les vins liquoreux et épais » (θᾶττον τῶν πιόνων παριστάµενοι καὶ παχέων) ; « les vins filtrés se bonifient plus vite » (τοῦ θᾶττον παρίστασθαι τοὺς ἠθητικούς [hapax appartenant aux nombreux dérivés de ἠθέω -ῶ probablement usuels en œnologie]). On retrouve παρίστασθαι avec le même sens dans Dioscoride, De materia medica V, 8 : « Le vin miellé (οἰνόµελι) est excellent quand il est fait avec du vin vieux sec et du miel de bonne qualité ; (…) ainsi préparé, il se bonifie vite (ταχέως παρίσταται). » C’est donc un cas particulier où une amélioration, et non une dégradation (sens usuel de παρα-), résulte de l’altération d’un caractère naturel. S.A.

65κακκονῆν : « aiguiser, stimuler (l’ardeur / le courage) » (Plut., Cléom. 2, Mor. 235f, 959b [?]). – Assuré en Cléom. 2 et Mor. 235f, cet infinitif présent dorien du verbe κατ-ακονάω, par les étapes figure im26 > *κατακονῆν > *κατκονῆν > κακκονῆν (avec contraction de α + figure im27 en η, apocope de l’α de κατα- et assimilation régressive de -τ- par -κ-), n’est admis en Mor. 959f que sur la foi des deux autres passages, alors que la tradition manuscrite y atteste uniquement † κα…νειν. Proposition d’A. Blanc, REG 128, 2015, p. 703-704, qui restitue καρτύνειν « affermir » (cf. Il. 11,215 = 12,415, etc., Ἀργεῖοι δ᾿ ἑτέρωθεν ἐκαρτύνοντο φάλαγγας « les Argiens à leur tour raffermirent leurs lignes ») et admet que l’expression de Léonidas, νέων ψυχὰς κακκονῆν « stimuler l’esprit des jeunes gens », d’abord glosée par νέων ψυχὰς καρτύνειν, fut ensuite altérée en νέων ψυχὰς κακύνειν / καλλύνειν, « embellir / maltraiter l’esprit des jeunes gens », lorsque le sens de καρτύνειν ne fut plus compris.

66P.R.

67κλειτορίς, -ίδος : f., « clitoris ». – Ét. : Ce mot ne signifie pas littéralement « petite éminence », car le *κλείτωρ « colline » supposé par Grošelj n’existe pas : la ville arcadienne s’appelait initialement Κλήτωρ (L. Dubois, Arcadien, II, 207-208) et se trouve du reste en terrain plat (Pausanias VIII, XXI, 3). Développant une suggestion de Chantraine (DELG s.u.) et s’appuyant sur le double sens de βάλανος dans un passage d’Aristophane (Lys. 408-413), J.-V. Vernhes, Connaiss. hell. 138, 2014, propose plausiblement d’y voir un diminutif de *κλείτωρ « fermoir » (d’un collier). R.V.

68κλέος, κλέω, etc. – L’hapax homérique πρόκλυτος (Il. 20,204, v. DELG 541a et LfgrE s.u.), qualifiant ἔπεα « récits », est étudié par B. Forssman, Fest. Jamison (2016), p. 57-63. Il doit signifier « très répandu, largement connu », car il correspond exactement à l’avestique frasrūta- « largement connu » ; autre acception dans le Visprat 12,2 « récité à haute et intelligible voix » ; comparer encore av. réc. frasrāuuaiia- « faire bien entendre, réciter clairement », véd. prá śrāvaya- « rendre célèbre », v.sl. slaviti et proslaviti « δοξάζειν, louer, glorifier ».

69R.V.

70κραιαίνω : « s’achever, se terminer », mais aussi « dominer, régner sur » (Hom., poètes, textes médicaux). – Au plan phonétique, att. κραίνω n’est pas régulier mais remplace *κρᾴνω < (*)κρᾱαίνω (cf. LfgrE s.u.). Chez Homère, la v.l. rare κρααίνω n’est pas plus authentique que κραιαίνω puisque la forme ionienne a dû être *κρηαίνω > *κρεαίνω. Au plan sémantique, Benveniste (Vocabulaire, II, p. 35-42) conteste l’interprétation « achever, accomplir », car les sens figurés de « tête » en grec peuvent évoquer un début (κρήνη « source »), mais non une fin. Il observe également que le sujet de ce verbe est presque toujours un détenteur d’autorité, divin ou humain (voir les exceptions dans LfgrE). Un réexamen des passages montre que le sens est plutôt « faire exister », « décider », ou en emploi absolu « exercer l’autorité ». On notera qu’alors l’explication de κραντῆρες « dents de sagesse » par « qui achèvent la dentition » (DELG 576a) devra aussi être révisée.

71Ét. : L’explication de κραίνω par un sens premier « faire un signe de tête » (Benveniste, o.c. p. 42, cf. H. Aphr. 222 et EM 535, 56) est peu convaincante. Plutôt que du nom neutre de la « tête » directement, ce verbe doit être tiré de *krāhōn « chef », non seulement au sens « exercer l’autorité (sur) » (L. Van Beek, IF 119, 2014, 110, v. la notice s.u. κρείων), mais dans toutes ses acceptions si l’on retient l’analyse de Benveniste. R.V.

72κρείων, -οντος : m. « maître, souverain » (Hom., poètes). – Ét. : Le lien avec les formes indo-iraniennes (véd. śréyāṃs- « plus glorieux », etc.), unanimement admis (GEW II, 12 ; DELG 580b ; EWAia II, 665-6 et 669-70 ; CEG 1, 123 [Ch. de L.] = DELG 2009, 1318, avec références à des travaux de J. Narten et M. Peters ; EDG 774), a été contesté récemment par L. Van Beek, IF 119, 2014, 99-123. Selon cet auteur (art. cit., p. 101 n. 6), d’après une loi établie par O. Weise (Beitr. zur Kunde der idg. Spr. 6, 1881, p. 115) et remise en honneur par A. Kloekhorst (Indogermanistik und Linguistik im Dialog, 2011, p. 261-270), les racines indo-européennes (au degré plein) n’admettent pas les séquences *Ḱr et *Kl, mais seulement *Kr et *Ḱl (ainsi qu’indifféremment *Kwr et *Kwl). Les seules exceptions non résolues par Kloekhorst (art. cit., p. 268) étaient *ǵrei- et *ḱreiH-. Or la restitution *ǵrei- repose uniquement sur la comparaison d’i.-ir. *j́rai- (ou *j́raiH-) « s’étendre » avec hitt. karaitt- « crue, inondation » (LIV2 170 [M. Kümmel], avec références et un point d’interrogation) ; de plus, B. Forssman (MSS 68, 2014, 7-29) a réhabilité l’ancien rapprochement entre i.-ir. *j́raiH- et lat. glīscor, en montrant que ce dernier signifie proprement « grossir » (p. 22-24). Il s’agit donc d’i.-e. *ǵlei(H)-, et le mot hittite devra être expliqué autrement. De même, la restitution *ḱreiH- repose uniquement sur l’équation sémantiquement hasardeuse entre i.-ir. *ćraiH- (p.-ê. « (faire) resplendir ») et gr. κρε(ί)ων « souverain ». Selon Van Beek, ce dernier mot s’explique mieux par *krāhōn « chef », dérivé du nom de la « tête », i.-e. *ḱr̥h2-sn- (racine *ḱerh2-, donc conforme à la loi de Weise : Kloekhorst, art. cit., p. 267). L’ancienne longue en première syllabe est nécessaire pour expliquer l’absence de la scansion κρέων chez Homère et l’existence même de la formule κρείων Ἀγαµέµνων, voire le vocatif ὦ Κρέων chez dans la Médée du poète comique Strattis (fr. 35 PCG) si la graphie est correcte (van Beek, art. cit., p. 113). Hors de l’ionien-attique, κρέων ne se trouve que chez Pindare (en contexte éginète, K. Praust chez van Beek, art. cit., n. 53) ainsi que dans l’anthroponymie, surtout chypriote ; dans les deux cas, il peut être emprunté. Morphologiquement, *krāhōn s’expliquera comme tiré d’un composé tel que *lāwo-krāhon-. (Le simple ne sera donc pas d’ancienneté indo-européenne, ce qui résoudra aussi l’éventuel problème phonétique du traitement *r̥h2 > * et non *ara.) La flexion en -ντ- doit être imitée de γέρων (plutôt que des autres modèles évoqués dans la littérature). Toujours selon Van Beek, l’anthroponyme Ἀνακρέων résulte d’un double vocatif *wana krāhon. Voir aussi la notice s.u. κραιαίνω. Ch. de L., R.V.

73κῶµα : n. « profond sommeil » (Hom., Sapph., Pd., Théoc.). – Ét. : Chantraine (DELG 606a) rappelle avec raison que le rapprochement avec la famille de κεῖµαι « être étendu, être couché », soutenu par Brugmann, pose deux problèmes sérieux. Si un développement sémantique comparable à celui que l’on constate dans le dénominatif κοιµάοµαι « se mettre au lit, se coucher, s’endormir » (cf. DELG 509b s.u. κεῖµαι) n’est pas exclu, on ne saurait en revanche poser, à la base de κῶµα, un étymon figure im28 qui contrevient autant aux lois de la phonétique (la loi d’Osthoff laisserait attendre *κοῖ-µα) qu’à celles de la Wortbildung (un degré radical figure im29 dans un neutre en *-mn̥ serait totalement insolite). Ces difficultés seront surmontées si on accepte de suivre R. Garnier, Πολυµαθής (= Mél. Levet), 2012, p. 55-59, qui fait observer que le rapprochement avec la famille de κεῖµαι et le passage du sens de « se coucher » à celui de « dormir profondément » est garanti par les emplois de l’ancien nom d’action κοῖτος (< *k̑óy-to-) « action de se coucher », qui signifie à la fois « couche, lit » (Od. 3,334 et 14,455) et « somme, sommeil » (cf. Od. 19, 515-6 αὐτὰρ ἐπὴν νὺξ ἔλθῃ ἕλῃσί τε κοῖτος ἅπαντας # κεῖµαι ἐνὶ λέκτρῳ // « lorsque la nuit est venue et que le sommeil s’est emparé de tout le monde, je reste étendue sur mon lit » et Hés. Trav. 574 φεύγειν δὲ σκιεροὺς θώκους καὶ ἐπ᾿ ἠῶ κοῖτον « il faut fuir les siestes à l’ombre ainsi que les sommes jusqu’à l’aube »). Il devient alors possible de reconstruire un ancien neutre de type τρόφι (cf. Il. 11,307 : τρόφι κῦµα « vague épaisse » < « le flot, chose épaisse »), donc *k̑óy-i « couche, lit », dont la variante devant voyelle, secondairement phonologisée, *k̑óy-i#V > *k̑óy-y#V aboutissait régulièrement à figure im30 en vertu de la loi de Stang puis à figure im31, suite à l’amuïssement de la sonante après voyelle longue en finale absolue (cf. πειθώ < figure im32), avant que *κῶ ne fût étoffé en κῶ-µα sur le modèle de δῶ → δῶ-µα « demeure, palais » (cf. CEG 4 s.uu.). P.R.

74λαγώς : « lièvre » (Hom. +). – Ét. : On s’accorde en général sur le fait que le lièvre est l’animal « aux oreilles flasques » (les doutes de Meissner, S-stem Nouns [2006], p. 171 n. 27, quant à la véracité de cette étymologie sont sans objet), ce qui amène à postuler l’existence d’un composé associant λαγ- (cf. λαγ-αρός [ion.-att.] « lâche, mou », *λαγ-νός → λάγ-νος « débauché ») et οὖς ; mais le détail des faits, tel qu’il est présenté par Chantraine, DELG 612b, reste obscur. Voir maintenant Lamberterie, Autour de Michel Lejeune (2009), p. 100-102, qui montre que le second terme du composé postulé procède de *ὄhFας, doublet de *ὄhϝος attesté dans le dorien ὦας (v. la notice s.u. οὖς). Sur le modèle de κέρας « corne », dont les composés présentent un second membre -κερως issu de *-κεραh-ο-ς, autrement dit de la thématisation du thème *κεραh-, on partira d’un composé possessif à second membre thématisé *λαγ-όhϝαh-ο-ς, dont l’aboutissement attendu *λαγῶος (*-οhϝαho- > */-ọ̄wao-/ > */-ọ̄ao-/ > /-ǭo-/, avec résorption précoce de l’hiatus */-ọ̄a-/) est devenu λαγωός, son statut de substantif ayant provoqué le déplacement de l’accent sur la syllabe finale (cf. δεξαµένη « qui reçoit » → δεξαµενή « réservoir »). – Une autre trace de *ὄhFας en composition est le verbe ἀκροάοµαι, v. la notice s.u. P.R.

75Ce composé *λαγ-óhϝαh-o-ς procède d’un renouvellement de la forme que l’on attendrait, à savoir un thème sigmatique *λαγ-óhϝης (gén. -óhϝεh-ος) du type de myc. di-pa a-no-we /δίπας ἀν-óhϝες/ « coupe sans anse » ou o-tu-wo-we /Ὀρθϝ-óhϝης/, gén. o-two-we-o /Ὀρθϝ-óhϝεh-ος/ (v. la notice s.u. οὖς). Il apparaît aujourd’hui que la toponymie a gardé au premier millénaire une trace de la forme ancienne, ainsi que l’a montré L. Dubois, RPh 88/1, 2014[16], 74-75 : l’expression [πλ]ὴν τῆς Λαγοείης que l’on trouve dans une inscription de Chios du IVe s. a.C., et qui d’après le contexte se rapporte à une parcelle de terre, s’interprète au mieux comme « à l’exception de la pièce aux lièvres », la forme Λαγοείης étant le génitif ionien d’un dérivé *λαγ-ohϝεh-ίᾱ de *λαγ-óhϝης. Le conservatoire d’archaïsmes qu’est souvent la toponymie révèle ici « un cas de continuité morphologique remarquable entre le grec mycénien et le grec achéen de l’Ionie ancienne » (Dubois, art. cit., p. 75). – Il se pourrait même que dans cette expression le nom ait gardé le statut d’un appellatif, auquel cas on poserait τῆς λαγοείης « la garenne » (vel sim.). La présence de l’article irait dans ce sens ; mais cela ne change rien quant à l’interprétation linguistique. Ch. de L.

76λεύσσω : « diriger son regard vers, voir » (Hom. +). – Aux formes verbales citées DELG 633b ajouter le part. prés. λεύτο̄ν de l’arcadien (détails s.u.). Comme exemples de formations nominales, ajouter : 1) l’adj. λυκηγενής, v. la notice s.u. ; 2) l’anthroponyme thessalien Οἰλυκίδας et l’adjectif patronymique Οἰλυκίδαιος (cf. LGPN IIIB s.u.), qui présupposent l’existence de *Οἴλυκος (← *ὀϝί-λυκος) « surveillant, gardien de moutons », selon L. Dubois, ΠΟΛΥΜΗΤΙΣ (= Mél. Bader), 2012, p. 50-54, qui voit dans le second membre *-λυκος le nom d’agent à degré zéro de la racine *leu-k̑-/t- (cf. -δαµος dans ἱππό-δαµος, etc.). Cette interprétation s’appuie sur le syntagme sous-jacent *(h2)owi-leu-k̑/t- dont on trouve une trace indirecte en arcadien dans la loi sacrée de Tégée (IG V 2, 3) qui concerne les conditions de pacage autour du temple de la déesse Aléa (cf. Dubois, Arcadien, II, 20-34). Ce règlement autorise en effet (l. 1-2) « le prêtre à faire paître vingt-cinq moutons, une paire de bœufs et une seule chèvre », τὸν figure im33 πέντε καὶ εἴκοσι ὄις νέµεν καὶ ζεῦγος καὶ αἶγα. S’il dépasse ce nombre et si le hiéromnamon (l. 3-4) « alors qu’il constate les faits, n’impose pas la taxe », εἴ δαν λεύτο̄ν µὲ figure im34, ce dernier devra s’acquitter d’une amende de cent drachmes et sera maudit. « Il est bien évident que le complément d’objet direct non exprimé du participe λεύτων de cette protase est le nombre de moutons supérieur à vingt-cinq que le prêtre pourrait avoir laissés paître indûment » (Dubois, art. cit., p. 53).

77Ét. : Si le grec atteste de nombreuses traces de la racine i.-e. *leuk̑- (cf. les notices de CEG 5 s.uu. λεύσσω, 2 λευκός, λοῦσσον et λύσσα = DELG 2009, 1323-5), il se pourrait que λεύσσω repose en définitive sur *λευτ-yε/ο- plutôt que sur *λευκ-yε/ο- : détails s.u. λεύτο̄ν. P.R.

78λεύτο̄ν : « s’il voit, s’il constate (les faits) » (IG V 2, 3 l. 3). – Forme arcadienne de nom. masc. sg. d’un part. prés. qui équivaut sémantiquement à λεύσσων. Cf. aussi λεύτοντες (IG V 2, 16, l. 10) = λεύσσοντες.

79Ét. : Comme le rappelle L. Dubois, Arcadien, I, 77 (avec la bibliographie antérieure), on a longtemps admis que le -τ- apparemment aberrant de λεύτο̄ν et λεύτοντες était un graphème figé, hérité d’une époque légèrement antérieure à IG V 2, 3 où l’on distinguait encore soigneusement /-ts-/, noté -τ-, de /-ss-/, noté -σσ-. En s’appuyant sur les gloses d’Hsch. ἄλευστα · ἀόρατα, ἀθεώρητα (α 2908 Latte) et λευστά · ὁρατά (λ 758 Latte), A. Morpurgo-Davies, Minos 20-22 (= Stud. Chadwick), 1987, p. 459-468, admet l’existence parallèle d’une racine *leut- qui lui permet de reconstruire simultanément un présent athématique *λεῦτ-µι, garanti par la participe arcadien λεύτων, et un présent thématique dérivé λεύσσω < *λευτ-yε/ο-. S’il est difficile d’accorder à *leut- une haute antiquité i.-e. (cf. Kümmel, LIV2 420 s.u. ? *leut-), cette explication semble incontournable au moins pour le grec : v. en ce sens Dubois, ΠΟΛΥΜΗΤΙΣ (= Mél. Bader), 2012, p. 53 et n. 33. Beekes (EDG 852 s.u.) laisse, pour sa part, la question ouverte. P.R.

80λοιµός : m. « peste » (Hom. +). – Ét. : Pour les Anciens, les épidémies résultaient d’une corruption de l’air, dont une cause typique était la présence de cadavres non enterrés. Aussi P. Milizia, IF 120, 2015, p. 87-106 rapproche-t-il λοιµός du persan moderne rīm « impureté », m. pers. rym « saleté, substance impure cause de souillure ». Ce dernier est traditionnellement lu rīm, mais la forme du balochi est rēm « pus ». La racine est ray-, traduite à tort par « déféquer » : aucun de ses dérivés avestiques ne se réfère nécessairement aux excréments ; ils se rapportent plutôt aux substances impures provenant des cadavres. Milizia restitue donc un i.-e. *loi-mo- « substance impure », dont le grec λοιµός « épidémie mortelle, peste » serait issu par métonymie (la cause pour l’effet). Le sens de « substance impure » serait lui-même une spécialisation dialectale en indo-européen, puisque *loi-mo- est aussi supposé par lat. līmus « limon », germ. *laimōn « argile ». L’antonyme de la souillure est la purification, exprimée par la racine *bheig-, autre isoglosse irano-grecque (art. cit., p. 101-102, avec renvoi à une étude antérieure du même auteur publiée dans IIJ 55, 2012, p. 101-117, v. la notice s.u. φοῖβος). Outre *lei-, des sens voisins sont exprimés par une racine *leu- (art. cit., p. 101 n. 29), éventuellement identique à celle de λύω (ainsi DELL s.u. luēs ; avis contraire DELG s.u. λῦµα).

81R.V.

82Cette étude est assurément intéressante, mais en bonne méthode il importe avant tout de situer un mot dans sa langue. L’auteur n’a sans doute pas pu connaître les notices de la CEG 13 (RPh 85/2, 2011[13]), p. 352-354, où P. Ragot, faisant la synthèse de travaux récents, justifie le rapprochement, traditionnel (ainsi DELG 641a et 646a), de λοιµός et de λῑµός « famine », ainsi que le rattachement de ce dernier mot à la famille du verbe λιάζοµαι « s’abattre » (DELG 641a). Ragot rappelle notamment, en faisant référence à une étude classique de M. Delcourt, que le sens premier de λοιµός n’est pas « peste », mais « calamité, fléau qui s’abat sur un pays », ce qui contrevient au rapprochement avec les formes iraniennes et à la reconstruction d’un lexème i.-e. *loi-mo- « substance impure ». Quant à la forme, le lien de λοιµός et de λῑµός se justifie en partant d’une racine i.-e. *leih2- (celle, précisément, de λιάζοµαι) : λῑµός repose sur un étymon *lih2-mó- à degré zéro radical, tandis que dans la formation à degré o qu’est λοιµός l’absence de reflet de la laryngale, comme si la racine était aniṭ et non seṭ, est due à ce que l’on appelle l’« effet Saussure » (v. en ce sens Ch. de L., De Cyrène à Catherine [= Mél. Dobias-Lalou], 2005, p. 137-148, avec étude, à la fois morphologique et sémantique, de l’ensemble du dossier). Milizia, pour sa part, récuse (p. 87-89) le lien entre λοιµός et λῑµός, en se fondant sur un article de L. Van Beek (JIES 39, 2011, 129-175) dont l’objet est de montrer l’inanité de l’« effet Saussure », pourtant admis par l’ensemble des comparatistes. V. en dernier lieu Ch. de L., « La Grèce et l’Orient : questions de lexique » (Actes du colloque La Grèce dans les profondeurs de l’Asie, 2016, p. 47-77), avec bilan critique (p. 52-53) des travaux récents (dont ceux de Van Beek et de Milizia). Ch. de L.

83λυκηγενής : « né par la lumière » (Il. 4, 101 et 119). – Tout en soulignant des connexions possibles avec λύκος « loup » et *λύκη « lumière », Chantraine (DELG 650a) se rallie à l’opinion qui prévalait déjà chez les Anciens, selon laquelle λυκη-γενής signifiait primitivement « originaire de Lycie ». Dans la mesure où l’existence de contacts étroits entre l’Anatolie occidentale et les îles grecques proches de la côte est désormais avérée dès le second millénaire, il n’est plus possible d’admettre qu’Apollon aurait pénétré en Lycie seulement vers 500 av. J.-C., alors qu’il est susceptible de s’y être implanté déjà au cours des huit siècles précédents. Aussi Beekes, JANER 3, 2003, p. 15 et EDG 877, admet-il que le sens de « né en Lycie » résulte d’une réinterprétation de celui de « natif du Lukka », solution qui a l’avantage de s’appuyer sur une réalité géographique du second millénaire mais qui, comme le fait remarquer M. Egetmeyer, Res Antiquae 4, 1997, p. 212, est improbable, dès lors que des emprunts au grec ont pu s’acclimater en Anatolie occidentale dès la fin de l’Âge du Bronze, à l’instar de hitt. Appaliunaš (v. la notice s.u. Ἀπόλλων). Quant à un rapprochement éventuel avec λύκος, dont la forme est strictement thématique, il ne peut être que secondaire. Si l’on accepte de tenir cette épiclèse pour un composé authentiquement grec, le premier membre λυκη- a toute chance d’avoir conservé l’instrumental singulier *λυκ-ή de l’ancien nom-racine *λυκ- attesté par lat. lūx, lūcis et véd. rúc- (cf. aussi s.u. λεύσσω). Si cette hypothèse est correcte, elle confirmerait l’origine grecque du dieu Apollon.

84P.R.

85µῠδάω : « être humide ; pourrir, se corrompre » (Soph., Hpc., Plb., A.P., Dsc.). – [Ajouter à la fin de la rubrique « Adjectifs » (DELG 717b) :] Un adjectif *µυδρός « humide », normalement attendu en regard de µῡδαλέος « mouillé », est indirectement attesté à travers le substantif µύδρος « masse de pierre ou de fer rougie au feu » et le dérivé µυδρίασις « dilatation de la pupille » : détails s.u. µύδρος.

86[Dans la rubrique « Substantifs », remplacer la dernière phrase par :] Μύσος, -ους « souillure, abomination » est sans doute apparenté d’une manière ou d’une autre à cette famille. P.R.

87µύδρος : m. « masse de pierre ou de fer rougie au feu, pierre volcanique incandescente » (Æschl. +). – Pour rendre compte de la création du dérivé µυδρίασις « dilatation de la pupille, mydriase », Chantraine (DELG 718a) reconstruit une filiation µύδρος → *µυδριάω → µυδρίασις morphologiquement irréprochable mais qui l’oblige à admettre que le malade atteint de mydriase avait une pupille « particulièrement brillante ». Les textes médicaux anciens ne mentionnant jamais la moindre modification de la coloration de la pupille, on suivra désormais F. Skoda, Πολυµαθής (= Mél. Levet), 2012, p. 61-72, qui reconstruit à la base de ce terme un adjectif *µυδρός « humide, liquide, liquéfié », doublet oxyton de µῡδαλέος « mouillé » (cf. λυγρός « douloureux, funeste » / λευγαλέος « malheureux »), lequel aurait donné naissance d’une part au substantif µύδρος (avec recul de l’accent), au sens spécialisé de « masse de fer ou de pierre ramollie, en fusion » d’où « rougie au feu », et de l’autre au verbe *µυδριάω dont procède µυδρίασις. On peut alors faire l’hypothèse que l’élargissement de la pupille était implicitement comparé à une matière qui se liquéfie et qui s’étale comme une goutte d’eau qui s’élargit, à moins que les médecins n’aient voulu mettre l’accent sur l’abondance des humeurs et leur épanchement excessif, à l’instar de Gal. 19, 433 Kühn ll. 4-5, µυδρίασίς ἐστιν ἀµαύρωσις καὶ ὁρατικοῦ ταραχθέντων, « la mydriase est un affaiblissement de la vue et elle provient du bouleversement des humeurs de la vision ».

88P.R.

89νόθος, -η, -ον : « bâtard, de naissance illégitime » (Il., ion.-att., grec tardif), « altéré, corrompu, faux, non authentique » (att., grec tardif). – Selon O. Hackstein, Fest. Lühr (2016), p. 147-150, l’adjectif νόθος serait dérivé de la négation *ne, soit à partir de sa forme apocopée *n- au moyen du suffixe d’abstrait *-o-th2o- (cf. véd. -atha- < *-e/o-th2o-), soit à partir d’une forme à degré o *no- (sur laquelle voir G. Dunkel, LIPP II, 531-533) avec le suffixe d’abstrait *-th2o- (cf. véd. -tha-), soit en postulant la chaîne dérivationnelle suivante : abstrait *no-teh2 « néant, nullité » (« Nichtigkeit ») → dérivé possessif *no-th2-ó- « qui a du néant, de la nullité » (« Nichtigkeiten habend ») → m. *nóth2os « nul, non avenu » (« keiner, nichtiger »), d’où, en parlant de fils, « bâtard, illégitime » (pour le sens, cf. hom. οὐτιδανός « nul, qui ne vaut rien, lâche, faible ») / nt. *nóth2om « néant, nullité » (« Nichtigkeit »). Du point de vue phonétique, le traitement d’un groupe *th2 antévocalique en grec demeure encore controversé, à la différence de l’indo-iranien où le traitement de *th2 + voyelle par *th est absolument incontestable : après avoir indiqué plusieurs éléments de bibliographie sur cette question difficile, O. Hackstein se rattache à l’idée d’un traitement par θ plutôt que par τ, à la suite, entre autres savants, de M. Mayrhofer, Idg. Laryng. Indo-Ir., 2005, p. 113 n. 75 (avec bibl.). À l’appui de son hypothèse étymologique, il avance ensuite un argument d’ordre syntaxique : dans un vers comme ἀλλὰ Μέδων κόσµησεν, Ὀϊλῆος νόθος υἱός (Il. 2,727) « L’homme qui les a rangés en bataille, c’est Médon, le bâtard d’Oïlée » (trad. Mazon), Ὀϊλῆος νόθος υἱός peut être interprété soit comme une apposition (« le fils illégitime d’Oïlée, le bâtard d’Oïlée »), soit comme une phrase nominale (« d’Oïlée [il est] le fils illégitime »). Selon O. Hackstein, l’interprétation historique serait la seconde (« des Oileus [ist er] kein Sohn » = « des Oileus [ist er] nicht der [echte] Sohn »), et l’absence de la copule dans ce type de proposition négative constituerait un archaïsme syntaxique, sur lequel voir aussi O. Hackstein, « Der negative Existentialsatz im Indogermanischen », HS 125, 2012, p. 123-142 : cf. ru. не надо ne nado « [il] n’[est] pas nécessaire de ; il ne faut pas », véd. ná sá devā atikráme (RV. 1, 105,16c) « Ce [chemin], ô dieux, n’[est] pas à traverser. », tokh. B ṣāmaṃ mā ñomā kenäl (A 338 b6) « Le Śramaṇa n’[est] pas à appeler par son nom (= ne doit pas être appelé par son nom). », ou encore lat. nīmīrum « il n’[est] pas étonnant » (d’où « assurément, certainement ») et gr. οὐ χρή « il ne faut pas ».

90O. Hackstein s’interroge également sur l’origine de la négation hittite natta : après une présentation synthétique des analyses antérieures (comme *néth2o-, reconstruction préférée par H.C. Melchert, Fest. Kortlandt [2008], p. 371-372, qui pose, plus précisément, *néth2oh1, avec la même finale adverbiale que dans véd. táthā « ainsi », káthā « comment ? »), il tend plutôt, par comparaison avec *nóth2o- > gr. νόθος, à postuler pour natta une généralisation de la variante atone de la négation adjectivale *noth2o-. Cela permettrait de résoudre le problème de l’absence de scriptio plena, qui serait attendue en cas de forme tonique avec *o bref accentué devant consonne sourde : *nóth2o- >figure im35.

91É.D.

92ξέστης : m. « mesure de volume pour des denrées liquides ou sèches » (époque hellénistique et romaine). – Le composé δίξεστον (LSJ : « measure of two ξέσται »), qui n’était connu que par la scholie au v. 354 des Thesmophories d’Aristophane, vient d’apparaître comme nom d’un concours dans une inscription éphébique de Tanagra (première moitié du iiie s. ap.), voir A. Charami, CRAI 2011, p. 863 (et peut-être IG XII Suppl., 646, l. 25, où il est tentant de restituer ce mot), et Bull. ép. 2013, 173. – Enregistrer le composé nouveau ξεστοδοτέω « servir à boire (du vin ?) », dont le sens est assuré par le syntagme ἠρτοδότησε καὶ ἐξεστοδότησε à propos de distributions aux personnes du voisinage (259-260 ap. ; vallée du Caystre), voir Ep. Anat. 40 (2007), p. 19-21, n° 4 et SEG 57 (2007), 1193. M.S.

93οἶος, οἴα (-η), οἶον : « seul, isolé » (Hom., poètes). – [Compléter DELG 786a § 2 ll. 4-8 par :] Tout en laissant transparaître son scepticisme, Chantraine s’en tient à la doctrine dominante (cf. Ventris-Chadwick, Documents, p. 336-337, Documents2, p. 498-499 et Beekes, EDG 1060) qui voit dans myc. o-wo-we (PY Ta 641,1) un composé /οἰϝώϝης/ « à une seule anse ». Cette interprétation est désormais périmée, comme le montre Lamberterie, Autour de Michel Lejeune (2009), p. 82-87, qui fait valoir à son encontre trois objections rédhibitoires : 1) l’idéogramme du « chaudron », qui figure à la fin de la première ligne de la tablette, montre que le trépied en question a deux anses et non une seule ; 2) chez Homère, οἶος ne s’emploie jamais pour désigner le numéral cardinal « un » par opposition à « deux, etc. », mais signifie « seul, isolé, désert » (cf. χώρῳ ἐν οἰοπόλῳ // [Il. 13,473, etc.] « dans un lieu solitaire ») ; 3) M. Lejeune, MPM II, p. 26, avait déjà noté qu’à l’instar de la paire homérique τελήεις (Il. 1,315, etc.) « achevé, parfait » : ἀτέλεστος (Il. 4,26, etc.) « inachevé, vain », le mycénien présente, à travers le couple e-ti-we (PY Fr 343, etc.) /hερτίϝεν/ « avec henné (hέρτις) » : a-e-ti-to (PY Fr 1200) /ἀhέρτιτον/ « sans henné », un système comparable dans lequel l’adjectif possessif en -ϝεντ- s’oppose à l’adjectif privatif en -το-. L’existence de a-no-wo-to (KN K 875,1, etc.) invite donc à poser, sur le même principe, un couple antonymique o-wo-we /ὀhϝό-ϝενς/ (interprétation déjà proposée par Ventris-Chadwick, Documents, p. 403) : a-no-wo-to /ἀν-όhϝο-τον/ « avec / sans anses ». Pour la structure phonétique de ces deux termes, v. la notice s.u. οὖς. P.R.

94ὀρύσσω : « creuser ». – Absent des dictionnaires de Bailly et de LSJ, le substantif surcomposé ἀποκατῶρυξ, -υγος / -υχος (ἡ) est donné dans les deux Supplements de ce dernier comme un hapax de « Thphr. CP 5.9.11 perhaps due to confusion of ἀπῶρυξ and κατῶρυξ ». Plutôt que d’une contamination accidentelle de ces deux termes, le mot ἀποκατῶρυκες résulte de l’association parfaitement correcte de deux préverbes de sens plein, ἀπο- indiquant que le provin est un sarment qui reste attaché à la souche, tout en étant conduit de haut en bas (-κατ-) jusqu’au sol où il est enterré (cf. DELG 828b s.u. ὀρύσσω pour κατῶρυξ « enfoncé, enterré, creusé »). Cette double préverbation est attestée dans la langue technique depuis Hippocrate, par ex. Aphorismes 7,30 : ἀπὸ τῆς κεφαλῆς ταῦτα ἀποκαταρρεῖ, litt. « ces matières fluides proviennent et descendent de la tête », d’où simplement « l’écoulement vient de la tête » (trad. J. Jouanna et C. Magdelaine, Hippocrate. L’Art de la médecine, Paris, 1999, p. 241). S.A.

95ὄρχαµος : m. « chef » (Hom., poètes). – Entre autres étymologies recensées par P. Chantraine (DELG 830a), un rattachement de ὄρχαµος à la famille de ἄρχω (au sens de « commander »), ἀρχός « chef », a été fréquemment avancé depuis G. Curtius. Toutefois, si, avec G. Klingenschmitt (voir s.u. ἄρχω pour les références bibliographiques et l’explication de détail), on pose, à l’origine de ἄρχω, un présent inchoatif *h2r̥-sk̑e/o- issu de la racine *h2er- « ajuster, adapter », il devient extrêmement difficile d’envisager encore une telle parenté : cette reconstruction exclut la possibilité d’un degré o radical. De fait, tous les autres thèmes verbaux et tous les dérivés nominaux de la famille de ἄρχω sont tirés du thème de présent à degré zéro (avec traitement *h2r- + C > *ǝ2r- > gr. ἀρ- dans tous les dialectes selon la loi de Rix), et la présence d’un degré zéro est remarquable dans des formes où un degré o aurait pu être attendu si la racine n’était pas immobile, comme dans le nom d’agent ἀρχός « chef » et l’abstrait ἀρχή « commencement ; souveraineté, pouvoir », qui, du point de vue du vocalisme, ne relèvent pas des types τοµός et τοµή. Cl. Le Feuvre, Ὅµηρος δύσγνωστος (2015), p. 506-508 et 513-514, qui retient l’étymologie de ἄρχω proposée par Klingenschmitt, sépare donc nettement ὄρχαµος de ἄρχω et avance une étymologie nouvelle : elle analyse ὄρχαµος comme un dérivé d’un neutre pluriel (ancien collectif) *ὄρχα « ensemble des rangs (d’une unité militaire) », d’où « troupe, bataillon ». Cette forme *ὄρχα serait attestée dans le mot myc. o-ka, désignant une unité militaire, mot qui a donné lieu à de nombreuses interprétations rappelées par Cl. Le Feuvre, op. cit. p. 504-506, et qu’il faudrait donc, comme ὄρχαµος, séparer complètement du groupe de ἄρχω. Il s’agirait d’un collectif du type de κύκλα (Il. 5,722 ; 18,375) « ensemble des roues » vs κύκλος « cercle, rond », etc. : *ὄρχα serait formé sur ὄρχος, forme attestée dans l’Odyssée, 7,127, et 24,341, pour désigner spécifiquement des rangées d’arbres ou de plants, mais pour laquelle il faudrait poser le sens originel plus général de « rang ». Le substantif ὄρχαµος serait donc un ancien nom du « chef de rang » (d’où, plus généralement, « chef de troupe »), en admettant que le sens de « rang », dans o-ka comme dans ὄρχαµος, ait pu être appliqué à une ligne de bataille. É.D.

96ὄρχος : m. « rangée de vigne ou d’arbres fruitiers » (Hom. +). – Il faut sans doute rattacher à ce mot le myc. o-ka qui désigne une unité militaire (proprement « rangée de troupes », collectif *ὄρχα de ὄρχος comme κύκλα de κύκλος), avec le dérivé ὄρχαµος (Hom., poètes) « commandant, chef », proprement « chef de rang », v. la notice s.u. ὄρχαµος. É.D.

97οὖς : n. « oreille, anse » (Hom. +). – [Supprimer DELG 839b § 3 l. 3 « owowe dont le sens est obscur » et remplacer ll. 3-9 par :] pour l’anthroponyme nom. sg. o-tu-wo-we (Jn 658,7, etc. : cf. DMic. II,55) /Ὀρθϝ-όhϝ-ης/, gén. sg. o-two-we-o (An 261, 1, etc. : cf. DMic., ibid.) /Ὀρθϝ-όhϝ-εhος/ etc., v. s.uu. ἀκροάοµαι et ὀρθός. Ces formes ont un correspondant exact dans ἀµφώης (Thcr. 1,27-28) « à deux anses », où l’-ω- du second membre reflète l’aboutissement régulier de *-όhϝ-ης : cf. s.u. Ét.

98[Remplacer DELG 839b § 4 ll. 1-7 par :] Composés à second membre issu du thème élargi *-οhϝ-ο-το- / *-οhϝ-α-το- (cf. s.u. Ét.) : myc. a-no-wo-to (KN K 875,1, etc.) /ἀν-όhϝο-τον/ « sans anses » = gr. alph. *ἀν-όhϝα-τον > ἀνούατον (AP 9,437) « id. » (cf. aussi. ἀπ-ούατος « de mauvais augure » [Call. fr. 315 Pf. ← ἀπ᾿ οὔατος [Il. 18,272]), en regard de quoi ἄωτος (ion.-att.) « id. », au lieu de *ἄνωτος normalement attendu, est une formation récente (cf. infra) ; ἄµφωτος (Od. 22,10) « à deux anses » procède lui aussi d’un second membre *-οhϝατος (cf. s.u. Ét.), plus tard…

99[Ajouter DELG 840a § 3 rubrique « Adjectifs » :] myc. o-wo-we (PY Ta 641,1) /ὀhϝό-ϝενς/ « avec anses » (justification de l’interprétation s.u. οἶος et détails complémentaires s.u. Ét.) est relayé au Ier millénaire par οὐατόεις, etc.

100Ét. : L’étude de Lamberterie, Autour de Michel Lejeune (2009), p. 79-116, qui tient compte des progrès de la philologie mycénienne, oblige à reprendre l’intégralité du dossier sur de nouvelles bases. Les formes apparentées (exposé complet et commode chez Stüber, s-Stämme [2002], p. 193, et Lamberterie, o.c., p. 90) invitent à reconstruire une base apophonique *h2eus- / *h2us- qui, en raison de la convergence en grec du degré plein et du degré zéro dans une telle séquence (cf. Peters, Untersuchungen [1980], p. 59-60 et Lamberterie, ibid.), a normalement abouti à *aus- en proto-grec, comme le montre clairement le dérivé παρειαί « joues » (détails s.u.). Cet étymon ne permet toutefois pas de rendre compte de la majorité des formes grecques de cette famille, lesquelles semblent reposer sur figure im36. Pour contourner cette difficulté, deux solutions ont été proposées : 1) projeter, à l’instar de Beekes, Sprache 18, 1972, p. 123-125, cet état de fait dans la proto-langue et postuler, à côté du degré plein *h2eus- et du degré zéro *h2us-, un degré fléchi *h2ous-, solution à laquelle se rallie finalement Chantraine (DELG 840b) ; 2) suivre Szemerényi, Scr. Min. III, p. 1291 (< SMEA 3, 1979, p. 65) et imputer le vocalisme des formes grecques à une contamination préhistorique par *okw- (< *h3ekw-), le nom i.-e. de l’« œil », phénomène parallèle à celui que l’on constate en arménien dans un-kn [corriger la forme fautive **ukn de DELG 840a] « oreille » (← a-kn « œil ») et dont la portée est d’importance tant les relations entre les deux langues sont étroites. En faveur de la seconde hypothèse (cf. déjà Peters, ibid.), Lamberterie, o.c., p. 89, fait valoir : 1) qu’il est toujours délicat de projeter en i.-e. un fait propre à une seule langue, surtout quand la forme héritée *aus- y est par ailleurs attestée (cf. s.u. παρειαί) ; 2) que le dérivé le plus anciennement connu du nom de l’« oreille » est un neutre sigmatique et qu’une telle formation, lorsqu’elle est archaïque, ne présente normalement pas le degré o radical. Même si on en acceptait le principe, un intermédiaire manque entre l’étymon proto-gr. reconstruit *ous-(e/o)s- et les formes attestées, qui présupposent toutes une voyelle longue initiale (cf. att. οὖς, etc.). C’est la raison pour laquelle Lejeune, Phonétique2, § 85, part d’un nom-racine *ōus (avec une diphtongue à premier élément long qui n’aurait pas subi l’« abrègement Osthoff » : cf. o.c. § 225), expédient auquel Chantraine refuse implicitement de recourir, car les inscriptions attiques antérieures au IVe s. a.C. montrent sans conteste que le digramme ου ne reflète pas une diphtongue ancienne mais une voyelle longue récente /ọ̄/ à laquelle répond régulièrement l’ω de dor. ὦς (cf. Lamberterie, o.c., p. 91 et 93). Aussi préfère-t-il retenir la reconstruction de Beekes et expliquer la voyelle longue tantôt par un allongement de second terme de composé (cf. ἀµφ-ώης), tantôt par un allongement métrique (cf. gén. sg. hom. οὔατος ← *ὄατος < *ὄϝατος) qui ne se justifie guère que dans les formes épiques. Optant pour un compromis entre la solution laryngaliste qu’il préconisait dès 1972 et celle de Lejeune, Beekes, EDG 1131 s.u., admet en définitive que les formes homériques reposeraient sur *h2ōus, tandis que les autres formes procéderaient de *h2ous-n̥-, ce qui est encore moins crédible. En raison de leurs faiblesses rédhibitoires, il vaut mieux renoncer à ces explications au profit de celle de Kiparsky, Language 43, 1967, p. 623-624 et 631 (cf. aussi Lamberterie, o.c., p. 100), qui a montré que les voyelles longues que l’on trouve au Ier millénaire dans cette famille de mots résultent toutes d’un allongement compensatoire consécutif à la disparition du souffle sourd myc. *-h- devant *-ϝ- dans un groupe *-hϝ- intervocalique (< *-wh- < *-ws- : détails CEG 14 s.u. 1 ἕως).

101Sur la base de cette explication, on peut, comme le souhaitait Chantraine, ramener les diverses formes attestées à l’unité en admettant que le proto-gr. a d’abord hérité d’une base immobile *aus- sur laquelle ont été construits : 1) un neutre sigmatique *áus-(e/o)s- dans lequel on constate une alternance paradigmatique entre le cas direct du singulier *áus-os et le reste de la flexion qui repose sur la forme à degré zéro suffixal *aus-s- réduite à *aus- et élargie ensuite par *-n- puis par *-t-, d’où *aus-n̥-(t)-, cependant que les adjectifs composés sont en *aus-es- ; 2) un nom-racine *aus- qui n’est plus attesté qu’en composition et sous la forme élargie *-aus-ā- ; qu’ensuite, alors que *-aus- et *-aus-ā- ont été conservés sans changement (cf. s.u. παρειαί), les autres formes ont été altérées respectivement en *óus-os, *ous-n̥(t)- et *-ous-es- sous l’influence du nom de l’« œil ».

102Dès lors, on rendra compte des différents avatars du cas direct du singulier *óus-os > *ὄhϝος en admettant qu’en dorien, l’amuïssement de *-h- a fait évoluer *ὄhϝος en */ǭwos/ > */ǭos/ > /ǭs/ noté ὦς, tandis qu’en ionien *ὄhϝος est passé à */ọ̄wos/ > */ọ̄os/ > /oọ̄s/ (avec métathèse, cf. Il. 11, 109 παρὰ οὖς recouvrant *παρ᾿ ὄους /par’ óọ̄s/) > /ọ̄s/ noté οὖς dans les textes littéraires. Dans les formes de pluriel, qui reposent toutes sur le thème élargi *ous-n̥t- (exemples parallèles chez Risch, WHS2 § 24i), la forme non contracte est assurée indirectement par dor. ἆτα (Hsch. α 7989 Latte) < ὤατ-α (cf. Lejeune, o.c. §§ 297-298) < */ǭwat-/ < *ὀhϝατ- et directement par hom.-ion. οὔατ- (Il. 10,537, etc.), ion. οὐατόεντ- (cf. infra), avec dans les deux cas ου valant /ọ̄/, ainsi que par l’anthroponyme Ὠάτᾱς (gén. sg.) en regard de ὦτ-α (cf. ὠσίν [Od. 12,200], avec ω- /ǭ/ résultant de la contraction de /ọ̄a/ comme dans ἄµφωτος < *ἀµφ-όhϝατ-ο-ς : détails complémentaires infra). Sans doute avant l’amuïssement de *-h- et sous la pression du thème de pluriel *ὄhϝατ-, la forme héritée *ὄhϝος a vu se créer, à côté d’elle, un doublet *ὄhϝας, lequel explique directement ion. */ọ̄was/ > οὖας (Simon. fr. 543, 20 P.) et dor. */ǭwas/ > ὦας (Sophr. fr. 4, 4 K.-A.). Pour les formes composées à second membre *-οhϝαh-, v. s.uu. ἀκροάοµαι et λαγώς.

103Tant qu’on se limite aux données du Ier millénaire, on peut tenir *-οhϝ-α-το-, le second membre du composé hom. ἄµφωτος (Od. 22,10) « à deux anses » < *ἀµφ-όhϝατ-ο-ς, pour une forme thématisée de *-οhϝ-ατ- (> hom. οὔ-ατ-) dont la structure est exactement comparable à celle du second terme de µελάν-υδρ-ο-ς (Il. 9,14, etc.) « aux eaux noires » (cf. aussi véd. an-udr-á- [RV 10, 115,6c] « sans eaux ») en regard de ὅδ-ωρ / ὕδ-ατ-. La prise en compte du composé myc. o-wo-we (PY Ta 641,1) /ὀhϝό-ϝενς/ « avec anses » (détails s.u. οἶος), dont le premier terme se termine par -o- < *-n̥-, que ce traitement soit phonétique (Lejeune, o.c. § 202) ou, plus vraisemblablement, analogique de celui de *-r̥- > myc. -ορ-, -ρο- (Ruijgh, Études § 46 avec mention du terme en question), contraint, au moins pour le IIe millénaire, à réviser cette vue et à voir dans le second terme de son antonyme a-no-wo-to (KN K 875, 1, etc.) /ἀν-όhϝο-τον/ « sans anses » non pas un reflet de *-ous-n̥t-o- mais de *-ous-n̥-to-, le mycénien attestant un état de langue dans lequel l’accrétion de *-t- à *-n̥- n’est pas encore réalisée, comme le confirme d’ailleurs le premier membre du dat. pl. u-do-no-o-i (PY Fn 187.13) /ὐδο-νοhοιhι/ « pour ceux qui sont chargés de la préservation de l’eau » avec ὐδ-ο- < *ud-n̥- vs gr. alph. ὕδ-ατ- < *ud-n̥t- (v. s.u. ὕδωρ). Au premier millénaire, *ὀhϝά-ϝεντ- (avec -α- < *-n̥-), l’avatar normalement attendu de myc. *ὀhϝό-ϝεντ-, ne pouvait entrer dans l’hexamètre dactylique et a donc dû, suite à la mutation flexionnelle du simple *ὀhϝ-α- en *ὀhϝ-ατ-, être d’abord relayé par *ὀhϝάτ-ϝεντ- avant d’être finalement remodelé en *ὀhϝατ-όϝεντ- > ion. οὐατόεντ-, que l’on trouve attesté directement dans les expressions // σκύφον οὐατόεντα # (Simon. fr. 631 P.) « coupe à anses » et // καλαύροπας οὐατοέσσας # (Antim. fr. 64 M.) « bâtons pourvus d’anses », et indirectement dans le syntagme épique # καὶ τρίποδ᾿ ὠτώεντα // (Il. 23,264) « trépied à anses », où ὠτώεντα recouvre un plus ancien οὐατόεντα. Quant à l’expression mycénienne dipa (…) qe-to-ro-we (…) (PY Ta 641,2-3) /δίπας […] κwετρόhϝες/, elle fournit le syntagme sous-jacent à δέπας […] / […] οὔατα […] / τέσσαρ᾿ […] (Il. 11,632-4) « coupe à quatre anses » et garantit du même coup que l’-ω- du second membre -ῶες, dont procède le composé ἀµφῶες (Thcr. 1,27-28) « à deux anses », ne résulte pas, comme dans le type gr. com. στρατ-ᾱγός (> att. στρατ-ηγός) « stratège », d’un allongement morphologique, mais reflète l’aboutissement régulier de *-όhϝες < *-ous-es dans un texte à coloration dorienne. P.R.

104παλάσσω : « éclabousser » (Hom., Hés., Call., Q.S.). – Ét. : Bien que ce verbe soit généralement compris comme signifiant primairement « éclabousser » (et souvent rapproché de παλύνω « saupoudrer »), L. Van Beek, Mnem. 66, 2013, p. 541-565 montre que le sens homérique est simplement « souiller » et que le mot est originellement synonyme de πλήσσω « frapper », et de même ἐµπαλάσσοµαι « être pris au filet, au lasso, être empêtré » de ἐνιπλήσσω « tomber (dans un piège) ». Il s’agit donc de la racine connue i.-e. *pl̥h2g- (πληγή) ; le sens « frapper » convient bien pour πεπάλακτο en Il. 20,400 et Call. 4,78 et pour πολυ-πάλακτα chez Eschl. Choéph. 425. Le passage au sens de « souiller » est comparable à des emplois comme « frappé par une malédiction (germ. *flōka-), une maladie ». Dans IG IV2 1, 109 (Épidaure, iiie s. av.), παλαξιος (gén.) signifie « application d’une couche de fond », cf. all. streichen « enduire » face à angl. strike « frapper », ou le double sens du germ. *smeita- (DELG 2009 Suppl. s.u. µιαίνω, p. 1329a). C’est aussi « frapper » et non « souiller » qui est à la base de περιπάλαξις (Démocrite +) « collision (d’atomes) ». Un sens « asperger » (d’eau), voire « saupoudrer » (de farine), n’apparaît que chez A.R. 3,1045 et dans H. Herm. 554 : il résulte de la mécompréhension de passages homériques et d’un rapprochement parétymologique avec παλύνω. Παλάσσω et πλήσσω, comme ταράσσω et θρήσσω, illustrent le double traitement de R̥H en grec, qui selon Van Beek n’est pas lié à l’accent.

105R.V.

106πάλλω, -οµαι : « brandir, secouer, secouer des lots, tirer au sort » (Hom. +). – L’explication traditionnelle, selon laquelle προ-πηλακίζω « injurier, outrager » serait un dénominatif expressif tiré de πηλός « argile, boue » signifiant proprement « rouler dans la boue » (cf. DELG 896b s.u. πηλός), ne permet pas de rendre compte de l’emploi de Plut. Mor. 969e, où il est question d’un éléphant « chahuté par des enfants qui lui piquaient la trompe avec leurs stylets », ὑπὸ τῶν παιδαρίων προπηλακισθεὶς […] τοῖς γραφείοις τὴν προϐοσκίδα κεντούντων. Aussi A. Blanc, REG 128, 2015, p. 705, propose-t-il de reconstituer une filiation « secouer » → « chahuter, taquiner » → « injurier, outrager » et de faire de ce verbe un déverbatif en -ακίζω tiré du radical πηλ- attesté dans l’aor. hom. πῆλ-αι de πάλλω. P.R.

107πάρδαλις : (var. πορ-), gén. -ιος et -εως, f. « panthère, léopard », « emprunt oriental certain » (DELG) désignant un grand félin des régions montagneuses d’Asie Mineure, absent du monde grec proprement dit. – La justification de l’un ou l’autre des deux noms français proposés dans le DELG ne va pas de soi : Mazon rend par « panthère » toutes les occurrences du terme dans l’Iliade (13,103 = 17,20 ; 21,573) ; de même Bérard dans l’Odyssée, 4,457. H. van Daële s’en démarque en traduisant Aristophane, Nuées 346, παρδάλει « à un léopard ». D’où la question du choix d’un terme correspondant au mieux à la réalité zoologique, compte tenu des connaissances que les auteurs grecs ont pu acquérir de l’animal dans son aire géographique naturelle – ce qui restreint la validité du témoignage d’Aristophane, comme de celui de Platon, Lach. 196e (πάρδαλιν « panthère », éd. Croiset [CUF 1921]). Mais on ne peut pas soupçonner d’approximation dans la terminologie zoologique de leur temps Aristote et Théophraste, qui ont séjourné longuement dans la région de l’Ida de Troade où la présence de cette « panthère » est plus que probable de l’Antiquité à un passé récent. Dans Arstt. HA 612a7-14, c’est selon P. Louis (CUF 1969) une « panthère » (πάρδαλις) que les chasseurs empoisonnent par ruse et qui à son tour capture par ruse ses proies. Théophraste (CP VI, 5,2 ; VI, 17,9) reprend à son compte des informations dues à la même source, ce qui incite à adopter la même traduction. Mais cela ne dispense pas de s’interroger sur la légitimité de ce choix. Selon des informations zoologiques récentes (en part. S. Baskaya et E. Bilgili, « Does the leopard Panthera pardus still exist in the Eastern Karadeniz Mountains of Turkey ? », in Oryx 38/2, 2004, p. 1-5), fondées à la fois sur les témoignages des populations locales et sur l’examen d’empreintes et de vestiges osseux de dimensions supérieures à ceux d’un lynx, il n’est pas exclu que des populations sporadiques de léopard anatolien (Panthera pardus tulliana, Valenciennes 1856), peut-être d’un taxon distinct des principales espèces du genre, subsistent dans les montagnes côtières de l’actuelle Turquie. Le qualificatif tulliana rappelle que Cicéron (Marcus Tullius Cicero) mentionne dans ses lettres (Ad fam. II, 11,2) la présence indésirable en Cilicie, qu’il administrait, de ce félin qui y était déjà rare (mira paucitas est). La survie actuelle du léopard anatolien, qui divise encore les spécialistes, rendrait acceptable sa présence dans l’Antiquité jusque sur l’Ida de Troade, mais à ce jour on ne peut rien affirmer. S.A.

108παρειαί : f. pl. « joues (aux sens propre et figuré) » (Hom., poètes, rare en prose). – Ét. : Si, comme le suggère Chantraine (DELG 858a s.u.), le nom de la « joue » est effectivement à interpréter comme « ce qui est près de l’oreille » et procède donc de l’hypostase d’un syntagme *par- + aus-, Lamberterie, Autour de Michel Lejeune (2009), p. 98-99 et 110, a établi : 1) que *aus- < *aus-(s-) < *h2(e)us-(s-) est le nom de l’« oreille » hérité de l’i.-e. (v. la notice s.u. οὖς) ; 2) que l’on ne peut rendre compte correctement du détail des formes représentées qu’en appliquant le traitement du groupe i.-e. *-ws- intervocalique établi par Kiparsky (v. s.u. οὖς et CEG 14 s.u. 1 ἕως). Sur le thème *-ahw-ā- > *-αhϝ-ᾱ-, passé à la flexion des thèmes en -ᾱ, le mycénien atteste un dérivé nom.-acc. duel en *-yo-, pa-ra-wa-jo (Kn Sk 789, etc.) « parties du casque couvrant les joues », qu’on lira /παραhϝαίω/, dans la mesure où, au second millénaire, *-h- est encore une consonne de plein droit. Entre la fin de la période mycénienne et le début du premier millénaire, le thème *-αhϝ- subit soit le traitement éol. *-αϝϝ > *-αυϝ- (assimilation de *-h- à la sonante subséquente), soit le traitement dor. *-ᾱϝ- (> ion. *-ηϝ-) (assimilation de *-h- à la voyelle qui précède, càd allongement compensatoire de celle-ci). Le premier, sur la base du thème *-αhϝ-ᾱ-, permet de rendre compte du pl. éol. *παρ-αυ(ϝ)ᾱ- > παραῦαι (Thcr. 30,5) « joues » (cf. aussi µᾱλο-πάραυος « avec des joues comme des pommes » [Thcr. 26,1]), le second de figure im37, dont procèdent les adjectifs composés en -πάρᾱος (dor.) et en -πάρηος (hom.-ion.), et, sur la base du thème *-αhϝ-, du dérivé neutre figure im38 > *παρήϊον (hom.-ion.) « bossette de mors » (Il. 4,142), « joue (d’un homme) » (Il. 23,690, etc.), « bajoue (d’un animal) » (Il. 16,159, etc.). P.R.

109πελαργός : m. « cigogne » (Ar. +). – Ét. : Les philologues anciens analysaient le nom de cet oiseau échassier comme issu de la combinaison de deux adjectifs de couleur, le premier appartenant au groupe de πελιός, πελιδνός « gris » et le second étant ἀργός « blanc », et la plupart des modernes ont repris le principe de cette explication, en tout cas pour le second membre : voir un état de la question dans l’article de I. Kaczor et K.T. Witczak, Stud. Etym. Indoeur. (= Mem. Van Windekens), 1991, p. 151-153, qui comporte un bilan critique de toutes les théories échafaudées pour expliquer le mot dans son ensemble, souvent aventureuses (pour ne pas dire plus) et dénoncées comme telles à juste titre. Les auteurs de cette étude présentent, quant à eux, une hypothèse toute nouvelle, qu’avait avancée déjà Witczak dans un bref article paru la même année (HS 104, 1991, 106-107) : la finale -αργός refléterait un substantif *hαργός du grec commun, évincé du lexique en raison de sa proximité avec l’adjectif « blanc », et issu lui-même d’un nom d’oiseau i.-e. *sr̥ĝó- qui se retrouverait exactement dans germ. *sturka- « cigogne » (> v.isl. storkr, angl. stork, all. Storch) ; le traitement de la séquence i.-e. *sr̥- + C > germ. *stur-, appuyé par d’autres exemples que cite Witczak dans son article, fait pendant à celui de i.-e. *sr- + V > germ. *str-, tel qu’il est attesté dans les dérivés de la racine i.-e. *srew- « couler » du type de germ. *strauma- (> v.isl. straumr, v.a. strēam, v.h.a. stroum) « courant d’eau » < i.-e. *srou-mo- (NIL 631). Les auteurs citent aussi le nom de la cigogne en roumain, barză, qui selon eux procèderait d’un substrat daco-thrace (avec traitement *bärz- < *sr̥ĝ- comparable à thr. βρία « citadelle » < *sriya-), et en sanskrit les noms d’oiseau sr̥jayá- m. (Kāṭh +) et figure im39 f. (TS), rapprochement pris en compte EWAia II, 743.

110Ainsi que le reconnaissent les auteurs eux-mêmes (p. 153), cette analyse ne rend compte que d’une partie du mot grec : l’initiale πελ- attend encore une explication, tout comme l’ᾱ interne, s’il est bien authentique, ce qu’ils croient (alors que Chantraine, DELG 873a, laissait la question ouverte). Mais force est de convenir que l’équation qu’ils proposent d’établir entre le grec et le germanique, parfaite pour la forme comme pour le sens, a de quoi séduire, et en tout cas ne saurait être a priori tenue pour nulle et non avenue. On comprend donc mal que ces travaux ne soient pas cités dans l’article πελᾱργός de l’EDG (1165), qui ne fait pas progresser la question par rapport à celui du DELG (873).

111Reste à se demander si ce lexème *sr̥ĝó- peut recevoir une étymologie indo-européenne. La racine indienne sarj- / sr̥j- « lâcher, lancer, émettre » et ses correspondants iraniens sont rapportés soit à une racine i.-e. *selĝ- (c’est l’hypothèse la plus fréquemment retenue), soit à une racine i.-e. *serĝ- (état de la question EWAia II, 709 et LIV2 528-9). Je me permets, sur ce point, de renvoyer à deux études, déjà anciennes, où j’ai cherché à montrer que l’alternance que présente l’indo-iranien pour la consonne finale entre palatale (prés. skr. sr̥játi- = av. hǝrǝzaiti) et vélaire (skr. ásr̥gran, sárga-) se retrouve en arménien, où l’on a d’une part le verbe z-ercanem, aor. z-erci « arracher, libérer » et son médio-passif z-ercanim, aor. z-ercay « s’échapper, se sauver », reflets d’un thème de présent i.-e. *sérĝ-e/o-, et de l’autre arkanem, aor. arki « jeter, verser, (é)mettre », reflet d’un thème de présent i.-e. *sr̥g-é/ó- qui correspond exactement à celui de l’indo-iranien pour la formation, exception faite de la vélaire ; le rapprochement se justifie d’autant plus que le verbe i.-ir. et arm. ark- s’appliquent à l’émission du sperme, ce qui est la trace d’un vocabulaire technique de la reproduction animale hérité de l’indo-européen (v. AArmL 1, 1980, 26-27, et La Place de l’arménien [1986], p. 53-57). On pourrait, dès lors, considérer le nom i.-e. *sr̥ĝó- (ou *sr̥gó-) de la cigogne comme un dérivé inverse du présent *sr̥ĝ-é/ó- (*sr̥g-é/ó-) attesté en indo-iranien et en arménien, du type de i.-e. *ni-zd-ó- ou gr. ἱστός (v. sur ce mot la notice de P. Ragot dans CEG 7, 123-4 = DELG 2009, 1311a). La cigogne serait proprement l’oiseau « qui s’élance, prend son essor (vers des contrées lointaines) », désignation qui n’est pas absurde pour un oiseau migrateur. Cette étymologie ne saurait évidemment passer pour acquise ; mais la prise en compte des formes impose pour ainsi dire le rapprochement. Ch. de L.

112πηλός : m. « glaise, argile, boue, fange » (ion.-att. +). – Le verbe προ-πηλακίζω « injurier, outrager » (ion.-att.), souvent considéré comme un dénominatif signifiant originellement « rouler dans la boue » (DELG 896b), doit plutôt être rapporté à πάλλω : voir détails s.u. P.R.

113πίν(ν)η : « pinne marine » (com., Arstt. +). – [Réécrire DELG 903b § 2 ll. 1-4 de la manière suivante :] Composés : πιν(ν)ο-τήρης, -ου m. (Soph., Ar., Arstt.) « gardien de la pinne marine, pinnotère » (voir aussi s.u. τηρέω), petit crabe qui aide la pinne marine à capturer ses proies et les partage avec elle, cf. Thomson et Saint-Denis ll. cc. ; πινο-φύλαξ (Arstt. HA 547b) « id. » ; πιν(ν) ο-θήρᾱς (HA 547b, Plut. Mor. 980b) « id. » (voir aussi s.u. θήρ).

114P.R.

1151 πλατύς, -εῖα, -ύ : « large, plat » (Hom. +). – Ét. : Ainsi que le signale P. Chantraine à juste titre (DELG 912b), il faut partir d’une racine i.-e. *pleth2- « s’étendre », avec dans les langues de la famille alternance entre degré plein et degré zéro dans la flexion verbale et les dérivés nominaux (détail des données LIV2 486-7 et NIL 564-6, pour s’en tenir à des ouvrages de référence récents). Mais le grec n’a pas gardé de formes verbales primaires et a étendu à l’ensemble du groupe le degré zéro de l’adj. πλατύς (= skr. pr̥thú- < i.-e. *pl̥th2-ú-), du fait que ce dernier est la forme-pivot de toute cette famille de mots : ainsi s’explique la discordance entre πλαταµών et skr. prathimán- (on attendrait en grec une forme *πλεταµών du type de τελαµών), comme entre πλάτος (gén. -ους) et skr. práthas- (= av. fraθah-) « largeur » < i.-e. *pléth2-e/os-. Il se pourrait néanmoins que le neutre sigmatique *πλέτος, -εhος dont le grec a hérité, avant de disparaître comme tel par réfection en πλάτος d’après πλατύς comme κρέτος en κράτος d’après κρατύς ou βένθος en βάθος d’après βαθύς, ait laissé une trace indirecte dans la langue sous la forme de l’adj. ἄπλετος « immense », v. la notice sous ce mot (avec référence à une étude d’A. Blanc). Un cas comparable, quoique différent, est celui de βραχύς « court » et des formes apparentées, où le degré plein βρεχ- a laissé une trace dans l’onomastique (v. la notice s.u.). Ch. de L.

116πλήσσω : « frapper » (Hom. +). – Il faut rattacher à ce verbe et à sa famille le verbe παλάσσω « éclabousser », v. la notice s.u. R.V.

117πρηνής, -ές : « le nez en avant », d’où par ext., « la tête en avant » (Hom., ion., Arstt.). – Ét. : Analyse nouvelle et convaincante d’A. Blanc, Wékw os 2, 2015-2016, p. 7-16, qui, en rapprochant Il. 6,42-3, αὐτὸς δ᾿ ἐκ δίφροιο παρὰ τροχὸν ἐξεκυλίσθη # πρηνὴς ἐν κονίῃσιν ἐπὶ στόµα […] « lui, pour sa part, roula à bas de son char, à côté d’une roue, tête en avant, dans la poussière, sur la bouche » et Il. 23,394-5, αὐτὸς δ᾿ ἐκ δίφροιο παρὰ τροχὸν ἐξεκυλίσθη # ἀγκῶνάς τε περιδρύφθη στόµα τε ῥῖνάς τε « lui, pour sa part, roula à bas de son char, à côté d’une roue, et s’écorcha les coudes, la bouche et le nez », établit que le nez peut être associé à la bouche dans des contextes où il est question de chute et propose de restituer, à la base de πρηνής, un ancien composé possessif à second membre nominal signifiant « le nez en avant ». Si on accepte, avec M. Fritz, HS 109, 1996, p. 1-20, de considérer le nom i.-e. du « nez » comme un dérivé de la racine *h2enh1- « respirer » (cf. véd. ániti « id. », gr. ἄνεµος « vent », etc.), le nez étant étymologiquement « ce par quoi on respire », il serait très intéressant de reconstruire, parallèlement à d’autres noms de parties du corps comme σκέλος, -ους « jambe », στῆθος, -ους « poitrine », χεῖλος, -ους « lèvre », etc., un substantif sigmatique *ἄνος, -εhος « nez », et de postuler, sur le modèle de γέν-ος (< *ĝen(h1)-(e/o)s-) → -γεν-ής, l’existence d’une filiation *ἄν-ος (< *h2en(h1)-(e/os)-) → -ᾱν-ής (avec allongement régulier de l’initiale vocalique du second membre), πρηνής reposant en définitive sur *πρ(ο)-ᾱν-ής. Si on refuse les vues de Fritz et qu’on opère avec un substantif sigmatique apophonique i.-e. *h2neh2-s- / *h2n̥h2-s- (cf. Mayrhofer, EW Aia II, 30-31, à compléter par De Vaan, EDL 400), on pourrait, au cas où on attribuerait à πρηνής une haute antiquité, partir d’un étymon *pr̥h2-n̥h2-es- avec un second membre à degré zéro radical et à degré e suffixal, comme il est de règle à l’origine dans la flexion hystérocinétique (cf. K. Stüber, s-Stämme [2002], p. 27). Selon que l’on admet ou non l’amuïssement de la seconde laryngale devant le suffixe sigmatique, *pr̥h2-n̥h2-es- aboutissait à πρᾱ-νεσ- (syllabation *pr̥h2#n(h2)es- ?) ou à *πρᾱ-νᾰσ- (syllabation *pr̥h2n#h2es- ?) : dans le second cas, il faut envisager une réfection de *πρᾱ-νᾰσ- en πρᾱ-νεσ-, laquelle a pu être facilitée par la métanalyse de πρ(ᾱ/η)-νεσ- en πρ-(ᾱ/η)νεσ- sous l’influence de celle de ἀπ-(ᾱ/η)νεσ- « porté au refus (> rude, hostile) » et de προσ-(ᾱ/η)νεσ- « qui accepte (> gentil doux) » (étymologie de ces deux adjectifs CEG 1 s.uu. ἀπηνής et προσηνής = DELG 2009, 1272b et 1348a). Bien qu’en l’état actuel de nos connaissances la préhistoire de cet adjectif soit encore difficile à préciser, le rapprochement entre πρηνής et une expression homérique du type […] ἐξεκυλίσθη # […] ἐπὶ στόµα τε ῥῖνάς τε « il tomba en roulant sur la bouche et le nez » fournit à l’étymologie proposée un appui solide. P.R.

118πρόσω : ép. πρόσσω « en avant ». – Ét. : L’analyse de πρόσ(σ)ω comme issu d’un adjectif *πρόσσος < *pró-tyo- dérivé de l’adverbe de lieu πρό < *pró (DELG 942a) a été contestée récemment par P.J. Barber, Sievers’ Law (2013), 210-1, qui propose de rattacher cet adverbe à *próti. Mais cela ne convient nullement pour le sens, car πρόσ(σ)ω signifie « en avant » et s’oppose à ὀπίσ(σ) ω (< *opi-tyo-) « derrière ». Quant à la forme, la justesse de l’étymologie classique est confirmée par l’existence de l’adverbe διαπρύσιον « en entrant dans, en pénétrant » (Hom.), mot que Barber ne cite pas alors qu’il appartient à ce groupe. Il repose sur un adjectif διαπρύσιος dérivé de διαπρό (avec une variation πρύ / πρό du type de ἀπύ / ἀπό, où l’on pourrait voir un trait de langue achéen) ; la différence de traitement s’explique par le fait que la base polysyllabique διαπρύ- de διαπρύσιος fonctionne comme une base lourde, ce qui entraîne la forme à diérèse *-tiyo- du suffixe d’adjectif par le jeu de la loi de Sievers, v. la notice s.u. διαπρύσιον. Ch. de L.

119ῥῖγος : n. « froid vif » (Od. 5,472, ion.-att.). – À l’appui de l’affirmation de Chantraine (DELG 973a) selon laquelle les formes à second membre thématique ἄ-ρριγος « insensible au froid (Arstt. Sens. 438a) ; sans frisson (Arét. SD 1,14) » et δύσ-ριγος « qui ne supporte pas le froid » (Hdt., Arstt., Thphr., Plut.) sont secondaires, ajouter l’étude d’A. Blanc, Πολυµαθής (= Mél. Levet), 2012, p. 45-53, qui montre que ces formes ont été créées sur ῥιγῶ d’après le modèle fourni par celles en -πεινος (cf. ὀξύ-πεινος « qui a une faim aiguë » [Antiph. ap. Ath. 47b ; Eub., Arstt., Plut.]) et en -διψος (cf. ἄ-διψος « qui ne souffre pas de la soif ; qui ne donne pas soif » [Eur. Cycl. 574 ; Hpc., Arstt., Cléarch.]), qu’on avait fini par rapporter respectivement à πεινῶ et διψῶ, alors même que ces dernières procédaient étymologiquement de πείνη et δίψα (δίψη [Æschl. Ch. 756]). P.R.

120σπάω : « tirer » (Soph., Ar. +). – Parmi les formes étudiées sous III dans l’article du DELG (1034b), le terme Σ<πα>τοληασταί est mis en rapport avec le radical rare σπατ- attesté par σπάτος, n. « peau » (voir aussi LSJ s.u. σπᾰτολειαστής, -οῦ, dor. σπατοληαστάς). Ce mot est connu uniquement par une inscription d’Argos d’après une copie de Michel Fourmont, en fait corrigée (IG V, 581), que l’on a cru confirmée par une autre inscription d’Argos, SEG 53, 293. Il s’agit en fait d’une erreur de lecture pour Στρατοληασταί (v. la notice s.u. στρατός), comme le montre sans aucun doute possible la photographie publiée par Chr. Piteros, Arch. Deltion 60 (2005), Chron. [2012], p. 259, et cette nouvelle lecture convient mieux aux traces relevées par Fourmont. Il convient donc de rayer ce mot-fantôme des dictionnaires où il s’est introduit.

121M.S.

122σπόγγος : m. « éponge » (Hom., ion.-att.). – Préciser (DELG 1040a § 2) que le maintien de l’-ᾱ- dans le second membre -τήρᾱς du composé attique σπογγο-τήρᾱς m. « parasite des éponges » (Plut. Mor. 980b) est soit d’origine phonétique, soit analogique de σπογγο-θήρᾱς m. « pêcheur d’éponges » (Plut. Mor. 950b, 981e) : précisions sur ce point s.uu. θήρ et τηρέω. P.R.

123στρατός : m., éol. στρότος, crét. σταρτός « armée » (Hom. +). – En lien avec l’anthroponyme Στρατόλαος (cité DELG 1061b), ajouter que l’on connaît à Argos une association qui a pour nom les Στρατοληασταί. Ce nom avait été lu par erreur *Σπατοληασταί, terme à éliminer (v. la notice s.u. σπάω). Il dérive, à l’évidence, de l’anthroponyme Στρατόλαος, attesté à Argos, au même titre que, dans cette même cité, l’association des Φαηνισταί tire son nom de Φαηνός, pour qui elle élève une statue (BCH 27, 1903, p. 260, n° 1). Voir sur tout cela la suggestion lumineuse de J.-S. Balzat, Année épigraphique 2013, 1402. M.S.

124τάρανδος : m. « renne » (Thphr. +), avec une variante τάρανδρος (> lat. tarandrus, Pline). – Dans une étude précise et documentée (J. Sav. 2015, 3-24), S. Amigues montre que les renseignements fournis par Théophraste sur cet animal sont parfaitement dignes de foi, et confirmés par la zoologie moderne : il s’agit bien du renne, le Rangifer tarandus dans la dénomination linnéenne encore en vigueur aujourd’hui, et non, comme on l’a parfois supposé, de l’élan (ainsi LSJ : « reindeer, or more probably elk », erreur qui n’a pas été corrigée dans le Rev. Suppl.). En revanche, les indications données dans le traité pseudo-aristotélicien Περὶ θαυµασίων ἀκουσµάτων, largement postérieur à Théophraste, sont fantaisistes : on passe là du réel à l’imaginaire, et ce type de littérature a eu une certaine postérité.

125Ét. : S. Amigues (art. cit., p. 9) suit Chantraine (DELG 1093b) et s’en tient aux vues de Benveniste, RPh 38, 1964, 207-8, qui, après d’autres, supposait un emprunt fait par le grec à une langue du nord de l’Europe et relevait « une certaine ressemblance » avec des dénominations du renne que l’on trouve dans des langues finno-ougriennes, tout en notant prudemment que ce rapprochement restait « conjectural et difficile à démontrer, faute de témoignages intermédiaires ». Mais il faut maintenant prendre en compte l’hypothèse avancée par L. Isebaert, Gl. 60, 1982, 62-65, que cite Beekes, EDG 1451 sans se prononcer sur sa validité. Partant du fait que les Grecs ont, de leur propre aveu, connu le renne par l’intermédiaire des Scythes et des Sarmates, l’auteur considère qu’il pourrait s’agir d’un mot scythique (= vieil-ossète) à restituer comme *tarandra-, issu d’un original iranien *θarantara- < *θaranta-tara- « ‘animal cornu’ (par excellence) » ; cette dénomination viendrait de ce que « la ramure du renne, à la différence de celle des autres cervidés, caractérise la femelle autant que le mâle » (p. 64). L’emploi du suffixe de différenciation -tara- en iranien pour désigner des espèces animales est un fait avéré (cf. Benveniste, Noms d’agent, 118-9), et l’adjectif ir. *θaranta- « cornu » refléterait un étymon i.-e. *k̑erento-, à rapprocher du nom germanique du « bovin » (< « bête à cornes ») représenté par v.h.a. hrind > all. Rind, etc. ; sur ce nom, voir en dernier lieu G. Kroonen, EDProtGerm 247-8, qui pose en proto-germanique un neutre sigmatique alternant nom.-acc. *xrinþaz / gén. *xrunđizaz < i.-e. *k̑rént-os / *k̑rn̥t-és-s. Cette étymologie est plausible pour le sens, tant sont fréquentes, dans les langues indo-européennes, les désignations de cervidés ou, plus généralement, de bêtes à cornes qui se rattachent à la base radicale *k̑er- et à ses nombreux dérivés. Pour qu’elle soit pleinement convaincante, il faudrait certes que ce nom d’animal cornu soit attesté en iranien même par d’autres témoignages que la seule tradition indirecte du grec, mais elle mérite néanmoins d’être prise en considération. Noter cependant les objections de M. Brust, Ind. Iran. Lehnw. Griech. (2005), 644-5 (et n. 2 p. 645), avec mention d’autres hypothèses iraniennes bien moins bonnes, dont Brust souligne lui-même le caractère spéculatif. Ch. de L.

126τάρπη : f. « large panier d’osier ». – Ainsi que l’établit A. Blanc dans la notice s.u. de CEG 14, 196 (avec référence à une étude récente), ce mot, rare au premier millénaire, est bien attesté dans les tablettes mycéniennes (to-pa /torpā/, to-pa-po-ro /torpāphoros/). Il faut donc partir d’un thème nominal *tr̥pā- en grec commun, ce qui renouvelle la question de l’origine du mot, « obscure » selon Chantraine, pour qui c’est « peut-être un mot voyageur avec des formes variées » (DELG 1095a) ; dans le même sens Beekes, EDG 1453, avec le leitmotiv du « Pre-Greek ».

127Il existe un correspondant exact en arménien, ignoré des hellénistes et des comparatistes mais connu des arménistes ; l’ensemble du dossier se trouve chez Martirosyan, EDArmIL 281-3, avec référence aux travaux d’Adjarian (HAB II, 162), J̌ahukyan (Hay. lez. pat. [1987], 154 et 302) et Clackson (Ling. Relationship Arm. Gr. [1994], 183). Le point commun, assez remarquable, entre l’arménien et le grec alphabétique est qu’il s’agit, dans les deux langues, d’un terme rare, ignoré des textes littéraires anciens, attesté uniquement, du côté grec, dans des inscriptions et chez des lexicographes, et, du côté arménien, dans des ouvrages encyclopédiques (Anania Širakac‘i, VIIe s.) ou des chroniques d’époque médiévale (Movsēs Kałankatuac‘i, Xe s.). En réalité, il existe deux mots distincts : chez AŠ t‘arp‘ « panier ou casier de pêche », et chez MK t‘arb « treillis, coffrage, caisse de bois ». Comme le passage de b à p‘ dans un tel contexte est un phénomène bien attesté dans plusieurs dialectes, la première forme peut sans difficulté procéder de la seconde, ce qui invite à partir d’une base radicale *tarp- en pré-arménien, la flexion du mot demeurant inconnue faute de témoignages. Tant que le mot grec n’était attesté qu’au premier millénaire, il était plausible de poser un étymon gréco-arménien *tarpā- et d’y voir un terme technique isolé emprunté à une langue inconnue. Telle est, de fait, la solution à laquelle se rallie Martirosyan à la suite de Clackson. Mais dès lors qu’on prend en compte la forme mycénienne, il faut ajouter un étymon *tr̥pā- « corbeille, panier, casier, caisse, coffre » à la liste déjà longue des isoglosses lexicales entre les deux langues.

128Reste à se demander si ce lexème peut recevoir une étymologie indo-européenne. On pense tout de suite à la racine verbale i.-e. *terp- « obtenir satisfaction, jouir de, prendre plaisir à » de gr. τέρποµαι (aor. hom. à degré zéro τεταρπ-, ταρπη-, τραπη-), attestée dans plusieurs langues (IEW 1077-8, LIV2 636). Ainsi que le signale J. Haudry dans la notice s.u. τέρποµαι de CEG 11, 363, cette racine a eu des développements sémantiques originaux, ainsi « voler » (< « jouir indûment de ») dans l’ind.-ir. *tarp-, et « avoir besoin » dans le perf.-prés. germ. *þarf- / *þurƀ- ; les formes baltiques s’articulent autour des notions de « profit, utilité, prospérité », tandis que la base sl. *trěb- « avoir besoin, faire usage de, employer » procède d’une fusion entre le fonds balto-slave et un emprunt au germanique (Vaillant, GCLS IV, 232). Il paraît possible d’intégrer *tr̥pā- à cette famille, en admettant que ce terme technique provient de la spécialisation d’un mot de valeur plus générale dont le sens de base devait être « objet d’usage, ustensile ».

129La morphologie plaide en faveur de ce rattachement. Pour la formation, *tr̥pā- (> gr. syll. torpā, alph. τάρπη) est à gr. τέρποµαι, τέρπω, ἔτερψα dans le même rapport que δίκη et lat. *dicā- (à la base de dicāre) à v. lat. deicō, deixei, gr. ἔδειξα. Ce type de thème en *-ā- à degré zéro radical est connu pour être souvent le relais d’un nom-racine, à preuve i.-e. *dik̑ā- en regard de *dik̑- (skr. díś-, lat. dicis causā) « direction, indication », gr. θυρ- (= arm. nom-acc. sg. duṙn < acc. *dhur-n̥) et θύρᾱ (= arm. nom. pl. durk‘, gén. pl. drac‘) « porte », φυγ- et φυγή (= lat. fuga) « fuite », ἀλκ- et ἀλκή « force de résistance », dans les dialectes occidentaux *pr̥k̑- (> germ. *furx-) et *pr̥k̑ā- (> lat. porca, celt. *rikā-) « sillon, raie » ; voir sur ce point Griepentrog, Wurzelnom. (1995), 35-37, 117-52, 185-99 et passim, ainsi que les notices s.uu. ἀλέξω, θύρα et περκνός (Ch. de L.) dans CEG 2,151, 1,119 et 6,150-2 (= DELG 2009, 1269, 1308 et 1344), et REG 125, 2012, 345. Or on connaît en védique, dans la famille de tarp- « jouir », un nom-racine tŕ̥p- « jouissance », auquel il faut joindre les composés du type de paśu-tŕ̥p- « voleur de bétail » (v. EWAia I, 634-5 et Scarlata, Wurzelkomp. [1999], 191-2 – pour cette dualité d’emploi, comparer lat. dic- et jūdex), formations qu’il paraît possible de rapprocher du lexème gréco-arménien *tr̥pā- pour le sens : s’approprier le bien d’autrui, c’est en faire usage à son profit (« ‘Vieh raubend’ < ‘sich am Vieh anderer gütlich tuend’ », Scarlata).

130Cette étymologie invite à réexaminer certains mots de la famille de τέρποµαι, et notamment le composé τερπικέραυνος (Hom., Hés.), v. la notice s.u. τέρποµαι. Ch. de L.

131τέρποµαι : « trouver une pleine satisfaction de son désir, jouir de, prendre plaisir à » (Hom. +). – Ét. : Ainsi que le signale J. Haudry dans la notice s.u. de CEG 11, 363, la racine i.-e. *terp- sur laquelle reposent ce verbe et les mots qui s’y rattachent, attestée dans plusieurs langues (IEW 1077-8, LIV2 636), a eu des développements sémantiques originaux, ainsi « voler » (< « jouir indûment de ») dans l’ind.-ir. *tarp-, et « avoir besoin » dans le perf.-prés. germ. *þarf- / *þurƀ- ; les formes baltiques s’articulent autour des notions de « profit, utilité, prospérité », tandis que la base sl. *trěb- « avoir besoin, faire usage de, employer » procède d’une fusion entre le fonds balto-slave et un emprunt au germanique (Vaillant, GCLS IV, 232). En grec même, le sens de « faire usage de » est attesté dans le nom τάρπη (myc. to-pa /torpā/) « large panier d’osier », qui repose sur un étymon *tr̥pā- (avec un correspondant exact en arménien) et a toute chance d’appartenir à la famille de τέρποµαι : ce terme technique isolé doit provenir de la spécialisation d’un lexème de valeur plus générale dont le sens de base était « objet d’usage, ustensile », v. la notice sous ce mot.

132Il y a lieu de réexaminer, à la lumière de cette donnée nouvelle, l’épithète (et épiclèse) de Zeus τερπικέραυνος (Hom., Hés.), comprise traditionnellement comme « delighting in thunder » (LSJ), « qui se plaît à manier la foudre » (DELG 1108a), « der am Blitzeschleudern seine Freude hat » (LfgrE IV, 402 [fasc. 22, 2008], R. Führer). Dans la synchronie du grec, c’est le seul sens possible, mais on voit mal ce que vient faire ici l’idée de plaisir, au point que nombre de philologues n’hésitent pas à traduire simplement « Zeus tonnant » (ainsi P. Mazon), « der Blitzeschleuderer » (LfgrE). De ce fait, certains linguistes et mythologues ont estimé que le premier membre τερπι- devait continuer un étymon *kwerpi- < *perkwi-, à rattacher à la racine i.-e. *perkw- « frapper » qui dans nombre de langues se rapporte au tonnerre : en ce sens G. Nagy, Antiqu. Indogerm. (= Gedenkschr. Güntert), 1974, 128, repris dans Gr. Myth. Poet. (1990), 195 (« he whose bolt strikes », cp. ἀργικέραυνος « he whose bolt shines »), et J. Puhvel, Compar. Myth. (1987), 235. Mais cette hypothèse, certes ingénieuse, pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Pour le sens, elle ne va pas de soi, car, ainsi que le fait valoir M.L. West, « ‘having a smiting bolt’ would be as tautological as ‘having thunder that thunders’ » (IE Poet. Myth [2007], 244 n. 23). Et pour la formation, le premier membre τερπι- s’interprète, au même titre que les adjectifs composés en -τερπής (Hom. +), comme un élément du système de Caland : en ce sens Chantraine, Beiträge Pokorny (1967), 23 ; F. Bader, Mél. Benveniste (1975), 24 ; J. Rau, IE Nom. Morph. (2009), 155. Bien que cet élément τερπι- soit dans son principe un thème nominal, le mot τερπικέραυνος a en synchronie le statut d’un composé à premier membre verbal régissant à rapprocher du présent τέρποµαι, τέρπω (pour le type, Τερπ-, Τερπε- / τερπι- comme ἀρχ-, ἀρχε- / ἀρχι- sur ἄρχοµαι, ἄρχω, etc.), alors que ἀργικέραυνος est un composé possessif (« à la foudre lumineuse »), mais le grec a connu des interférences entre les deux types (Risch, WHS 193). Dès lors que la racine i.-e. *terp- a, entre autres sens, celui de « faire usage de » et que ce dernier a laissé une trace en grec même dans un nom qui désigne un ustensile, cette épithète de Zeus peut se comprendre comme « qui a comme arme, qui manie la foudre », épithète qui convient bien à Zeus ; la traduction du DELG (« qui se plaît à manier la foudre ») reste valide au prix de cette modification.

133Ainsi que le signale J. Rau (l.c.), le premier membre (à valeur verbale) des formations de ce type présente volontiers une double diathèse, ce qui est, dans une large mesure, une innovation du grec, liée à l’évolution du système verbal lui-même : l’actif factitif τέρπω « charmer » est clairement secondaire et fondé sur le moyen τέρποµαι « faire usage de, prendre plaisir à », tout comme πείθω « rendre confiant » sur πείθοµαι (= v.lat. -feidō) « avoir confiance ». Il faut évoquer ici le patronyme Τερπιάδης de l’aède Φήµιος (Od. 22,330-1), cité dans le DELG (1108a) mais sans analyse. L’explication en est fournie dans la note ad loc. (M. Fernández-Galiano) du commentaire de l’Odyssée (Oxford, 1992 – dans le même sens LfgrE IV, 402 [R. Führer], mais sans renvoi à cette source) : le père de Phèmios s’appelait *Τέρπις ou *Τέρπιος, nom qui n’est pas connu par ailleurs mais qui est le type même du nom parlant pour un aède, comme le montrent d’autres passages du poème où apparaît Phèmios et où il est dit qu’un aède a pour fonction de charmer son auditoire par ses chants (1,346-7 ἀοιδὸν # τέρπειν, ou, plus net encore, 13,385 θέσπιν ἀοιδόν, ὅ κεν τέρπῃσιν ἀείδων #). On en rapprochera les deux autres noms de poètes que sont Τέρπανδρος (VIIe s. a.C.) et Τέρπης (A.P. IX, 488). A-t-on déjà une attestation de ce dernier dans le nom d’homme myc. te-pe, et faut-il interpréter te-pe-u comme *Τερπεύς ? Ce n’est ni exclu ni démontrable (v. DMic s.uu.).

134C’est également un sens factitif que présentent les formations en τερψι-, caractérisées par « un premier terme sigmatique de type archaïque » (DELG 1108a). L’histoire de ces composés en -σι° est, en réalité, assez complexe, et peut-être faut-il envisager une polygénèse de ces formations, car dans certains cas -σι° remonte à une formation nominale en -τι° alors que dans d’autres il semble s’agir d’une sifflante ancienne, en lien étymologique avec des thèmes verbaux sigmatiques (v. en ce sens G. Dunkel, Gl. 70, 1992[93], 212-23). En l’occurrence, il existe à la fois le nom d’action τέρψις (Hés. +) et les thèmes verbaux τερψο-, τερψα- (Hom. +), mais l’hypothèse sigmatique paraît préférable (Dunkel, o.c., 216), à en juger par le parallèle impressionnant, déjà remarqué par Chantraine (Beiträge Pokorny, 23) et que confirme une lecture cursive du LGPN, entre la famille de τέρπω et celle de πείθω dans l’onomastique : Τέρπ- / Πείθ-ανδρος, Τερπέ- / Πειθέ-λᾱος, Τερψι- / Πεισι-κλῆς (d’où les abréviatifs Τερψί-ας, -ων, Πεισί-ας, -ων), Ἐπι-, Θεο-τέρπης / -πείθης, sans compter Πεισίµβροτος (cf. τερψίµβροτος), Πείσανδρος, Πειθεσίλεως, Πειθίλᾱος, Πειθικλῆς et bien d’autres ; car Πεισ(ι)- est en lien avec πείσω, ἔπεισα mais non avec πίστις (< *πίθ-τι-), et le vocalisme radical de τέρψις indique une formation récente, dont rien ne garantit qu’elle continue un étymon *τέρπ-τι-. Ceci posé, -σι° est susceptible d’une double analyse en synchronie indépendamment du problème de l’origine, à supposer que ce dernier soit pertinent dans le cas présent (Risch, WHS 191-3 ; Schindler, Coll. Delbrück [1997], 539).

135Reste à établir le sens exact de l’hémistiche // τερψιµβρότου Ἠελίοιο # (Od. 12,269 = 274). L’interprétation la plus courante, « qui charme les mortels » (ainsi DELG), satisfait peu. Il faut en rapprocher // φαεσιµβρότου Ἠελίοιο # (Od. 10,138) et considérer ces deux tours comme les éléments d’un même système formulaire. Dans cette perspective, le mieux est de comprendre, avec Heubeck dans les notes ad loc. du commentaire de l’Odyssée (Oxford, 1989), « giving joy / light to men » (en ce sens déjà Cunliffe, Lex. Hom. [1924] s.uu. ; les articles s.uu. du LfgrE, IV, 411 [R. Führer] et 796 [V. Langholf] ne vont pas au fond de la question). L’idée est, plus précisément, que le soleil permet aux humains de jouir de l’existence, car « vivre, c’est voir la lumière du soleil » (Il. 18,61 ζώει καὶ ὁρᾷ φάος ἠελίοιο #). Sur le lien entre la vie et la lumière, comme entre la mort et les ténèbres, v. notamment F. Bader, o-o-pe-ro-si (= Fest. Risch), 1986, 479-80 ; A. Nikolaev, Sprache 50/2, 2012-13[15], 219-20, avec des parallèles védiques et hittites (à propos de l’adjectif ἀάατος, v. la notice s.u.).

136Si le composé ἄτερπνος semble du point de vue formel être le privatif de τερπνός « qui réjouit », le sens de ἄγρυπνος que présente ce mot « reste énigmatique » (DELG 1108a) et il s’agit sans doute en réalité d’un lexème d’origine toute différente, v. la notice s.u. Ch. de L.

137τηρέω : « surveiller, garder, observer » (H. Dem. 142, Thgn., Pd., att.). – [Insérer après DELG 1115b § 2 le développement suivant :] Composés à second membre -τήρ(ᾱ/η)ς : 1. πιν(ν)ο-τήρης, -ου m. « gardien de la pinne marine, pinnotère » (Soph., Ar., Arstt.), petit crabe qui cohabite avec la pinne (cf. aussi s.uu. πίν(ν)η et θήρ) ; 2. σπογγο-τήρᾱς, -ου m. « parasite des éponges » (Plut. Mor. 980b), animalcule arachnéomorphe qui vit dans les éponges (cf. aussi DELG 1040a s.u. σπόγγος). A. Blanc, REG 128, 2015, p. 706-707, fait remarquer que la présence de l’-η- après -ρ- dans le second membre -τήρης de πιν(ν)ο-τήρης pose problème dans cette forme attique où l’emprunt ionien n’est pas prouvé, et propose de l’expliquer à la fois par la pression des formes en -η- de τηρέω et de ses dérivés (τήρησις, τήρηµα, etc.) et par le fait que -τήρης peut s’analyser en -τηρε- (base de τηρέω) + -ᾱ- (suffixe de dérivation), -εᾱ- se contractant en -η- en attique (cf. χρῡσοῦς, f. χρῡσῆ < *χρῡσέᾱ) ; quant au maintien de l’-ᾱ- dans σπογγο-τήρᾱς, il peut soit être phonétique, soit résulter d’une contamination avec les composés à second membre -θήρᾱς, v. la notice s.u. θήρ. P.R.

138τρέπω : « tourner » (Hom. +). – À la famille de ce verbe se rattache l’adj. ἄτερπνος « qui ne trouve pas le sommeil », que l’on dérive traditionnellement, et à tort, de celle de τέρποµαι, v. la notice sous ces deux entrées. Ch. de L.

139τρέχω : « courir » (Hom. +). – L’article du DELG enregistre parmi les formations à degré o un dérivé τροχίλος (1135b), mais il faut en réalité poser deux lexèmes distincts. L’un est le nom de plusieurs oiseaux définis comme « coureurs » : « pluvier d’Égypte », « vannier à éperons » ou « roitelet » (sur la formation de ce nom et sa proximité avec ὀρχίλος, v. J.L. García Ramón, Minos 35-36, 2000-01[02], 431-6, ainsi que la notice du même auteur s.u. ὀρχίλος dans CEG 10, 174 = DELG 2009, 1338b) ; l’autre désigne le « réa de poulie » ou « roue de poulie à gorge ». Chantraine suit l’opinio communis selon laquelle le nom d’oiseau est premier et le nom de l’objet technique second. Or, dans la perspective étymologique ouverte par Létoublon et Lamberterie, RPh 54, 1980, 305-26 (v. DELG 2009, Suppl. s.u. τρέχω 1359-60), il est clair que le sens du verbe τρέχω a évolué de « tourner » à « courir », ce que τροχός « roue, tour du potier » et τράχηλος « cou » notamment confirment sans ambiguïté. C’est donc le nom de la roue de poulie, pièce qui tourne (τρέχει) autour d’un axe central, qui est le plus ancien, puisqu’il repose sur le sens originel du verbe. Pourtant les attestations du nom d’oiseau (Hdt. +) semblent précéder la désignation de l’objet technique (Héron), mais ce serait oublier le dérivé τροχιλεία « poulie » – et, par métaphore dans le lexique médical, « partie d’une articulation du bras » (Gal., Orib., Coll. med.) –, qui est connu dès le Ve s. a.C. à la fois par la Comédie ancienne (Archippos, fr. 33) et des inscriptions (inventaires d’offrandes et/ou de matériel de construction à Éleusis Ve et IVe, puis Delphes d. IVe et Délos d. IIIe). On inversera donc la présentation historique en distinguant τροχίλος 1 « roue de poulie, partie d’une articulation du bras » de τροχίλος 2 nom d’oiseau. On complétera en outre la liste des dérivés de τροχίλος 1 avec l’adjectif τροχιλώδης « semblable à une poulie », usuel dans le vocabulaire médical (Galien, etc.). Suite à l’évolution sémantique du verbe τρέχω, on a affaire en synchronie à deux homonymes : à preuve, la collocation τροχίλος ὄρνις, fréquente en cas de contexte non explicite. On ajoutera également au dossier l’emploi, signalé par García Ramón (l.c.), du nom d’oiseau comme anthroponyme masculin : Τροχίλος (Attique, f. Ve/d. IVe ; Thessalie, IVe ; Carie, IIIe/IIe ; Ionie, id.) et Τροχίλλας/Τροχιλλᾶς ? (Bouthrôte, IIIe/IIIe).

140N.G.

141ὕδωρ, -ατος : n. « eau » (Hom. +). – [Ajouter, DELG 1153a, § C rubrique « Composés » :] Il est tentant de suivre Ruijgh, Scr. Min. II, p. 167 et 605, et de voir dans le dat. pl. myc. u-do-no-o-i (PY Fn 187,13) /ὐδονόhοιhι/ un composé signifiant « pour ceux qui sont chargés de la préservation de l’eau », en s’appuyant sur ὑδρο-φύλαξ (pap.) qui, au premier millénaire, désigne un fonctionnaire chargé de l’inspection des aqueducs et des travaux d’irrigation. Préciser également que le premier terme myc. /ὐδ-ο-/ < *ud-n̥-, en regard de gr. alph. ὕδ-ατ- < *ud-n̥t-, offre un exemple net d’un état de langue dans lequel l’accrétion de *-t- à *-n̥- n’est pas encore réalisée ; un parallèle frappant est celui de l’adjectif composé privatif a-no-wo-to (KN K 875,1, etc.) /ἀν-όhϝο-τον/ « sans anses » (avec /-όhϝο-τον/ < *-ous-n̥-to-), qui s’oppose à o-wo-we /ὀhϝό-ϝενς/ « avec anses ». Voir les détails dans les notices s.uu. οἶος et οὖς, et compléter la bibliographie donnée avec DMic II, 384-5 et Waanders, Myc. Comp., p. 37. P.R.

142ὕπτιος : « sur le dos, renversé » (Hom. +). – Ét. : La formation de cet adjectif, que l’on s’accorde à tenir pour apparenté au groupe de ὑπό et de ὑπέρ (en ce sens DELG 1160b), a été élucidée par C. Watkins, JIES 1/3 (= Fest. Poultney), 1973, 398 (= Sel. Wr. 503). Visiblement ancien, comme le prouve sa place fixe dans 15 des 16 exemples homériques (au quatrième pied devant diérèse bucolique), il s’intègre dans le système, productif dans les langues indo-européennes et attesté dès l’anatolien, des adjectifs en *-tyo- construits sur un adverbe de lieu (sur le type, v. notamment R. Gusmani, AION, Sez. Ling. 3, 1961, 41-58 ; É. Benveniste, HIE [1962], 102-5 ; K. Hoffmann, MSS 23, 1968, 29-38 = Aufs. 494-501). En regard de la forme *-tyo- du suffixe attestée dans µέτασσαι, Ἄµφισσα, πρόσ(σ)ω, ὀπίσ(σ)ω, etc., la diérèse que présente ὕπτιος (< *úp-tiyo-) s’explique par le jeu de la loi de Sievers. Dans le même sens G. Dunkel, Gl. 60, 1982, 53-55 (mais sans mention de l’article de Watkins) et LIPP 833 ; en dernier lieu P.J. Barber, Sievers’ Law (2013), 210-1. En revanche, l’article ὕπτιος de l’EDG (p. 1536) ignore tout de ces recherches et ne fait que suivre celui du DELG (p. 1160b).

143Assez curieusement, aucune de ces études relatives à ὕπτιος ne fait état d’un argument de poids en faveur de cette analyse, à savoir que le jeu de la loi de Sievers est bien attesté hors du grec dans ces adjectifs locaux en *-t(iyo-, alors que la chose est dûment signalée dans les ouvrages de référence : ainsi véd. nítya- / níṣṭiya- (AiGr II/2, 697-8) ou got. niþjis / *auþeis (vha. ōdi) < germ. *niþjaz / *auþijaz (W. Meid, Germ. Wortbild., 148-9). En grec même, on trouve une alternance du même type entre πρόσ(σ)ω et διαπρύσιον, v. les notices s.uu. Ch. de L.

144φοῖβος, -η, -ον : « pur » (Hés. +). – Ét. : Le vieux rapprochement de φοῖβος (ou φοιβός) avec ἀφικτόν, ἀφικτρός (leg. -τός ?) « impur, odieux » (Hsch.) peut être maintenu si le premier est analysé en *bhoig-wo- (E.P. Hamp, IF 81, 1977, 41-42). Hors du grec, outre le vieux perse *-bigna-, élément d’anthroponymes, un rapprochement est possible avec l’hapax avestique bixǝδra- (Vidēvdād, v. l. baxǝδra-), qu’il y a lieu de comprendre « moyen de purification » < *bix-θra- < *bhik-tro- (P. Milizia, IIJ 55, 2012, 101-117, spéc. p. 109-15). R.V.

145χώρα : f. « espace » (Hom. +). – Le mot χωραρχία enregistré par LSJ (mais non dans l’article du DELG, 1281b-1282a) d’après la seule attestation d’une inscription de Thessalonique (maintenant IG X, 2, 1, 214 ; iiie s. ap.) est à biffer : c’est une faute de lecture, et le terme χωράρχης « chef d’une circonscription locale » n’est pas attesté avant l’époque byzantine. La bonne lecture est χωριαρχία ; l’intéressé, ἀπὸ χωριαρχιῶν, a rempli à plusieurs reprises la charge de χωριάρχης, terme non encore attesté mais dont l’existence est impliquée par le nom de sa charge. La polysémie du mot χωρίον (sur laquelle voir la notice de CEG 9, 137 = DELG 2009, 1368a) rend difficile la définition précise de cette charge, qui pourrait être militaire. Voir P. Nigdelis, Tekmeria 10 (2011), p. 127-132. M.S.

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Date de mise en ligne : 16/09/2018

https://doi.org/10.3917/phil.892.0117

Notes

  • [1]
    La présente liste complète la bibliographie du DELG (dans sa version la plus récente, à savoir DELG 2009, p. xi-xiv) et du Supplément au DELG, constitué par les dix premières livraisons de la CEG (DELG 2009, p. 1379-1383), ainsi que les indications fournies à la fin de la CEG 11 (RPh 80/2, 2006[08], p. 367-369), de la CEG 12 (RPh 83/1, 2009[12], p. 326-328), de la CEG 13 (RPh 85/2, 2011[13], p. 365-366) et de la CEG 14 (RPh 87/2, 2013[16], p. 200-202).

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