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Article de revue

L'arc, une « lyre sans corde » ou bien « une lyre à une seule corde » ? À propos d'une énigme poétique grecque

Pages 105 à 117

Notes

  • [1]
    Cf. D. Page, PMG n° 951.
  • [2]
    On lira sur cet auteur l’ouvrage récent de P. Chiron, Un Rhéteur méconnu : Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque hellénistique, Paris, 2001. Très prudemment, P. Chiron propose de dater le Traité de la fin du IIe s. av. J.-C. ou du début du Ier (p. 370).
  • [3]
    Acharniens, 11, 140. Thesmophories, 170.
  • [4]
    Sur la métaphore en général, et particulièrement sur sa conception par Aristote, cf. P. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, 1975 ; U. Eco, « The Scandal of Metaphor. Metaphorology and Semiotics », Poetics Today, 4, 1983, p. 217-257.
  • [5]
    M.C. Beardsley, Aesthetics, New York, 1958, p. 134.
  • [6]
    Voir par exemple M. Casevitz, « L’humour d’Homère. Ulysse et Polyphème au chant 9 de l’Odyssée », dans M. Casevitz (dir.), Études homériques, Lyon, 1989, p. 55-58.
  • [7]
    U. Eco, art. cit., p. 234.
  • [8]
    Moins qu’il n’y paraît, cependant, puisque, nous le verrons, l’arc est par nature musical, sinon par destination : cf. infra, p. 111-114.
  • [9]
    P. Ricœur, op. cit., p. 11.
  • [10]
    Ibid., p. 39.
  • [11]
    P. Chiron., « La corde, ou le joug ? (Démétrios, Du Style, § 85) », RPh 78, 2004, p. 7-12.
  • [12]
    Voir la liste donnée par E. Schwyzer, Griechische Grammatik, Munich, 1939-1950, I, p. 433.
  • [13]
    P. Chantraine, DELG, s.u.
  • [14]
    J. Lallot, REA, 101, 1999, p. 213. P. Chiron, art. cit.
  • [15]
    L. Nadjo, « Réflexions sur quelques apports de la linguistique moderne à l’étude de la composition nominale en latin », dans B. Bureau et Ch. Nicolas (dir.), Moussylanea, Mélanges de linguistique et de littérature anciennes offerts à Cl. Moussy, Louvain-Paris, 1998, p. 69-76.
  • [16]
    P. Chiron, art. cit., p. 10, note 8. Sur le problème de l’étymologie, de l’histoire et de la signification du mot ????, cf. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, I, p. 104 sq.
  • [17]
    Il est revenu à « lyre sans corde » dans son édition de la Rhétorique (Flammarion, 2007).
  • [18]
    P. Chiron, art. cit., p. 11.
  • [19]
    Ph. Monbrun, Les Voix d’Apollon, Rennes, 2007, p. 48.
  • [20]
    In Aristotelis artem rhetoricam, 216, ligne 19-21. Sur l’énigme « bien enveloppée », cf. Aristote, Rhétorique, 1412a, 24-25.
  • [21]
    R. Schmitt, Dichtung une Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, 1967, p. 281 sq.
  • [22]
    R. Schmitt, op. cit., p. 282 ; M.L. West, Indo-european Poetry and Myth, Oxford, 2007, p. 82-83, n. 25.
  • [23]
    I. Waern, ??? ?????, The Kenning in pre-christian greek Poetry, Uppsala, 1951, p. 117.
  • [24]
    R.H. Woodward, « Swanrad in Beowulf », Modern Language Notes, 69, 1954, p. 544-546.
  • [25]
    F.-X. Dillmann, Snorri Sturluson. L’Edda : récits de mythologie nordique, Paris, 1991, p. 117.
  • [26]
    On le doit à I. Waern, op. cit., et aux travaux de F. Bader (La Langue des dieux, Pise, 1989, p. 15, n. 5 ; « La langue des dieux », LEC, 58, 1990, p. 3-26 et 221-245).
  • [27]
    Voir l’analyse sémique de J. Taillardat, « Images et matrice métaphorique », BAGB, 1977, p. 344-354, spécialement p. 347-348.
  • [28]
    R. Meissner, Die Kenningar der Skalden, 1921, p. 404-408 ; G. Dumézil, Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, Paris, 2000, p. 142-143 (note 2).
  • [29]
    Sur Dionysos guerrier, et sur le bouclier à épisème silénique, cf. D. Paléothodoros, « Les armes dionysiaques », dans P. Sauzeau et Th. Van Compernolle, Les Armes dans l’Antiquité, de la technique à l’imaginaire, Montpellier, 2007, p. 459-476.
  • [30]
    Cf. P. Sauzeau, « Les boucliers blancs », dans P. Sauzeau et J.-C. Turpin, Philomythia : hommage à Alain Moreau, Montpellier, 2008, p. 207-222.
  • [31]
    Cet exemple théorique viendrait à l’appui d’une hypothèse interprétative de l’oracle de Sépéia (« “Quand la femelle victorieuse…” Interprétation contextuelle d’un oracle énigmatique (Hdt., VI, 77) », RHR, 216, 1999, p. 131-165) où l’on comprenait ????? ???????? (lectio difficilior, au lieu de ??????????) comme « le bouclier sans repli », l’énigme jouant sur l’homonymie des deux mots ?????.
  • [32]
    A. Schaeffner, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, Paris, 1994, p. 8, 185-186 ; 157-166, 192-204. Ph. Monbrun, op. cit., note 69.
  • [33]
    Il paraît assez vain de se demander, comme on l’a fait, si l’arc musical précède ou suit l’arc-arme : c’est vouloir séparer de façon arbitraire deux usages virtuels du même outil, et plus fondamentalement la fonction symbolique de l’usage utilitaire, deux fonctions qui, toujours et partout, mais de façon plus claire dans les sociétés archaïques, sont indissolublement liées.
  • [34]
    Nous avons traité plus longuement la problématique de l’ivresse et de l’arc ; cf. P. Sauzeau, « L’archer, le roi, la folie, de Cambyse à Guillaume Tell », Gaia, 11, 2007, p. 175-192.
  • [35]
    Cité par W. Otto, Les dieux de la Grèce, Paris, 19932, p. 95. L’édition originale en allemand est de 1924. Le ton post-romantique du propos apparaît dépassé, mais les intuitions sont riches, par exemple ici à propos de l’arc d’Apollon.
  • [36]
    G. Germain, Genèse de l’Odyssée, 1954, p. 19 ; voir depuis P. Somville, « Le chant de l’arc », Études grecques, Bruxelles, 1990, p. 97-103, et P. Sauzeau, « À propos de l’arc d’Ulysse : des steppes à Ithaque », dans F. Létoublon (éd.), Hommage à G. Germain, Actes du colloque de Grenoble 1999, Genève, 2002, p. 287-304.
  • [37]
    G. Dumézil, Apollon sonore, Paris, 1982, p. 15-16.
  • [38]
    Le texte originel devait être *µ????????? ; cf. P. Chantraine, Grammaire homérique, 1958, I, p. 140.
  • [39]
    Le présent ????? est tardif et mal assuré ; on peut s’appuyer sur le parallèle ??????? / ???????.
  • [40]
    Il s’agit du bourrelet de cuir sur lequel s’enroulaient les cordes de la lyre ; bibliographie chez Ph. Monbrun, op. cit., p. 66.
  • [41]
    On rapprochera non seulement ????? « pousser un cri aigu », qui se dit du vent, du cri du chien, des oiseaux etc., mais aussi le latin clango.
  • [42]
    F. Frontisi-Ducroux, La Cithare d’Achille, Rome, 1986, p. 47 sq. Le mot ????? « pincer, tirer avec ses doigts » peut signifier le mouvement de celui qui tire la corde de l’arc (Euripide, Bacch., 784) comme, plus fréquemment, le geste du musicien.
  • [43]
    Pour être précis, il faut noter que la kitharis est une forme ancienne de cithare et doit être distinguée de la lyre.
  • [44]
    Fgt. 51 Diels-Kranz ; cf. Ch. Kahn, The Art and Thought of Heraclitus, Cambridge, 1979 p. 198 sq. ; G.S. Kirk, 1970, p. 202-221 ; T.M. Robinson, Heraclitus Fragments. A text and Translation with a Commentary, Toronto, 1987, p. 115-116 ; M. Marcovich, The Fragments of Heraclitus, Merida, 1967, p. 119 sq. J.-F. Pradeau (Héraclite, fragments, Paris, 20042) traduit (p. 151) : « Il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l’arc ou la lyre. »
  • [45]
    Les deux variantes circulaient déjà dans l’Antiquité ; le choix est difficile et ne nous paraît pas vraiment crucial pour comprendre l’idée d’ensemble.
  • [46]
    La traduction J. Dumortier et J. Defradas (dans Plutarque : La tranquillité de l’âme 473 e, CUF) : « L’harmonie du monde […] est alternative » ne convient guère. J.-P. Dumont, dans son éditions des Présocratiques (La Pléiade) traduit « harmonie contre tendue ». On pourrait adopter en la précisant l’interprétation de M. Marcovitch (M. Marcovich, op. cit., p. 128) : « la corde joue le rôle d’un principe plus haut, celui de l’unité du logos… » ; le schéma de l’auteur et son commentaire souffrent cependant de la méconnaissance de l’arc réflexe : la corde donne à ce type d’arc sa puissance en contraignant les deux bras à rester en opposition non seulement l’une par rapport à l’autre, mais aussi par rapport à leur propre forme détendue. Ph. Monbrun (que je remercie pour ses avis) partage sur ce point mon analyse : « La palintropos harmoni? est donc cet équilibre fait de tensions contradictoires : la corde tire sur les bras pour les maintenir dans leur position bandée/armée inverse de celle du repos, alors que réciproquement les bras tendent la corde en voulant retrouver leur position de repos » (communication personnelle). Cf. Monbrun, op. cit., p. 91 sq. Le commentaire de C. Diano et G. Serra (Milan, 19944, p. 136) n’apporte pas beaucoup.
  • [47]
    Ph. Monbrun, op. cit., p. 56-57.
  • [48]
    U. Eco, op. cit., p. 234.
  • [49]
    Sur l’homonymie, cf. Aristote, Rhétorique, 1512b, 11-31.
  • [50]
    U. Hölscher, « Paradox, Simile and gnomic Utterance in Heraclitus », dans A.P.D. Mourelatos, The Pre-Socratic Philosophers : A Collection of Critical Essays, Garden City, N.Y., 1974, p. 219-238, cit. p. 232.

1Aristote (Rhétorique, III, 11, 1412 b 34-1413 a 21), pour éclairer le fonctionnement de la métaphore, cite en exemple deux fragments poétiques :

2

Les comparaisons (?? ???????) sont en un sens […] des métaphores (µ????????) ; car elles sont toujours formées de deux termes, comme la métaphore par analogie ; par exemple le bouclier, disons-nous, est la coupe d’Arès, et l’arc est une phorminx ??????? [1]… Ainsi ce que l’on dit n’est pas simple (??????), mais appeler l’arc une lyre ou le bouclier une coupe, c’est chose simple…

3L’expression phorminx ??????? est citée plus tard dans le Traité sur le Style du pseudo-Démétrios de Phalère (§ 85) [2] :

4

Certains auteurs assurent leurs métaphores en ajoutant des qualificatifs lorsqu’elles leur semblent risquées, comme Théognis (à propos d’un archer en train de tirer) qui compare son arc à une phorminx ??????? : le mot phorminx était risqué, appliqué à l’arc, ??????? l’assure. (trad. P. Chiron modifiée)

5Ces deux textes posent à l’évidence de nombreux problèmes ; par exemple Démétrios attribue la métaphore à un poète Théognis – mais lequel ? On pense généralement qu’il s’agit non pas de Théognis de Mégare, mais de Théognis le Tragique, poète raillé par Aristophane [3] et qui compta parmi les Trente. Je ne crois pas que cette identification, bien que probable, soit définitivement assurée. D’autre part, la théorie aristotélicienne de la métaphore a été souvent analysée et commentée [4], dans la mesure où elle présente de grandes difficultés. Celle qui nous occupera aujourd’hui, c’est la question du sens de la phrase : « l’arc est une phorminx ??????? ».

6Il arrive que le philologue ressente quelque gêne à dépenser tant d’efforts pour tenter de résoudre une question de détail, concernant un texte presque effacé depuis deux mille cinq cents ans, et qui peut-être ne méritait pas mieux. Il se demande alors s’il ne se livre pas à quelque activité gratuite et futile. Il peut, s’il y tient, se justifier par référence à la noblesse intrinsèque du jeu de l’esprit. Il peut aussi se laisser prendre au charme du fragment, et à commenter deux mots qui constituent « un poème en miniature » [5] ; celui-ci, du reste, permet d’évoquer des textes d’une tout autre portée. Mais surtout, l’helléniste doit se rassurer en songeant qu’en aiguisant ainsi sa sagacité, il tend à rejoindre – sans illusions, tout de même – les goûts et les pratiques des anciens Grecs. Non pas seulement les pratiques des poètes érudits de l’époque hellénistique, mais celles d’Homère lui-même, qui se plaît à l’humour des jeux de mots poétiques [6]. Et probablement, c’est dans la profondeur chronologique des époques précédentes et plus lointaines, en remontant jusqu’au patrimoine des peuples indoeuropéens, qu’il faudrait chercher la tradition, sinon l’origine d’une conception énigmatique de la poésie, indissolublement liée au jeu de l’interprétation. Enfin, il se pourrait que la tentative d’interprétation elle-même entraîne un questionnement méthodologique intéressant, concernant la métaphore qui, pour Aristote (Rhétorique, 1410b14), n’est pas seulement un « ornement », mais un instrument de connaissance [7].

7Tout en regrettant notre ignorance du contexte original – simplement évoqué par Démétrios – on peut commencer par souligner la forme sous laquelle Aristote présente la métaphore : « L’arc est une phorminx… » La phorminx est un instrument à cordes, mal distingué de la kitharis. « L’arc est une phorminx… » constitue donc une formulation prédicative paradoxale [8], de celles qui fondent la « vérité métaphorique » : « le “lieu” de la métaphore, son lieu le plus intime et le plus ultime, n’est ni le nom, ni la phrase, ni même le discours, mais la copule du verbe être. Le “est” métaphorique signifie à la fois “n’est pas” et “est comme” [9] ». Formulation prédicative qui fonde également la parenté entre énigme et métaphore [10], parenté sur laquelle nous aurons à revenir.

8Il reste au philologue à interpréter l’épithète ; ??????? est très généralement traduit par « sans corde(s) », « without strings » ou « stringless », etc., ce qui a certainement été conçu dans le but de paraître absurde. Si l’arc peut être comparé à une phorminx – comparaison « simple » suivant Aristote, « risquée » selon Démétrios – c’est avant tout parce qu’il est muni d’une corde.

9Ce non-sens avait été corrigé par P. Chiron dans son édition (1993, CUF) du Traité de Démétrios : il traduisait « lyre à une seule corde » – sans faire alors de commentaires, ce qui lui a été reproché par J. Lallot.

10Il est vrai qu’Aristote cite, dans un passage précédent de la Rhétorique (1408a), le mot ??????? en lui donnant incontestablement le sens d’un composé privatif. Il s’agit du procédé qui consiste à dire « comment l’objet n’a point tels caractères. » Il cite en exemple :

11

?? ??????? ??? ?? ?????? µ????.
« la mélodie qui ne vient pas des cordes et qui ne vient pas de la lyre. »

12Mais le contexte est différent, comme l’a bien montré P. Chiron [11]. Tout ce qu’on doit tirer de ce passage – et c’est important – c’est que le mot pouvait être compris ainsi ; et même que, certainement, c’est ce sens qui surgissait le plus naturellement à l’esprit d’un locuteur grec de l’époque d’Aristote. Nous devrons y revenir. Il n’en reste pas moins que notre fragment demeure, dans cette interprétation, incompréhensible.

13Il paraissait clair, en première analyse, que l’ ?- initial n’était pas privatif, mais le préfixe dit « copulatif » (athroistikon), degré zéro de la racine *sem, qu’on trouve en sanskrit dans sá-n?man « homonyme », et en grec dans ?????? (avec dissimilation d’aspirées), qui a entraîné ??????? [12] ; la racine a donné le nom grec de l’unité, ???, ainsi que le radical signifiant « semblable » – ?µ? –. En principe aspiré (?-), ce préfixe se présente aussi sous la forme ?- [13]. Dans notre cas, la présence de l’aspirée -?- suffit à expliquer par dissimilation la non aspiration du ?- (loi de Grassmann). Le mot ??????? – homophone du composé privatif – serait dans cette hypothèse l’équivalent du mot technique bien attesté µ?????????, sur lequel nous reviendrons, et qui entre dans une série complète de composés en -?????? dont le premier membre indique le nombre de cordes de l’instrument (????????, ?????????, ???????????, ???????????, ??????????, ??????????, ???????????, ??????????).

14Pierre Chiron avait débattu de cette question avec Jean Lallot, qui, dans sa recension, exprimait son scepticisme concernant la traduction « à une seule corde » [14]. Il convient de résumer très rapidement les arguments en présence, et, dans la mesure où la solution finalement proposée par P. Chiron peut ne pas convaincre, de poser le problème à nouveaux frais, dans une perspective différente.

15Les objections de J. Lallot étaient les suivantes :

  1. les composés grecs en ?- copulatifs signifient très généralement non pas « qui a un seul X » mais « qui a le même X ».
  2. la composition en ?- copulatif n’est plus vivante en grec à date historique, mais attestée seulement pour quelques mots isolés. Il serait tout à fait invraisemblable que des formes aussi rares et archaïques aient pu induire un poète du Ve s. à créer un composé synchroniquement isolé.
Ces deux objections sont-elles dirimantes ?
  1. La séparation des sens « qui a un seul » / « qui a le même » est-elle légitime ? Il semble au contraire que cette différence n’apparaît que dans le rapport avec le deuxième terme [15].
  2. Les formes où le préfixe copulatif est attesté sont rares et archaïques ; ne serait-ce pas ce qui les rend « précieuses », comme des expressions recherchées, intéressantes pour le poète, comme elles le seront pour les lexicographes tardifs et byzantins ? C’est le cas de ce mot chypriote, ????? (pluriel) glosé ????? µ??????? par Hésychius. P. Chiron [16] fait remarquer que le sens de ???? – ici « arbre », et non « chêne » – suggère une formation ancienne. D’autre part rien ne prouve que le composé ??????? soit une invention du poète – hypothèse improbable selon Jean Lallot, mais non indispensable en fait. On pourrait, au contraire, supposer que le terme a précédé µ?????????, sur le modèle du cas précédemment cité. La rareté des mots en ?- copulatif s’explique aisément par la perte de l’aspiration et l’homophonie avec le ?- privatif, et par la concurrence des mots en ???- (?????µ??, ??????????, ???????, ????????) puis en µ???-.
P. Chiron, acceptant pour l’essentiel les arguments de J. Lallot, a renoncé à son interprétation [17]. La solution, qu’on aura quelque difficulté à juger « obvie », serait la suivante : « La phorminx est une lyre archaïque à trois, quatre ou sept cordes, effectivement très proche de la forme de l’arc en ce qu’elle est formée de deux bras rattachés l’un à l’autre, formant un demi-cercle. Ce demi-cercle est fermé par une tige droite, le joug, qui occupe la place de la corde de l’arc. Quant aux cordes de l’instrument, elles sont perpendiculaires à ce joug, et ne correspondent à aucun élément de l’arme. Parler d’une phorminx sans cordes revient donc bien à diminuer la distance métaphorique entre les deux objets [18]… »

16Cette explication emporte-t-elle la conviction ? On peut admettre que la forme générale, en croissant, de la phorminx puisse évoquer celle d’un arc, mais le joug, qui est une tige rigide, ne peut pas être aisément comparé à la corde de l’arc, élément souple et mobile. Ce qui fait de l’arc un objet aisément comparable à un instrument de musique (pour ne pas dire un véritable instrument de musique), c’est bien sa corde, qui, tendue entre les deux extrémités de l’arc, se déforme et vibre.

17C’est là que réside l’énigme.

18On pourrait envisager une hypothèse compliquée, qui porterait sur la différence entre le nom de la corde de l’arc (?????, ?????, ou ??????, « tendon, nerf ») et celui de la corde musicale (????? « boyau »), dont le référent est (en principe…), dans le premier cas, un nerf, dans le second, un boyau. Mais cette hypothèse bute sur la proximité des deux types de cordes, qui, quoique distinguées par le vocabulaire, sont volontiers confondues et dans une large mesure interchangeables [19].

19Un autre perspective interprétative reste à approfondir. Il faudrait s’interroger sur la nature et la fonction de la métaphore en question. P. Chiron les a analysées avec soin. Mais il faut envisager la possibilité que la métaphore ait été une énigme. C’est-à-dire un piège tendu à l’interprète – c’est le sens du mot ?????? « nasse, énigme ». C’est bien dans cette direction que se tournait le commentateur anonyme d’Aristote : « si l’on dit que l’arc est une phorminx ???????, ce n’est pas une expression simple (??????) mais énigmatique (?????µ??????). » [20]

20Il convient sans doute de considérer ce type de métaphore énigmatique comme représentant en Grèce l’équivalent de la tradition poétique germanique qui a suscité en Scandinavie et en Islande à l’époque médiévale les kenningar de la poésie scaldique. Il y a tout lieu de penser que cette tradition, qu’on peut rapprocher de celle des énigmes védiques, fait partie de l’héritage indo-européen [21]. Une kenning est une périphrase qui remplace un mot du vocabulaire par une expression métaphorique traditionnelle, ou du moins fondée sur une tradition, une donnée mythique par exemple. Un navire devient ainsi le « cheval de la mer », kenning fréquente en vieux norrois et en anglo-saxon [22] ; lui correspond en grec l’expression ???? ????? qu’on trouve dans l’Odyssée (IV, 708), et qui explique la formule assez fréquente des « chemins poissonneux » (????????? ???????), belle kenning homérique [23].

21Le procédé est, dans les traditions germaniques, d’un raffinement qui défie une conception « classique » de la poésie et nous paraît souvent d’une recherche excessive. Mais c’est un jeu fascinant. Prenons l’exemple d’une kenning attestée par le Beowulf anglo-saxon (v. 200) : la mer est signifiée par le composé Swanr?d, (angl. mod. swan road) la « piste de course des cygnes ». Un peu plus loin (v. 218) le navire est comparé à un oiseau (fugol), – en fait un cygne. Si bien que la « piste de course des cygnes » est aussi « la piste de course des navires » [24] – sous-jacente est l’image du cheval.

22Le procédé suppose de la part du scalde et de son auditoire une connaissance profonde de l’imaginaire traditionnel et des mythes. C’est pourquoi le grand historien islandais Snorri Sturluson a rédigé pour des lecteurs devenus chrétiens les récits de l’Edda et particulièrement son Art poétique (Skaldskaparmal). Il y répond par un mythe à des questions comme celle-ci : « Pourquoi l’or est-il appelé “chevelure de Sif” ? » [25] Sans la connaissance de ce contexte la poésie scaldique ne pouvait plus fonctionner. Suivons cette piste.

23C’est désormais un fait bien établi que la poésie grecque archaïque a connu et pratiqué un art poétique où les métaphores énigmatiques, comparables aux kenningar scandinaves, jouaient un rôle relativement important [26] ; on en trouve chez Homère, surtout chez Hésiode, mais aussi, bien plus tard, chez Pindare et Eschyle. La poésie archaïque grecque repose également sur un imaginaire traditionnel, un univers mythique de référence, qu’il est indispensable de reconstituer autour des métaphores énigmatiques qu’on cherche à interpréter. Cet imaginaire est leur contexte le plus large et le plus profond. Prenons l’exemple souvent commenté – depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours – du bouclier, qui devient métaphoriquement la « coupe d’Arès », exemple qu’Aristote cite en compagnie de notre phorminx sans corde. Il s’agit d’abord d’une métaphore simple fondée sur l’analogie de la forme (objet circulaire et concave), et peut-être sur les représentations qui figurent sur la coupe comme l’emblème (ou épisème) sur l’arme [27].

24Mais où les choses se compliquent, c’est quand cette « coupe » – faite en principe pour boire – appartient à un dieu, Arès, qui n’est pas réputé pour sa fréquentation du symposion. En réalité, on attend Dionysos, qui, lui, n’est pas prioritairement un dieu guerrier. Le nom d’Arès crée donc une surprise : les auteurs de kenningar, de façon comparable, « recherchaient les associations paradoxales » [28]. L’expression « la coupe d’Arès » pour désigner le bouclier implique une comparaison à quatre termes dont l’un reste implicite, et elle devient une métaphore énigmatique, une kenning. Mais les choses sont en réalité encore plus complexes. Car Dionysos est un guerrier, certes paradoxal, et certaines représentations du Ve siècle figurent un bouclier dont l’épisème est un masque de Silène [29]. D’autre part, le bouclier sert à d’autres choses qu’à la pratique du combat. Il se transforme, dans les textes et dans l’iconographie, en lit funéraire pour le guerrier mort, ou pour le petit Astyanax (Euripide, Troyennes, 1195 sq. ; 1220 sq.). Taillardat signalait que le sème boire du signifié coupe, « parce qu’il surgit sourdement », suggère qu’Arès boit le sang des hommes. De fait, dans les Sept contre Thèbes d’Eschyle « sept preux capitaines ont, sur un bouclier noir (?? µ????????? ?????), égorgé un taureau ; et, leurs mains dans le sang, par Arès, Ényô et la Déroute altérée de carnage, fait serment ou d’abattre et saccager la ville de Cadmos, ou, par leur mort, d’engraisser ce sol de leur sang… » (v. 42-61 ; trad. P. Mazon) [30]. Aristote propose, pour illustrer un autre type de métaphore, d’appeler le bouclier non pas « coupe d’Arès, mais coupe sans vin » (Poétique, 21, 1457b) [31] – suggestion qui rejoint notre fameuse phorminx supposée sans cordes. Dans la coupe d’Arès, en tout cas, on ne boit pas du vin, mais du sang…

25Revenons à l’arc-phorminx et tournons-nous vers les réalités et l’imaginaire de l’arc dans sa dimension musicale. Le sujet a été traité en détail par Ph. Monbrun dans son ouvrage Les Voix d’Apollon.

26Le vieux nom grec de l’arc, ????, se trouve pratiquement confiné dans l’épopée homérique, où son emploi (sept fois dans l’Iliade, dix fois dans l’Odyssée) semble déjà menacé par celui de ?????, beaucoup plus fréquent. Il n’a pas de dérivé. Du point de vue diachronique, ce vocable archaïque se présente comme un héritage du vocabulaire indo-européen. Plusieurs langues indo-européennes possèdent en effet des termes étymologiquement proches pour désigner l’arc, la corde de l’arc, le tendon : véd. jiyá « arc » ; avest. jyá « corde d’arc » ; lit. gijà « fil » ; v.sl. zica « tendon ». La comparaison permet donc de supposer que par une métonymie fort banale (en fait une synecdoque, pars pro toto) la corde de l’arc (faite d’une corde, d’un boyau, d’un nerf ou d’un tendon) a donné son nom à l’arme dont elle forme un élément essentiel.

27Le champ sémantique de mots comme ?????, ou ??????, qui peuvent s’appliquer également à la corde de la lyre, suffirait à nous conduire vers la musique : l’arc musical est le plus ancien des instruments à corde(s) [32]. L’arme donc se fait sonore, musicale [33], quoique monocorde. En un sens, dire que l’arc est un instrument de musique n’est pas métaphorique. La métaphore consiste à employer un mot précis, phorminx, instrument caractérisé par la présence de plusieurs cordes.

28La musique de l’arc est une donnée anthropologique universelle, particulièrement ancrée dans l’héritage indo-européen ; et ce sont les peuples indo-iraniens qui ont élaboré cet imaginaire musical de l’arc le plus profondément. Nous savons par Plutarque (Vie de Démétrios, 19, 10) que les Scythes jouaient de leurs arcs après boire [34]. Les anciens Perses, d’après Firdousi, se servaient de leur arc de guerre pour faire une musique martiale avant la bataille [35]. Mais comme toujours, c’est l’Inde ancienne qui s’est plu à développer – et sans aucune mesure dans l’amplification épique – le thème de la musique de l’arc. Le Mah?bh?rata (IV, 5, 6) évoque l’arc de Bh?ma « dont le claquement de corde semblable au fracas d’une montagne qui se fend ou à un coup de tonnerre faisait fuir les ennemis du champ de bataille… ». G. Germain avait déjà signalé certains textes indiens pour les rapprocher des données homériques [36]. G. Dumézil a replacé ce thème dans la perspective de la comparaison indo-européenne [37]. Mais le thème a intéressé d’autres peuples indo-européens, et tout spécialement le monde hellénique, puisque les traditions poétiques de la Grèce répondent à l’Inde par un ensemble d’échos précis.

29Nous nous contenterons de rappeler ici quelques passages d’Homère, d’Héraclite et de Pindare.

301) Homère.

31Dans l’Iliade résonne le son terrible de l’arc de Pandaros au moment de lancer ses traits (Il. IV, 125) :

32

????? ????, ????? ?? µ??? ?????…
« L’arc crisse, la corde sonne bruyamment [38]… »
(trad. P. Mazon)

33Le mot ????? est la seule forme attestée d’un verbe *???? [39] à rapprocher de l’épithète ????? « mélodieux », qui se dit chez Homère du vent (Il. XIV, 17, etc.), de la phorminx (Il., IX 186, etc.), de la voix de Nestor (Il., I, 248), plus tard (chez Eschyle ou Sophocle) du chant du rossignol ou de la flûte.

34Le passage le plus important de l’épopée homérique, en ce qui concerne ce thème, se trouve dans l’Odyssée. Pour l’essayer après l’avoir tendue, Ulysse joue de la musique avec la corde de son arc, d’où une comparaison homérique où le joueur de phorminx joue le rôle de comparant et l’archer expert, Ulysse, le rôle de comparé (Od., XXI, 406-411) :

35

?? ??? ???? ???µ????? ??????µ???? ??? ??????
??????? ???????? ??? ???? ??????? ??????,
???? ?µ????????? ????????? ??????? ????,
?? ??? ???? ??????? ??????? µ??? ????? ????????.
???????? ?? ??? ????? ????? ????????? ???????
? ?? ??? ????? ?????, ???????? ?????? ?????.
« Comme un homme savant dans l’art de la phorminx et du chant
tend facilement une corde (??????) autour d’un kollops[40] neuf
ayant attaché à chaque bout un boyau bien tordu de mouton,
ainsi Ulysse banda sans effort son grand arc.
Après l’avoir prise dans sa main droite il essaya la corde (??????) :
elle chanta clair comme le cri de l’hirondelle… »
(trad. Monbrun modifiée)

36Le chant de l’arc sonne pour le malheur de ceux qui l’entendent – cette fois les prétendants ; dans l’Iliade, les Achéens, quand Apollon commence à tirer sur l’armée (I, 49) :

37

Un son terrible (?????? [41]) jaillit de l’arc d’argent…

38Il faut, pour comprendre à quel point est fondamental le rapprochement entre l’arc et la lyre / phorminx[42], considérer l’unité paradoxale du dieu Apollon, qui déclare dès sa naissance (Hymne homérique à Apollon, v. 131-139) – c’est de ce texte que Ph. Monbrun fait partir sa recherche :

39

??? µ?? ??????? ?? ???? ??? ??µ???? ????
« Qu’on me donne ma kitharis[43] et mon arc recourbé. »

402) Héraclite.

41Un fragment fameux d’Héraclite [44] qui a aiguisé la finesse des commentateurs, repose lui aussi sur l’association étroite dans l’imaginaire de l’arc et de la lyre :

42

?????????? (ou ??????????? [45]) ??µ???? ??????? ????? ??? ?????
« L’harmonie, comme celle de la lyre ou de l’arc, est retour de tension vers l’arrière. » (trad. pers. [46])

433) Pindare.

44Pindare affectionne tout particulièrement ce thème, et le développe dans une série de métaphores « risquées » [47]. Le thème de l’arc sonore est repris pour évoquer (Isthmiques, VI, 33-35) la tonalité grave de l’arc d’Héraklès :

45

Héraklès tendit sa corde au sourd grondement, de toute la force de son bras… (trad. pers.)

46Mais le poète va plus loin, jusqu’à faire de ?????µ??? « tirs de flèches » l’équivalent de ??? « paroles, chants » (Isthmiques, V, 46-48) et jusqu’à faire d’ ?µ???? « hymnes, chants » le complément du verbe ???????? « tirer de l’arc » (Isthmiques, II, 5).

47

Les mortels de l’ancien temps, ô Thrasybule, qui, montés sur le char des Muses au bandeau d’or, attaquaient leur fameuse phorminx, ne tardaient point à décocher (????????) leurs hymnes doux comme le miel en l’honneur des adolescents…

48La même image organise les vers 5-11 de la IXe Olympique :

49

Mais aujourd’hui, armé de l’arc des Muses, de l’arc à longue portée, couvre des flèches qu’elles te donnent Zeus, qui lance le rouge éclair, et l’auguste promontoire de l’Élide, que jadis le Lydien Pélops sut conquérir, dot magnifique d’Hippodamie !
Fais voler aussi un de ces doux traits vers Pythô ! Tes paroles ne risquent point de tomber vainement à terre, quand tu fais vibrer la phorminx (???µ???? ????????) pour les exploits d’un lutteur…
(trad. Puech)

50Remarquons d’abord que la métaphore parole-flèche est supposée par la formule homérique ???? ?????????. Dans les vers de Pindare, la métaphore n’est plus une métaphore-nom, mais une métaphore-phrase. On peut dire que ce qui est au fond de tout cela, ce n’est pas seulement la nature musicale de l’arc et le thème indo-européen de la voix de l’arc. Les métaphores de Pindare sont dynamiques : c’est bien la corde de la phorminx, mue comme celle d’un arc, qui permet de décocher les paroles du chant qu’elle accompagne. Autrement dit, la phorminx est un arc [à plusieurs cordes] dont les flèches sont le chant. Si l’on renverse la métaphore pindarique, on obtient l’arc comme phorminx à une seule corde dont les chants sont des flèches.

51Ce concept de métaphore dynamique est d’autant plus à souligner que, selon Aristote (Rhétorique, 1411b25 sq.) les meilleures métaphores sont celles « qui montrent les choses en activité » ; or, si nous ignorons l’ensemble du contexte de notre métaphore, nous savons tout de même qu’il s’agissait d’un archer « en train de tirer ». Comme le disait Umberto Eco, « la connaissance métaphorique est connaissance des dynamiques du réel » [48].

52Ce dossier de l’arc métaphore du chant poétique, qu’on peut allonger et commenter à loisir, constitue un contexte mytho – poétique dont, comme l’avait noté P. Chiron, il convient de tenir compte avant toute chose pour interpréter la métaphore de Théognis.

53Le jeu de mots énigmatique, fondé sur une « matrice métaphorique » essentielle, elle-même intégrée à un contexte mythico-religieux et à une tradition poétique, appuie souvent sa réalisation sur l’homonymie, c’est-à-dire sur l’identité des signifiants associés à des signifiés différents [49]. Un bon exemple, qui concerne lui aussi l’imaginaire de l’arc, est le célèbre vers d’Héraclite (Fr. 48 Diels-Kranz) que citait l’Etymologicum Magnum :

54

?? ??? ???? ???µ? ????, ????? ?? ???????
« Le nom de l’arc est donc “vie” ; mais son œuvre, c’est la mort »

55où se trouve (à l’accent près) le seul emploi non homérique du mot ????. Ce vers repose à l’évidence sur l’homonymie quasi parfaite entre deux vocables qui peuvent paraître en forte opposition sémantique : ???? « arc (arme meurtrière) » et ???? « vie ». Le jeu de mots révèle la coincidentia oppositorum. On a écrit [50] que pour le philosophe, ce rapprochement atteste que « la vie cause la mort, que chacun est lié à l’autre. […] En contemplant l’arc comme une totalité phénoménologique, la “mort” n’est pas plus essentielle pour lui que la “vie” ; si l’on considère le tout, son “œuvre” et son “nom” étant pris ensemble, l’arc révèle (au philosophe) l’unité essentielle de la vie et de la mort. »

56Nous avons là un exemple de ce goût pour le jeu de mots qui, pour les Grecs, appartient à la poésie la plus haute, voire à la sphère du sacré. Le double sens virtuel d’??????? (en fait l’homonymie parfaite de deux mots différents) était l’occasion d’un tel jeu poétique.

57Il est temps de conclure. L’expression phorminx ??????? aurait présenté un premier sens, à la fois évident et absurde (une phorminx sans corde), et un sens second, le vrai sens, qui serait aussi l’interpretatio difficilior « une phorminx à une seule corde » accessible seulement aux habiles. Aristote condamne ce genre de paradoxe (1412a = III, 11) et la trouvaille de Théognis a pu paraître artificielle et « froide » aux contemporains du poète, mais elle répondait à une conception de la poésie dont les racines étaient des plus anciennes et des plus profondes ; les grands poètes de l’époque classique l’ont pratiquée, et plus tard certains poètes hellénistiques l’ont passionnément cultivée.

Notes

  • [1]
    Cf. D. Page, PMG n° 951.
  • [2]
    On lira sur cet auteur l’ouvrage récent de P. Chiron, Un Rhéteur méconnu : Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Essai sur les mutations de la théorie du style à l’époque hellénistique, Paris, 2001. Très prudemment, P. Chiron propose de dater le Traité de la fin du IIe s. av. J.-C. ou du début du Ier (p. 370).
  • [3]
    Acharniens, 11, 140. Thesmophories, 170.
  • [4]
    Sur la métaphore en général, et particulièrement sur sa conception par Aristote, cf. P. Ricœur, La Métaphore vive, Paris, 1975 ; U. Eco, « The Scandal of Metaphor. Metaphorology and Semiotics », Poetics Today, 4, 1983, p. 217-257.
  • [5]
    M.C. Beardsley, Aesthetics, New York, 1958, p. 134.
  • [6]
    Voir par exemple M. Casevitz, « L’humour d’Homère. Ulysse et Polyphème au chant 9 de l’Odyssée », dans M. Casevitz (dir.), Études homériques, Lyon, 1989, p. 55-58.
  • [7]
    U. Eco, art. cit., p. 234.
  • [8]
    Moins qu’il n’y paraît, cependant, puisque, nous le verrons, l’arc est par nature musical, sinon par destination : cf. infra, p. 111-114.
  • [9]
    P. Ricœur, op. cit., p. 11.
  • [10]
    Ibid., p. 39.
  • [11]
    P. Chiron., « La corde, ou le joug ? (Démétrios, Du Style, § 85) », RPh 78, 2004, p. 7-12.
  • [12]
    Voir la liste donnée par E. Schwyzer, Griechische Grammatik, Munich, 1939-1950, I, p. 433.
  • [13]
    P. Chantraine, DELG, s.u.
  • [14]
    J. Lallot, REA, 101, 1999, p. 213. P. Chiron, art. cit.
  • [15]
    L. Nadjo, « Réflexions sur quelques apports de la linguistique moderne à l’étude de la composition nominale en latin », dans B. Bureau et Ch. Nicolas (dir.), Moussylanea, Mélanges de linguistique et de littérature anciennes offerts à Cl. Moussy, Louvain-Paris, 1998, p. 69-76.
  • [16]
    P. Chiron, art. cit., p. 10, note 8. Sur le problème de l’étymologie, de l’histoire et de la signification du mot ????, cf. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, 1969, I, p. 104 sq.
  • [17]
    Il est revenu à « lyre sans corde » dans son édition de la Rhétorique (Flammarion, 2007).
  • [18]
    P. Chiron, art. cit., p. 11.
  • [19]
    Ph. Monbrun, Les Voix d’Apollon, Rennes, 2007, p. 48.
  • [20]
    In Aristotelis artem rhetoricam, 216, ligne 19-21. Sur l’énigme « bien enveloppée », cf. Aristote, Rhétorique, 1412a, 24-25.
  • [21]
    R. Schmitt, Dichtung une Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, 1967, p. 281 sq.
  • [22]
    R. Schmitt, op. cit., p. 282 ; M.L. West, Indo-european Poetry and Myth, Oxford, 2007, p. 82-83, n. 25.
  • [23]
    I. Waern, ??? ?????, The Kenning in pre-christian greek Poetry, Uppsala, 1951, p. 117.
  • [24]
    R.H. Woodward, « Swanrad in Beowulf », Modern Language Notes, 69, 1954, p. 544-546.
  • [25]
    F.-X. Dillmann, Snorri Sturluson. L’Edda : récits de mythologie nordique, Paris, 1991, p. 117.
  • [26]
    On le doit à I. Waern, op. cit., et aux travaux de F. Bader (La Langue des dieux, Pise, 1989, p. 15, n. 5 ; « La langue des dieux », LEC, 58, 1990, p. 3-26 et 221-245).
  • [27]
    Voir l’analyse sémique de J. Taillardat, « Images et matrice métaphorique », BAGB, 1977, p. 344-354, spécialement p. 347-348.
  • [28]
    R. Meissner, Die Kenningar der Skalden, 1921, p. 404-408 ; G. Dumézil, Mythes et dieux de la Scandinavie ancienne, Paris, 2000, p. 142-143 (note 2).
  • [29]
    Sur Dionysos guerrier, et sur le bouclier à épisème silénique, cf. D. Paléothodoros, « Les armes dionysiaques », dans P. Sauzeau et Th. Van Compernolle, Les Armes dans l’Antiquité, de la technique à l’imaginaire, Montpellier, 2007, p. 459-476.
  • [30]
    Cf. P. Sauzeau, « Les boucliers blancs », dans P. Sauzeau et J.-C. Turpin, Philomythia : hommage à Alain Moreau, Montpellier, 2008, p. 207-222.
  • [31]
    Cet exemple théorique viendrait à l’appui d’une hypothèse interprétative de l’oracle de Sépéia (« “Quand la femelle victorieuse…” Interprétation contextuelle d’un oracle énigmatique (Hdt., VI, 77) », RHR, 216, 1999, p. 131-165) où l’on comprenait ????? ???????? (lectio difficilior, au lieu de ??????????) comme « le bouclier sans repli », l’énigme jouant sur l’homonymie des deux mots ?????.
  • [32]
    A. Schaeffner, Origine des instruments de musique. Introduction ethnologique à l’histoire de la musique instrumentale, Paris, 1994, p. 8, 185-186 ; 157-166, 192-204. Ph. Monbrun, op. cit., note 69.
  • [33]
    Il paraît assez vain de se demander, comme on l’a fait, si l’arc musical précède ou suit l’arc-arme : c’est vouloir séparer de façon arbitraire deux usages virtuels du même outil, et plus fondamentalement la fonction symbolique de l’usage utilitaire, deux fonctions qui, toujours et partout, mais de façon plus claire dans les sociétés archaïques, sont indissolublement liées.
  • [34]
    Nous avons traité plus longuement la problématique de l’ivresse et de l’arc ; cf. P. Sauzeau, « L’archer, le roi, la folie, de Cambyse à Guillaume Tell », Gaia, 11, 2007, p. 175-192.
  • [35]
    Cité par W. Otto, Les dieux de la Grèce, Paris, 19932, p. 95. L’édition originale en allemand est de 1924. Le ton post-romantique du propos apparaît dépassé, mais les intuitions sont riches, par exemple ici à propos de l’arc d’Apollon.
  • [36]
    G. Germain, Genèse de l’Odyssée, 1954, p. 19 ; voir depuis P. Somville, « Le chant de l’arc », Études grecques, Bruxelles, 1990, p. 97-103, et P. Sauzeau, « À propos de l’arc d’Ulysse : des steppes à Ithaque », dans F. Létoublon (éd.), Hommage à G. Germain, Actes du colloque de Grenoble 1999, Genève, 2002, p. 287-304.
  • [37]
    G. Dumézil, Apollon sonore, Paris, 1982, p. 15-16.
  • [38]
    Le texte originel devait être *µ????????? ; cf. P. Chantraine, Grammaire homérique, 1958, I, p. 140.
  • [39]
    Le présent ????? est tardif et mal assuré ; on peut s’appuyer sur le parallèle ??????? / ???????.
  • [40]
    Il s’agit du bourrelet de cuir sur lequel s’enroulaient les cordes de la lyre ; bibliographie chez Ph. Monbrun, op. cit., p. 66.
  • [41]
    On rapprochera non seulement ????? « pousser un cri aigu », qui se dit du vent, du cri du chien, des oiseaux etc., mais aussi le latin clango.
  • [42]
    F. Frontisi-Ducroux, La Cithare d’Achille, Rome, 1986, p. 47 sq. Le mot ????? « pincer, tirer avec ses doigts » peut signifier le mouvement de celui qui tire la corde de l’arc (Euripide, Bacch., 784) comme, plus fréquemment, le geste du musicien.
  • [43]
    Pour être précis, il faut noter que la kitharis est une forme ancienne de cithare et doit être distinguée de la lyre.
  • [44]
    Fgt. 51 Diels-Kranz ; cf. Ch. Kahn, The Art and Thought of Heraclitus, Cambridge, 1979 p. 198 sq. ; G.S. Kirk, 1970, p. 202-221 ; T.M. Robinson, Heraclitus Fragments. A text and Translation with a Commentary, Toronto, 1987, p. 115-116 ; M. Marcovich, The Fragments of Heraclitus, Merida, 1967, p. 119 sq. J.-F. Pradeau (Héraclite, fragments, Paris, 20042) traduit (p. 151) : « Il y a une harmonie dans les deux directions, comme dans l’arc ou la lyre. »
  • [45]
    Les deux variantes circulaient déjà dans l’Antiquité ; le choix est difficile et ne nous paraît pas vraiment crucial pour comprendre l’idée d’ensemble.
  • [46]
    La traduction J. Dumortier et J. Defradas (dans Plutarque : La tranquillité de l’âme 473 e, CUF) : « L’harmonie du monde […] est alternative » ne convient guère. J.-P. Dumont, dans son éditions des Présocratiques (La Pléiade) traduit « harmonie contre tendue ». On pourrait adopter en la précisant l’interprétation de M. Marcovitch (M. Marcovich, op. cit., p. 128) : « la corde joue le rôle d’un principe plus haut, celui de l’unité du logos… » ; le schéma de l’auteur et son commentaire souffrent cependant de la méconnaissance de l’arc réflexe : la corde donne à ce type d’arc sa puissance en contraignant les deux bras à rester en opposition non seulement l’une par rapport à l’autre, mais aussi par rapport à leur propre forme détendue. Ph. Monbrun (que je remercie pour ses avis) partage sur ce point mon analyse : « La palintropos harmoni? est donc cet équilibre fait de tensions contradictoires : la corde tire sur les bras pour les maintenir dans leur position bandée/armée inverse de celle du repos, alors que réciproquement les bras tendent la corde en voulant retrouver leur position de repos » (communication personnelle). Cf. Monbrun, op. cit., p. 91 sq. Le commentaire de C. Diano et G. Serra (Milan, 19944, p. 136) n’apporte pas beaucoup.
  • [47]
    Ph. Monbrun, op. cit., p. 56-57.
  • [48]
    U. Eco, op. cit., p. 234.
  • [49]
    Sur l’homonymie, cf. Aristote, Rhétorique, 1512b, 11-31.
  • [50]
    U. Hölscher, « Paradox, Simile and gnomic Utterance in Heraclitus », dans A.P.D. Mourelatos, The Pre-Socratic Philosophers : A Collection of Critical Essays, Garden City, N.Y., 1974, p. 219-238, cit. p. 232.
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