Notes
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I. Lada-Richards, Silent Eloquence : Lucian and Pantomime Dancing, Londres, Duckworth, 2007, 240 pages, propose une lecture orientée de la Danse de Lucien précédée d’une introduction historique ; M.H. Garelli, Danser le mythe, Bibliothèque d’Études Classiques, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2007, 512 pages, est majoritairement consacré à la pantomime mais traite du mime dans plusieurs chapitres ; E. Hall et R. Wyles (dir.), New Directions in Ancient Pantomime, Oxford University Press, 2008, 482 pages, est un recueil d’articles issu d’un colloque organisé en 2005 à Oxford par l’APGRD (Archives of Performances of Greek and Roman Drama).
Dion Cassius, Histoire romaine, livres 45 et 46, texte établi et traduit par Valérie Fromentin, traduit et annoté par Estelle Bertrand, Collection des Universités de France, série grecque, 462, Paris, Les Belles Lettres, 2008, CXIII + 199 pages dont 100 doubles
1Le volume s’ouvre par une notice d’E. Bertrand, relativement brève (52 p.), mais précise et concentrée. Deux tableaux de concordance remplacent avantageusement des développements discursifs : le premier concerne les ressemblances entre le discours prêté par Dion Cassius à Cicéron le 1er janvier 43 et les Philippiques, le second, les accusations portées contre Cicéron dans la réponse attribuée à Calenus, comparées à celles que l’on trouve dans d’autres sources. La notice s’achève sur un troisième tableau présentant un sommaire des deux livres et indiquant les sources parallèles qui traitent des mêmes événements. Suit une bibliographie d’environ 300 titres où l’on regrettera l’absence des ouvrages d’Ulrich Gotter, Der Diktator ist tot !, Stuttgart, 1996, et d’Ursula Ehrenwirth, Kritisch-chronologische Untersuchungen für die Zeit vom 1. Juni bis zum 9. Oktober 44, Munich, 1971. Valérie Fromentin consacre ensuite 25 pages à « la tradition du texte », expliquant fort clairement les problèmes que pose aussi bien la tradition directe que la tradition indirecte, particulièrement abondante pour Dion Cassius (Extraits Constantiniens, abrégé de Xiphilin, résumé de Zonaras). Elle expose pour finir les différences entre le texte qu’elle a établi et celui de l’édition Boissevain.
2La traduction de ces deux livres parfois difficiles, en particulier dans les deux longs discours précités, est due aux efforts conjugués d’E. Bertrand et de V. Fromentin, qui illustrent ainsi le principe, si souvent défendu par le regretté François Hinard, de la nécessaire collaboration entre philologues et historiens pour éditer et traduire les historiens anciens. Chacun des deux livres est suivi de notes raisonnablement abondantes d’E. Bertrand : la plupart sont de nature historique, mais certaines (dues à V. Fromentin) traitent aussi des problèmes d’établissement du texte, ce qui est très louable et particulièrement utile pour les historiens, auxquels il importe de savoir quand un texte et sa traduction sont sûrs et quand ils sont plus hypothétiques.
3La traduction elle-même est très fiable et, conformément à la tradition de la CUF, privilégie l’exactitude sur l’élégance. Le style de Dion Cassius n’est pas réputé pour sa légèreté et un traducteur fidèle se doit d’en respecter la relative lourdeur, mais il arrive parfois qu’elle soit accentuée, comme en 46, 36, 5 : « et c’est ainsi que Decimus, ayant appris en même temps que leur présence la promesse de secours, leur envoya une réponse selon le même procédé et c’est par ce biais que, dès lors, ils continuèrent à tout se communiquer ». Les deux « c’est…que… » ne s’imposent pas. Dans certains passages, une autre traduction possible nous aurait paru préférable : en 46, 30, 1, ??? ???????? ??? ?????? ???????? traduit par « les sénateurs fournirent eux-mêmes à Antoine […] un prétexte pour déclencher les hostilités » pourrait se comprendre : « lui fournirent le prétexte de l’hostilité qu’ils lui manifestaient », ce qui s’enchaînerait mieux avec la suite : ??µ???? ??? ??? ??????µ???? ????µ???? (« saisissant en effet avec joie les décrets votés »), ce que la traduction rend par « bien qu’il éprouvât de la joie à la réception des décrets » en remplaçant l’explication par une concession. Parfois la traduction de termes vagues est trop précise : « le peuple apportait son aide à ceux qui avaient une force moindre » (45, 11, 4) ; un simple « ils », succédant aux précédents et renvoyant aux Romains en général, conviendrait mieux, car la remarque vise aussi bien la plèbe que les sénateurs. À l’inverse, dans la suite de la même phrase, « ces gens-là » semble mal choisi pour désigner les dirigeants auxquels le pronom ???????? fait allusion.
4La traduction des termes grecs concernant des réalités romaines est toujours un problème délicat et il est dans ce travail généralement résolu de façon satisfaisante, les auteurs accordant une grande importance à la précision institutionnelle des termes. Il conviendrait toutefois, quand le contexte le permet, de traduire un terme grec par le même terme français : ?????????? est tantôt traduit par commettre « un crime » (46, 8, 1), tantôt par « des fraudes » (46, 23, 3) « un méfait » (46, 24,3) « causer des maux » (46, 10, 4). Le mot « crime » est employé pour traduire trop de mots différents : ?????? ??, ??????????, ??????? ; ce terme et ses dérivés comme ?????µ???, reçoivent des traductions bien diverses : « agir en dehors de la légalité » (46, 26, 3), tenir des propos « injustes » (46, 27, 1), « crimes », « outrages » (45, 5, 3) que ne me paraissent pas toujours justifier les différences de contexte. La répétition d’un mot par un auteur n’est pas stylistiquement neutre et la reprise d’un même terme par le traducteur, à la place de termes différents, produit aussi un effet : la répétition de « crime », ici, plonge le lecteur dans une atmosphère de violence extrême que Dion Cassius n’avait pas voulu suggérer.
5La notice introductive d’E. Bertrand analyse avec justesse la structure des deux livres en montrant que Dion Cassius a cherché à y mettre en valeur le passage décisif de la République au Principat. Selon elle, il a pour cela abandonné la méthode annalistique suivie pour la période républicaine et il a combiné des épisodes regroupant ce qui concerne un même thème, souvent associé à un lieu (opposition entre Octavien et Antoine, guerre de Modène, Sextus Pompée, séance sénatoriale du 1er janvier 43) avec un récit biographique (centré ici sur Octavien), élément qui dominera son histoire du Principat, construite comme une suite de vies impériales. Cette perspective amène Dion Cassius à bousculer la chronologie et à dramatiser son récit par les deux longs discours opposés de Cicéron et de Calenus, par des listes de prodiges et par des digressions générales. Il souligne ainsi l’idée qui sous-tend son récit : l’inéluctable décadence du régime républicain et l’ascension du premier princeps. E. Bertrand impute certaines erreurs à la méthode de l’historien grec, qui lit des ouvrages en prenant des notes et rédige ensuite d’après celles-ci sans regarder les originaux. Par ailleurs, son récit et surtout les discours recomposés sont imprégnés de souvenirs classiques : Thucydide, dont il reprend les analyses sur la perte de sens qui affecte les mots dans un contexte de guerre civile, mais aussi, pour l’invective, Démosthène, Eschine et, de façon plus inattendue, Aristophane. E. Bertrand élude très heureusement l’insoluble question des sources : elle ne l’aborde que ponctuellement dans les notes et dans quelques remarques dont certaines renvoient à de supposés recueils d’exempla où les rhéteurs auraient puisé. Nous ne connaissons en fait aucun de ces recueils et un ouvrage récent (Jean-Michel David [dir.], Valeurs et mémoire à Rome. Valère Maxime ou la vertu recomposée, Paris, 1998) a établi de façon convaincante que l’œuvre de Valère Maxime, qui passait pour en être un, était conçu pour des lectures publiques et constituait plutôt une « sorte d’encyclopédie civique et morale » proposant à l’aristocratie romaine du premier siècle après J.-C. des modèles de comportement empruntés au glorieux passé de la cité. Plutôt que dans d’hypothétiques recueils, Dion Cassius nous semble avoir puisé dans le répertoire historique commun de ses lecteurs : certains événements et personnalités de l’histoire romaine constituaient des références aussi familières (et mythiques) que pour nous Jeanne d’Arc, Henri IV ou la Révolution française.
6Le jugement global qu’E. Bertrand reprend selon lequel « il y a peu à apprendre sur le déroulement des événements » chez Dion semble bien sévère : Dion fournit une version des événements dont la confrontation aux autres sources aide à les reconstituer et à les comprendre. Il développe aussi sur ces événements un point de vue qui ne se réduit peut-être pas à l’éloge du Principat « compris comme une solution nécessaire à la stabilité de l’État », une idée qui n’est guère contestée à son époque, celle des Sévères, à laquelle Dion se réfère en 46, 46, 4 et 7. Il conviendrait de se demander plus précisément ce que les historiens qui, bien des années après, relatent le passage de la République au Principat, cherchent à dire aux lecteurs de leur temps. La réponse est loin d’être évidente, que ce soit pour Appien ou pour Dion Cassius, mais le problème mériterait d’être étudié et impliquerait une collaboration entre spécialistes de la fin de la République et de l’Empire des IIe et IIIe siècles. La minutie de Dion concernant les questions institutionnelles est à juste titre soulignée dans la notice, mais aucune note ne relève en 46, 44, 2, la bizarrerie de l’affirmation : « ils [les sénateurs] désignèrent César consul ». Le sénat ne dispose évidemment pas d’un tel pouvoir et l’expression de Dion constitue un raccourci verbal qui mériterait d’être commenté. En 45, 26, 4, Dion fait dire à Cicéron à propos d’Antoine : « vous l’avez désigné tribun de la plèbe, maître de la cavalerie et même ensuite consul » ; or le peuple ne désigne jamais un maître de la cavalerie (c’est le fait du dictateur) et Antoine n’a pas été élu consul par le peuple, mais nommé par César lui-même. Ces deux exemples montrent que si Dion Cassius manifeste de l’intérêt pour les détails institutionnels, il est aussi capable de singulières négligences dans ce domaine.
7Les notes d’E. Bertrand remplissent très bien leur rôle, précisant les notions, éclaircissant les allusions, signalant et discutant les autres versions des événements, analysant les erreurs commises par Dion. Certains éléments, toutefois, n’ont pas été commentés ou ne l’ont pas été suffisamment. La n. 21 du livre 45 ne discute pas l’affirmation de Dion selon laquelle César donna à Octave « au cours de ses campagnes » un entraînement solide. Or le jeune homme n’a accompagné César dans aucune campagne. Il l’a rejoint en Espagne, mais, arrivé après Munda, s’est contenté de partager la voiture du dictateur pendant son retour à Rome. César projetait sans doute de l’emmener dans sa campagne parthe et l’avait envoyé s’instruire auprès des troupes à Apollonia. À propos de sa fonction de « maître de la cavalerie », très discutée, il aurait été opportun de citer le passage de Dion lui-même, 43, 51, 7-8 (dans lequel la nomination par César de deux maîtres de la cavalerie pour la même période ne semble pas poser un problème institutionnel à l’historien). La n. 67, concernant 45, 3, 2 rappelle le rôle des licteurs, mais n’explique nullement la présence d’un consul (ou du dictateur César) dans un tribunal, qui serait plutôt la place du préteur (« Antoine n’avait pas accueilli César qui voulait l’entretenir d’un sujet au tribunal sur un endroit élevé »). La n. 107 sur 45, 11, 6 ne signale pas la divergence entre Appien et Dion concernant la réception du discours d’Octavien par les vétérans. La formulation, dans la n. 125, « Le sénat n’ayant pas de troupes à sa disposition… », bien que reprise des historiens grecs, est un peu gênante, car le sénat en tant que tel ne dispose jamais de troupes, mais confie à des magistrats les troupes existantes ou dont il décide la levée. À la fin de 44, les légions en Gaule Cisalpine sont sous les ordres du consul Antoine et du proconsul Decimus Brutus ; Octave ne commande qu’une troupe privée avant les mesures prises fin 44 et début 43 pour légaliser sa position. La note 233 p. 184 (à 46, 43, 6) reprend d’Appien sans la discuter l’affirmation qu’Octavien « partit des environs du Rubicon » pour marcher sur Rome : or l’intention de créer une analogie entre l’initiative de César en 49 et celle d’Octave en 43 est trop visible pour que l’information soit recevable sans discussion. La même note ne met pas non plus en doute qu’avant de lancer son armée sur Rome, Octavien « fit venir en hâte Antoine et Lépide » : or une telle convocation des autres chefs césariens heurte la vraisemblance, car Octavien se hâte alors d’assurer sa propre position de force avant que les deux autres chefs n’arrivent en Italie, et il n’aurait aucun intérêt à presser leur venue. Une brève remarque pour finir : les références à la Realencyclopädie gagneraient à être plus précises : « Lucius Philippus, RE n° 76 » (n. 5, p. 46) devrait indiquer « Marcius n° 76 » ainsi que l’année du volume et l’auteur de l’article.
8Nous conclurons en soulignant que ce volume de la CUF constitue une très belle pierre venant s’ajouter à l’édifice des volumes déjà parus de l’Histoire romaine de Dion Cassius : l’ensemble du travail ne mérite que des éloges pour sa minutie et pour l’intérêt des positions qu’il développe. Il sera très précieux pour les historiens qui devaient jusqu’à maintenant se contenter d’éditions et de traductions assez anciennes et dépourvues de commentaire.
9Philippe Torrens
Pseudo-Dionigi di Alicarnasso, I Discorsi Figurati I e II (Ars Rhet. VIII e IX Us.-Rad.), Introduction, traduction et commentaire par Stefano Dentice di Accadia, Aion (Annali dell’Università degli Studi di Napoli « L’Orientale ». Dipartimento di studi del mondo classico e del Mediterraneo antico. Sezione filologico-letteraria), 14, Pise-Rome, Fabrizio Serra Editore, 2010, 184 pages
10Les préjugés hostiles à la rhétorique appartiennent désormais au passé et la richesse de l’héritage antique dans ce domaine est devenue une évidence. La communication sociale et politique, la pensée, la culture, l’éducation, aucun de ces grands domaines de l’activité humaine ne saurait être abordé, quand il s’agit de l’antiquité classique, sans une référence constante à cette discipline. Maintenant que les œuvres phares sont presque toutes éditées et commentées selon des normes modernes, ou en passe de l’être, la curiosité gagne progressivement les aspects les plus techniques de la rhétorique – mieux évalués quand on les connecte à la philosophie du langage des Anciens ou à la linguistique moderne –, à la période tardive – dont la créativité est enfin reconnue –, et aux doctrines apparemment les plus abstruses. Du nombre est le double cours sur les ?????? ????µ????µ????, controverses (ou discours, ou problèmes) « figurés », ou « à faux semblant », transmis au sein de l’Ars rhetorica du Ps.-Denys d’Halicarnasse (Dionysius Halicarnaseus, Quae exstant, vol. VI, Opuscula II, éd. H. Usener-L. Radermacher, Leipzig, Teubner, 1904-1929 [1985], p. 293-323 [???? ????µ????µ???? ??], et p. 323-358 [???? ????µ????µ???? ??]), où se trouve décrit un mode d’expression masqué, ou indirect, auquel on recourt lorsqu’il n’est pas prudent, ou séant, de s’exprimer franchement, ou encore – dans le cadre de la déclamation – pour offrir au public une démonstration de subtilité. Le noyau récurrent de la théorie en distingue trois formes principales : la cause par le contraire (l’orateur/déclamateur argumente en réalité en faveur de la thèse contraire à celle qu’il a explicitement proposée), la cause oblique (on argumente en faveur de la thèse contraire à celle que l’on a proposée et, en sus, on réalise un autre projet de persuasion), cause par allusion ou insinuation (empêché de dire quelque chose par la décence ou l’absence de liberté d’expression, l’orateur/déclamateur tâche d’instiller ce contenu dans la conscience du destinataire sans que ce dernier puisse lui reprocher de l’avoir exprimé ni même prenne conscience de son intervention). Sur ce canevas, les théoriciens ont greffé d’assez nombreuses formes secondaires.
11Dans l’ensemble des sources concernant la question, les textes du Ps.-Denys d’Halicarnasse constituent un unicum à plusieurs titres : ce sont les seules monographies étendues consacrées à une doctrine traitée d’habitude au décours de développement plus généraux (par exemple sur le style ??????, chez le Ps.-Démétrios de Phalère [Du style, § 287-295], ou sur la question des figures, au Livre IX de l’Institution oratoire de Quintilien), ou sous une forme plus ou moins résumée (comme chez Apsinès [p. 112-121 Patillon] ou dans sa source principale, le Ps.-Hermogène du De Inventione [p. 204-210 Rabe]). C’est par ailleurs le seul cas connu de doublon caractérisé : les deux cours traitent du même sujet et adoptent une structure et un contenu voisin, tout en offrant des différences significatives. Ce sont – enfin et surtout – les seuls textes où la doctrine est présentée à travers l’explication de discours tirés de l’Iliade, au premier chef, mais aussi de Démosthène, Euripide ou Thucydide. Nous avons là, par conséquent, des documents intéressant non seulement l’histoire de la rhétorique, mais aussi les méthodes et les valeurs de la critique littéraire antique.
12C’est par ce biais qu’un jeune philologue italien, Stefano Dentice di Accadia (SDA) a eu l’idée d’en offrir la première traduction commentée complète dans une langue moderne (à l’exception d’une traduction anglaise de travail par G.A. Kennedy dont la diffusion, uniquement électronique, a été très limitée) ainsi que le premier commentaire suivi : l’intérêt de ces textes l’a frappé lors d’une étude plus vaste consacrée à l’histoire de la critique des nombreux discours qui ponctuent l’épopée d’Homère.
13On peut dire d’emblée que ce livre vient à temps : les principaux autres textes théoriques grecs sur la question sont désormais exhumés (Ps.-Démétrios, Apsinès) ou en cours d’édition (Michel Patillon met actuellement la dernière main à l’édition du De inuentione du Ps.-Hermogène qui paraîtra incessamment comme tome III du Corpus rhetoricum dans la Collection des Universités de France). On dispose on line d’une thèse récente (Alessia Ascani, De sermone figurato quaestio rhetorica. Per un’ipotesi di pragmatica linguistica antica. Tesi di dottorato discussa alla Vrije Universiteit, Amsterdam, 2006) qui propose à la fois une synthèse sur l’apport des différentes sources, et une thèse novatrice, qui se propose de montrer que les rhéteurs anciens ont anticipé, avec le discours figuré, sur la pragmatique contemporaine, c’est-à-dire sur les théories linguistiques élaborées depuis J.L. Austin (How to do things with words, Cambridge, 1962).
14Plusieurs articles ont par ailleurs éclairé tel ou tel point particulier : sur les textes traduits ici, on peut citer, après les études de Smith et de Schöpsdau, l’article de Malcolm Heath, « Pseudo-Dionysius Art of Rhetoric 8-11 : Figured Speech, Declamation and Criticism », AJPh, 124, 2003, p. 81-105 et, sur la détection de ces stratégies dans les œuvres d’orateurs tardifs, les contributions de Pierre-Louis Malosse (CQ, 47, 1997, p. 519-524) et de Laurent Pernot (Mélanges Fumaroli, Genève, 2008, p. 427-450). Le versant latin de la doctrine intéresse lui aussi les chercheurs, par exemple Françoise Desbordes naguère, Bé Breij aujourd’hui.
15Les conditions étaient donc plus favorables, le terrain préparé, mais la tâche n’était pas facile pour autant, et il a fallu toute la rigueur et tout le talent d’un jeune chercheur formé par Giovanni Cerri et lauréat d’une bourse de la Alexander von Humboldt-Stiftung pour fournir une exégèse claire et rigoureuse de ces textes ardus.
16L’introduction s’attache d’abord assez rapidement aux origines du discours figuré. L’emploi de ce mode d’expression est attesté dès la poésie archaïque (Archiloque, Simonide, Pindare). Quant à Platon (Phèdre, 267 a), il fait allusion à un métadiscours, sinon déjà à une théorie, à propos d’Événos de Paros, le premier à avoir parlé d’?????????? (insinuation), de ?????????? (éloge indirect), ou de ????????? (blâme indirect). Le rôle d’Isocrate est probable (on songe bien sûr au Panathénaïque). Toujours au IVe siècle, on a conservé de Zoïle – le fameux « fléau d’Homère » – une définition du ???µ? qui, probablement antérieure à l’élaboration de la théorie des figures, donne à la notion une extension large où l’on doit voir sans doute les prémices de la théorie du discours figuré : en substance, il s’agit de feindre de dire une chose et d’en dire une autre (cf. Quintilien, IX 1, 13-14, et Phoebammon, p. 44, 1-3 Spengel III).
17SDA propose ensuite une très utile synopsis des deux traités (p. 21-21), suivie d’un état de la question (p. 21-24). Les principaux développements de la recherche sur les deux traités traduits sont résumés d’une façon objective, à partir de Penndorf (1902), le premier à avoir jugé ces deux textes dignes d’une monographie. Une place d’honneur est réservée à l’étude de Schöpsdsau (1975) qui propose une hypothèse séduisante : les deux cours dériveraient d’un noyau commun, proprement rhétorique, illustré d’exemples en prose. Quant aux exemples poétiques, ils proviendraient pour l’essentiel d’un recueil de skhèmatismoi homériques. En dehors de cette communauté de matériau, le reste de la mise en œuvre présente en revanche des divergences notables.
18L’introduction se poursuit par une situation de l’exégèse homérique proposée dans les deux textes du Ps.-Denys par rapport au travail des autres commentateurs antiques de l’Iliade, notamment les scoliastes. SDA synthétise ainsi l’histoire critique des discours que l’on peut lire dans Il. I, 59-91 (Achille et Calchas), 503 et suiv. (la supplique de Thétis à Zeus) ; II, 110-141 (Agamemnon), 284-368 (Ulysse et Nestor) ; IX, 32-49 (Diomède) ; IX, 53-78 ; 96-113 (Nestor, préparation de l’ambassade auprès d’Achille) ; IX, 434-605 (discours de Phénix à Achille) ; IX, 624-642 (discours d’Ajax à Achille) ; XV, 201-204 (discours d’Iris à Poséidon) ; XXIV, 128-131 (discours de Thétis à Achille) ; XXIV, 486-506 (supplique de Priam).
19SDA termine son introduction sur une évaluation d’ensemble de la valeur herméneutique de ces explications de texte, injustement décriées. À quelques analyses près, qui sont effectivement forcées ou réductrices, elles contribuent réellement à l’interprétation d’Homère et ne sauraient être considérées comme des « lentilles déformantes » (p. 49).
20SDA n’a pas élaboré d’édition critique. La traduction est juste précédée d’une sobre liste de 13 loci où SDA ne suit pas l’édition Usener-Radermacher. C’est là sans doute l’une des trois tâches qui restent à accomplir, avec la comparaison minutieuse, dans une optique rhétorique, des textes conservés, selon le vœu exprimé par M. Patillon, en 1997, dans l’ANRW, II, 34.3, p. 2161, et l’insertion des deux traités dans l’histoire de la réception des auteurs cités autres qu’Homère, comme le souhaite SDA, p. 49-50.
21En matière textuelle, SDA se montre plutôt plus conservateur et proche des manuscrits qu’Usener et Radermacher et ses choix sont généralement judicieux, mais un réexamen minutieux de la tradition manuscrite permettrait sans doute d’aller plus loin. Citons un seul cas où, à mon avis, le travail s’arrête en chemin. Il s’agit de formes secondaires (n° 5 et 6) de discours figuré. Usener et Radermacher (297, 20-23) éditaient le texte suivant : ?? ???????????? ???????? ?? ???? ??????? ?? ????, ?????????????????? ??? ???µ???? ??? ??????? ?? <?? ???????> ?? ???? ???? ???????????? ??? ???? ????? ????????? ??? ?????? ??????. SDA (56, 15-18) propose de rattacher le syntagme ?????????????????? ??? ???µ???? ??? ?????? à la forme suivante de discours figuré et de supprimer la réfection. Il édite donc : ?? ???????????? ???????? ?? ???? ??????? ?? ????? ?????????????????? ??? ???µ???? ??? ?????? ?? ?? ???? ???? ???????????? ??? ???? ????? ????????? ??? ?????? ??????. Certes, le nouveau découpage est plus satisfaisant et éclaire le renvoi au discours de Nestor (Il. IX, 53-78 = 316, 15 sq. Us.-Rad.) dans lequel, feignant de renvoyer à plus tard le débat sur la nécessité d’une ambassade auprès d’Achille, le vieux guerrier donne déjà tous les arguments pour en décider. Certes, la restitution de ?? ??????? par Us.-Rad. n’est pas assez soutenue par le renvoi à 311, 19 et ne dispose, au demeurant, d’aucun support manuscrit ni d’aucune hypothèse permettant d’expliquer la lacune. Cependant, avec ce nouveau texte, plusieurs difficultés demeurent : le sens exact du mot ??????, le référent de ????? (???? ?????), la redondance ?? ???? ???? / ??? ?????? ??????. La traduction de SDA masque ces difficultés plutôt qu’elle ne les résout : « purché la figura stessa (?) abbia prefigurato questa (?) necessità, il rinviare nel corso di un (???? ?) discorso ad un’altra occasione la franchezza su un argomento (= ????? ?) ».
22Personnellement, sous réserve d’un examen de tous les manuscrits, j’aurais tendance à laisser la difficulté en pleine lumière en remplaçant <?? ???????> par <…>. Il est probable en effet qu’un petit nombre de mots a disparu, mais il est difficile de dire lesquels.
23La traduction, par ailleurs, est généralement claire et précise. Elle est suivie d’un commentaire détaillé, où les difficultés résiduelles, en matière exégétique et critique, sont loyalement exposées.
24Le volume se clôt par un utile index des termes techniques (179-180) et une bibliographie (181-184).
25Last but not least, SDA nous offre un beau livre soigné, à l’exception de quelques rares inadvertances : la référence au Phèdre, p. 11, est inexacte (le renvoi est à 267 a, et non à 276 a), on constate quelques coquilles dans le grec (p. 130 : ???? ??µ?µ????, ???? ????????), ou dans les titres en français p. 182 et 184, ou encore Rhuterford pour Rutherford p. 184…
26Nous tenons donc là une contribution notable à la connaissance des théories rhétoriques anciennes, à l’histoire de la déclamation et de la critique littéraire. Moins commodément, puisque le discours figuré – par définition – avance masqué, ces textes peuvent fournir une aide à l’interprétation des textes, antiques ou non, produits dans un contexte politique défavorable à la libre expression.
27Pierre Chiron
Jean-Luc Fournet, Alexandrie : une communauté linguistique ? ou la question du grec alexandrin, Études alexandrines, 17, Le Caire, Institut français d’archéologie orientale, 2009, 84 pages
28Cette petite monographie se propose de saisir et de présenter les particularités du grec d’Alexandrie. J.-L. Fournet souligne à quel point la tâche est une gageure : « l’impossibilité de pouvoir vraiment rendre compte d’une langue parlée, populaire, argotique à travers les sources écrites qui nous restent ; l’obligation dans laquelle nous sommes de nous fier à l’avis des auteurs anciens qui commettent de nombreuses erreurs, pas toujours détectables, sur l’origine alexandrine d’un mot ou d’une expression ; la difficulté de pouvoir rattacher avec certitude les quelques faits avérés à un registre caractérisé de la langue (littéraire, technique, courante, populaire, argotique) ; enfin, la nature impressionniste de nos sources disséminées sur presque un millénaire, qui nous interdit de pouvoir faire une histoire cohérente et diachronique de ces idiotismes » (p. 74), voilà un constat propre à décourager d’entreprendre une telle étude, et le découragement est d’autant plus grand quand ce constat ouvre la conclusion de la monographie. Pour autant, et malgré tous ces obstacles, l’étude rassemble quantité de faits intéressants.
29L’étude se base sur les traits signalés comme typiques d’Alexandrie par les auteurs anciens. Elle est donc dépendante des sources littéraires. J.-L. Fournet est le premier à reconnaître que ce filtre est très gênant parce que les Anciens qualifiaient d’alexandrinismes des choses très variables (voir ci-dessous), et aussi parce qu’il y a des traits qui ont plus que d’autres retenu leur attention, en particulier le lexique, tandis que la morphologie et la syntaxe ne les ont pas arrêtés ; et si un trait n’était pas reconnu explicitement comme alexandrin, donc non signalé dans les sources anciennes, il nous échappe complètement. Un mot alexandrin peut s’être diffusé dans l’Orient hellénophone au point de ne plus être senti comme caractéristique de l’usage d’Alexandrie, et tel mot explicitement étiqueté « alexandrin » au Ier siècle av. J.C. ne sera pas perçu comme tel au Ve siècle ap. J.-C. Par ailleurs, les notations des grammairiens ou lexicographes sont difficiles à utiliser parce qu’elles donnent un mot hors contexte et qu’elles sont souvent peu fiables. Mais le fait est qu’on est obligé de se contenter de ces sources-là : il n’y a pas de documentation papyrologique à Alexandrie, donc le type de textes qui permettrait le mieux d’appréhender les particularités linguistiques fait défaut.
30Les particularités phonologiques, s’il y en avait, sont à peu près impossibles à cerner, et aucune source ancienne ne parle d’un accent alexandrin. Une seule forme est retenue, la prononciation ??? au lieu de ???? pour le nom du dieu Thot, donnée comme « alexandrine » chez Hérennius Philon de Byblos, mais qui devait selon J.-L. Fournet caractériser le grec d’Égypte de manière générale. Où l’on rencontre un premier problème : « les Alexandrins » dans les sources antiques fait référence à la manière de parler tantôt des habitants d’Alexandrie spécifiquement, tantôt des habitants d’Alexandrie en tant que représentants du grec d’Égypte. Parfois même, « les Alexandrins » dans les sources anciennes se réfère à des traits qui ne sont pas spécifiques du grec d’Égypte mais caractérisent la koinè en général, par opposition au grec attique : c’est le cas des particularités morphologiques signalées comme « alexandrines » par les auteurs anciens (sept formes étudiées) et dont une seule pourrait être spécifiquement alexandrine. La syntaxe ne fait montre d’aucune particularité : les auteurs anciens n’en mentionnent aucune, et les auteurs modernes n’en ont pas trouvé qui soient propres à l’usage d’Alexandrie.
31C’est le lexique qui représente l’essentiel de l’étude, parce que les auteurs anciens portaient une attention particulière aux particularismes lexicaux. L’étude discute cinquante-quatre lexèmes ou locutions selon trois critères : le terme est-il nouveau ou non, le terme est-il pris dans une acception nouvelle ou non, le référent est-il une réalité typiquement alexandrine ou non ? Le corpus ainsi constitué est volontairement large, J.-L. Fournet y a inclus aussi les termes donnés comme « alexandrins » par les sources anciennes, et pour lesquels il conclut qu’ils ne sont pas typiques d’Alexandrie (sur ce point, la confrontation avec les données des papyrus provenant d’autres régions d’Égypte est décisive). Les termes sont classés par champs sémantiques. Sans surprise, les séries des termes se référant à la flore, à l’alimentation, notamment les noms de poissons, ou aux récipients divers sont les plus fournies. La plupart des termes sont en effet des substantifs ayant un référent concret : les autres parties du discours, verbes, adjectifs, adverbes, conjonctions, sont très peu représentées, ce qui ne saurait surprendre, dans la mesure où il s’est agi d’abord de nommer des realia propres à l’Égypte (faune, flore, artisanat local). Quelques termes réfèrent à des réalités sociales, économiques, religieuses typiquement alexandrines, comme les noms de monnaie (???????? ?????µ?, nom d’une monnaie frappée à Alexandrie, ????????, nom de la monnaie de bronze), le nom des ?????????, membres laïcs d’une confrérie religieuse, appelés hors d’Égypte ?????????, et que J.-L. Fournet considère comme un terme alexandrin à l’origine qui s’est ensuite répandu en Égypte, ou le nom d’une institution sanitaire par ailleurs inconnue, celui de la ????????, femme chargée de la collecte des protections périodiques féminines (appelées ???????), dont le nom est dérivé de celui du héraut et transmis par une notice de la Suda.
32Il y a une série de termes plaisants tout à fait savoureux, sobriquets ou plaisanteries qui reflètent des innovations isolées plus qu’un trait de la langue locale (mais qui ont pu avoir un certain succès), comme le ????????µ??? « taxe due par les éleveurs d’imbéciles », qui désigne une taxe sans doute fantaisiste imposée aux astrologues : le mot est composé de ???? « imbécile » et ????µ???, qui désigne la taxe payée par les éleveurs pour avoir le droit d’utiliser des pâturages appartenant à l’État. Le surnom ??????????? « marchand de thon salé », donné à un certain Séleucos (Strabon 17, 1, 2), et que les Alexandrins auraient ensuite accolé à Vespasien, d’après Suétone. L’usage de ???? « étable » pour désigner métaphoriquement la « prison », s’il faut en croire Jean Philopon, fait partie de ces termes imagés de la langue familière, voire argotique, qui ont dû connaître une extension assez large.
33Tous ces termes sont soit des mots nouveaux, soit des mots connus en grec mais qui ont pris un sens nouveau. Même parmi les mots nouveaux, il y a peu de mots d’origine égyptienne ou qui représentent l’hellénisation d’un mot égyptien (un cas de ce genre est le nom de la fête des ????????), on constate au contraire que le mot grec est parfois forgé comme une dénomination purement grecque, sans rapport aucun avec le terme égyptien ou sémitique (???????? pour une variété de cannelle, en face du nom emprunté au sémitique ??? attesté chez Dioscoride). Les termes imagés sont nombreux, et nombre de sens nouveaux ou de mots nouveaux sont dus à une métaphore, une métonymie ou autre, par exemple pour ???????, nom d’un récipient en forme de haricot.
34Pour chacun de ces termes, J.-L. Fournet discute les attestations, le sens, le contexte, les analyses déjà proposées, et tâche de démêler ce qui relève d’un usage proprement alexandrin de ce qui relève d’un usage plus large, celui du grec d’Égypte ou celui de la koinè en général. Les sources elles-mêmes sont parfois peu claires sur la signification même des termes concernés : la discussion des sources est faite avec la plus grande honnêteté, les différentes interprétations possibles sont soupesées et les hypothèses sont toujours présentées comme telles. Dans ces sables mouvants, l’auteur fait preuve d’une prudence qu’on ne peut prendre en défaut, et l’on suit d’autant plus volontiers ses conclusions. Un index des mots et un index des auteurs anciens cités permettent de se retrouver aisément dans l’ouvrage.
35L’étude se termine par un bref passage sur la stylistique, en fait une longue citation d’un érudit byzantin du début du XIVe siècle, Théodore Métochite, « Que tous ceux qui ont été formés en Égypte ont une façon de parler plus âpre », jugement appuyé sur l’exemple de plusieurs auteurs actifs à Alexandrie ou formés à Alexandrie : comme le souligne J.-L. Fournet, il est difficile de savoir si cela représente l’opinion de Métochite ou s’il reprend une thèse défendue par d’autres avant lui. Ce texte très intéressant dit que ce qui est « âpre » chez les auteurs visés est leur vocabulaire. Il y a toutefois peu de chances que ce vocabulaire soit du même registre que les termes rassemblés par J.-L. Fournet.
36Au terme de l’étude, l’auteur rejette l’idée qu’il ait existé un dialecte alexandrin, et il a sans aucun doute raison sur ce point. Quelques particularités lexicales dans la désignation des realia de la ville ou de la région ne suffisent pas pour constituer un dialecte, cela va de soi, surtout quand ces mots appartiennent à la langue familière, voire argotique. Mais l’étude minutieuse qui est faite de chaque terme permet non seulement de répondre par la négative à cette question, mais aussi de préciser la plus ou moins grande diffusion de ces termes et d’éclairer leur genèse et leur fortune. Elle constitue à ce titre une contribution précieuse à l’étude de la koinè.
37Claire Le Feuvre
Glenn Patten, Pindar’s Metaphors. A Study in Rhetoric and Meaning, Bibliothek der klassischen Altertumswissenschaften, 124, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2009, X + 276 pages
38Les relations entre études classiques et pensée critique, surtout post-structuraliste, ou entre pratique philologique et historique, théorie littéraire et philosophie, sont parfois tendues, et donc fructueuses. Un bon exemple est l’ouvrage de Glen Patten, issu d’une thèse doctorale soutenue à Heidelberg en 2007, remaniée et traduite en anglais. Et nous abordons là ce que l’auteur, en préface, appelle un « unfinished business », auquel la poésie pindarique, des scholies anciennes aux analyses récentes, hétérogènes sur le plan épistémologique et idéologique, offre un fertile champ d’investigation.
39L’introduction (p. 1-22) et la conclusion (p. 234-238) insistent sur la coexistence de trois niveaux : théorie littéraire (et « déconstruction ») ; histoire de la recherche sur Pindare ; et lecture des épinicies. L’auteur insiste sur la difficulté de l’entreprise : se référant à W. Benjamin (Die Aufgabe des Übersetzers), G.P. se fixe comme programme l’analyse de tensions dynamiques, que Pindare met aussi en scène, réflexivement, entre signification (« meaning ») et rhétorique, herméneutique et poétique, liées au fait que « l’interprétation d’une métaphore n’est pas une métaphore ».
40Les deux premiers chapitres (I : «?Rhetoric as a theory of literature?», p. 23-59, et II : «?Studies?», p. 60-120) sont d’ordre épistémologique. G.P. y étudie la tension qu’implique la primauté accordée à la persuasion sur la « figuralité », dans une tradition issue du Sophiste de Platon, puis d’Aristote à Hegel, et opposée à la critique des notions de lisibilité, de cohérence textuelle et de subjectivité, menée par Paul de Man. G.P. brosse une histoire des études pindariques, par exemple chez Boekh, Dissen, Wilamowitz, et Bundy, Hubbard puis Kurke, tous confrontés, avec des réponses variées, à la double contrainte qu’implique leur postulat d’un sens littéral, à chercher dans l’immanence d’un texte fini, et la nécessaire médiation des figures poétiques et rhétoriques, surtout des métaphores, qui laissent toujours un « reste ».
41Le chapitre III, «?The rhetoric of meaning?», p. 121-143, analyse la première Olympique, le mythe de Pélops, et les notions de muthos, pseudos, et charis. On aboutit à une conception de l’interprétation qui, pour suivre Pindare même, devrait, selon G.P., se défaire de toute quête idéaliste ou historiciste du sens littéral et profond, vrai et présent : un poème est une pure surface, et « il n’y a rien derrière le texte ».
42Les deux derniers chapitres (IV : «?Unity?», p. 144-186, et V : «?The subject?», p. 187-233) reviennent à deux questions cruciales, à la fois pratiques et théoriques : l’unité de l’ode et le « Je » poétique. Pour G.P., l’idée d’une unité constitutive du poème, fondée sur une identité générique, une occasion rituelle unique, un sens allégorique général, et des limites textuelles claires, qu’il met en relation avec les Métaphysique et Poétique d’Aristote, et confronte aux réflexions de Derrida sur le parergon, n’est pas seulement moderne et se trouve subvertie par la composition des épinicies (par exemple Ol. II, VI, Py. IX). De même, l’idée d’une subjectivité/intériorité du poète, confirmée par la biographie et/ou liée à une construction monodique du moi, est troublée par Pindare même dans ses figurations de la parole comme arme de jet, issue d’une origine intentionnelle, voire infirmée, dans les ruptures énonciatives des Ol. III, IX, XIII, et, surtout, dans l’Ol. X, par l’impossibilité affirmée d’une présence absolue de la victoire et de la gloire, et l’écriture du nom propre comme mort et altérité irréductibles.
43L’ouvrage est complété par une bibliographie (p. 239-260) et un index mixte (p. 261-275, regroupant notions et auteurs, modernes et anciens). G.P. est peu informé des apports de la linguistique énonciative (et d’une certaine érudition d’expression française ou italienne non traduite), y compris sur la question du « sujet » parlant. De même, sur le rapport entre métaphore et concept, ou entre figure et fond, on pourrait se référer aux « cognitive poetics », par exemple à G. Lakoff et M. Johnson, sur la « métaphore conceptuelle ». Pragmatique et cognition constitueraient pour G.P. des alliés de choix, mais dans des domaines éloignés de l’herméneutique et de la métaphysique de la présence qu’il déconstruit, jusque dans les plis secrets de l’histoire de la philologie. Sa démonstration peut agacer les classiques opposants à la « théorie », comme elle a réjoui l’auteur de ce compte rendu, mais en fait elle construit une pensée critique qui a besoin d’un « mauvais objet » philologique pour s’établir comme juste. Alors qu’un tiers existe, entre linguistique et anthropologie du poétique. On l’aura compris : le débat, ainsi restreint, n’en est pas moins passionnant et lourd d’implications scientifiques, voire idéologiques, sur ce que sont philologie, traduction ou histoire de la littérature.
44Michel Briand
Ruth Webb, Demons and Dancers. Performance in Late Antiquity, Cambridge (Massachusetts)-Londres, Harvard University Press, 2008, VIII + 296 pages
45Demons and Dancers est la plus récente d’une série de publications importantes consacrées, depuis 2007, au mime et à la pantomime, genres dramatiques antiques parfois dits mineurs ou populaires? [1]. L’ouvrage se distingue toutefois par la singularité de son propos et l’originalité de ses analyses. L’intention n’est nullement, en effet, de produire une histoire des genres mineurs antiques ou de définir les caractéristiques artistiques et littéraires du mime et de la pantomime, mais bien de relire et d’éclairer un corpus de textes rhétoriques antiques, chrétiens et non chrétiens, qui participèrent de la construction d’une image négative du théâtre dans l’Antiquité tardive ou qui contestèrent cette image dans le cadre de Défenses de genres dramatiques décriés. Il s’agit de comprendre pourquoi et comment, pendant une période donnée de l’Antiquité, les représentations théâtrales furent associées aux notions d’obscénité, de lubricité ou de déviance sexuelle. L’auteur commente les textes en les rapportant systématiquement à un contexte social, politique et religieux, pour en démontrer la cohérence argumentative dans le cadre très complexe des débats contemporains sur le rôle, le statut, l’influence des genres dramatiques et de leurs acteurs dans l’Antiquité tardive. Outre la pertinence et la finesse des commentaires proposés, le lecteur est frappé par l’originalité que confère à ce travail la référence constante aux travaux modernes consacrés au statut de la représentation, de la fiction, et de l’art en général : ceux, par exemple, de Jack Goody, Representations and Contradictions, qui traite de la contradiction cognitive inhérente à la notion de représentation en ce que l’acteur est à la fois lui-même et son propre sujet, de Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ? ou d’Alfred Gell, Art and Agency, consacré à la fonction sociale de l’œuvre d’art.
46Une courte et dense préface délimite clairement le champ d’étude : l’auteur se concentre sur le traitement rhétorique de la question chez les auteurs chrétiens et non chrétiens, principalement dans l’Orient grec, au cours d’une période qui s’étend du IIe au VIe siècle apr. J.-C. Ces limites chronologiques déterminent une période cohérente en termes de pratiques littéraires, période aussi de diffusion massive de deux genres, mime et pantomime, dont le premier existait en Grèce depuis la période classique mais dont le second fut créé officiellement à Rome au Ier siècle av. J.-C., après une existence officieuse sans doute bien plus ancienne en Grèce comme à Rome. Les deux genres font l’objet d’un traitement spécifique dans les premiers chapitres puis d’analyses synthétiques englobant l’ensemble des pratiques théâtrales, dans les trois derniers chapitres.
47Le corpus envisagé est presque essentiellement grec (le corpus latin est généralement présent sous forme de références ou d’allusions, à l’exception du jugement de Pâris des Métamorphoses d’Apulée). Il fait l’objet de citations brèves, généralement une expression ou un terme grecs en translittération, et la plupart du temps de simples traductions. L’auteur justifie ses choix dans une note liminaire. La pensée, claire et fluide, rend l’ouvrage accessible à un public non spécialiste. Les quarante-sept pages de notes regroupées en fin d’ouvrage éclairent le texte de références bibliographiques ou de précisions indispensables sans l’alourdir de discussions annexes. L’inconvénient est que les sources auxquelles renvoie l’ouvrage étant mal connues et parfois difficilement accessibles (on songera à la Défense des mimes de Chorikios), le lecteur ne peut tirer un profit scientifique de l’ouvrage qu’après un travail de recherche un peu long des textes mentionnés, dont aucun passage un peu fourni n’est cité dans le texte original et qu’il faut confronter systématiquement aux traductions. Le second inconvénient est l’absence de bibliographie générale. Le lecteur doit combiner l’index général, où figurent tous les auteurs modernes, et la lecture des notes qui fournissent les références bibliographiques complètes. Ces manques sont fortement atténués toutefois par la qualité des deux indices (un index locorum complet et un index général très bien conçu) et par la présence d’un outil précieux intitulé Biographical and Bibliographical Notes on Sources : il s’agit de courts développements, en fin d’ouvrage, consacrés aux sources antiques exploitées au cours de l’étude et comprenant une très brève présentation de l’auteur et la mention des éditions de référence et des traductions utilisées, pour la plupart anglaises et françaises. Toutes les sources ne sont pas également exploitées et citées dans le corps de l’ouvrage. L’auteur a, sciemment, mis en lumière les textes les plus significatifs, et les plus propres à l’analyse rhétorique. Aux constructions savantes de Lucien (Danse), de Libanios (Discours 64) et de Chorikios de Gaza (Défense des mimes) sont confrontées la subtilité et la complexité argumentative des homélies de Jean Chrysostome (Contre les jeux et les théâtres et Sur la vaine gloire et l’éducation des enfants), plusieurs passages des Confessions d’Augustin relus d’un œil neuf, ainsi que de Procope de Césarée (Histoire secrète dont le célèbre portrait de l’impératrice Theodora diffusa l’image d’une actrice prostituée), la critique de la culture païenne de Tatien (Oratio ad Graecos), les commentaires de Procope de Gaza (Panégyriques de l’empereur Anastase Ier), etc.
48Les deux premiers chapitres peignent le contexte politique et social des représentations de cette époque, en soulignant la nature collective de l’expérience théâtrale. L’auteur montre que le théâtre devient, de plus en plus, un lieu où s’exposent pouvoir et richesse, où l’on voit se creuser l’écart entre riches et pauvres. De nombreux débats agitent les milieux intellectuels sur le statut contradictoire de l’acteur, situation que vient compliquer l’exigence d’un éloignement de la scène pour une intégration à la communauté chrétienne.
49Les chapitres 3 et 4 sont consacrés à la pantomime, décrite comme un art véritable, physiquement exigeant. L’auteur défend l’idée d’une adaptabilité du genre aux circonstances ou au public, se démarquant ainsi de la description classique d’un genre normé et soumis à des règles strictes de représentation. La relation entre artiste et public fait l’objet d’une analyse très fine centrée sur l’intensité émotionnelle créée par le langage du danseur, être étrange par essence dont la gestuelle fait appel à l’imagination complice du spectateur.
50Les chapitres 5 et 6 proposent une présentation neuve du mime antique : ce genre multiforme, qui admet le désordre et en joue, est analysé sous l’angle de la proximité et du réalisme, notion que l’auteur distingue de la « crudité » et de la copie, et qui admet la représentation par allusion (celle de l’adultère par exemple). L’humour du mime est étudié dans sa relation au contexte social. Des pages très pertinentes remettent en question la vision simpliste du théâtre comme institution anti-chrétienne. La référence aux travaux de Jessica Davis sur le pouvoir de mise en question de la norme qu’elle reconnaît à la farce donne au chapitre 6 une originalité et une force étonnantes.
51Les trois derniers chapitres portent la thèse de l’auteur : l’acteur (chap. 7) et le public (chap. 8) font l’objet de constructions littéraires et idéologiques aussi bien dans les inscriptions que dans les textes. La question du regard est au centre de la réflexion : l’auteur étudie la perception comme une interaction complexe entre vision, mémoire et langage : le regard étant, dans l’Antiquité, une forme du toucher, il établit un contact entre celui qui voit et ce qui est vu. Sur cette base sont étudiées les métaphores du théâtre comme pollution, empoisonnement, blessure. Dans un dernier chapitre, R. Webb s’interroge sur les raisons profondes de la polémique chrétienne contre le théâtre. Il faut dépasser l’analyse traditionnelle qui met en avant le paganisme des spectacles, leur immoralité ou la parodie des chrétiens dans le mime, au profit de raisons profondes comme l’ambivalence du statut des représentations ou l’ambiguïté du statut de l’acteur. La force du chapitre repose sur l’analyse du théâtre comme image construite en opposition exacte à celle de l’Église : l’image du théâtre tient en quelque sorte lieu de repoussoir qui permet, en réalité, de traiter de problèmes internes à l’Église. Le théâtre devient alors une métaphore des dysfonctionnements de l’Église.
52Demons and Dancers est, en somme, un ouvrage neuf et très convaincant, fondé sur un commentaire érudit et clair des sources, qui témoigne d’une hauteur de vue remarquable et d’une excellente connaissance du théâtre et de la danse. On passera sur quelques affirmations sans doute contestables ou rapides, qui restent en marge de la démonstration d’ensemble : le danseur de pantomime pouvait-il vraiment se produire indifféremment avec ou sans masque ? Nous n’avons aucun témoignage. Plusieurs personnages pouvaient-ils être représentés sous le même masque ? Sur ce point encore nous manquons cruellement d’informations. L’étude de l’humour verbal dans le mime conclut à une difficulté liée à la pauvreté du corpus en ce domaine. Dans ce cas, une référence, même allusive et rapide, aux fragments de Laberius, certes hors chronologie, mais pleins de jeux d’esprit, pouvait fournir une base de réflexion (puisqu’à d’autres reprises l’auteur s’autorise la référence au mime latin d’époque républicaine). La solide cohérence de l’ensemble interdit presque de distinguer telle ou telle démonstration. L’intérêt majeur de l’ouvrage réside dans la présentation nuancée et érudite des débats qui agitèrent l’Antiquité tardive sur toutes les questions liées à la représentation : le langage du danseur dépassait-il les différences culturelles pour faciliter une communication universelle ou, comme le soutenait Augustin, la danse était-elle le produit de conventions complexes souvent incompréhensibles ? L’image produite par l’acteur a-t-elle le pouvoir de transformer le spectateur, ou ne s’agit-il que d’une copie qui, par conséquent, ne saurait avoir la force du réel ? Frappantes aussi sont les analyses des assimilations et superpositions qui, dans les inscriptions comme dans les textes, alimentent toutes les confusions : confusion entre action et mimesis de l’action, ou interprétation constante de la mimesis théâtrale comme mimesis sociale (l’acteur souhaite devenir ou devient ce qu’il incarne). Ces assimilations expliquent le pouvoir subversif, générateur d’une confusion des statuts et des identités, que les auteurs chrétiens ont reconnu au mime et à la pantomime. Comment ne pas se réjouir, également, de la salutaire mise au point sur les « inventions » que furent le mime « Christologisch » selon l’expression de Reich ou le « Tetimimo » de Traversari, qui n’existèrent que dans l’imagination des critiques ? Comment ne pas goûter la pertinence de l’équivalence proposée entre l’adaptabilité de la pantomime antique et les adaptations aux nécessités de la scène du flamenco dans les représentations de Joaquin Cortès ? Le détail des démonstrations et des commentaires, la construction de l’argumentation, la force des propositions, tout dans cet ouvrage retient l’attention et suscite l’intérêt.
53Marie-Hélène Garelli
Sarah Iles Johnston, Ancient Greek Divination, Blackwell Ancient Religions, Malden-Oxford, Wiley-Blackwell, 2008, XIV + 194 pages
54Traiter de la divination dans l’Antiquité grecque en moins de 200 pages est assurément un défi, à moins de considérer que la volonté de l’auteur est d’offrir un survol de la question au lecteur qui souhaiterait s’initier à la question. En fait, il est difficile de savoir à quel public l’ouvrage est destiné. Divisé en 5 chapitres, appuyés largement sur une lecture des sources (archéologiques, littéraires et épigraphiques) mais dépourvus de notes de bas de page, il comporte des analyses d’une grande finesse et des approches nuancées, parfois très personnelles, qui nécessitent déjà une bonne connaissance du sujet pour être comprises. Une bibliographie complète chacun des chapitres mais laissera le spécialiste sur sa faim dans la mesure où les ouvrages non anglophones restent le plus souvent à l’écart (et l’on relèvera au passage la mauvaise transcription, dans le fil du texte, du titre de l’ouvrage dirigé par J.-P. Vernant, Divination et rationalité).
55Sarah Iles Johnston justifie l’entreprise dans le premier chapitre qui tient lieu d’introduction à l’ouvrage, et dans lequel on retrouve les thèmes esquissés dans l’introduction qu’elle avait rédigée pour le volume Mantikê. Studies in Ancient Divination, paru en 2005 chez Brill dans la série « Religions in the Graeco-Roman World ». Après avoir souligné brièvement l’intérêt que les Anciens (de Platon à saint Augustin en passant par Cicéron et les Stoïciens) ont manifesté pour le sujet, elle esquisse l’« histoire de l’histoire de la divination » pour essayer de montrer que, paradoxalement, la question de la divination est restée périphérique dans les grandes études d’histoire de la religion grecque du XXe siècle, notamment depuis la fin des années 1960 où, sous l’influence des travaux d’anthropologie, c’est la magie qui semble avoir davantage fasciné les chercheurs. Elle précise que son projet est d’abord de rendre compte des méthodes et des techniques de la divination, indiquant au passage qu’elle ne traitera pas de la divination dans le monde romain (contrairement à ce que la première approche des sources antiques et de l’historiographie où l’Antiquité tardive n’est pas oubliée aurait pu laisser penser : l’ambiguïté sur le périmètre retenu ne sera en fait pas levée), et elle propose d’organiser sa matière en distinguant « oracles institutionnels » et « devins indépendants (manteis) » au lieu d’une classification traditionnelle distinguant divination « technique » et divination « naturelle ».
56Les « oracles institutionnels » font l’objet d’un traitement en deux chapitres. Le chapitre 2 est consacré à Delphes et à Dodone, le chapitre 3 à Claros, à Didymes et « aux autres ». Le découpage pourrait suivre une logique géographique s’il n’y avait à la fin du chapitre 3 quelques pages consacrées aux « oracles par incubation », ce qui conduit à quelques allusions à l’Amphiaraion d’Oropos et au sanctuaire d’Asklépios à Épidaure (mais cela ne donne lieu qu’à quelques lignes), puis de là, à Trophonios de Lébadée pour terminer par l’oracle d’Alexandre Abonouteichos, non sans quelques mots sur la nécromancie. Autant dire que le découpage retenu est arbitraire et ne permet pas de dégager une véritable cohérence si ce n’est, comme il est dit au début du chapitre 2, l’attachement de tous ces « oracles » à un lieu (notons que la figure 1 représentant une carte du monde grec censée localiser les principaux oracles du monde grec reste incomplète).
57À propos de l’oracle de Delphes, c’est la Pythie et le mécanisme de l’inspiration qui sont au centre de toute l’attention, depuis les premières attestations dans les sources littéraires jusqu’aux dernières recherches qui ont voulu mettre en évidence la présence d’éthylène s’échappant du sol à l’endroit même du temple d’Apollon. Les formes de consultation ne furent pas pour autant homogènes et il est bien rappelé que les oracles fondés sur le tirage au sort ont coexisté avec les consultations de la Pythie. Les formes de parenté avec l’oracle de Dodone sont ainsi mieux mises en valeur. Sur Claros et Didymes, pour lesquels on se trouve déporté vers l’époque hellénistique et l’époque impériale, sources littéraires et données archéologiques sont bien présentées et l’on relèvera à propos de Claros, notamment, l’approche nuancée du témoignage constitué par les consultations du philosophe cynique Œnomaos de Gadara. La suite du chapitre est moins convaincante : outre le caractère hétéroclite de l’exposé, les pages concernant l’incubation ou la question de la nécromancie (fortement minimisée) tiennent du survol.
58Les deux derniers chapitres consacrés aux manteis (dont le sens générique peut recouvrir des réalités hétérogènes) commencent par une réflexion sur la manière dont on devient mantis, sur la part respective de la naissance et de l’acquisition des aptitudes mantiques, avant que ne soient envisagées les situations dans lesquelles les manteis interviennent (batailles, maladies, etc.) et les différentes techniques que les uns et les autres utilisent (lecture des entrailles, vol des oiseaux, observation du ciel, rêves, collection d’oracles, etc.). On peut déplorer, cependant, que le devin ne soit envisagé essentiellement que comme un personnage qui intervient en contexte de crise, ce qui tend à minimiser son rôle dans la vie publique des cités grecques. Dans le dernier chapitre (« le devin et le magicien »), en concentrant son analyse sur les Papyrus magiques grecs, S.I.J. cherche à montrer combien il est difficile de tracer une limite entre divination et magie ; on perçoit alors une évolution qui conduit les Grecs de l’époque impériale à se tourner de nouvelles méthodes de divination, mais aussi vers les philosophes et un nombre de plus en plus important de divinités pour tenter de connaître ce qui relève de l’inconnu. Le chapitre se termine sur un retour sur la question de la nécromancie dont la place dans les PGM apparaît très limitée, ce qui fait conclure à l’aide de cette formule du Livre de l’Ecclésiaste : « les morts ne savent rien » (9, 5-6).
59Stimulant à défaut d’être pédagogique, l’ouvrage risque d’avoir quelques difficultés à trouver son public, comme il risque de décourager les non-anglophones désireux d’acquérir les notions fondamentales sur la divination grecque dans l’Antiquité. Il reste à souhaiter que l’on se trompe en écrivant cela, tant il fourmille de données judicieuses sur la divination, ce phénomène essentiel de la vie religieuse, autant dire de la vie tout court, des Grecs.
60Pierre Sineux
Melanie Möller, Talis oratio – qualis vita. Zu Theorie und Praxis mimetischer Verfahren in der griechisch-römischen Literaturkritik, Heidelberg, Universitätsverlag Winter, 2004, 396 pages
61Nel vasto panorama degli studi sulla mimesis il saggio della Möller si segnala per un taglio di indubbia originalità?: le tradizionali sintesi storiche sulle teorie della mimesis lasciano spazio a una prospettiva più limitata ma non per questo meno significativa?: la relazione tra uomo e stile, riletta, sul piano argomentativo, come un procedimento analogico i cui poli sono legati da rapporto mimetico ; lo stile viene così a configurarsi come immagine dell’ethos. L’indagine copre, sotto forma di sondaggi limitati a singoli autori o generi letterari, un ampio arco cronologico, che va da Solone a Cassiodoro. Uno studio incentrato su una tematica così complessa e stimolante apre la strada a non pochi spunti di discussione. Innanzitutto il termine “stile” solleva qualche difficoltà, di cui l’A. dimostra del resto piena consapevolezza?: a giudicare dai materiali raccolti nel saggio, si direbbe che l’analogia tra ethos e stile, inteso in senso stretto come lexis, risulti, in ambito greco, piuttosto sporadica ; l’analisi tende allora a orientarsi, quasi inevitabilmente, anche verso lo studio del rapporto tra ethos e livello tematico?: l’analogia non coinvolge dunque solo lo stile ma il testo nella globalità delle sue strategie tematiche e stilistiche, per cui sarebbe più opportuno parlare di analogia tra ethos e testo letterario. La scarsa presenza dell’analogia tra lexis ed ethos nella letteratura greca del VII-IV sec. a.C. potrebbe essere motivata, a mio avviso, dal suo carattere essenzialmente orale, in cui lo stile non ha ancora raggiunto quel grado di autonomia riscontrabile in culture letterarie seriori, quando la più ampia diffusione della lettura consentirà una fruizione analitica dell’assetto stilistico (soprattutto micro-sintagmatico) del testo. Non a caso si rivela più produttivo lo studio della letteratura latina, ad es. di Cicerone che sfrutta ampiamente le potenzialità argomentative dell’analogia tra ethos ed elocutio per motivare la pluralità delle tipologie stilistiche sia a livello diacronico, in quanto l’avvicendamento dei modelli stilistici procede di pari passo col mutamento dei codici socio-culturali che regolano i comportamenti collettivi, sia in un’ottica sincronica, in quanto la compresenza di diversi genera dicendi all’interno di una stessa cultura letteraria riflette la molteplicità dei caratteri individuali. Suscita qualche perplessità l’inserimento della categoria retorica del prepon all’interno di uno studio sulla mimesis?: non è forse fuori luogo ricordare che Aristotele (Rhet. 1404a20-29) considera la concezione mimetica del linguaggio peculiare della poesia e dell’oratoria solo alle sue origini, per poi sottolineare la successiva divaricazione verificatasi tra lexis poetica e prosastica, tracciando così una linea di demarcazione tra testo poetico, fondato principalmente sulla mimesis, e discorso oratorio, governato dal principio del prepon (ib. 1404b4-5). La difficoltà potrebbe essere risolta da una rilettura delle categorie aristoteliche alla luce del concetto semiotico di iconismo, che consentirebbe di evidenziare le analogie che effettivamente sussistono tra mimesis e prepon e che trovano documentazione anche nelle fonti antiche, ad es. in Dionigi d’Alicarnasso, che interpreta il prepon come relazione mimetica tra stile e referente (De comp. uerb. 20,3-7)?: il retore osserva che la disposizione delle parole varia in relazione allo stato emotivo del parlante ; analogamente il parlante imita con la compositio uerborum i fatti a cui ha assistito, pur permanendo nello stesso stato patemico ; ora, il buon oratore o poeta deve essere in grado di ricreare con gli strumenti propri dell’arte, quali electio e compositio uerborum, un effetto mimetico che si produce naturalmente. Il passo non è discusso dall’A. probabilmente perché coinvolge il pathos più che l’ethos ; tuttavia i due concetti risultano strettamente interconnessi nella retorica antica e la delimitazione dell’indagine al solo ethos, pure in sé legittima, non consente una visione organica delle teorie mimetiche dello stile. Riferimenti agli adfectus si presentano, anche se occasionalmente, nel corso dello studio, ma quando non siano riportati alla teoria dell’ethos (cfr. Cic., Tusc. 5,47 animi adfectus, p. 155-156), vengono analizzati in una prospettiva filosofica più che retorica, come nell’ampio e puntuale commento all’epist. 114 di Seneca, che stigmatizza le passioni come manifestazioni patologiche. Un’ulteriore delimitazione del campo di indagine è costituita dalla considerazione dell’ethos sotto un profilo prevalentemente morale, secondo una linea che, muovendo dalla discussione platonica sulla funzione educativa della poesia nello Stato ideale, confluisce, anche attraverso la mediazione di Isocrate, nella concezione catoniana, ciceroniana e quintilianea dell’oratore perfetto come uir bonus dicendi peritus, per sfociare infine nel trasferimento dell’analogia tra ethos e letteratura dall’ambito morale a quello estetico attuato dall’Anonimo Del sublime. Sono invece oggetto di scarsa attenzione altri aspetti della tipologia retorica dell’ethos, quali età, genere, gruppo etnico (Arist., Rhet. 1408a27-29).
62Comunque, a prescindere da queste considerazioni limitate ad aspetti più specifici, lo studio denota una vasta competenza pluridisciplinare, rara nel campo dell’antichistica, che abbraccia sociologia e teoria della letteratura (semiotica, decostruzionismo, ermeneutica) e che, oltre a conferire un solido fondamento teorico all’indagine, riesce a instaurare un vivace e produttivo interscambio tra cultura antica e moderna.
63Cesare Marco Calcante
Claude Moussy et Anna Orlandini (dir.), L’Ambiguïté en Grèce et à Rome, Lingua latina, 10, Paris, PUPS, 2007, 139 pages.
64Cet ouvrage rassemble onze contributions sur l’ambiguïté dans l’Antiquité. Après trois articles généraux sur la définition de l’ambiguïté chez les linguistes et les rhéteurs antiques, sont regroupées des contributions plus précises, privilégiant tantôt l’ambiguïté lexicale (homonymie), tantôt l’ambiguïté syntaxique (amphibolie), dans le domaine latin, puis dans le domaine grec (pour les deux derniers articles du volume).
65Alain Christol ouvre le recueil par une analyse sémantique de l’adjectif ambiguus (« Du latin ambiguus à l’ambiguïté des linguistes », p. 9-22). L’auteur montre bien que la réflexion sur l’ambiguïté, amorcée chez les Grecs par les Stoïciens qui s’intéressaient à l’« amphibolia », a été reprise par les grammairiens et les rhéteurs latins, avant de se poursuivre jusqu’aux linguistes contemporains. L’un des objets de cette réflexion est caractériser l’ambiguïté lexicale par rapport à l’ambiguïté syntaxique. A. Christol s’intéresse particulièrement à ce second type d’ambiguïté, en l’illustrant d’exemples latins.
66L’article d’Angelo Giavatto, intitulé « Aristote, Rhétorique 1407B11-18 : la critique d’une phrase ambiguë d’Héraclite » (p. 23-38), présente les critiques formulées par Aristote à l’encontre d’une phrase ambiguë d’Héraclite ; pour Aristote en effet, la clarté relève d’un bon usage des particules corrélatives et des conjonctions de subordination (appelées indifféremment « sundesmoi »). Il insiste sur le fait que la syntaxe a un rôle essentiel à jouer, en marquant de la manière la plus lisible possible les rapports de connexion ou de séparation entre les termes de la phrase. C’est précisément cette recherche de clarté qui entraînera à l’époque hellénistique la création d’un système de ponctuation.
67Alessandro Garcea présente ensuite les réflexions de saint Augustin sur l’ambiguïté (« Saint Augustin, les uniuoca et l’ambiguïté universelle », p. 39-48). Dans le De dialectica, Saint Augustin en effet reprend à son compte l’affirmation des Stoïciens selon laquelle omne uerbum ambiguum, et il l’explicite en la rapportant aux uerba simplicia (mots pris isolément) sans se poser la question des combinaisons de mots visant à former un énoncé. Augustin élargit aussi la problématique aristotélicienne de l’ambiguïté (associée chez Aristote aux homonymes) aux uniuoca (c’est-à-dire « synonymes »). Il manifeste ainsi son originalité par rapport à ses prédécesseurs quand il s’agit de décrire le langage.
68Michèle Fruyt, dans son article « L’ambiguïté lexicale, quelques réflexions sur le latin » (p. 49-56) dresse un portrait exhaustif des différents cas d’ambiguïté lexicale attestés en latin : homonymie, homographie, homophonie. L’usage de préverbes polysémiques contribue par ailleurs à créer des lexèmes ambigus (tels les deux deformare : « donner une forme/déformer »). M. Fruyt conclut en rappelant qu’un excès d’ambiguïtés a pour conséquence un réaménagement du lexique, avec parfois même la suppression pure et simple des termes sources d’erreur.
69Claude Moussy (« Ambiguus, ambiguitas, anceps, utroqueuersus dans le vocabulaire de l’ambiguïté », p. 57-64) balaie le champ des différents termes désignant l’ambiguïté (ambiguitas) pour mieux les définir de manière contrastive. Ainsi, ambiguus et anceps partagent tous les deux les sens d’« incertain » et « ambigu » appliqués à des mots isolés, mais ambiguus est le seul employé pour désigner l’ambiguïté des mots associés dans le contexte d’une phrase. L’adverbe utroqueuersus caractérise quant à lui les mots ayant un double sens (par exemple, ignarus : « qui ne connaît pas » ou « qui n’est pas connu »).
70Dans son riche article « L’ambiguïté dans les Verrines : du verrat au sanglier » (p. 65-79) Benjamín García Hernández commence par présenter les théories de l’ambiguïté telles qu’elles figurent dans les œuvres de Cicéron ou de Quintilien. Il rappelle que les Anciens ne différenciaient pas l’homonymie et la polysémie qu’ils désignaient du seul terme d’« homonymie ». Prenant un exemple précis, il montre comment le jeu sur l’équivoque Verres/uerres (« verrat ») donne à Cicéron une occasion facile de sous-entendus volontaires. Ce jeu sur le nom propre est fréquent dans l’invective cicéronienne. B. García Hernández se penche en particulier sur l’expression ius uerrinum ; il explique que l’ambiguïté de l’expression (« droit de Verrès »/« bouillon de verrat »), en dépit des apparences, relève non de l’homonymie mais de la polysémie. En effet, le terme ius (pour lequel l’auteur préfère l’hypothèse le rattachant à la racine de iungere), désigne une « formule d’union » juridique ou culinaire, d’où les sens de « formule juridique, droit », « recette culinaire », et « sauce ». Le nom du collaborateur de Verrès, Apronius, qui dérive du nom du sanglier (aper), se prête aussi à des jeux de mot rattachant le sanglier au verrat. Et Cicéron d’expliquer que pour Verrès, Apronius est similis sui (« semblable à lui », mais aussi « semblable au porc », avec un jeu sur les formes homonymes du pronom possessif se et du nom du porc : sus, suis). Cicéron jouera enfin sur la polysémie de l’adjectif singularis (« singulier »), régulièrement appliqué à Verrès, et qui peut servir à caractériser le sanglier mâle qui n’est pas grégaire.
71La contribution suivante (Bernard Bortolussi : « Phénomènes d’ambiguïté syntaxique dans la proposition infinitive », p. 81-91) aborde le domaine des ambiguïtés syntaxiques. La proposition infinitive en effet présente le risque d’ambiguïtés syntaxiques du fait que son sujet est à l’accusatif ; quand son verbe est accompagné de deux termes à l’accusatif, on peut donc hésiter pour savoir lequel est le sujet et lequel le complément d’objet direct. Pour éviter ces ambiguïtés potentielles, les interlocuteurs disposent de plusieurs outils, comme la nature du verbe : ainsi, si celui-ci appelle un sujet animé, cela facilitera l’identification du sujet en question. Le locuteur peut aussi s’appuyer sur l’ordre des constituants (l’ordre des mots le plus fréquent veut que le premier accusatif soit le sujet, le second l’objet). Enfin, en règle générale, dans les propositions infinitives, le contexte, les facteurs pragmatiques et les propriétés lexico-syntaxiques des constituants permettent d’éviter des ambiguïtés qui pourraient être gênantes.
72L’article de Mauro Lasagna (« Les relatives latines avec l’infinitif ; un cas d’ambiguïté syntaxique ? », p. 93-102) complète cette approche des ambiguïtés syntaxiques dans la proposition infinitive en abordant le cas où la relative et l’infinitive qu’elle régit ont en commun le pronom relatif, qui occupe une fonction syntaxique dans chacune des deux propositions. L’infinitive présente en outre la particularité de se retrouver incluse dans sa propre subordonnée. Après avoir réfléchi aux possibles origines de cette tournure, l’auteur conclut que cette tournure est certainement favorisée par le fait que la proposition infinitive est dépourvue d’un démarcatif syntaxique, rôle que peut alors jouer le pronom relatif. Enfin, l’ambiguïté syntaxique de cette tournure réside dans la superposition des fonctions des deux propositions concernées (fonction attributive et complétive), mais aussi de leur structure (superposition de plusieurs rôles fonctionnels).
73Maria Antonietta Codecà et Anna Maria Orlandini co-signent une contribution enrichie de nombreux exemples, consacrée à « L’ambiguitas des réponses oraculaires » (p. 103-112). Cette ambiguitas traditionnelle des réponses oraculaire peut avoir plusieurs sources : l’indétermination référentielle (l’expression « un mur de bois » peut renvoyer aussi bien à une palissade de l’acropole qu’à un navire), l’homonymie (Caligula apprend qu’il doit se méfier de Cassius, mais il ne fait pas tuer le bon), ou la syntaxe (dans une infinitive où le verbe est accompagné de deux accusatifs, on peut accepter deux interprétations : soit le premier accusatif est le sujet et le second le complément d’objet direct, soit c’est l’inverse).
74Le recueil se termine par deux contributions consacrées à l’ambiguïté lexicale dans un corpus grec. Angela Maria Andrisano s’intéresse en effet à la description des Érinyes dans les Euménides d’Eschyle (« Les Érinyes ???????, une épithète ambiguë chez Eschyle, Eum. 51?», p. 113-120). Dans cette œuvre d’Eschyle, les Érinyes sont caractérisées par l’adjectif ??????? dont le sens est ambigu : « sans ailes » ou « rapide ». Il est probable que l’auteur tragique joue sur cette ambiguïté : l’absence des ailes qui caractérise les Érinyes matérialise une sorte d’impuissance temporaire de celles-ci. Elles restent cependant encore rapides quand il s’agit de poursuivre leurs victimes.
75Enfin, chez Aristophane, comme l’explique Vinicio Tammaro (« Quelques ambiguïtés chez Aristophane », p. 121-126), l’ambiguïté lexicale est au service du comique. À travers quelques exemples bien choisis, V. Tammaro montre qu’Aristophane renforce l’effet comique, qu’il tire de la polysémie des lexèmes, par un recours à l’effet de surprise (aprosdokéton).
76Ce volume vient compléter des publications plus anciennes sur le thème de l’ambiguïté dans l’Antiquité?: par exemple, I. Rosier (dir.), L’Ambiguïté, cinq études historiques, Histoire de la linguistique 2, Lille, PUL, 1988 ; L. Basset, F. Biville (dir.), Les jeux et les ruses de l’ambiguïté volontaire dans les textes grecs et latins, Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, 2005.
77Par la variété de ses contributions, il est susceptible d’intéresser des spécialistes de l’Antiquité, mais aussi des linguistes travaillant sur un corpus plus contemporain, qui souhaiteraient enrichir leurs recherches par une réflexion sur les premières modélisations de l’ambiguïté, tout comme sur l’usage pragmatique qui en était fait dès l’Antiquité.
78Sophie Roesch
Alexandre Grandazzi, Alba Longa, Histoire d’une légende, Bibliothèque des Écoles Françaises d’Athènes et de Rome n° 336, Rome, École française de Rome, 2008, 2 volumes, 988 pages, 22 planches
79Il est exceptionnel que les ouvrages parus dans la BEFAR se présentent sous la forme de deux volumes – on songera bien sûr au n° 224 de la collection, Roma Christiana de Charles Piétri, paru en 1976. C’est dire l’ampleur de l’étude que nous offre ici A. Grandazzi, qui constitue une reprise, largement complétée et enrichie, du dossier d’habilitation qu’il avait présenté en Sorbonne en 1999. Le souci d’exhaustivité, la volonté de ne laisser en dehors du champ de l’enquête aucun aspect du sujet sont impressionnants : à propos de la vieille métropole des trente peuples latins, l’auteur mène son lecteur de la géographie à l’archéologie, à l’histoire, à l’étude de la tradition littéraire. Avec ce travail monumental, on dispose désormais d’une somme à laquelle on pourra se référer non seulement pour Albe, mais pour l’ensemble de ce qui touche à la zone des monts Albains. Pour ne prendre qu’un exemple, on évoquera le « livre deuxième », intitulé « De l’archéologie à l’histoire » où sont énumérées minutieusement, de la p. 181 à la p. 355, toutes les découvertes qui ont été faites dans l’ensemble de la zone, avec le souci non seulement d’en exposer le résultat avec le plus d’exactitude et de précision possibles (y compris dans le cas, fréquent, de trouvailles anciennes, insuffisamment décrites aux yeux du spécialiste moderne), mais aussi de les replacer dans l’histoire de notre perception du Latium antique. On y trouvera ainsi la mise en relief d’un moment-clé comme la découverte, en 1816-1817, des premières urnes-cabanes, ou bien sûr la question des localisations successivement proposées pour le site d’Albe, en un chapitre joliment appelé « Les errances d’une ville-fantôme » (p. 445-514) – question qui n’est malheureusement pas close, puisque la solution toute simple et raisonnable, déjà défendue par A. Grandazzi dans son article des MEFRA de 1986 sur « La localisation d’Albe », d’une non-pertinence d’une telle recherche pour une réalité qui renvoie de toute façon à un stade préurbain, n’a pas découragé certains de continuer à vouloir repérer sur le terrain les traces d’une ville qui se serait appelée Albe. Sur cette question de la localisation d’Albe l’auteur nous offre une liste complète des témoignages antiques, littéraires et épigraphiques (p. 448-457), suivis d’une scrupuleuse analyse philologique (p. 458-472, où sont bien soulignées les incertitudes des Anciens eux-mêmes, puisqu’à côté de la collocation habituelle sur le mont Albain, on a la trace d’une autre, sur le tracé de la voie Appienne, plus au sud). C’est en effet un des intérêts primordiaux de ce gros travail que de nous donner, sur les points essentiels, toute la documentation utilisable. Indépendamment même de la discussion qui en est faite, on appréciera d’avoir ainsi un accès facile à l’ensemble des sources. Jusqu’ici, s’agissant de la question des rois d’Albe, qui est exposée d’abord personnage par personnage (p. 731-785), puis auteur par auteur (p. 785-890), on devait toujours se reporter à la vieille synthèse de K. Trieber, parue dans Hermes en 1894 (dont le livre reprend d’ailleurs la Königstafel von Alba Longa dans sa pl. 22) ! Mais il serait injuste de ne voir dans de telles synthèses documentaires que des états de la question sans avancées nouvelles : ainsi, dans l’exposé sur les sources qui nous informent sur le rituel des Féries latines (p. 519-562), A. Grandazzi, pour la première fois, donne toute son importance au témoignage de Cicéron dans le Pro Milone où il a su repérer une allusion précise au sacrifice humain qui semble bien avoir été célébré en l’honneur de Jupiter Latiar (p. 655-656) et dont les autres témoins, à partir de Justin et jusqu’à Prudence et Paulin de Nole, sont beaucoup plus tardifs, sinon suspects d’avoir été influencés par la polémique anti-païenne. On voit que, sur un point aussi discuté que celui-là, l’enquête présentée dans ce livre fait réellement avancer la discussion et progresser nos connaissances.
80L’exposé commence par des considérations sur la géographie. Il y a là un louable souci de déterminer le plus exactement possible quel a été le cadre exact dans lequel s’est déroulée la vie du Latium primitif (avec des exposés successifs sur les reliefs, les eaux, les forêts, les climats), et il n’est jamais inutile de rappeler l’importance de ces considérations : A. Grandazzi reprend rapidement (p. 83-85) l’analyse qu’il avait proposée dans le BAGB de 2003 de l’éruption du lac Albain en 398 av. J.-C., considérée avec scepticisme par les commentateurs modernes, à la lumière de ce qui s’est passé en 1986 pour le lac de Nyos, au Cameroun. Il nous paraît ainsi avoir démontré, à l’encontre de ceux qui ne voyaient dans la montée soudaine des eaux d’un lac habituellement si tranquille que pure imagination, qu’il a bien dû se passer un événement de ce genre à ce moment, événement qui a été immédiatement interprété en termes de prodigium dans le contexte de la guerre, difficile, qui opposait alors Rome à Véies (et qui, à notre avis, a dû alors être pensé en fonction de la thématique du « feu dans l’eau », envisagée par G. Dumézil, qui lui a alors fourni un cadre de lecture). Cette géographie, bien sûr, a subi la marque de l’homme et le lecteur ne perd donc jamais de vue l’histoire. Mais celle-ci s’éclaire souvent à la lumière des données géographiques : on rappellera que l’étude de la question de l’émissaire du lac Albain – dont la première forme paraît remonter au VIe siècle av. J.-C. –, de celle de la localisation de l’aqua Ferentina, de celle de l’organisation des cuniculi de la campagne latine, qu’A. Grandazzi reprend ici après l’avoir amorcée dans différents articles (p. 85-105), semble donner raison à la thèse de la grande Rome des Tarquins, et donc corroborer la tradition, violemment remise en cause comme on le sait par A. Alföldi, d’une prépondérance au sein de la ligue latine, dès cette époque, de la Ville, seule puissance capable de mettre en œuvre de tels travaux. Nous ajouterons, dans la ligne des brillantes analyses proposées par l’auteur, que l’idée peut peut-être s’appuyer sur les traces que nous avons cru pouvoir déceler dans le récit annalistique d’une mise en parallèle de l’action de Tarquin le Superbe et de la tradition sur Énée, tournant autour de l’instauration du culte de Jupiter Latiar (on verra nos remarques dans « Incongruenze nella tradizione sul regno di Tarquinio Superbo », RIL, 2008). L’intérêt historique de l’analyse (p. 72-83) d’un autre émissaire, celui du lac de Nemi (qui paraît datable des environs de 500 av. J.-C.) est identique : A. Grandazzi, s’appuyant sur le fameux fragment de Caton 58 Peter = 2, 28 Chassignet (qui relate la dédicace du sanctuaire d’Aricie par un dictateur de Tusculum), y voit suggestivement une réponse au creusement de l’émissaire du lac Albain sous l’égide de Rome de la part des cités latines au moment de leur rupture avec Rome à la suite de l’avancée de Porsenna et du renversement des Tarquins.
81Nous avons déjà évoqué la partie suivante, où les découvertes de l’archéologie sont exposées systématiquement. Nous nous bornerons à souligner la qualité de l’information qui recommandent ces pages, où l’auteur se montre informé des découvertes et des débats les plus récents. Nous prendrons comme exemple ce qu’il dit sur la question du vin, p. 415-427, qui montre bien combien les choses ont évolué depuis la synthèse, pas si ancienne, de Michel Gras dans ses Trafics tyrrhéniens archaïques, qui date de 1984. L’hypothèse d’une forme locale de l’usage de la vigne, sinon de production d’un breuvage qui en aurait été tiré antérieurement à l’arrivée du vin de type grec dans le cadre de la colonisation (ou sans doute déjà de la précolonisation du IXe siècle av. J.-C.) ne peut plus être totalement écartée depuis qu’on a relevé la présence de nombreux pépins de raisins de vigne sauvage dans un contexte archéologique du XVIe siècle av. J.-C. L’abondance des termes purement indigènes, différents de uinum dont le rapport avec le grec est évident (mais pour lequel A. Grandazzi a raison de suivre l’hypothèse, reprise par L. Agostiniani, d’un passage à travers l’étrusque), la richesse des traditions et des rituels liés au vin, l’analyse de certains matériels archéologiques comme ces prétendus braseros que l’auteur propose d’identifier, à la suite de G. Colonna, comme des supports à vases à vin (il aurait été utile également de mentionner celle de sortes de faucilles où on a envisagé de reconnaître des serpettes, et donc des outils de vignerons) induisent l’auteur à écarter l’idée reçue d’une arrivée du vin et de la vigne seulement vers la fin du VIIIe ou le début du VIIe siècle av. J.-C., en relation avec une chronologie « numaïque » dont il souligne à juste titre qu’elle peut tenir surtout à une reconstruction en fonction de la personnalité qui a été attribuée à ce roi dans la tradition.
82La partie suivante, où est abordée la question des Féries latines et des rites célébrés autour du sanctuaire de Jupiter sur le mont Albain est sans aucun doute une des plus remarquables de l’ouvrage et nous avons déjà souligné l’intérêt qu’il y a pour les chercheurs à pouvoir disposer désormais d’une telle analyse de la documentation et de ce qu’ils sont en droit d’en tirer. Sans doute certaines propositions peuvent-elles apparaître comme très hypothétiques : l’idée que l’apport proprement latin dans le panthéon étrusque, mis en relief récemment par H. Rix (mais il est à vrai dire le plus souvent difficile de distinguer ce qui peut être latin et ce qui peut être ombrien ou sabin), soit lié à une influence du sanctuaire albain ne peut être qu’une hypothèse parmi d’autres (une dédicace étrusque d’un Velchaina de Caeré a été trouvée à Satricum et Rome a livré des offrandes de donateurs étrusques, ce qui peut laisser penser que, pour une époque antérieure déjà, les liens religieux avec le Latium ont été multiples et non concentrés sur le grand sanctuaire albain). Autre point : il est dommage que n’ait pas été prise en considération l’étrange affirmation, pour l’origine du rite d’oscillatio, qu’il serait lié au fait que Latinus avait été retrouvé pendu. Il s’agit certes d’un témoignage isolé et tardif (une note de la Breuis expositio sur les Géorgiques), que la perspicacité de J. Carcopino, dans son Virgile et les origines d’Ostie, avait su retrouver. On peut sans doute révoquer en doute la validité de ce témoignage tardif, mais on peut tout aussi bien estimer qu’une forme aussi aberrante de la tradition ne peut avoir été inventée et donc remonte à une date ancienne. Que soient ou non à admettre les conclusions que M.V. Garcia Quintela a pensé pouvoir en tirer récemment (concluant à un apparentement entre le Jupiter albain et le dieu des pendus et lui-même pendu de la mythologie scandinave qu’est Odinn ; voir Le pendu et le noyé des monts Albains, Bruxelles, 2007), il aurait été indiqué de s’arrêter sur ce texte. Mais ce sont là des détails : répétons-le, cette partie du travail sera un point de référence. Elle pourra donner lieu, ce qui n’est pas son moindre intérêt, à des développements et des approfondissements. En lisant les pages où A. Grandazzi décrit le mécanisme du sacrifice humain qui semble avoir été lié au culte du Jupiter latin (et dont il nous paraît avoir démontré qu’on ne saurait le ramener à une affabulation tardive), nous avons été frappé par la conjonction d’éléments tels que la course de chars et la victoire d’un des concurrents, l’aspersion par le sang de la victime sacrifiée de la statue du dieu, et la connexion d’éléments comparables qui existe dans le rituel de l’October equus, dont Dumézil avait naguère souligné la parenté avec le rite de la souveraineté qu’est l’asvamedha indien, et à la lumière duquel nous avons nous-même récemment proposé de comprendre la tradition sur l’aurige Ratumena, vainqueur dans une course de chars à Véies mais mourant bientôt du fait de son char emballé dans une course folle vers le temple de Jupiter Capitolin à Rome. C’est une piste de réflexion que les remarques suggestives de l’auteur permettent d’ouvrir.
83La dernière partie également, celle consacrée à la tradition sur les rois d’Albe, et dont nous avons également relevé l’importance, stimulera tout autant la réflexion. Certains points pourront, et même devront être approfondis. S’agissant des personnages qui ont été regroupés dans la liste (ou plutôt les listes) classique(s) de la dynastie albaine, et même si cette figure a fait l’objet de travaux relativement récents (Dumézil, Quintela), il aurait été utile de s’arrêter davantage sur Allodius/Aremulus/Amulius, derrière lequel, à la différence de la plupart des membres de cette dynastie qui sont assurément des créations secondaires, on retrouve la trace d’une légende qui a des chances d’être ancienne (on a affaire à méchant roi, puni pour ses excès et submergé par les eaux, et donc à une histoire du type de celle du roi d’Ys). De même, il sera bon de compléter l’étude des figures connues pour Albe par celle de la tradition sur les rois laurentes, autrement dit de reprendre sur ce point la question de la confrontation entre Albe et Lavinium. Il ne nous semble pas certain que des figures comme celles de Picus et Faunus, les prédécesseurs immédiats de Latinus dans la liste des rois laurentes, aient été liées à Albe. Quant à Latinus (qu’A. Grandazzi a raison de lier exclusivement à Lavinium dans le texte du pseudo-Hésiode en repoussant l’identification d’Agrios à Silvius, et non à Faunus, qu’avait avancée A. Alföldi), il nous semble illusoire de ramener à l’unité une telle figure d’éponyme, qui a pu naître en différents lieux et être à chaque fois utilisé pour affirmer les prétentions du lieu à un rôle prépondérant au sein du nomen Latinum. Pour Lavinium, avec les données archéologiques et aussi la question du pater Indiges, on a visiblement affaire à des développements anciens. Il sera bon de chercher à cerner en détail les enjeux et le contexte historique de la formation de cette autre liste royale, différente, liée à Lavinium, mais qui ne peut pas être étudiée indépendamment de celle élaborée pour Albe. Ainsi, l’ouvrage d’A. Grandazzi invite à poursuivre la réflexion, mais ce n’est pas une des moindres qualités de ce travail extrêmement important et qui, assurément, nous apporte déjà beaucoup.
84Dominique Briquel
Molly Pasco-Pranger, Founding the Year : Ovid’s Fasti and the Poetics of the Roman Calendar, Mnemosyne-supplementa 276, Leyde-Boston, Brill, 2006, VIII + 326 pages
85Molly Pasco-Pranger (dorénavant P.-P.) propose d’étudier la relation entre la forme poétique des Fastes d’Ovide, leur organisation sous forme de calendrier et le matériel politico-religieux mis en œuvre dans cette élégie étiologique. Il s’agit de lire le calendrier comme un élément constitutif du projet poétique d’Ovide, non comme un simple cadre unificateur, mais comme un véritable « modèle culturel » (au sens où le définit G.B. Conte dans The Rhetoric of Imitation, traduction de Ch. Segal, Ithaca, 1986, p. 98-99), avec ses propres façons d’organiser le sens. Le projet didactique des Fastes d’Ovide n’est donc pas seulement une versification du calendrier, c’est une reconstruction de l’année sous forme poétique, utilisant les stratégies et les possibilités discursives de la poésie pour explorer les réseaux conceptuels que le calendrier représente graphiquement et les connexions entre rites qu’il encourage.
86Dans le 1er chapitre, P.-P. remarque à juste titre qu’Ovide dévoile les manipulations idéologiques mises en œuvre par le calendrier, et le traite en même temps comme un outil fondamental pour construire de la stabilité sociale et du sens. Le poème reconnaît et explore la connexion entre contrôle du calendrier et pouvoir, en se construisant lui-même comme un calendrier, et s’interroge ainsi sur la relation entre construction autoritaire et construction individuelle de l’année rituelle. L’effet produit par Ovide n’est pas tant, selon P.-P., de dégonfler le potentiel du calendrier à construire du sens que d’explorer les mécanismes mis en œuvre pour y aboutir.
87Au chapitre 2, P.-P. explique qu’Ovide choisit dans les Fastes une structure mimétique (un livre par mois) pour mieux explorer la manière dont l’année romaine organise le sens, et qu’il encourage ses lecteurs à considérer chaque livre-mois comme une unité structurelle, qui définit comme un système cohérent la liste des rites énumérés. Ici, on ne peut pas toujours suivre P.-P., car la recherche d’unité et de cohérence, certes stimulante, peut conduire à forcer l’analyse, en négligeant certains rites qui ne correspondraient pas assez nettement à la signification générale du mois, que P.-P. semble définir d’après le seul prologue. Toutefois, P.-P. a raison d’affirmer la nécessité d’une lecture continue des Fastes d’Ovide, qui ne se contente pas de choisir une séquence pour l’analyser indépendamment du contexte, mais qui affronte l’interprétation de la structure d’ensemble.
88Au chapitre 3, P.-P. propose une étude approfondie du livre 4 des Fastes, montrant que les réalités poétiques et culturelles y sont étroitement associées. Elle considère que la figure de Vénus qui apparaît dans le prologue porte l’empreinte de tous les rites du mois et qu’en même temps, elle marque de son empreinte la lecture de ces rites, ce qui démontre la nature discursive du calendrier, son dialogue avec d’autres façons d’organiser le monde – politiques, religieuses ou culturelles.
89Au chapitre 4, P.-P. analyse de quelle manière les Fastes d’Ovide répondent à l’introduction de fêtes julio-claudiennes dans le calendrier. Elle s’oppose, à juste titre, à des analyses récentes (A. Barchiesi, The Poet and the Prince, Berkeley-Los Angeles, 1997, ou C. Newlands, Playing with Time, Ithaca, 1995) qui considèrent que ces nouvelles fêtes, aux significations imposées par le pouvoir, gèlent le processus exégétique qui faisait la vitalité du calendrier. P.-P. souligne que l’usage du calendrier comme outil idéologique par Auguste est plus complexe : une fois les fêtes impériales inscrites dans la structure du calendrier, leurs significations sont transformées et des réinterprétations sont nécessaires, car le calendrier et les circonstances historiques continuent de se développer.
90Le dernier chapitre s’attache aux deux derniers mois du poème inachevé, mai et juin, manifestement construits en paire, ainsi qu’à la paire suivante (quintilis et sextilis, devenus juillet et août pour commémorer César et Auguste). Selon P.-P., Ovide propose de lire la structure calendaire à grande échelle, mai et juin apparaissant comme redéfinis et réorientés par les deux nouveaux mois qui leur succèdent : il s’agirait d’analyser la relation entre l’Empire d’Auguste et la fin de la République, incarnée par César. À nouveau, l’analyse est stimulante, mais on en reste à des hypothèses difficiles à vérifier, car les Fastes s’interrompent à la fin du mois de juin.
91Étant donné les interventions répétées de César, Auguste et Tibère sur le calendrier, le point le plus novateur dans la thèse de P.-P. est sans doute d’affirmer que ce dernier demeure un discours ouvert, si bien que la flexibilité de l’interprétation d’Ovide n’est pas nécessairement subversive ou perturbatrice à l’égard du message des fêtes impériales. Comprendre la structure du calendrier comme une structure fondamentalement ouverte, qui demande et encourage l’exégèse, change fondamentalement la façon dont nous pensons l’usage qu’Ovide fait de cette structure.
92P.-P. propose une analyse à la fois ancrée dans les récentes études ovidiennes et stimulante par sa capacité à réinterroger certains présupposés. Elle montre que la lecture systématiquement ironique des Fastes repose sur des attentes fondées sur le corpus antérieur des élégies amoureuses, et aboutit à l’idée qu’Ovide n’a pas voulu, par tempérament, écrire un poème sérieux sur un sujet national – jadis, on considérait qu’il n’avait pas pu, par manque de talent : l’image du poète a changé, mais le poème des Fastes dérange toujours, car il contredit nos attentes. Choisir d’entrer dans les rouages du mécanisme avec Ovide, sans considérer qu’il sombre dans la parodie dès qu’il aborde un grand sujet, permet à P.-P. de renouveler profondément l’étude d’une œuvre aussi complexe.
93Maud Pfaff-Reydellet
Victoria Rimell, Ovid’s Lovers. Desire, Difference and the Poetic Imagination, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2006, VIII + 235 pages
94Victoria Rimell étudie l’entrelacs du désir, de la création poétique et de la subjectivité – ou plutôt de l’« intersubjectivité » – chez Ovide, plus particulièrement dans les Medicamina, l’Art d’Aimer, les Métamorphoses, et certaines des Héroïdes. Un de ses buts est de corriger la tendance, dans la critique ovidienne récente, à se focaliser sur le regard de l’artiste et/ou spectateur masculin (Narcisse, Orphée ou Pygmalion) comme double du poète. À ce modèle qu’elle juge trop unilatéral pour traduire la complexité du désir érotique et de la créativité poétique chez Ovide, V. Rimell propose de substituer un schéma herméneutique fondé sur la « relationalité » et l’« intersubjectivité ». Recourant, pour cela, à la terminologie de L. Irigaray (qui définit le sujet désirant comme « étant-en-relation »), V. Rimell traque dans les textes ovidiens les mises en œuvre de relations dynamiques et dialogiques entre le même et l’autre – en l’occurrence, le masculin et le féminin –, tous deux définis comme sujets désirants, qui ne cessent de se menacer mutuellement et sont en perpétuelle compétition. Un tel postulat a ceci de louable qu’il permet à V. Rimell de se confronter au caractère genré des formes de désir et de créativité chez Ovide, tout en évitant l’écueil de questions qu’elle juge, à bon droit, mal formulées (par exemple : « le poète est-il anti-, proto- ou pseudo-féministe ? »).
95Cherchant à dépasser la prédilection contemporaine pour le mythe de Narcisse comme paradigme mythologique du désir et de la création poétique, V. Rimell lui adjoint celui de Méduse, qui en serait le contrepoint et le complément. Si les deux mythes sont centrés sur le thème du regard et le motif du miroir comme moyen symbolique pour la réalisation de soi, la figure de Méduse – le « monstre né de la violence du désir masculin et de la beauté féminine » qui tue celui dont le regard rencontre son propre regard, ce qui implique une rencontre, une confrontation entre deux spectateurs – lui semble plus propre à thématiser l’intersubjectivité, la perpétuelle compétition entre sujets désirants et créateurs qui serait selon elle instaurée par Ovide.
96L’idée est séduisante et stimulante, même si son application au texte lui-même peut parfois laisser sceptique. « Medusa is everywhere in Ovid » écrit V. Rimell dans son introduction (p. 7) ; mais les indices de cette omniprésence de Méduse sont souvent ténus, et celle-ci est plus affirmée que véritablement démontrée tout au long des élégantes analyses que nous offre V. Rimell, en un parcours riche, varié et original qui va des Medicamina faciei aux Héroïdes « doubles » en passant par les trois livres de l’Ars amatoria, le livre X des Métamorphoses et l’Epistula Sapphus.
97Le choix de ce corpus singulier pourrait a priori surprendre notamment en ce qu’il semble exclure quatorze Héroïdes « simples », autant de livres des Métamorphoses et surtout les Amores. En réalité, ces textes sont fortement présents dans l’ouvrage : en effet, la méthode de V. Rimell reposant sur le principe de l’association d’idées ou d’images, de la convocation de souvenirs et de modèles sous-jacents, des personnages comme la Corinne d’Am. I, 5 ou la Salmacis de Mét. IV font plusieurs apparitions au détour des divers chapitres. C’est donc bien sur l’ensemble de la poésie érotique ovidienne que portent les analyses de V. Rimell, même s’il est parfois difficile de saisir les critères qui lui permettent d’effectuer les rapprochements et les raccourcis qui fondent ses analyses.
98Après une longue introduction, le premier chapitre est consacré au traité sur les soins du visage féminin, un texte fragmentaire et généralement laissé de côté par la critique. Victoria Rimell nous en offre une traduction intégrale avant d’y étudier la manière dont le désir de contrôle du poète « scopophile » sur les puellae se retourne finalement contre lui-même, en tant qu’artiste et sujet d’une écriture poétique soumise à la même loi du cultus que les femmes qu’il a voulu dominer en leur tendant le miroir de son texte.
99Dans le deuxième chapitre, V. Rimell commence par remettre en cause, de façon tout à fait stimulante, la séparation traditionnelle entre les deux livres écrits pour les hommes et le troisième destiné aux femmes. Elle montre bien qu’il n’est pas évident que le lectorat – y compris à l’intérieur de la fiction didactique – soit ainsi genré. Une telle démarche lui permet, là encore, de dépasser une alternative trop simpliste entre la vision du praeceptor amoris comme un proto-féministe qui trahirait son public masculin en Ars III ou, au contraire, comme un faux-féministe misogyne qui, piégeant les femmes, resterait du côté des hommes même dans le dernier livre. En lisant le recueil comme un tout indissociable (et en y confrontant sans cesse les passages à lire « en miroir »), V. Rimell met en évidence l’instabilité des rôles et des positions de pouvoir entre hommes et femmes, la compétition sans fin qui oppose des amants recourant aux mêmes stratagèmes et aux mêmes tromperies (sur le mode du fallite fallentes) de sorte que personne ne l’emporte jamais définitivement.
100Alors que cette analyse de l’Art d’Aimer est faite d’incessants allers-retours, en tous sens, entre les différents livres du poème, V. Rimell procède différemment dans le troisième chapitre où elle se focalise sur un moment unique : le regard fatal (au sens propre) que lance Orphée à Eurydice au seuil des Enfers – flexit amans oculos. Elle développe l’hypothèse que le chant d’Orphée, en contant des histoires de désir saisies à leur point de transition, rejouerait à chaque fois sa confrontation funeste avec Eurydice. En particulier, l’histoire d’Hyacinthe tué par le disque que le sol a fait rebondir vers son visage – l’emploi du terme repercussus rappellerait alors, selon V. Rimell, l’évocation du reflet de Narcisse dans l’eau ou celui de Méduse dans le bouclier – ferait du disque qui a causé la mort du puer une image du regard désirant du dieu responsable (comme Orphée) de la perte de l’aimé(e).
101Le chapitre suivant considère l’Héroïde XV comme un lieu d’interaction et de compétition, de performance agonistique, entre deux voix de poètes : Ovide et Sappho, un homme et une femme dont l’homosexualité complique plus encore cet échange qui joue sur le rapport du même et de l’autre. La lettre mettrait alors en scène la lutte de pouvoir entre le poète masculin et sa rivale féminine, dont la voix poétique se battrait pour exister. Tout d’abord, celui que V. Rimell appelle « Ovide », écrivant sur (et par la voix de) Sappho, semblerait proclamer une supériorité du masculin sur le féminin, de l’hétérosexuel sur l’homosexuel et du sujet écrivant sur l’objet écrit : en cela – et l’idée est assez séduisante – la lettre de Sappho représenterait le paroxysme réifié de l’illusion d’auctorialité féminine que sont les Héroïdes « simples ». Puis, par un retournement que l’on retrouve dans plusieurs chapitres, V. Rimell suggère néanmoins que les choses sont plus complexes que cela et que l’identité auctoriale d’« Ovide », trop (inter-)dépendante de celle de Sappho, ne peut pas l’emporter définitivement au sein d’une hiérarchie qui se révèle toujours changeante.
102Cette dimension dialogique et agonistique entre deux voix, l’une masculine et l’autre féminine, dans l’Héroïde XV assurerait à cette dernière le rôle de transition entre le groupe des épîtres « simples », auquel elle appartient encore, et celui des épîtres « doubles » qui implique une interaction entre homme et femme, entre deux sujets écrivants et mutuellement engagés, et auquel V. Rimell consacre la fin de son ouvrage. Tandis que le cinquième chapitre porte sur les trois couples de lettres (Paris-Hélène, Léandre-Héro et Acontius-Cydippe), le sixième chapitre se concentre sur l’échange central. Étudiant les effets de miroirs entre les lettres XVIII et XIX, entre les réminiscences de Léandre et les rêveries d’Héro qui se ressemblent et se rejoignent de part et d’autre de l’Hellespont, V. Rimell y voit un jeu sur l’idéal romantique – deux amants partageant une seule âme – qui n’est autre que « le cauchemar de Narcisse ».
103Suivent une conclusion, une bibliographie, un index locorum et un index général.
104Que dire, pour finir, de cet ouvrage riche et soigné ? Victoria Rimell a voulu mettre en lumière la nature « complexe, paradoxale et enchevêtrée » (p. 12) des mythes de Narcisse et de Méduse comme paradigme de l’intersubjectivité entre amants ovidiens ; or, plus encore qu’à ces deux mythes, c’est surtout à Ovid’s Lovers que s’appliquent ces trois adjectifs. De fait, son étude est – pour reprendre la métaphore du miroir qui hante l’ouvrage – à l’image de son objet, ou, plus exactement, de ce qu’elle veut y voir. Que cette vision profondément personnelle de l’œuvre ovidienne provoque chez ses lecteurs plaisir et admiration, ou réticence et frustration (c’est là encore, précisément, une affaire de subjectivité !), on pourra, quoi qu’il en soit, saluer le caractère singulier et original d’un discours critique indéniablement inspiré.
105Florence Klein
Wolfram Ax, Text und Stil. Studien zur antiken Literatur und deren Rezeption, Christian Schwartz (éd.), Munich, Franz Steiner Verlag, 2006, 316 pages
106Composé de quinze textes publiés entre 1984 et 2005, ce recueil d’articles de W. Ax est divisé en six catégories thématiques, précédées d’un avant-propos signé par C. Schwartz et suivies des références bibliographiques des premières parutions des textes recensés, ainsi que de deux index dédiés aux notions et aux auteurs antiques cités dans l’ouvrage. L’avant-propos fournit quelques indications sur la genèse du recueil, né de l’envie de rassembler les travaux de W. Ax en théorie linguistique et grammaire anciennes, et justifie l’organisation thématique qui a été préférée à un classement chronologique.
107Bien que n’étant pas réunis sous une problématique commune, ces quinze articles dessinent néanmoins la figure cohérente d’un savant aux intérêts variés dont les travaux ont beaucoup apporté aux études antiques. Les quatre premiers textes, regroupés dans la catégorie « Parodie und Intertextualität », représentent ainsi une avancée importante dans l’application des théories de la parodie et de l’imitation, dont W. Ax prend soin de rappeler les éléments utiles à ses démonstrations. Il analyse successivement la parodie de la catabase homérique d’Ulysse par Timon de Phlionte, le Culex pseudo-virgilien où il recherche l’identité des personnes réelles moquées sous les traits des personnages du poème et les relations d’intertextualité et d’imitation critique entre le carmen 10 du Catalepton et le carmen 4 de Catulle. Tout en apportant à ses propres lecteurs une meilleure connaissance des œuvres examinées et des mécanismes de l’imitation parodique, W. Ax utilise une méthode rigoureuse d’analyse en se plaçant sous l’égide des chercheurs qui ont théorisé la lecture de ce type de texte avant lui et en proposant des parcours précis au sein des œuvres, à la recherche de preuves irréfutables de l’existence entre les textes d’une relation d’imitation, voire d’une volonté parodique.
108On trouvera la même richesse d’analyse et de contenu dans les catégories « Stilistik der Lateinischen in Renaissance und Barock », « Antike Grammatik » et « Rhetorik ». S’y succèdent une recherche sur l’apparition et l’évolution des notions d’âges de la latinité dans les œuvres des lexicographes de la Renaissance, et quatre articles consacrés aux travaux des grammairiens anciens : étude de leurs chapitres portant sur la voix, réflexion sur la naissance des sciences modernes du langage dans leurs textes théoriques, étude de la notion de « littérature spécialisée » dans leurs ouvrages et comparaison entre deux présentations de l’histoire de la rhétorique antique, celle de Cicéron et celle de Quintilien. Soulignons la présence dans ce corpus d’un personnage inattendu : W. Ax se livre en effet dans la catégorie « Rhetorik » à une analyse du discours d’auto-accusation d’Astérix dans Les Lauriers de César, dont il montre qu’il correspond aux critères du genus iudiciale antique et aurait pu être composé par l’un des meilleurs rhéteurs de l’âge classique, faisant ainsi du célèbre petit Gaulois cet orator perfectus appelé des vœux de Quintilien lui-même.
109L’intérêt du chercheur va enfin à des figures de savants et de toutes époques, de Varron – la catégorie « M. Terentius Varro » compte deux articles, une étude de l’influence de Dicéarque sur le De uita populi Romani et une présentation de Varron lui-même – à Lorenzo Valla et Friedrich Leo, sujet de l’unique article de la catégorie « Klassische Philologie ». Dans les trois cas, W. Ax s’attache à retracer les traits les plus importants de la vie et de l’œuvre des auteurs et à montrer qu’ils exercèrent ou exercent encore une influence déterminante sur les sciences et les études latines. En cela, il paraît soucieux de rendre hommage à toute une lignée de figures prestigieuses dont les apports scientifiques lui semblent très présents.
110Johanne Lévy
Christian Rico (dir.), Le Monde et les Mots. Mélanges Germaine Aujac, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006 (= Pallas, 72), 414 pages
111Ce volume constitue un hommage plus que légitime, préparé par ses collègues de l’université de Toulouse-Le Mirail à l’une des grandes spécialistes de la géographie antique, Madame Germaine Aujac. Auteur d’une thèse novatrice consacrée à Strabon et la science de son temps (1966), Madame Aujac a aussi procuré l’édition des livres I et II du même Strabon dans la Collection des Universités de France, ainsi que celle des Opuscules rhétoriques de Denys d’Halicarnasse et a étendu ses recherches à Ptolémée, et, de manière générale, à la science et à la géographie antiques.
112L’ouvrage se divise donc en quatre parties qui renvoient chacune à l’un des principaux centres d’intérêt de G. Aujac. La première, consacrée à la géographie, regroupe huit contributions. J. Desanges confronte les données fournies par l’unique manuscrit relatant le périple d’Hannon avec celles de la Géographie de Ptolémée et émet avec prudence l’hypothèse d’une connaissance du récit romanesque par le géographe. L’étude de S. Bianchetti veut reprendre la question de la dette de Strabon à l’égard d’Ératosthène, mais propose en fait une réflexion plus large sur l’expression de la redéfinition politique de l’espace due à l’avènement d’Auguste chez le géographe d’Amasée : le sujet est vaste et s’il était impossible de le développer ici, on s’étonne de l’absence de référence aux travaux novateurs de D. Dueck, F. Prontera ou de N. Biffi sur cette question. P. Payen s’interroge sur la relation entre le particulier et le général dans le discours géographique et dans l’historiographie, mettant en valeur l’exigence croissante de généralisation et son lien avec l’évolution politique à Rome ; l’auteur offre des perspectives stimulantes sur la finalité de ces types d’écrits, d’abord pratique ; il serait intéressant de confronter ces données avec le projet d’histoire universelle de Timée, par exemple. P. Leveau met ses compétences d’archéologue au service d’une évaluation de l’exactitude des géographes grecs dans le domaine de la géographie physique et réhabilite, dans une certaine mesure, le témoignage de Strabon, confortant ainsi la tendance actuelle des commentateurs. F. Prontera propose une étude lexicale qui bouleverse la division classique entre géographie et chorographie, récusant l’acception de « géographie régionale » pour cette dernière, qui s’apparenterait plutôt à une détermination des distances et des positions. Mais dans ce débat, la question de l’attribution, originelle ou tardive, du titre Chorographie à l’ouvrage de Pomponius Mela, mériterait d’être reprise. R. Caldini Montanari mène une enquête sur le Songe de Scipion et sur l’utilisation par Cicéron du peri Kosmou attribué à Aristote, dont il aurait fait une mélecture, en confondant deux termes de signification différente. La référence utile à l’emploi du mot par Lycophron pourrait aujourd’hui être complétée par les études récentes consacrées à l’Alexandra et aux questions de géographie (cf. le volume édité par C. Cusset et É. Prioux, Lycophron. Éclats d’obscurité, Saint-Étienne, 2009). J. Thomas conduit une réflexion d’ensemble stimulante sur les principes de la cartographie antique, fondée sur une distinction classique mais trop rigide entre aspiration à la rationalité et tendances irrationnelles, que les travaux de P. Janni sur la vision de l’espace à Rome amène à révoquer en doute. J.-M. Pailler revient sur le dossier du site archéologique de Sostomagus (Castelnaudary), et rapproche le nom de « marché du septième jour » auquel correspondrait le toponyme des nundinae romaines, mais la documentation manque pour conforter une hypothèse séduisante.
113Une deuxième section rassemble les études consacrées à l’astronomie et aux mathématiques, autre domaine familier à G. Aujac. Elle débute par une lumineuse analyse de J. Soubiran relative au statut des astres chez Apollonios de Rhodes puis Valérius Flaccus, soulignant la dimension cosmique du poème latin et le situant par rapport aux écrits scientifiques de son temps. J. Soubiran apporte ainsi une nouvelle contribution à l’appréciation de l’originalité de Valérius, qu’il a largement contribué à révéler. W. Hübner évalue les emprunts faits par Manilius aux Géorgiques de Virgile, sur la question précise des constellations : les allusions à Aratos chez Virgile, mises en évidence par des travaux récents, étaient cette hypothèse. L’étude de J.-H. Abry porte aussi sur Manilius et examine le difficile excursus du livre III sur les latitudes, dont il justifie la place dans l’architecture de l’œuvre et qu’il confronte à Lucrèce et Virgile – avec une sévérité excessive sans doute sur les connaissances cosmologiques de Virgile. M. Federspiel reprend le sens et la nature de la locution ??? ???? dans les mathématiques grecques, à partir du livre V des Éléments d’Euclide. La n. 46 pose un problème de fond, sous une forme nécessairement trop elliptique. J. Lamy satisfait l’attachement de Mme Aujac à Toulouse comme son intérêt pour la science en s’intéressant aux textes des astronomes toulousains du XVIIIe siècle, qui inscrivent leurs prédécesseurs antiques dans la représentation du progrès continu des connaissances.
114Une troisième section développe des textes relatifs à la rhétorique. P.L. Malosse développe une analyse très riche du thème des extrémités de l’empire et du monde chez les panégyristes, qui met en valeur les aspects esthétiques, moraux et paradigmatique du recours à ce motif : l’exposé, très complet en ce qui concerne la littérature tardive, gagnerait à prendre en compte les antécédents, en particulier épique, de l’utilisation de ce topos : chez Valérius Flaccus, par exemple, le goût pour la barbaronymie utilement définie par l’auteur participe d’une recherche de l’exotisme beaucoup plus nette que dans le modèle hellénistique. Suit une rigoureuse étude de J. Irigoin sur un passage de Denys d’Halicarnasse édité par G. Aujac et relatif à trois vers d’Euripide, dont l’auteur reprend la structure métrique et la nature même. L’érudition lumineuse de J. Irigoin fait de ces pages un exemple de méthode d’analyse des citations poétiques par les auteurs anciens, montrant la mauvaise connaissance de la part de Denys de la métrique tragique. C’est sur ce dernier auteur que se penche V. Fromentin qui compare deux passages des Antiquités romaines à leur modèle hérodotéen et montre l’originalité de la réécriture opérée par Denys ; la présentation qu’il donne de la constitution de la Rome royale veut mettre en évidence ce qui sépare les Perses (chez Hérodote) des Romains (chez Denys, qui voit en eux des Grecs). Nous pouvons suggérer de mettre en rapport ces textes avec le fameux excursus de Tite-Live (livre IX) sur Alexandre, qui propose une analyse du fonctionnement de la République romaine qui prend son sens avec l’idéologie augustéenne. P. Chiron propose une brillante typologie des oxymores en remarquant que la figure n’est théorisée qu’à partir de l’Antiquité tardive (Servius, Donat et le scholiaste des Verrines), ce qui l’amène à supposer de manière convaincante qu’elle était présente sous un autre nom dans la rhétorique classique. V. Visa-Ondarçuhu évalue l’usage flexible et ironique que fait Lucien de la notion de parrhèsia, notion plus philosophique que politique. B. Schouler commente des lettres de Libanios relatives à la prison et qui manifestent un idéal de justice que l’auteur replace dans le cadre du règne de Julien ; le soubassement philosophique de l’attitude du sophiste aurait pu être davantage mis en lumière.
115Une dernière section rassemble des Varia relatifs à la littérature, à la philosophie, à l’histoire et à l’histoire de l’art. Une première étude, due à M.-C. Leclerc, réexamine les v. 227-230 de l’Hymne homérique à Déméter, et propose une interprétation « générale » de ce passage obscur, récusant les traductions de la CUF qui manqueraient l’emploi métonymique des termes ; l’analyse lexicale minutieuse convainc mais ce type de texte peut tout à fait exploiter l’ambiguïté des mots, et il ne faut pas nécessairement choisir entre le registre des maux infantiles et celui de la condition mortelle pour interpréter ces vers. E. Moutsopoulos s’attelle à un ambitieux sujet, celui du kairos chez Platon, terme lexicalisé au point que l’auteur parle sans définition préalable de la « kairicité » ; il a consacré à la notion de nombreux travaux dont il livre ici une synthèse dense, sans prendre en compte, par manque de place, la perspective aristotélicienne qu’on s’attendrait à voir développée. La conception stoïcienne de la catastrophe cosmique et le rôle que joue dans cette idée le motif du déluge universel sont explorés par M. Armisen-Marchetti qui montre que l’équivalence entre ces deux notions n’appartient pas au stoïcisme antique et a été imprudemment établie par certains commentateurs. R. Sablayrolles propose un vaste tableau des expéditions dans les confins des « hommes providentiels » du Ier siècle, les triumvirs Pompée, César et Crassus, et analyse à la lumière de cette idéologie le changement de stratégie de César en Gaule en 57 ; cette étude en tout point passionnante débouche sur un examen de la notion de Gallia omnis qu’il serait peut-être utile de mettre en relation avec l’Italia tota qui, elle aussi, existe avant Auguste. H. Guiraud rapproche une intaille datable du principat du passage des Métamorphoses d’Ovide relatif à Dédale afin d’identifier le personnage représenté sur l’objet, dans un article qui mériterait d’être prolongé par d’autres comparaisons. Enfin, G. Comet propose une analyse des calendriers médiévaux mettant en scène le paysan dans ses travaux et en dégage la portée idéologique.
116Ce recueil foisonnant illustre bien la variété des intérêts de G. Aujac en même temps que la cohérence de ses recherches, toujours centrées sur la place de l’homme dans son environnement, et sur la compréhension de l’univers dans lequel il évolue.
117Mathilde Simon-Mahé
Jean-Pierre Callu, Culture profane et critique des sources de l’Antiquité tardive. Trente et une études de 1974 à 2003, Collection de l’École Française de Rome, 361, Rome, École Française de Rome, 2006, 768 pages
118Ce volume d’une rare densité regroupe trente et une études parues dans diverses revues et ouvrages collectifs et portant sur l’histoire culturelle de l’Antiquité tardive. Conduit par Symmaque aux paradoxes de l’Histoire Auguste et amené à « jeter une passerelle entre les aristocrates de l’Vrbs et l’Antioche de Libanius », l’auteur délaisse le chef-d’œuvre au profit d’une littérature mineure mais plus révélatrice, à son sens, des caractères d’une société donnée. Le trait le plus original de cette culture de la fin de l’Antiquité apparaît son penchant à l’irréel, où « l’érudit transgresse les normes pour jouer avec l’histoire » laissant au « lecteur de juger ces rêves significatifs à l’aune d’une civilisation qui s’étouffe ».
119« Écrire l’histoire à la fin de l’empire » ouvre le recueil, suivi par plusieurs séries d’études regroupées sous les rubriques Symmaque, Histoire Auguste, Mythistoria et Domaine grec. Un appendice termine le volume : « Orose et les Gaulois », suivi de « Être romain après l’Empire (475-512) ». Dix pages d’index des sources grecques et latines témoignent de l’ampleur de l’érudition et de la réflexion.
120Il est difficile de résumer la pensée du maître. On peut tout au plus tenter de le suivre dans la profondeur des analyses que donne une longue fréquentation des écrivains du IVe siècle et des suivants, et essayer d’en retenir quelques notations. Écrire l’histoire à la fin de l’Empire ne se comprend pas tant à partir des déclarations d’Ammien que de l’analyse d’un fragment issu d’un manuel sans doute tardif de rhétorique (Par. Lat. 7530, édité p. 22). Il en ressort que « l’époque ne lit plus volontiers les gros ouvrages ; il lui faut des résumés adaptés à sa paresse, à son inculture » et il faut aussi lui traduire le grec. Le travail des épitomateurs n’empêche toutefois pas Ammien d’étendre sur dix-sept livres la matière de vingt-quatre années. C’est que l’histoire garde l’approche avec les mémoires de ceux qui viennent d’y participer. Enfin, l’information historique propose des modèles incitatifs ou dissuasifs et peut dès lors se muer en un manuel à l’usage des rhéteurs. Res gestae d’Ammien et Annales de Nicomaque, Vitae Caesarum de l’Histoire Auguste, Bréviaire d’Aurélius Victor et autres sans oublier la perspective chrétienne, l’histoire s’articulerait sur le débat contradictoire, avec les premiers, donne à apprendre large et lire vite avec les deuxièmes tandis que l’universalisme renaît à la manière chrétienne avec Eusèbe et Orose.
121Symmaque et l’Histoire Auguste éclairent respectivement l’amont et l’aval du IVe siècle (transmission des Constitutions d’Aristote et réception dans l’historiographie médiévale). L’« infralittérature » aide à pénétrer l’imaginaire latin et, amateur d’exotisme, d’initiatique et de tératologie, l’aristocrate romain lit le Roman d’Alexandre dans la traduction latine et l’adaptation de Julius Valère (le texte en a été traduit et commenté en 2010 par J.-P. Callu aux éditions Brepols). Textes et paratextes grecs et latins de l’Antiquité tardive s’enchaînent dans ce livre qui joint à la connaissance de l’histoire du IVe siècle la finesse du latiniste éditeur et traducteur sensible aux qualités formelles d’une époque trop souvent encore jugée à l’aune de temps plus anciens.
122Cécile Bertrand-Dagenbach
Ernst Osterkamp (dir.), Wissensästhetik. Wissen über die Antike in ästhetischer Vermittlung, Transformationen der Antike, 6, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2008, VIII + 386 pages
123Par ses vestiges artistiques et littéraires l’Antiquité est un modèle séculaire pour les lettres et les arts : ses mythes et ses idées, ses thèmes et ses représentations nourrissent continûment l’imaginaire du monde occidental. Avec ses milliers d’illustrations, L’Antiquité expliquée et représentée en figures (1719-1724), la copieuse somme de Bernard de Montfaucon, sert longtemps de répertoire de sources (textuelles et visuelles) aux acteurs de la création œuvrant dans les domaines complémentaires de la rhétorique et de la littérature, des arts visuels et du théâtre. La Renaissance et ses prolongements exercent une influence notable sur l’ensemble de la tradition occidentale : l’histoire des arts et des lettres est tout entière alimentée par l’héritage antique, présent aussi depuis un siècle dans le cinéma. Les arts « transforment » autant qu’ils « transportent » cet héritage. Le XIXe siècle « scientificise » l’Antiquité dans le contexte historique de l’émergence des « sciences de l’Antiquité », sous la forme particulière de l’institutionnalisation de la transmission. La tradition esthétique s’inscrit ainsi dans la dialectique féconde entre une idéalisation poétique liée à des représentations imaginaires et une désidéalisation historiciste imposée par la recherche érudite : la curiosité dilettante et savante pour l’Antiquité inspire parallèlement l’érudition et la création, la littérature et l’art, la culture et les médias, etc. Cette tension entre imagination et savoir dans la « transformation de l’Antiquité » est étudiée par les contributeurs du présent volume (le sixième de la collection « Transformationen der Antike ») publié à la suite du colloque (2006) sur « Esthétique du savoir : savoir sur l’Antiquité dans la tradition esthétique » (Académie des Sciences de Berlin-Brandenburg).
124La première section de l’ouvrage couvre l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, ici nommés : première époque transformative de « l’Antiquité » (« Spätantike und Mittelalter : Die erste transformative Epoche von “Antike” »). L’(a)perception-appréciation empirique (« Wahrnehmung ») des vestiges antiques (Arnold Esch, « Wahrnehmung antiker Überreste im Mittelalter ») caractérise la réception médiévale de l’Antiquité au cours de l’époque de renouveau qu’est le XIIe siècle. Les termes servant à décrire les restes visibles, le repérage effectif des détails antiques et l’identification savante du more Romano ou tempore Romanorum dévoilent l’esprit d’une époque d’éveil : différente de l’approche archéologique, la curiosité populaire pour les restes anciens est soutenue notamment par la présence d’éléments antiques dans la peinture médiévale. Si l’instrumentalisation du vestige sert à légitimer l’aspiration du pape et de l’empereur à une souveraineté universelle prolongeant l’Empire romain, les cités italiennes pour leur part affichent une perception républicaine (et non impériale) de l’héritage antique. En conférant une portée légendaire aux vestiges intégrés dans le quotidien, les mirabilia (Mirabilia Vrbis Romae, 1143) en éclairent la signification magique ou le symbolisme secret : les Gesta Treuerorum (mirabilia de la ville de Trèves/Trier) servent de guide aux pèlerins ; des itinéraires de Rome figurent dans le Codex Einsidlensis (vers 800) ; les récits de voyages proposent des descriptions de ruines mêlant légende et allégorie, hagiographie et étymologie ; les miniatures de manuscrits dessinent une image de Rome. À la perception érudite et lettrée s’ajoute la perception non-lettrée des gens ordinaires, pour lesquels les ruines font partie de l’environnement immédiat. Le réemploi des matériaux irrigue aussi l’interpretatio Christiana (Narratio de mirabilibus Romae, XIIIe siècle), où la représentation des saints emprunte aux éléments de l’antiquité païenne.
125Le spectre du déclin et de la décadence plane sur la fin de l’Antiquité (euphémiquement appelée Antiquité tardive). Si le (grand ?) public, nourri d’images négatives, semble imperméable à toute réhabilitation de cette époque de transition, les érudits attribuent une signification positive aux mutations qui la traversent (Marco Formisano, « “Eine andere Antike” : Für ein ästhetisches Paradigma der Spätantike »). La nécessité intellectuelle de cerner cette « autre antiquité » dans sa singularité et sa diversité insuffle un nouvel élan à la discipline universitaire appelée « histoire ancienne » : un rôle significatif est joué par Santo Mazzarino, Arnaldo Momigliano, Peter Brown, Glen Bowersock, Averil Cameron et Elizabeth Clark, à l’origine de la création de la revue Antiquité tardive. L’introduction de cette période dans le cursus universitaire, sa prise en compte par la théologie et la patristique reflètent l’intérêt croissant qu’elle suscite. En tant que filtre de la transmission du savoir antique, l’Antiquité tardive subit une pseudomorphose esthétique (H.-I. Marrou), en anglais remaking the past, où la tradition classique se fait constitutive de la perception même du présent. L’esthétique tardo-antique révèle la complexité d’une époque diverse, multiple et plurielle qui, en favorisant la textualité et la littéralité, entrelace curiosité savante pour la littérature et production d’œuvres à prétention esthétique, tels que les commentaires et les traductions, les panégyriques et l’hagiographie, les epitomai et les centones, les paraphrases bibliques en vers et en prose. Entre commentaire et création, la production écrite, largement fondée sur une (ré)interprétation créative des modèles traditionnels, manifeste une proximité étroite avec l’écrit déjà existant (œuvres exégétiques ou paraphrases, sommes encyclopédiques) : la relation totalisante au passé façonne ainsi une nouvelle culture. L’Antiquité tardive est une autre antiquité ou une antiquité autre proposant des modèles autres pour la transmission d’expériences esthétiques nouvelles en contrepoint à l’Antiquité classique.
126Les textes et les figurations tardo-antiques (moule à gâteau, mosaïque, médaillon, sculpture, etc.) attestent l’inventivité d’une réception multiforme qui à la Renaissance se prolonge avec les recueils d’emblèmes (Alciat), les dessins et les esquisses. La présence de tel personnage (Ulysse) ou motif illustre la continuité de la tradition entre Antiquité et post-Antiquité (Susanne Moraw, « Zweifelhafte Gestalt oder Inbegriff von virtus und sapientia : Odysseus in der lateinischen Spätantike »). Les représentations (textuelles et figurées) de la vie héroïque d’Alexandre le Grand (200 versions en 30 langues, en prose principalement) déroulent une longue suite de transformations : l’esthétisation littéraire du matériau antique donne naissance (entre 1100 et 1300) à une abondante poésie déclinant entre autres le motif de l’amazone (Ursula Rombach, « Wissen und Imagination : Distanzierung und Aneignung. Transformationen des Amazonenbildes in der Alexanderdichtung des 12. Jahrhunderts »).
127Si l’« Antiquité » n’existe pas encore au Haut Moyen Âge, elle devient peu à peu un construit servant à marquer une étape civilisationnelle, au XIIe puis au XIVe siècle surtout. Le clivage passe longtemps entre antiqui et moderni (ceux d’avant et ceux de maintenant), en vertu de la laudatio temporis acti fondée sur l’opposition théologique et idéologique entre nos et illi. Dans l’épopée médiévale, substantiellement nourrie de l’histoire païenne, l’Antiquité est moralisée et « désesthétisée » (Thomas Haye, « Die Ästhetisierung der Zeitgeschichte aus dem Geist des antiken Epos : Begründungen lateinischer Panegyrik im frühen und hohen Mittelalter »). Pour proclamer la vérité, le chantre médiéval compose une histoire en vers, où les dieux païens, dédivinisés et humanisés, côtoient des héros dégradés au rang de créatures faillibles et faibles. Dans les panégyriques latins du premier Moyen Âge, la préférence est donnée aux figures mineures de l’épopée antique et les modèles littéraires anciens volontairement ignorés. De même que les Anciens « épicisent » les figures de leur temps, les poètes médiévaux s’autorisent à épiciser/héroïser leurs propres contemporains. Nulle esthétisation de l’Antiquité donc, mais l’Antiquité esthétisant sa propre histoire sert au Moyen Âge de modèle de légitimation dans la mise en forme poétique d’un matériau contemporain : ce n’est pas le savoir sur l’Antiquité qui est transmis esthétiquement mais le savoir antique sur l’esthétisation du présent qui est imité au Moyen Âge (Guerre de Troie, Alexandre le Grand, Miracula Christi, etc.), avant l’avènement d’une nouvelle esthétisation de l’Antiquité.
128La deuxième section porte sur l’Âge baroque entre reconstruction et représentation. À partir du début du XVIe siècle, des artistes et des érudits non-italiens (Maarten van Heemskerck, Cornelis van Haarlem, Jacob Matham, Pieter Saenredam, Jan De Bisschop) font le voyage en Italie depuis les pays sis au nord des Alpes pour étudier sur place les vestiges de l’Antiquité (Tatjana Bartsch, « Transformierte Transformation : Zur fortuna der Antikenstudien Maarten van Heemskercks im 17. Jahrhundert »). Dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, l’étude de l’art et de l’architecture antiques va de pair avec la réalisation de dessins d’après l’antique. Le présent se trouve héroïsé par la transformation de l’épopée antique (Ludwig Braun, « Fortia facta cano Lodoici : Über die Heroisierung der Gegenwart durch das transformierte Epos der Antike im 17. Jahrhundert »). Dans le roman en prose Bentivolio and Urania (1660-1664), le théologien anglais Nathaniel Ingelo met sa connaissance des philosophies antiques au service d’une narration fictive conforme à la perspective didactico-vulgarisatrice sous-tendant la littérature d’édification christiano-platonicienne en vogue dans l’Angleterre de la deuxième moitié du XVIIe siècle (Cornelia Wilde, « Nathaniel Ingelos Bentivolio and Urania als philosophische romance : Aspekte antiker Philosophien in christlich-neuplatonischer Erbauungsliteratur ») : le néoplatonisme chrétien s’y oppose à l’épicurisme athée (gentils néoplatoniciens vs vilains épicuriens) dans une romance philosophique aux allures de manuel allégorique où les héros de roman côtoient les philosophèmes néoplatoniciens.
129La troisième section s’intéresse à l’Historicisme entre différenciation et éclectisme au « siècle de l’archéologie ». Dans le roman historique pratiqué comme un genre majeur au XIXe siècle, le savoir historique est transmué en récit : le roman nourri de l’Antiquité est appelé « roman archéologique » (Martin Dönike, « “Belehrende Unterhaltung” : Altertumskundliches Wissen im antiquarisch-philologischen Roman »). Le premier du genre, Les Derniers jours de Pompéi d’Edward Bulwer-Lyttons (1834), rencontre un large succès public. La difficulté de ressusciter une époque lointaine par la simple reconstitution soumet l’érudition à l’imaginaire esthétique : le modèle de référence est le roman philologico-antiquaire de Jean-Jacques Barthélemy, Voyage du jeune Anacharsis en Grèce (1788), conforme au goût du XVIIIe siècle pour l’exotique et l’étranger. Le récit de type fictionnel est illustré par August Böttiger, Sabina oder Morgenszenen im Putzzimmer einer reichen Römerin (1803), François Mazois, Le Palais de Scaurus, ou description d’une maison romaine (1819-1820), Wilhelm Adolph Becker, Gallus et Charikles (1838 et 1840), où l’auteur à chaque fois n’est pas romancier de métier mais antiquaire lettré, archéologue ou philologue. L’imitation du modèle antique inspire largement la statuaire : à partir de la Renaissance, des copies, des moulages et des imitations de sculptures antiques ornent les maisons princières, les jardins, les musées, les académies et les universités d’Europe (Charlotte Schreiter, « Bildhauerische Technik und die Wahrnehmung antiker Skulptur : Francesco Carradoris Lehrbuch für Studenten der Bildhauerei von 1802 »). Au XIXe siècle, l’augmentation significative de copies (en bronze, marbre et gypse) enrichit la connaissance de l’Antiquité autant qu’elle participe à l’évolution de la technique plastique. Le manuel de Francesco Carradori, Istruzione elementare per gli studiosi della scultura (Firenze, 1802) et l’article « Sculpture » de l’Encyclopédie de Diderot éclairent les conditions techniques de leur fabrication. L’histoire de l’art est un « événement esthétique » : les ouvrages publiés dans l’aire germanique au XIXe et au début du XXe siècle fournissent un matériau substantiel pour la métahistoire de l’art et l’historiographie du savoir sur l’art (Adolf H. Borbein, « Kunstgeschichte als ästhetisches Ereignis : Die Kunst der Antike in deutschsprachigen wissenschaftlichen Monographien für ein bürgerliches Publikum im 19. und frühen 20. Jahrhundert »). Auteur du célèbre Kleopatra (1894), l’égyptologue Georg Ebers appartient aux représentants les plus notoires du « roman antiquisant » répandu à la fin du XIXe siècle ; jusqu’à sa mort (1898), il publie vingt romans historiques (Achim Aurnhammer, « Georg Ebers’Kleopatra : Kompromiss zwischen Gelehrsamkeit und Popularität »). Passionné d’art et ami du peintre Sir Lawrence Alma Tadema, il compose aussi une histoire de la culture égyptienne (Ägypten in Wort und Bild, 1879-1880), rehaussée d’illustrations (de Cléopâtre notamment). Empreints d’un réalisme érudit nourri de savoir archéologique, les romans égyptiens mettent en scène des protagonistes fictifs incarnant des héros moyens. Kleopatra propose un compromis esthétique entre reconstitution scientifique et vulgarisation «?belletristique?», mêlant érudition, subjectivité et distanciation (la transcription de quatre lettres de Paul Walther envoyées depuis Alexandrie à Georg Ebers figure en annexe de l’article) : plutôt qu’une Cléopâtre historique, l’héroïne est une Cléopâtre vraisemblable ou plausible.
130La quatrième section porte sur le Néo-historicisme appliqué à l’Antiquité dans le contexte des médias modernes et des techniques de simulation. Au long d’un siècle d’adaptation et de transposition, les cinéastes d’Hollywood mettent en scène les cortèges triomphaux et d’autres pratiques spectaculaires (Marcus Junkelmann, « Parade und Triumphzug im Monumentalfilm »), en s’inspirant de la peinture renaissante notamment (Andrea Mantegna, Trionfo di Cesare, XVe siècle). Le roman historique lui-même évolue en métafiction historiographique, de type postmoderne en quelque sorte (Craig Williams, « Rom in der Postmoderne : Darstellungen der Antike in zwei historischen Romanen »), tels Catilina’s Riddle (1993) de Steven Saylor, et Pompeii (2003) de Robert Harris (véhiculant des échos secrets : Pompéi > Hiroshima > 11/9) par un jeu référentiel avec les sources textuelles. La mise en scène de tragédies grecques donne lieu à une expérimentation théâtrale diversifiée : entre la reconstitution de type historico-réaliste propre au XIXe siècle (Antigone, 1841) et la remise en cause de la tradition classique-humaniste dans les années 1960 (Matthias Dreyer, « Archiv und Kollektiv : Griechische Tragödien als chorisches Theater bei Einar Schleef, Theatercombinat und Theodoros Terzopoulos ») s’étend ainsi le large spectre des mutations contemporaines du chœur antique sur fond d’évolutions historiques et de choix institutionnels, d’orientations esthétiques et de partis pris épistémiques.
131Ce volume d’une richesse admirable se distingue par l’excellence scientifique et formelle des contributions, la justesse du propos et une réalisation matérielle irréprochable. Intelligent et fin, il fourmille de pistes passionnantes : les données bibliographiques sont solides, la documentation précise, les illustrations pertinentes. En tant que tel, il a beaucoup appris à son recenseur et ne manquera pas d’intéresser le lecteur avide d’horizons nouveaux.
132Pascale Hummel
Notes
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[1]
I. Lada-Richards, Silent Eloquence : Lucian and Pantomime Dancing, Londres, Duckworth, 2007, 240 pages, propose une lecture orientée de la Danse de Lucien précédée d’une introduction historique ; M.H. Garelli, Danser le mythe, Bibliothèque d’Études Classiques, Louvain-Paris-Dudley, Peeters, 2007, 512 pages, est majoritairement consacré à la pantomime mais traite du mime dans plusieurs chapitres ; E. Hall et R. Wyles (dir.), New Directions in Ancient Pantomime, Oxford University Press, 2008, 482 pages, est un recueil d’articles issu d’un colloque organisé en 2005 à Oxford par l’APGRD (Archives of Performances of Greek and Roman Drama).