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Article de revue

Présentation

La philosophie du langage et de la logique de Bolzano : la question de l’expression et de la communication de l’intuition

Pages 3 à 11

Notes

  • [1]
    « (…) Chaque intuition subjective a son objet propre, à savoir ce changement se trouvant en dehors de nous ou en nous qui est la cause immédiate de sa formation » (Wissenschaftslehre, trad. fr. J. English, Théorie de la science, Paris, Gallimard, 2011, p. 214). « À chaque fois que nous dirigeons l’attention de notre esprit sur le changement que produit dans notre âme un corps extérieur quelconque amené devant nos sens, par exemple une rose, ce qui est alors l’effet le plus proche et immédiat de cette attention, c’est qu’il se forme en nous une représentation de ce changement » (WL, trad. fr., pp. 207-208).
  • [2]
    Cf. le § 59 (Explication de quelques formes grammaticales, en particulier de la forme : cet A) et surtout le § 75 (Quelques remarques sur la différence entre les intuitions et les concepts dans la manière de les désigner).
  • [3]
    Une traduction anglaise de l’intégralité de la Wissenschaftslehre est désormais disponible aux éditions Oxford University Press grâce au travail de P. Rusnock et R. George.
  • [4]
    Bolzano, Wissenschaftslehre, Band 4, Neudruck der 2. Auflage Leipzig 1931, Scientia Verlag Aalen, p. 44-49.
  • [5]
    Bernard Bolzano - Gesamtausgabe. Reihe II, Nachlass. A, Nachgelassene Schriften. 12, II, Vermischte philosophische und physikalische Schriften 1832-1848. Zweiter Teil. Herausgegeben von Jan Berg. Frommann-Holzboog, Stuttgart, 1978, p. 73, 105, 140-142. Comme l’indique Jan Berg dans son introduction, on trouve dans ces textes des éléments que la Wissenschaftslehre, n’avait pu accueillir : des remarques inédites sur la logique et la théorie de la connaissance, ainsi que la discussion d’un grand nombre de penseurs contemporains.
  • [6]
    Bernard Bolzano - Gesamtausgabe. Reihe II, Nachlass. B, Philosophische Tagebücher 1817-1827. 17, herausgegeben von Jan Berg, Frommann-Holzboog, Stuttgart,1979, p. 83-84.
  • [7]
    Herder, Tetens, Monboddo.
  • [8]
    Le texte intitulé De la détermination du domaine des sciences et composé des trois premiers paragraphes du 2e chapitre de la 5e et dernière partie de la Théorie de la science.
  • [9]
    Cf. WL, § 75, trad. fr. p. 213.
  • [10]
    La science est la connexion des propositions vraies (vérités) que la connaissance humaine s’efforce de découvrir et d’exprimer.
  • [11]
    WL, § 57, trad. fr. p. 161.
  • [12]
    Cf. WL, § 75, trad. fr. p. 214.
  • [13]
    WL, trad. fr. p. 216.
  • [14]
    « (…) Nous ne pouvons pas produire en nous une intuition unique que nous avons eue une première fois une seconde fois encore » (WL, trad. fr., p. 213). « (…) Une telle cause ne se présente toujours qu’une fois, alors qu’un changement qui se présente en un autre temps, même dans le même sujet, en est déjà un second » (WL, trad. fr., p. 214). Par exemple, « si analogues que puissent être la couleur, le parfum, la douleur que je perçois juste à présent à ceux que j’ai éprouvés en un autre temps quelconque, c’en sont pourtant toujours d’autres » ibid. Cf. les précisions apportées par les Vermischte philosophische und physikalische Schriften : la cause de l’intuition « ne repose pas dans un objet unique, mais plutôt principalement dans un objet et [secondairement] dans la participation [la co-action, Mitwirkung] d’un autre objet, de notre corps, etc. » ; « un objet extérieur (une rose par exemple) produit dans notre âme, à travers la participation d’autres objets environnants (l’air, la lumière, etc., proprement la totalité du monde), une certaine modification que nous nous représentons (dont nous avons une intuition) » (pp. 140-142).
  • [15]
    « Cette odeur que nous venons de respirer », « cette sensation déterminée que nous venons d’avoir » (cf. WL, § 59, trad. fr., p. 171).
  • [16]
    « Si nous disons pourtant que nous communiquons nos intuitions à un autre, cela a alors seulement pour sens que nous lui en faisons connaître différentes propriétés. C’est ainsi notamment que, quand nos intuitions ont été produites par l’effet qu’a exercé un objet extérieur sur nos organes sensoriels, nous avons soin de faire connaître cet objet extérieur à d’autres. Si c’est un objet durable, s’il se présente souvent à nous et s’il est pour nous suffisamment important, il lui est attribué un signe formé proprement pour lui, un nom propre » (WL, trad. fr., p. 214-215).
  • [17]
    Cf. la mise au point des Vermischte philosophische und physikalische Schriften : « Un objet extérieur (une rose par exemple) (…) la première représentation ».
  • [18]
    « Nous déterminons la plupart [des objets] en décrivant un rapport, leur revenant exclusivement, où ils entrent avec certains autres (…). Les plus faciles à employer ici, ce sont les rapports de temps et de lieu, et, le plus souvent, il suffit d’en donner une détermination approximative, ainsi celle que contiennent les mots : maintenant, il y a peu, bientôt, ici ou , etc., surtout si nous ajoutons aussi encore, pour plus de sûreté, le genre ou l’espèce des choses auxquelles appartient l’objet que nous visons. Ainsi par exemple, assurément, si je disais simplement : “ceci ici”, et si je montrais alors un rosier qui se trouve juste devant moi, on ne saurait pas si je vise le rosier en entier ou seulement cette rose qui s’y trouve ou quoi que ce soit d’autre. Mais je lève cette indétermination si je détermine l’espèce de la chose à laquelle appartient l’objet visé, et même l’espèce de ce dont il n’y en a précisément pas plusieurs à l’endroit et au temps désignés, par un mot dénominatif commun qui y est ajouté, et si donc, au lieu uniquement de “ceci ici” je dis “ce pétale-ci”, “cette couleur-ci”, etc. » (WL, trad. fr., p. 215).
  • [19]
    « Le même objet qui produit en moi l’intuition A est aussi la cause de ce que j’ai l’intuition B » ; par exemple « l’odeur agréable que je sens maintenant est l’effet de l’objet rouge que je vois ici devant moi (la rose) » (WL, § 42, trad. fr., p. 127).
  • [20]
    WL, trad. fr., p. 215.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    La distinction linguistique que Bolzano évoque dans son Philosophische Tagebücher est donc d’une grande importance logique et philosophique. Les signes désignatifs conviennent à l’expression des concepts, les signes indicatifs à celle des intuitions.
  • [23]
    « (…) Tous ceux qui comprennent l’allemand lient aux mots : Und, Nicht, Eins, Zwei, Drei, etc., des représentations qui correspondent aux mêmes concepts en soi » (WL, § 75, trad. fr., p. 214).
  • [24]
    Cf. De la détermination du domaine des sciences, § 410, note : « Sirius est une étoile fixe », « Alexandre est né il y a plus de 2000 ans », « les symptômes de telle ou telle maladie se manifestent à travers tel ou tel changement de couleur, d’odeur, telle douleur… ».
  • [25]
    Il s’agit évidemment du présent de l’acte de parole ou d’écriture, du moment où le locuteur prend la parole ou écrit. En termes bolzaniens : du moment où la proposition est exprimée (oralement ou par écrit) par quelqu’un.

1Les textes sélectionnés et rassemblés ici portent sur la philosophie du langage et de la logique de celui que Husserl tenait pour l’un des plus grands logiciens de tous les temps, Bernard Bolzano. Avant de les présenter, il convient de rappeler les grandes lignes de cette philosophie dont les fondements sont exposés dans les deux premières parties de la Théorie de la science (Wissenschaftslehre). Le système de Bolzano repose sur deux notions fondamentales, celles de représentation et de proposition en soi (Vorstellung an sich, Satz an sich) envisagées indépendamment de la manière dont nous pouvons, le cas échéant, les saisir et les exprimer dans nos pensées et notre langage. Les représentations sont les éléments constitutifs non propositionnels des propositions en soi objectives. Par exemple, la proposition Dieu est immortel, que Bolzano préfère présenter sous la forme Dieu a l’immortalité, se compose de trois éléments : une représentation sujet se rapportant à l’objet de la proposition, une représentation prédicat se rapportant à la propriété qui lui est attribuée, et enfin une copule (mieux exprimée par le verbe « avoir ») opérant la liaison de la représentation sujet et de la représentation prédicat.

2Une représentation en soi est objectivement définie à partir de son contenu et de son objet. Le contenu est l’ensemble des éléments dont elle est composée : ainsi la représentation le roi de France comporte-t-elle au moins deux autres représentations, plus simples, roi et France. Il y a nécessairement des représentations absolument simples entrant dans la composition des représentations complexes. Quant à l’objet d’une représentation, il est tout simplement ce à quoi cette représentation se rapporte, ce qu’elle représente (en l’occurrence la personne susceptible de régner sur le royaume de France). Il faut alors admettre la possibilité de représentations sans objet : le nombre le plus grand, l’actuel roi de France, un homme dont l’intelligence est infinie. L’extension logique d’une représentation est déterminée par le nombre d’objets auxquels elle se rapporte (ce nombre est nul pour les représentations sans objet, égal à 1 pour les représentations singulières, et supérieur à 1 pour les représentations générales).

3Bolzano distingue deux sortes de représentations, les concepts et les intuitions. Il réserve ce dernier terme aux représentations à la fois simples quant à leur contenu (elles ne sont pas composées de représentations élémentaires) et singulières quant à leur objet (elles se rapportent à un objet et à lui seul). Les perceptions sensibles (perception de la couleur d’une rose, de son odeur…) en donnent une parfaite illustration sur le plan subjectif, pourvu que nous les envisagions au moment même où nous prêtons attention au changement qu’un objet extérieur produit en nous (je vois une couleur, je sens une odeur…) et avant que nous n’opérions une synthèse dans des jugements d’expérience (cette rose est rouge, parfumée…)[1]. Toutes les autres représentations sont des concepts  : elles sont soit simples et générales (concepts de point, d’instant), soit composées et singulières (concept de Dieu comme cause de soi-même, concept de bien suprême), soit composées et générales (concepts de triangle, d’homme). Concepts et intuitions sont les composantes logiques des propositions en soi. Celles qui contiennent des intuitions sont empiriques (« cette rose sent bon »), les autres sont purement conceptuelles (« Dieu est la cause de sa propre existence », « le bien suprême doit être recherché », « le nombre de décimales de ? est infini »).

4Si quelqu’un saisit et exprime une proposition en soi (je pense et je déclare que l’homme est mortel), il s’agit là d’un événement psychologique accidentel et passager qui n’affecte absolument pas l’être en soi objectif de la proposition logique. Certaines propositions (telle que celle qui déterminerait le nombre de fruits qu’un certain arbre portait l’été dernier) n’ont d’ailleurs pas encore été pensées et ne le seront peut-être jamais. Propositions et représentations en soi ont donc une « existence » logique distincte de l’existence concrète (Dasein, Wirklichkeit) des choses dans le temps et l’espace. Objectivement parlant, la science est ainsi l’ensemble des propositions en soi vraies dont les sciences historiquement constituées se proposent de découvrir et de dégager la structure et les connexions logiques. Bolzano s’intéresse alors à la manière dont le langage exprime et communique les propositions et leurs composantes, notamment, parmi ces dernières, celles qui sont intuitives : « cette couleur que je vois », « ce parfum que je sens », « cette douleur que je ressens »[2]. Malheureusement, dans les deux premières parties de la Théorie de la science – les seules auxquelles le lecteur francophone ait pour l’instant accès grâce au précieux travail de Jacques English[3] –, et malgré l’importance et l’originalité des thèmes abordés (écart entre la structure logique et la structure du langage ordinaire, incommunicabilité de l’intuition, rôle des indexicaux dans l’expression de ce que nous percevons hic et nunc…), l’analyse du langage occupe une part plutôt modeste, et les passages qui lui sont consacrés, de l’aveu même de Bolzano, peuvent parfois prêter à certains malentendus. Pour les dissiper et se faire une meilleure idée de cette Sprachtheorie ou Sprachphilosophie, il faut donc s’appuyer sur d’autres textes complémentaires. Tout d’abord les paragraphes 409, 410 et 411 du 4e volume de la Théorie de la science [4], où Bolzano montre qu’en dépit de son incommunicabilité, l’intuition a une place dans les livres d’enseignement des sciences en tant que composante des vérités empiriques. Il faut également considérer les suppléments et les améliorations que les Verbesserungen und Zusätze zur Logik (Réformes et suppléments pour la logique) apportent à la Théorie de la science au fur et à mesure que Bolzano en poursuit continuellement la rédaction de 1819 à 1830[5]. Le dernier texte est un court mais non moins important extrait de l’avant-dernier journal philosophique (Miscellanea Philosophica ; Mélanges philosophiques) [6] dans lequel, en lien direct avec les débats intellectuels qui agitaient alors les cercles linguistiques et philosophiques[7], Bolzano esquisse une théorie de l’indexicalité susceptible d’éclairer la question de la désignation des représentations intuitives. En proposant ici la traduction de ces morceaux choisis, nous espérons rendre plus accessible un auteur, déjà bien connu des logiciens et mathématiciens, dont l’influence sur la pensée contemporaine (logique moderne, phénoménologie et philosophie analytique) est considérable.

5Puisque le premier texte que nous avons traduit[8] répond au § 75 de la Théorie de la science et, dans une certaine mesure, le corrige ou du moins lui apporte des compléments, il faut revenir sur ce premier texte fondateur. Dans ce paragraphe (et déjà, dans une moindre mesure, au § 59), Bolzano s’interroge sur la manière dont nous exprimons les représentations dans le langage. Quels signes utilisons-nous pour désigner des concepts et des intuitions ? Une fois que ces représentations sont exprimées, est-il possible de les communiquer à autrui ? C’est à ces questions que le § 75 est chargé de répondre. « La différence entre les intuitions et les concepts sera mise en lumière plus clairement encore si (…) nous proposons aussi quelque chose sur les différentes manières dont se fait la désignation de ces représentations dans le langage des mots »[9]. Pour Bolzano, les représentations (concepts et intuitions) sont d’abord des entités logiques, c’est-à-dire des parties non propositionnelles d’une proposition en soi objective qui n’est pas nécessairement pensée et énoncée par quelqu’un. Par exemple, les représentations égalité, somme, angle… dans la proposition qui pose l’égalité de la somme des angles à deux droits dans le triangle rectangle, proposition dont la structure et la valeur de vérité sont indépendantes de l’esprit humain[10]. Les propositions, avec leurs composantes, sont ensuite éventuellement saisies en pensée par les hommes, approuvées ou rejetées dans leurs jugements, et exprimées dans le langage. Les mots servent en effet à désigner des représentations : « chaque mot sert dans le langage à désigner une représentation propre »[11]. Les concepts (les représentations qui ne sont pas simultanément simples et singulières) sont désignés et communiqués par des noms communs (homme, arbre…). Il est vrai qu’en fonction de ses vécus (expériences, souvenirs, connaissances) chacun peut associer au terme « arbre » diverses représentations subjectives (un tel se souvient d’un sapin, un autre imagine une série de platanes alignés au bord de la route, un autre encore une forêt, etc.) ; mais ce signe n’en désigne pas moins partout le même concept. Les termes utilisés par les uns et les autres (« arbre », « tree », « Baum ») renvoient tous à la même représentation objective. Quand des hommes pensent non pas à un arbre singulier mais au concept d’arbre en général, ils saisissent tous dans leur propre représentation subjective la même représentation objective (le même concept). « (…) Nous pouvons communiquer à un autre [les concepts purs] par toutes sortes de moyens, entre autres aussi par de simples mots. Ainsi, par exemple, tous ceux qui comprennent l’allemand lient aux mots : et, non, un, deux, trois (Und, Nicht, Eins, Zwei, Drei), etc., des représentations qui correspondent aux mêmes concepts en soi »[12].

6En revanche, avec les intuitions les choses ne sont pas aussi simples ; on doit même dire que les représentations à la fois singulières et simples sont incommunicables : « il ne nous [est] pas possible de produire dans un autre la même intuition que celle que nous avons »[13]. La raison en est simple : il n’y a pas et il ne peut y avoir deux intuitions strictement identiques, ni dans la même conscience, ni a fortiori dans deux consciences. Si deux intuitions sont vécues par deux sujets différents (deux personnes s’approchent d’une rose et en perçoivent la couleur, l’odeur…), la localisation des corps agissant et pâtissant (les objets frappant nos sens et les corps doués de sensibilité), la sensibilité propre à chaque sujet, ainsi que le degré ou la force d’attention à l’égard du changement qui se produit en chacun d’eux sont autant de facteurs externes et internes qui introduisent nécessairement des différences entre les intuitions vécues par les uns et les autres. Il en va de même des intuitions vécues par le même sujet à des moments différents : si une intuition analogue (causée par le même corps agissant sur les mêmes organes sensibles) se (re)produit après un certain laps de temps, aussi court soit-il, elle ne peut pas non plus être strictement identique à l’intuition précédente, puisque les facteurs évoqués ci-dessus ont entre-temps nécessairement changé – fût-ce de manière infinitésimale – dans un monde où une multiplicité de forces, externes mais aussi internes, agissent de concert sur chaque corps doué ou non de sensibilité[14]. Dès lors, même si je peux toujours exprimer ou désigner par le mot ceci l’intuition que je suis en train de vivre ou que je viens de vivre (ceci que je ressens, cette couleur rouge que je vois quand on présente devant mes yeux une rose, ce parfum que je sens quand mes narines s’approchent d’elle, cette douleur que j’éprouve au bout du doigt quand je touche ses épines[15]), cette intuition demeure incommunicable. D’abord parce qu’avec son corps et sa sensibilité propres, autrui ne peut à son tour vivre ce que je ressens en moi et avoir exactement « la même » intuition que moi quand le même objet extérieur agit sur lui (nous contemplons et humons tous les deux la même rose). Ensuite, en raison de la multiplicité des forces internes et externes agissant sur un corps doué de sensibilité (capacité à être affecté par un objet extérieur) et de conscience (capacité à prêter attention aux changements que cet objet produit en nous), l’intuition suggérée dans l’esprit d’autrui par le mot ceci (sur la base des informations linguistiques et extra-linguistiques qui l’accompagnent le cas échéant et sur la base de ses propres expériences et souvenirs) ne peut être identique stricto sensu à l’intuition que j’ai moi-même vécue. Alors que l’intuition exprimée par un mot et l’intuition suggérée par le même mot chez une autre personne sont au mieux analogues mais nécessairement différentes, le concept exprimé par le terme « arbre » et le concept éveillé par ce même terme (ou par un terme équivalent dans une autre langue) sont en revanche strictement (numériquement) identiques : de part et d’autre, chez celui qui parle et chez celui qui écoute, il n’y a qu’un seul et unique concept, une seule et unique représentation objective, qui ne se multiplie pas avec les sujets, même si ce concept est accompagné dans notre esprit de certaines illustrations subjectives (images, souvenirs) en vertu du mécanisme psychologique de l’association d’idées.

7La seule information que je peux transmettre à autrui sur le compte de mes intuitions porte sur leur cause extérieure et concerne la nature et la localisation de l’objet qui les a produites[16]. Il ne s’agit cependant pas d’une transmission de mon intuition à autrui, pour la bonne et simple raison que la cause externe de l’intuition, pas plus que l’effet qu’elle produit en nous, n’est pas l’intuition elle-même, laquelle demeure ineffable et unique. Pour Bolzano, l’intuition n’est en effet ni l’objet extérieur, ni même le changement qu’il produit en nous, mais l’attention de l’esprit dirigée sur ce changement[17]  ; autant dire qu’il n’y a pas d’intuition si le changement est trop faible pour qu’on puisse l’apercevoir ou encore si l’attention de la conscience se focalise sur un autre objet (un autre changement simultané de plus grande intensité). En outre, la représentation de l’objet qui a produit en nous un changement – information susceptible d’être transmise à autrui – n’est pas une représentation absolument simple, comme doit l’être l’intuition, car pour s’appliquer à cet objet unique et à lui seul, l’expression propre par laquelle nous désignons la cause externe de nos intuitions doit comporter plusieurs éléments : d’abord un déictique (ceci, ce) pour garantir la singularité de l’objet visé ; ensuite, pour éviter toute ambiguïté si l’expression n’est pas accompagnée d’un mouvement de l’index suffisamment précis, un concept déterminant la nature de l’objet visé (cet A, ce B…  ; cette rose, cette mouche…) ainsi que des déterminations spatio-temporelles (cet A que je perçois à tel endroit ou que j’ai perçu à tel moment  ; cette rose que j’ai cueillie hier dans ce jardin et qui repose maintenant dans le vase) [18]. Et enfin, puisque l’objet dont nous parlons est la synthèse de plusieurs intuitions (cette rose est la cause de la couleur rouge que je vois, du parfum que je sens et de la douleur dont je souffre quand je touche ses épines), la forme développée de ce nom propre serait, non pas une intuition simple, mais plutôt une représentation composée mixte comprenant à la fois des concepts et des intuitions ; on aurait donc affaire à ce genre d’expression : « la rose qui est la cause des intuitions de la couleur rouge, du parfum et de la douleur »[19]. Bolzano le dit clairement : « Les noms propres [désignant la cause de nos intuitions, i. e. « un objet extérieur exerçant un effet sur nos propres sens »[20]] ne désignent donc communément que des représentations mixtes de la forme l’objet qui est la cause de ce que j’ai eu un jour telles et telles intuitions » [21]. Il est donc impossible que la communication d’une intuition s’accomplisse à partir de la désignation de sa cause extérieure. Désigner l’objet qui a produit en nous un changement, ce n’est pas éveiller en autrui l’intuition de ce changement lui-même ! La cause n’est pas l’effet, l’externe n’est pas l’interne, la cause matérielle n’est pas l’attention psychique. Désigner la cause externe d’une intuition, c’est tout au plus inviter autrui à vivre une intuition analogue à la nôtre mais néanmoins différente.

8Tel est donc le contenu de ce § 75 auquel fait écho le premier texte que nous avons traduit (De la détermination du domaine des sciences). Si on réunit tous ces textes, en y joignant les autres extraits que nous avons traduits, la thèse que défend Bolzano à propos de l’expression des intuitions est en définitive la suivante : 1) dans des énoncés du type « ceci (ce changement) que je ressens actuellement en moi » (« ce rouge que je vois », « ce parfum que je sens »), on peut exprimer nos intuitions, nos représentations simples et singulières. Tel est, semble-t-il, le rôle des signes indicatifs – plus précisément, des signes monstratifs (hindeutend), indicatifs (zeigend) définis (bestimmt) – que Bolzano, dans son Journal philosophique, distingue des signes désignatifs conceptuels[22]. En revanche, nous ne pouvons pas communiquer nos intuitions à autrui. Alors que les diverses représentations subjectives qu’un nom commun (homme) éveille correspondent toutes à la même représentation objective (le concept d’homme, c’est-à-dire une représentation en soi composée et générale)[23], les intuitions subjectives que le mot « ceci » éveille sont nécessairement différentes, car ce terme désigne un changement spatio-temporellement localisé unique (cette couleur que je vois n’est pas exactement celle que tu vois, ce parfum que je sens n’est pas exactement ce parfum que tu sens, car la chose ne produit pas en nous le même changement et l’attention que notre esprit y porte n’est pas non plus strictement identique). Il y a peut-être pour chaque intuition subjective une intuition objective qui lui correspond – c’est du moins un principe que pose Bolzano sans en apporter une véritable justification – ; mais il n’y a pas une intuition objective unique correspondant à plusieurs intuitions subjectives, comme cela se produit pour les concepts. Chaque intuition a pour objet un changement unique qui ne se reproduit pas à l’identique dans un autre lieu ou à un autre moment. 2) Si on ne peut transmettre à autrui une intuition, comme on le fait pour les concepts, puisque l’intuition éveillée chez l’interlocuteur est autre que l’intuition exprimée par le locuteur et que l’intuition vécue par l’un n’est pas l’intuition vécue par l’autre, on peut néanmoins communiquer des informations sur les objets extérieurs qui sont la cause des intuitions que nous avons. 3) On peut le faire dans des propositions (vérités) empiriques qui ont parfaitement leur place dans les exposés scientifiques (historiques, géographiques, astronomiques, médicaux…)[24], pourvu que les composantes intuitives de ces propositions (Alexandre, Sirius, ce personnage historique, cette étoile), en dépit de la diversité des changements que les objets désignés produisent sur chaque esprit et donc de la diversité du contenu intuitif exprimé, soient « logiquement équivalentes », c’est-à-dire qu’elle fassent exactement référence au même objet. Nous ne percevons pas tous Sirius de la même manière, à partir du même point de vue, au même moment, avec le même degré de sensibilité et d’attention ; nous ne recevons pas tous le mot Alexandre de la même manière et ce mot n’éveille pas les mêmes intuitions chez tous ceux qui l’emploient ; les contenus intuitifs attachés à ces termes et aux énoncés dans lesquels ils figurent sont donc extrêmement variables ; mais nous nous comprenons malgré tout et pouvons les uns les autres échanger ou communiquer car toutes ces expressions font référence à Sirius (ou Alexandre).

9Le texte tiré des Vermischte philosophische und physikalische Schriften (p. 105) le montre aussi à sa façon : le « maintenant » exprime une intuition (représentation simple et singulière) qui a pour objet l’instant présent, qui est donc appelée à changer à chaque instant et qui, de ce fait, est à strictement parler incommunicable. Le maintenant du lecteur n’est pas le maintenant du locuteur. Cependant les vérités (propositions) empiriques dans le contenu desquelles figurent ces représentations intuitives à titre de composantes ont tout à fait leur place dans les sciences, en ce sens que leurs expressions sont porteuses d’information et que quelque chose est par là véritablement communiqué ou enseigné. Par exemple, quand je dis en 2014 « les hommes qui ont vécu jusqu’à présent  » (« jusqu’à maintenant  », « jusqu’à aujourd’hui  »), le terme « présent » (« maintenant », « aujourd’hui ») donne à la proposition exprimée un contenu intuitif déterminé différent de celui qui revient à la proposition énoncée 1000 ans ou 1 seconde auparavant, tout simplement parce que ce terme ne désigne pas la même intuition (une fois, c’est l’intuition d’un présent = 2014 ; une autre fois, l’intuition d’un présent[25] = 2014 – 1000 ans ou 2014 – 1 seconde). On peut néanmoins comprendre la proposition à quelque moment que l’on se place (quelles que soient les variations de sa composante intuitive), car le lecteur sait bien que le « présent » ou le « maintenant » n’est pas celui de l’acte de lecture mais celui de l’acte de parole ou d’écriture, et qu’il doit donc tenir compte de la situation du locuteur au moment où la représentation a été initialement exprimée : si les mots ont été écrits en 1830, la représentation « les hommes qui ont vécu jusqu’à présent » désigne les hommes qui ont vécu jusqu’en 1830. La représentation « les hommes qui ont vécu jusqu’à présent » est donc un concept de la forme le nombre d’hommes ayant vécu jusqu’à l’instant t t = 1830. L’extension de ce concept est aussi déterminée et invariable que le concept d’homme tout court, car elle est pour ainsi dire fixée ou arrêtée sur 1830 et ne s’accroît pas continuellement au-delà. Ce concept peut aisément être exprimé et communiqué (écrit, lu, enseigné) même s’il comporte une ou plusieurs composantes intuitives ; il suffit de donner à celles-ci les déterminations qui conviennent (t = 1830 et non 2014 ; ici = à tel endroit et nulle part ailleurs ; maintenant et ici désignent des instants et des espaces déterminés) en fonction des connaissances que l’on possède sur la situation du locuteur (où et quand parle-t-il). Comme le montre l’extrait du journal philosophique, « maintenant », « aujourd’hui », « jusqu’à présent »… sont des « termes indicatifs » ou, comme on le dira plus tard, des indexicaux, dont Bolzano avait déjà saisi le rôle et l’intérêt pour l’expression des intuitions et des propositions empiriques. Leur compréhension exige la prise en compte de la « position du locuteur », c’est-à-dire des circonstances spatio-temporelles de l’acte de parole.


Date de mise en ligne : 11/03/2015

https://doi.org/10.3917/philo.125.0003

Notes

  • [1]
    « (…) Chaque intuition subjective a son objet propre, à savoir ce changement se trouvant en dehors de nous ou en nous qui est la cause immédiate de sa formation » (Wissenschaftslehre, trad. fr. J. English, Théorie de la science, Paris, Gallimard, 2011, p. 214). « À chaque fois que nous dirigeons l’attention de notre esprit sur le changement que produit dans notre âme un corps extérieur quelconque amené devant nos sens, par exemple une rose, ce qui est alors l’effet le plus proche et immédiat de cette attention, c’est qu’il se forme en nous une représentation de ce changement » (WL, trad. fr., pp. 207-208).
  • [2]
    Cf. le § 59 (Explication de quelques formes grammaticales, en particulier de la forme : cet A) et surtout le § 75 (Quelques remarques sur la différence entre les intuitions et les concepts dans la manière de les désigner).
  • [3]
    Une traduction anglaise de l’intégralité de la Wissenschaftslehre est désormais disponible aux éditions Oxford University Press grâce au travail de P. Rusnock et R. George.
  • [4]
    Bolzano, Wissenschaftslehre, Band 4, Neudruck der 2. Auflage Leipzig 1931, Scientia Verlag Aalen, p. 44-49.
  • [5]
    Bernard Bolzano - Gesamtausgabe. Reihe II, Nachlass. A, Nachgelassene Schriften. 12, II, Vermischte philosophische und physikalische Schriften 1832-1848. Zweiter Teil. Herausgegeben von Jan Berg. Frommann-Holzboog, Stuttgart, 1978, p. 73, 105, 140-142. Comme l’indique Jan Berg dans son introduction, on trouve dans ces textes des éléments que la Wissenschaftslehre, n’avait pu accueillir : des remarques inédites sur la logique et la théorie de la connaissance, ainsi que la discussion d’un grand nombre de penseurs contemporains.
  • [6]
    Bernard Bolzano - Gesamtausgabe. Reihe II, Nachlass. B, Philosophische Tagebücher 1817-1827. 17, herausgegeben von Jan Berg, Frommann-Holzboog, Stuttgart,1979, p. 83-84.
  • [7]
    Herder, Tetens, Monboddo.
  • [8]
    Le texte intitulé De la détermination du domaine des sciences et composé des trois premiers paragraphes du 2e chapitre de la 5e et dernière partie de la Théorie de la science.
  • [9]
    Cf. WL, § 75, trad. fr. p. 213.
  • [10]
    La science est la connexion des propositions vraies (vérités) que la connaissance humaine s’efforce de découvrir et d’exprimer.
  • [11]
    WL, § 57, trad. fr. p. 161.
  • [12]
    Cf. WL, § 75, trad. fr. p. 214.
  • [13]
    WL, trad. fr. p. 216.
  • [14]
    « (…) Nous ne pouvons pas produire en nous une intuition unique que nous avons eue une première fois une seconde fois encore » (WL, trad. fr., p. 213). « (…) Une telle cause ne se présente toujours qu’une fois, alors qu’un changement qui se présente en un autre temps, même dans le même sujet, en est déjà un second » (WL, trad. fr., p. 214). Par exemple, « si analogues que puissent être la couleur, le parfum, la douleur que je perçois juste à présent à ceux que j’ai éprouvés en un autre temps quelconque, c’en sont pourtant toujours d’autres » ibid. Cf. les précisions apportées par les Vermischte philosophische und physikalische Schriften : la cause de l’intuition « ne repose pas dans un objet unique, mais plutôt principalement dans un objet et [secondairement] dans la participation [la co-action, Mitwirkung] d’un autre objet, de notre corps, etc. » ; « un objet extérieur (une rose par exemple) produit dans notre âme, à travers la participation d’autres objets environnants (l’air, la lumière, etc., proprement la totalité du monde), une certaine modification que nous nous représentons (dont nous avons une intuition) » (pp. 140-142).
  • [15]
    « Cette odeur que nous venons de respirer », « cette sensation déterminée que nous venons d’avoir » (cf. WL, § 59, trad. fr., p. 171).
  • [16]
    « Si nous disons pourtant que nous communiquons nos intuitions à un autre, cela a alors seulement pour sens que nous lui en faisons connaître différentes propriétés. C’est ainsi notamment que, quand nos intuitions ont été produites par l’effet qu’a exercé un objet extérieur sur nos organes sensoriels, nous avons soin de faire connaître cet objet extérieur à d’autres. Si c’est un objet durable, s’il se présente souvent à nous et s’il est pour nous suffisamment important, il lui est attribué un signe formé proprement pour lui, un nom propre » (WL, trad. fr., p. 214-215).
  • [17]
    Cf. la mise au point des Vermischte philosophische und physikalische Schriften : « Un objet extérieur (une rose par exemple) (…) la première représentation ».
  • [18]
    « Nous déterminons la plupart [des objets] en décrivant un rapport, leur revenant exclusivement, où ils entrent avec certains autres (…). Les plus faciles à employer ici, ce sont les rapports de temps et de lieu, et, le plus souvent, il suffit d’en donner une détermination approximative, ainsi celle que contiennent les mots : maintenant, il y a peu, bientôt, ici ou , etc., surtout si nous ajoutons aussi encore, pour plus de sûreté, le genre ou l’espèce des choses auxquelles appartient l’objet que nous visons. Ainsi par exemple, assurément, si je disais simplement : “ceci ici”, et si je montrais alors un rosier qui se trouve juste devant moi, on ne saurait pas si je vise le rosier en entier ou seulement cette rose qui s’y trouve ou quoi que ce soit d’autre. Mais je lève cette indétermination si je détermine l’espèce de la chose à laquelle appartient l’objet visé, et même l’espèce de ce dont il n’y en a précisément pas plusieurs à l’endroit et au temps désignés, par un mot dénominatif commun qui y est ajouté, et si donc, au lieu uniquement de “ceci ici” je dis “ce pétale-ci”, “cette couleur-ci”, etc. » (WL, trad. fr., p. 215).
  • [19]
    « Le même objet qui produit en moi l’intuition A est aussi la cause de ce que j’ai l’intuition B » ; par exemple « l’odeur agréable que je sens maintenant est l’effet de l’objet rouge que je vois ici devant moi (la rose) » (WL, § 42, trad. fr., p. 127).
  • [20]
    WL, trad. fr., p. 215.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    La distinction linguistique que Bolzano évoque dans son Philosophische Tagebücher est donc d’une grande importance logique et philosophique. Les signes désignatifs conviennent à l’expression des concepts, les signes indicatifs à celle des intuitions.
  • [23]
    « (…) Tous ceux qui comprennent l’allemand lient aux mots : Und, Nicht, Eins, Zwei, Drei, etc., des représentations qui correspondent aux mêmes concepts en soi » (WL, § 75, trad. fr., p. 214).
  • [24]
    Cf. De la détermination du domaine des sciences, § 410, note : « Sirius est une étoile fixe », « Alexandre est né il y a plus de 2000 ans », « les symptômes de telle ou telle maladie se manifestent à travers tel ou tel changement de couleur, d’odeur, telle douleur… ».
  • [25]
    Il s’agit évidemment du présent de l’acte de parole ou d’écriture, du moment où le locuteur prend la parole ou écrit. En termes bolzaniens : du moment où la proposition est exprimée (oralement ou par écrit) par quelqu’un.

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