Notes
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[1]
P. Macherey, « Y a-t-il une philosophie française ? », 1997, dans Histoires de dinosaures, Paris, PUF, 1999, p. 320.
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[2]
P. Cassou-Noguès, P. Gillot, « Introduction » à Le concept, le sujet et la science, Paris, Vrin, 2009, p. 13.
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[3]
H. Bergson, Mes missions, 1936, dans Mélanges, Paris, PUF, Éd. du Centenaire, 1975, p. 1569.
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[4]
F. Worms, La philosophie en France au xxe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009, chap. 7, « L’idée de philosophie française », pp. 173-193.
1Après la deuxième guerre et jusqu’à peu, on pouvait bien parler de « philosophie française », c’était par commodité, sans croire qu’un tel vocable recouvrît une réalité clairement délimitée. Il y avait d’ailleurs plusieurs manières d’en contester l’usage, quel que fût l’intérêt qu’on continuait à lui porter. Devait-on lui reconnaître sa richesse, d’avoir marqué l’histoire de la pensée comme au Grand Siècle ? La philosophie en France au xxe siècle a foisonné jusqu’au fouillis, et la rabattre sur ses lignes géographiques paraissait traduire l’échec à la contenir ainsi qu’à la définir plus proprement. Pour nous parvenir telles qu’elles sont, les doctrines ne doivent-elles pas s’éloigner de la terre qui les a vues naître, où s’entendent encore les batailles qui firent rage, les alliances de fortune et les fragiles victoires institutionnelles ? Spiritualisme et existentialisme, phénoménologie et épistémologie, structuralisme et poststructuralisme s’étudient dans les livres, une fois lavés de la boue de l’Histoire. Et puis, comment les rapporter à un caractère, une idiosyncrasie, et en même temps éviter tout travers nationaliste ? La philosophie ne peut se sentir libre et se prétendre véritable qu’en dehors de toutes frontières, en sorte que l’épithète « française » semblera toujours trahir la science qu’elle qualifie, en escamotant d’emblée sa fonction universalisante. Il n’est pas même possible de dire que la France porte en elle cette vocation à l’universel, sans reverser aussitôt dans l’idéologie que la philosophie nous invite à abhorrer. Voilà donc que jusqu’à peu, on en était venu à suspecter non seulement qu’il y eût une philosophie française, et non pas plusieurs, mais qu’il y eût quelque chose comme une philosophie française, capable d’être plus et autre chose que l’ensemble des productions philosophiques de langue française, soutenues par des pratiques sociales déterminées. On parle depuis Foucault de « philosophie en France », « à la française » [1] à la rigueur ; en tout cas, plus de « philosophie française », « la philosophie n’ayant pas de nationalité » [2].
2Et après tout, il fallait bien se débarrasser d’une certaine manière, fière et conquérante, de présenter la philosophie française à l’étranger, telle qu’elle avait cours au xixe siècle et au début du xxe. De Ravaisson à Delbos, le tort fut de lui avoir prêté un esprit « national », de lui avoir donné à défendre ou à répandre des valeurs qui seraient inscrites dans les doctrines, au point d’offrir celles-ci, comme c’est arrivé avec Bergson, comme « une collaboration directe à l’œuvre de guerre » [3]. Il doit être entendu que la question du propre doit s’écarter de toute passion nationale, quelle qu’en soit la forme. Ainsi compris, on saura gré au récent livre de F. Worms [4] d’avoir redonné ni plus ni moins qu’un visage au paysage philosophique contemporain, en lui restituant ses coordonnées les plus élémentaires. Car plus encore que d’opérer une classification par « moments », chacun groupé autour d’un « problème » spécifique et chaque fois capable de mettre en « relation » une constellation d’auteurs distincts, il éclaire une scène qui avait disparu, configure un certain espace où s’orienter dans la pensée française. Par lui, la question même d’une philosophie française se pose à nouveau. Elle ne préjuge donc pas de sa réponse, et les différents articles présentés ici se proposent aussi d’en éprouver la validité.
3Puisqu’en effet les schèmes historiographiques et les outils méthodologiques mobilisés de part et d’autre par les différents contributeurs de ce numéro sont dirigés sur cette vaste forêt philosophique, à la fois française et étrangère, dont la complication les dépassent tous, ils ne doivent servir qu’à obtenir un gain de cohérence pour les œuvres prises dans leur ensemble, un surcroît d’intelligibilité pour les œuvres prises dans leur détail. Si plusieurs hypothèses de lecture peuvent ainsi coexister, c’est qu’elles ont intérêt à se séparer d’abord si elles veulent se rencontrer, se croiser, se renforcer, avec l’espoir d’obtenir des unes et des autres un complément, une confirmation, ou même une correction de ce qu’elles énoncent.
4Frédéric Fruteau de Laclos introduit dans l’histoire de la philosophie une manière de pratiquer l’histoire, déjà courante en histoire des sciences, telle qu’on la rencontre dans les travaux d’I. Stengers ou de B. Latour : l’anamnèse. Il cherche ainsi à retrouver à côté du grand mouvement de l’histoire la foule des penseurs mineurs que la philosophie avait abandonnés en chemin. Reconsidérant la solution choisie comme une option parmi d’autres, il s’agit de rouvrir le spectre des solutions qui furent délaissées et qu’une anamnèse doit conduire à reprendre à nouveau frais, écrivant une « petite histoire » à côté de la grande. Si F. Worms s’intéresse aux moments où s’est cristallisé un problème, Frédéric Fruteau se penche alors sur les moments virtuels, latéraux à ceux que l’histoire a retenus, et qui eussent pu être majoritaires, tel un moment « psychologique-historien » qu’aurait pu initier I. Meyerson.
5Notre contribution voudrait creuser sous la discontinuité réelle ou virtuelle des moments qui scandent les grandes étapes de la pensée contemporaine afin de retrouver les tendances que nous croyons plus profondes et telles qu’elles se poursuivent depuis Descartes, trouvant ses ressorts dans les possibilités que celui-ci offrait pour la philosophie à venir. Cette hypothèse trouve son point de départ dans une certaine lecture de Bergson. La philosophie française, traversant ainsi « le prisme métaphysique de Descartes », suivrait trois voies distinctes qui se seraient déployées en s’écartant toujours plus radicalement les unes des autres : la voie du cogito, la voie du système et la voie des modernes. Par delà leur opposition manifeste, celles-ci renouent avec leur origine commune. La philosophie française ne semble ainsi pouvoir se comprendre que par la manière réflexive dont elle réinvestit le texte cartésien, qui est son institution véritable par delà toutes les institutions sociales et politiques.
6Giuseppe Bianco remet en question la ligne de partage instaurée par Foucault, et réajustée par Badiou, entre un « mysticisme vitaliste » qui remonterait à Bergson et un « mathématisme » qui remonterait à Brunschvicg, et montre tout ce que le « nom Bergson » porte en lui, mettant au jour les protocoles de fabrication de ces tableaux que la philosophie française s’est donnés d’elle-même. Puisqu’en effet les tableaux gomment les lieux matériels de leur effectuation, il s’agit ici de dévoiler les contextes stratégiques où le bergsonisme a servi à faire, défaire et refaire la ligne de partage de la pensée française, passant entre les mains de Lévi-Strauss, d’Althusser, de Canguilhem et que Foucault, au bout, a reprise et cristallisée tout en effaçant son processus de formation. Cela conduit l’auteur à proposer d’envisager la philosophie française contemporaine sous l’angle d’une « socio-histoire des pratiques philosophiques », plaçant les moments philosophiques eux-mêmes sous condition de changements qui se produisent ailleurs.
7Guillaume le Blanc retrouve à l’heure de la redécouverte de la vie un foyer qui irradie depuis Bergson où, explorant la vitalité de la vie, la philosophie française cherche de plus en plus à penser « la possibilité d’une extension de l’invention de soi en invention collective ». Après Canguilhem, la figure de Foucault est privilégiée, lequel a su poser, après un éthos poétique, un éthos philosophique et politique qui réactive la vitalité des sociétés, se soulevant contre leur assujettissement aux normes qui les ont construites. Un champ philosophique commun s’ouvre pour des auteurs aux positions théoriques différentes. Après une certaine figure de l’homme dont Foucault a annoncé la fin, c’est à une nouvelle pensée de l’homme qu’il en appelle, pris comme un « nous », dans sa dimension à la fois pratique et collective.
8Enfin, Frédéric Worms montre comment, bien qu’elle puisse constituer un fil rouge pour la philosophie en France au xxe siècle, la vie fut posée différemment selon les moments qu’elle a traversés, impliquant des ruptures aussi grandes dans la manière dont le problème fut rejoué à chaque fois. Reprise et rupture doivent être pensées en même temps. Selon les problèmes qui s’agitaient – ceux de l’esprit, de l’existence, du langage et du pouvoir, – c’est la vie elle-même qui chaque fois dévoile une de ses dimensions, s’opposant moins à autre chose qu’elle ne s’oppose à elle-même. C’est ainsi le moment présent qui est de plus en plus amené à penser la vie dans sa tension irréductible et comme une tension ultime : expérience première et principe ultime, elle traverse tous les enjeux de notre savoir et de notre pouvoir.
Notes
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[1]
P. Macherey, « Y a-t-il une philosophie française ? », 1997, dans Histoires de dinosaures, Paris, PUF, 1999, p. 320.
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[2]
P. Cassou-Noguès, P. Gillot, « Introduction » à Le concept, le sujet et la science, Paris, Vrin, 2009, p. 13.
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[3]
H. Bergson, Mes missions, 1936, dans Mélanges, Paris, PUF, Éd. du Centenaire, 1975, p. 1569.
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[4]
F. Worms, La philosophie en France au xxe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009, chap. 7, « L’idée de philosophie française », pp. 173-193.