« On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale » écrit Emmanuel Levinas en incipit de Totalité et infini. Pourquoi cette précaution dans un livre qui entend précisément surmonter la métaphysique par la moralité de la relation à autrui ? Parce que la métaphysique a toujours déjà inclus en elle, comme l’une de ses fonctions, un moment éthique. Or le projet de Levinas ne souffre d’aucune compromission avec la métaphysique, qu’il entend « dépasser » ou « surmonter » au sens exact que Heidegger donnait à cette tâche. Il se fonde en effet sur une définition de l’essence de la métaphysique, identifiée à la fois à la volonté de totalisation du Logos grec et à une violence ontologique qui trouve son effectivité dans la guerre et Totalité et infini consiste pour une large part en une confrontation avec Hegel, dont « le système représente l’aboutissement de la pensée et de l’histoire de l’Occident ». Tout l’enjeu du livre est ainsi de réussir à penser une relation éthique irréductible à la totalité hégélienne qu’elle a pour fonction d’outrepasser. Le pire écueil serait alors en effet d’être « dupe de la morale », c’est-à-dire de s’installer dans l’autosatisfaction à bon compte de la « belle âme dépourvue d’effectivité (wirklichkeitslose schöne Seele) », et de dissoudre l’espérance de la paix dans un irénisme qui n’est, comme le montre Hegel, qu’un complice du bellicisme. C’est pourtant bien d’être dupe de la morale que ses critiques reprochent à Levina…