Notes
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[1]
D. Rodrik, Has Globalization Gone Too Far?, Peterson Institute for International Economics, 1997.
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[2]
P. Samuelson, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization », Journal of Economic Perspectives, vol. 18, n° 3, été 2004, p. 135-146.
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[3]
P. R. Krugman, La Mondialisation n’est pas coupable : vertus et limites du libre-échange, Paris, La Découverte, 2000. Krugman a varié dans ses positions : après avoir soutenu que la mondialisation n’était pas coupable, il a reconnu que l’irruption de la Chine dans le commerce international changeait la donne.
-
[4]
D. H. Autor, D. Dorn et G. H. Hanson, « The China Syndrome: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, vol. 103, n° 6, 1er octobre 2013, p. 2121-2168.
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[5]
Le projet britannique Defend vise à sécuriser les approvisionnements dans 30 secteurs clés qui vont du paracétamol aux composants, avec comme objectif affirmé de réduire la dépendance à l’égard des importations chinoises, de durcir les règles d’acquisition de firmes britanniques, voire de soumettre à des règles plus structurantes les alliances et les partenariats même avec des pays alliés.
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[6]
Une alliance européenne comprenant l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et l’Italie, vient de passer commande en juin 2020 à Astra Zeneca de 400 millions de doses d’un vaccin COVID-19 en cours de développement avec l’université d’Oxford.
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[7]
L’Allemagne vient de décider d’entrer au capital de CureVac (23 %) une société de vaccins que Donald Trump voulait acquérir pour réserver les bénéfices du vaccin contre le COVID-19 aux Américains.
1La crise du COVID-19 a sonné comme un douloureux rappel. Nous nous sommes réveillés désarmés face à la pandémie, dépendants à l’égard de la Chine, et incapables de passer en mode « économie de guerre » par absence d’infrastructures industrielles adéquates. La société et l’économie ont été confinées pour ne pas submerger les hôpitaux, les soignants ont été mobilisés sans équipements de sécurité, et les patients ont dû subir un rationnement de médicaments.
2Cette crise majeure – qui aurait pu mettre en cause l’impéritie de l’État et la négligence coupable des autorités sanitaires dans la prévention du risque pandémique –, a d’emblée été saisie comme une crise de la mondialisation. D’autres pays, encore plus insérés que la France dans les flux d’échanges mondiaux, n’ont pas connu nos pénuries de médicaments, de tests et de dispositifs médicaux. Toutefois, dans l’Hexagone, le procès de la mondialisation a été à nouveau instruit, de l’extrême gauche à l’extrême droite, et la solution dans les discours a été trouvée dans l’impératif de relocalisation.
3Cette dernière est ainsi devenue politique publique : elle fait partie des conditions attachées aux plans d’aide à l’automobile et à l’aéronautique, elle est inscrite à l’agenda européen sous la rubrique « souveraineté industrielle », et elle se situe au cœur des réflexions sur l’avenir de l’industrie pharmaceutique.
4Cependant, dès lors que la réflexion passe du pourquoi au comment, les débats sur la désindustrialisation, sur la perte de compétitivité et sur les facteurs de l’attractivité refont surface. La mondialisation ayant par ailleurs transformé la nature même des échanges, avec la constitution de chaînes de valeur mondiales, la question, pour les architectes de la politique industrielle, n’est plus tant de savoir ce qui est stratégique et ce qui ne l’est pas, mais quel maillon, quel segment de la chaîne de valeur il faut relocaliser et qui doit en être le maître d’œuvre.
5Le débat connaît dès lors un triple déplacement. Quels acteurs vont se saisir du problème ? Les industriels ayant redécouvert les fragilités des chaînes de valeur mondialisées vont-ils prendre l’initiative de la réduction de la dépendance dans tel ou tel segment d’activité reconnu crucial, ou faut-il des incitations de l’État, des contraintes réglementaires voire un retour de l’État actionnaire pour promouvoir les secteurs stratégiques ?
6S’agissant des surcoûts occasionnés par la relocalisation, notamment en matière pharmaceutique, quelle est la part qui doit être socialisée et celle qui doit être privatisée ?
7Enfin, quelle est la bonne maille territoriale pour penser la relocalisation ? Faut-il viser une européanisation des chaînes de valeur ou, à défaut, mener une stratégie nationale ?
8Les premières réponses ont été formulées dans le cadre du programme « New Generation » de la Commission européenne, puisqu’il y est question d’investissements dans la transition écologique et numérique d’une part, et dans la stratégie de résilience économique d’autre part. Cette dernière est le nouveau nom de code pour la souveraineté industrielle et la nouvelle vision européenne de la mondialisation.
9La notion de souveraineté est en effet impropre en matière industrielle. La souveraineté renvoie soit à la non-dépendance à l’égard des autres nations, soit à la reconnaissance du peuple ou du Parlement comme souverain. En matière industrielle, c’est le marché qui régule à partir des règles et normes fixées par l’État. Certains acteurs peuvent exercer un pouvoir de marché, certains États peuvent protéger des secteurs stratégiques, l’enjeu est le degré d’ouverture et de régulation d’une économie – pas la souveraineté à proprement parler.
Globalization has gone too far
10Il peut sembler étrange que le premier réflexe d’hommes politiques du centre, comme Emmanuel Macron ou Bruno Le Maire, ait été d’incriminer la mondialisation pour rendre compte de l’impréparation de l’État français face au risque pandémique. Ce n’est pas ici le lieu de faire l’histoire du désarmement sanitaire de la France au cours des vingt dernières années, des responsabilités politiques et des blocages administratifs, du délitement des stratégies publiques et des guerres administratives. Il suffit de rappeler les épisodes des masques, des tests et de l’application de traçage, pour toucher du doigt l’importance des problématiques d’organisation administrative dans la gestion de la pandémie. Pour comprendre ce ralliement des hommes de pouvoir en France à la thèse globalization has gone too far [1], une généalogie du discours de la démondialisation s’impose.
11Le discours contre les effets de la mondialisation a d’abord été produit par les altermondialistes. En 1999 à Seattle, ils ont réalisé la convergence des luttes des cols-bleus contre les délocalisations, des petits paysans contre l’agrobusiness et des défenseurs des identités culturelles contre un mondialisme niveleur. Ce discours a ensuite prospéré dans des cercles plus larges.
12Les catastrophes naturelles comme les tsunamis, les séismes, les événements météorologiques extrêmes et l’émergence d’un terrorisme islamiste, ont révélé la fragilité des chaînes de valeur mondiales et des chaînes logistiques globales. Les ruptures d’approvisionnement en composants électroniques suite aux tremblements de terre en Asie de l’Est ont un moment conduit à s’interroger sur les coûts de l’hyper concentration des fonderies de silicium. L’attentat du 11-Septembre a conduit le Financial Times à s’interroger sur l’avenir d’une mondialisation fragilisée par le risque de sécurité, le coût de la protection, et la menace sur les transports au long cours.
13Plus près de nous, la montée des inégalités, l’accélération de la désindustrialisation, la concentration des bénéfices de la mondialisation et l’appauvrissement des États victimes des stratégies d’optimisation fiscale des multinationales, ont dégradé le soutien à la mondialisation au cœur de l’Europe : les accords de libre-échange sont de plus en plus contestés.
14Enfin, l’irruption dans les démocraties occidentales de forces populistes a contribué au retour des thèses souverainistes. L’activisme commercial de Donald Trump, la victoire des partisans du Brexit, la désignation de la Chine comme concurrent systémique, le déclin de l’adhésion à l’Europe en Italie, sur fond de crise larvée de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ont fortement érodé le consensus libre-échangiste.
15On ne comprendrait pas cette évolution si les bénéfices de l’échange n’avaient commencé à être contestés par les économistes. L’évolution s’est faite en trois temps. Avec Paul Samuelson, on a découvert que la théorie de l’échange comme win-win game n’était plus évidente depuis l’irruption de la Chine, capable de se spécialiser dans les secteurs intenses en travail et en capital, et dont la courbe d’apprentissage était très rapide [2]. Avec Paul Krugman, on a constaté que les déterminants de la spécialisation ne relevaient pas seulement des avantages en matière de maîtrise technologique et donc de productivité, mais aussi des choix d’ouverture économique [3]. Avec David Autor, enfin, on a eu la vérification empirique des effets sur les tissus industriels locaux de l’exposition à l’importation de produits industriels de Chine [4].
16Les constats empiriques, et plus encore les mouvements de l’opinion, ont conduit à une relance de la question de la désindustrialisation.
17Cette réflexion a pris trois formes paradoxales, celle du take back control de Boris Johnson, qui mêle adhésion renouvelée au Global Britain et fermeture à l’Europe ; celle d’Emmanuel Macron, qui cherche à dépasser le cadre national et à inventer une souveraineté industrielle européenne ; celle d’une militarisation des échanges et d’une nouvelle guerre froide entre les États-Unis, qui abandonnent le multilatéralisme, et la Chine qui veut le réinventer à son profit.
18Si bien qu’avant même l’explosion de la pandémie du coronavirus, le débat sur les relocalisations industrielles battait son plein, aux États-Unis avec les incitations fiscales de Trump et l’avantage conféré par une énergie bon marché, en Allemagne avec la stratégie de Peter Altmaier de reconquête industrielle, en France avec la stratégie d’attractivité déployée par les pouvoirs publics. La réindustrialisation est ainsi parée de toutes les vertus : économiques, avec le développement de bons emplois ; politiques, avec la lutte contre les séductions électorales populistes ; géopolitiques, avec l’affirmation d’une identité européenne face à la Chine. C’est dans ce contexte qu’intervient la crise du coronavirus.
La pandémie : un révélateur de la dépendance
19Ce fut d’abord une pénurie de masques, de respirateurs, puis de tests. Nos problèmes d’approvisionnement, notre difficulté à reconvertir l’industrie textile pour produire des masques, à mobiliser l’industrie mécanique pour accélérer la fabrication de ventilateurs et à monter en puissance dans l’industrie des tests, ont saisi d’effroi l’opinion publique, comme les responsables politiques avertis. À bas bruit, par une série de choix et de non-choix, la France s’est progressivement désarmée face au risque pandémique. Il apparaît alors qu’elle a, de fait, choisi l’approvisionnement sur le marché international plutôt que la sécurité de la production maîtrisée, nationale et européenne.
20À cet égard, la comparaison entre la France et l’Allemagne dans le commerce de produits sanitaires critiques est particulièrement édifiante. Que disent les données empiriques ?
21Les données de commerce de la Commission européenne collectées au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) montrent que les Allemands produisent beaucoup plus de produits liés au risque sanitaire que nous. Ces produits incluent : des composants pharmaceutiques (réactifs, médicaments, principes actifs), des appareils médicaux (à commencer par les respirateurs), et les équipements de protection (gants, masques…). En 2019, l’Allemagne dégage un très fort excédent commercial sur ces produits (+20 milliards d’euros), alors que la France est tout juste à l’équilibre, affichant un déficit significatif à la fois pour les équipements de protection et les appareils médicaux. En particulier, l’Allemagne exporte dix fois plus de composants liés aux tests virologiques que la France.
22Derrière ce contraste entre les exportations et importations des différents composants de tests en France et en Allemagne, se cache une réalité beaucoup plus globale : la France a délocalisé à outrance depuis des décennies, à l’opposé de l’Allemagne.
23Ce contraste entre la France et l’Allemagne tient à plusieurs facteurs. Il est d’abord lié à un effet de spécialisation, conforté par un effort en recherche et développement (R&D) plus important en Allemagne qu’en France, et, plus généralement, à l’attitude plus dynamique des entreprises allemandes en matière d’investissement innovant et d’exportation. Cette asymétrie entre la France et l’Allemagne s’est creusée depuis le début des années 2000. En 2002, les exportations allemandes des produits liés au risque sanitaire dépassent de peu celles de la France, pour un solde net comparable. C’est ensuite dans la production d’appareils médicaux que l’écart s’est le plus creusé entre les deux pays.
24Les importations de la France viennent majoritairement de pays de l’Union européenne (UE), principalement d’Allemagne (19 %). Mais nous dépendons aussi d’importations de pays plus lointains, comme la Chine (4,5 %) ou les États-Unis (4,1 %). En outre, 26,5 % de nos importations proviennent de la Belgique et des Pays-Bas : en réalité, une partie de ces flux vient probablement de plus loin et ne fait que transiter par les ports d’Anvers et de Rotterdam.
Une affaire de désindustrialisation
25Pourquoi ce contraste aussi dramatique entre France et Allemagne ? La réponse tient en trois mots : désindustrialisation, délocalisation et chaînes de valeur étendues. La France s’est désindustrialisée et a poussé à l’excès la délocalisation de ses chaînes de valeur.
26L’industrie allemande pèse 2,35 fois plus que la française. Ce rapport est bien plus élevé dans quelques secteurs, points forts de la spécialisation allemande, comme les machines et équipements (5,8 fois), l’automobile (4,8 fois) ou les équipements électriques (4,5 fois). L’industrie allemande dégage des excédents considérables dans cinq secteurs, et elle a réussi à renforcer ses points forts tout au long des années 2000. Entre 2000 et 2010, période pendant laquelle la France décroche, le secteur des machines et équipement en Allemagne a vu ses excédents bondir quand la France voyait son déficit croître. L’industrie automobile allemande, quant à elle, a vu en dix ans ses excédents doubler quand l’automobile française passait d’un excédent à un déficit. Les équipements électriques ont vu l’excédent doubler en Allemagne quand la France passait d’un léger excédent à un déficit. La chimie a triplé son excédent quand la France maintenait un faible excédent. Enfin, la pharmacie allemande a quadruplé son excédent entre 2000 et 2010 quand la France améliorait le sien à la marge.
27Quelles leçons tirer de cette comparaison France-Allemagne ? Une première conclusion est qu’il est difficile, même en économie de guerre, de mobiliser des capacités inexistantes, des savoir-faire évaporés, et de combler les trous béants de la spécialisation. La deuxième conclusion est qu’une dégradation continue sur 20 ans des positions relatives de la France et de l’Allemagne ne peut être fortuite.
Trois raisons majeures expliquent les décrochages français
28La première tient à l’érosion continue de la compétitivité industrielle du « site France », en raison de divergences fiscales, sociales et réglementaires. Or, une perte de compétitivité-coût finit par dégrader la compétitivité hors coût et se traduit par moins de recherche et moins d’investissements.
29La deuxième, plus spécifique à la pharmacie, tient aux stratégies de localisation des sites de production des multinationales pharmaceutiques. L’amont – la recherche et l’innovation – se localise dans les métropoles scientifiques : Boston, Cambridge et naguère Paris ou la région lyonnaise. Le cœur manufacturier est soit localisé pour les produits mûrs en Chine et en Inde, soit dans les pays développés pour les produits innovants bien rémunérés. L’aval – marketing et distribution – est local. Une politique de santé menée en fonction des impératifs de baisse de coûts pour la sécurité sociale a progressivement éloigné de France les sites de production au profit notamment de l’Irlande, de la Chine et de l’Inde.
30La troisième raison tient aux réglementations environnementales et sanitaires, et explique les délocalisations des usines chimiques polluantes de principes actifs pharmaceutiques en Inde ou en Chine.
31Revenir sur des évolutions aussi longues et aussi structurantes passe donc par des réformes cruciales, visant à améliorer l’attractivité du site France en matière fiscale, sociale, et réglementaire, à repenser l’articulation entre politique de santé et politique économique, et à inventer une politique industrielle pour les temps nouveaux.
Relocalisation ou stratégie de résilience
32Le diagnostic établi, trois stratégies sont envisageables.
33La première, celle de l’adaptation, préserve pour l’essentiel le cadre actuel de la mondialisation, même s’il est chahuté par les crises et la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Elle laisse aux multinationales le soin de repenser les chaînes de valeur mondiales, et confie à l’État la tâche de prendre les mesures de prévention apparues nécessaires à l’occasion de cette crise. Cette stratégie est étayée par les considérations suivantes :
- 1. La dynamique de la mondialisation est en panne. La croissance du commerce international est en ligne avec la croissance du produit intérieur brut (PIB) mondial, alors qu’avant 2008 cette croissance était deux fois supérieure. L’expansion des chaînes de valeur mondiales explique les deux tiers de cette croissance.
- 2. L’OMC ne parvient pas à relancer la machine, et a été mise en panne par les États-Unis avec le non-renouvellement de membres de l’Organe de règlement des différends.
- 3. Dans ce monde d’échanges ralentis, l’Europe continue à aligner des excédents commerciaux consistants.
- 4. La France, largement déficitaire dans ses échanges de biens, enregistre ses principaux déficits avec les pays européens, pas avec les pays émergents.
- 5. Le commerce des biens – qu’il s’agisse de produits intermédiaires ou de produits finaux – est très finement segmenté. Tout raisonnement basé sur une faiblesse constatée de la France dans tel ou tel sous-secteur peut masquer une position différenciée par niveau de gamme.
35L’avantage de cette stratégie d’adaptation est qu’elle ne remet pas en cause les bénéfices de la mondialisation, n’interfère pas avec la logique des firmes, et ne crée pas de nouveaux contentieux commerciaux. Les États ayant failli dans la gestion du COVID-19 prennent les mesures nécessaires pour que des stocks de sécurité soient constitués, pour qu’une logistique d’urgence puisse être mobilisée, et pour sensibiliser l’ensemble des acteurs aux risques pandémiques. Le partage des tâches et des responsabilités est clair : aux entreprises le choix de localisation avec ses risques sur la qualité des biens produits, sur la sécurité des chaînes logistiques et ses bénéfices sur les coûts de production et la fiscalité locale ; aux États la régulation dans les domaines où la protection des citoyens et des territoires est en cause.
36La deuxième stratégie, celle de la résilience économique, transforme l’économie de la mondialisation, étend la régulation au nom de la sécurité, instaure un copilotage firmes-États [5]. Dans l’industrie pharmaceutique par exemple, les recherches de nouvelles molécules, tests, vaccins et dispositifs médicaux ne sont pas abandonnées aux laboratoires pharmaceutiques, les États investissent dans la recherche, orientent les laboratoires vers les secteurs abandonnés, ils partagent les risques et la propriété intellectuelle. Un organisme comme la Biomedical Advanced Research and Development Authority (BARDA) américaine pourrait être créé en Europe pour porter des risques de recherche que l’industrie privée ne veut pas prendre. En matière d’approvisionnement, les États veillent à la diversification géographique des sources, imposent aux entreprises des stocks de précaution sur le territoire national ou européen, voire prévoient des sites de production d’urgence en cas de pénurie marquée d’une spécialité [6].
37La troisième stratégie, celle de la souveraineté industrielle, constitue une rupture avec la dynamique de la mondialisation puisqu’elle vise, à défaut de l’autosuffisance, la constitution de chaînes de valeur européennes, la maîtrise des maillons critiques et le contrôle des industries stratégiques.
38Elle passe par une revue des industries, une analyse détaillée des chaînes de valeur, une analyse lucide des causes passées de délocalisation. Elle peut aboutir à une remise en cause des délocalisations, ici de modèles d’entrée de gamme dans l’automobile, là dans la concentration excessive de la production de composants électroniques, ailleurs dans une politique active en matière de recherche publique et de commande publique pour préserver un avantage comparatif. L’État, dans cette configuration, agit par des aides directes, des marchés réservés, des transferts de recherche publique, une participation au capital, un droit de véto sur les acquisitions de firmes par des concurrents systémiques, etc.
39La difficulté d’une telle stratégie réside dans la définition du degré d’autonomie visé dans un monde où les spécialisations aboutissent parfois à des leaderships mondiaux. Un exemple, porté en pleine lumière par l’affaire Huawei, est celui des composants électroniques. Cette entreprise chinoise s’approvisionne en composants radio cellulaires auprès de Qualcomm, une société basée à San Diego qui contrôle la moitié de la production mondiale. Intel produit presque exclusivement les composants des serveurs de données qui équipent les data centers du monde entier. Les composants conçus par ARM, une firme britannique, équipent tous les smartphones avancés. À leur tour, les Qualcomm, ARM, etc. dépendent des fonderies de silicium qui fabriquent les composants et sont localisées à Taïwan (TSMC) ou en Corée (Samsung). Quant à TSMC, Intel et Samsung, ils dépendent d’un fournisseur unique pour les matériels de lithographie ultraviolet : la firme hollandaise ASML. Parfois, une usine de TSMC fournit l’intégralité des processeurs de l’iPhone. Bâtir une stratégie européenne de relocalisation de l’intégralité de la chaîne de valeur est donc hors de portée. Par contre, la révolution de la 5G peut permettre de rebattre les cartes en choisissant les composants critiques que l’Europe entend maîtriser.
40Cette stratégie, naguère qualifiée de colbertiste, ne peut se concevoir qu’au niveau européen, et ne bénéficierait probablement pas d’un soutien des 27. Elle multiplierait les contentieux commerciaux. Elle serait facteur de surcoûts et buterait sans doute sur de réelles pertes d’efficacité économique. On le voit en France, notamment avec Bouygues qui reste attaché à Huawei pour des raisons de coûts et de continuité de choix technologiques de réseau. Le choix ne peut donc être qu’éminemment politique.
Premières orientations
41À la faveur de la crise du COVID-19, la France et ses partenaires européens ont été conduits à prendre quelques décisions qui laissent augurer d’un changement d’orientation. Elles se résument en trois points : fonder l’Union sanitaire, organiser la résilience économique, et répondre au défi des concurrents systémiques.
42Le dénuement de l’État constaté au plus fort de la crise du fait d’une dépendance trop grande vis-à-vis de la Chine et de l’Inde en matière de production de principes actifs pharmaceutiques, inscrit l’exigence de résilience de l’écosystème de santé au cœur des missions régaliennes. Que ce soit par la constitution de stocks de précaution, la relocalisation de certaines productions, la flexibilité de certains outils industriels, l’État doit programmer la réponse aux grands risques, en accord avec l’industrie et les professionnels de santé.
43La bonne nouvelle d’une crise qui a frappé lourdement l’Europe réside dans la redécouverte des vertus des stratégies coopératives. La naissance d’une Europe de la Santé (EU4Health) va dans la bonne direction. Trois volets la constituent : l’achat et la gestion mutualisée de stocks de précaution et la constitution d’équipes mobiles d’intervention ; l’esquisse d’une BARDA européenne pour promouvoir la recherche médicale et vaccinale ; et la création d’un Centre européen de gestion des risques épidémiques (ECDC sur le modèle du Center for Disease Control américain). De même, une réflexion sur la relocalisation partielle en Europe des chaînes de valeur dans l’industrie pharmaceutique est amorcée. Là aussi, les tabous tombent dès lors que la régionalisation des chaînes de valeur, plus que l’autarcie, est envisagée.
44Ce programme n’est qu’esquissé pour le moment. L’échec de la coordination de l’effort de recherche vaccinale, la paralysie de l’European Research Council, l’incapacité à produire des données harmonisées sur les pertes humaines provoquées par la pandémie, ont eu au moins ce premier résultat : des investissements massifs dans la recherche sont reconnus nécessaires, la création d’une BARDA européenne est une priorité et l’évaluation des industries critiques est lancée.
45En réaction à cette crise, la France a fait le choix de s’attaquer au renouveau de son « offre » productive. Ses autorités ont même décidé de lier sauvetage des entreprises en difficulté, réalisation des objectifs du Green deal et promotion de la stratégie de résilience économique. Dans trois domaines – l’aéronautique, l’automobile et la high-tech –, la France a fait le choix à la fois d’investir massivement dans la recherche et l’innovation, et de développer une véritable politique industrielle permettant à notre pays de se réapproprier le contrôle de ses chaînes de valeur.
46En pratique, dans le domaine sanitaire, cela implique de repenser des chaînes régionales de valeur, de relocaliser une partie de l’industrie des principes actifs, et de mieux maîtriser l’industrie du médicament pour combattre les pénuries récurrentes. Dans l’aéronautique, cela suppose de financer la recherche sur l’avion électrique puis le moteur à hydrogène, de subventionner le renouvellement de la flotte, et d’accroître la commande publique militaire. Dans le secteur automobile, une conditionnalité nouvelle de localisation est introduite en échange du plan de relance. Les petites voitures citadines électriques devront être construites en France et non en Slovénie ou en Turquie. Les subventions pour le renouvellement du parc sont ciblées sur les véhicules à basses émissions, et l’effort de recherche pour le moteur à hydrogène est accéléré.
47La bonne maille pour penser et mettre en œuvre cette politique est l’UE. C’est à cette échelle que l’écosystème sanitaire post-pandémique doit être repensé. Par négligence, nous avons laissé nos industries s’affaiblir, notre effort de recherche s’étioler, et nos systèmes de santé s’ossifier. Le rebond est possible à l’échelle de l’UE, ou à défaut entre nations, firmes et laboratoires volontaires. La crise actuelle révèle des capacités insoupçonnées d’innovation, de réforme dans l’action, de sens de l’intérêt général. Ce sont ces atouts qui seront mobilisés pour reconstruire. L’entente sera plus difficile à trouver dans d’autres secteurs, car les petits pays ouverts par nécessité ont une moindre sensibilité aux questions de localisation. Mais le cas de l’aéronautique est malgré tout éclairant. Airbus est une société franco-allemande qui a des sites de production au Royaume-Uni, où sont produits les ailes de ses avions et certains moteurs. La crise du coronavirus a vu Berlin et Paris venir au secours d’Airbus mais pas Londres. Le gouvernement britannique est aujourd’hui sommé de participer à l’effort de sauvetage d’Airbus, faute de quoi il subirait sur son territoire les effets de la crise en termes d’emplois et de localisation d’activités.
48La crise du COVID-19 a rendu plus visibles et aigus les choix que font au quotidien les industriels, les régulateurs et les responsables politiques. Ils doivent arbitrer entre impératifs d’ouverture et de sécurité économique. L’industrie pharmaceutique s’est profondément transformée à bas bruit. La logique de la fragmentation et de l’extension de la chaîne de valeur a prévalu sur la sécurité des approvisionnements. La spécialisation en fonction des avantages comparatifs en matière de coûts salariaux, de réglementation environnementale et de pression fiscale a prévalu.
49Dans ce contexte d’ouverture, le choix implicitement fait par les autorités publiques a été de s’en remettre aux dynamiques du commerce international pour assurer la régularité de la fourniture à bas coût. Les pénuries périodiquement constatées dans un nombre grandissant de spécialités pharmaceutiques et de vaccins relevaient aux yeux des pouvoirs publics de dysfonctionnements que les entreprises devaient corriger.
50Or, il se trouve que ce secteur est largement soutenu par les États à travers les financements de la recherche publique et privée, par l’intermédiaire des budgets de sécurité sociale, ou encore par le biais des pré-commandes de vaccins ou de nouveaux médicaments. Les prix pratiqués et donc la rentabilité des entreprises du secteur sont largement déterminés par les pouvoirs publics. Les États en ont-ils tiré tous les bénéfices attendus en matière de sécurité des approvisionnements, voire de localisation des activités ? La crise sanitaire de 2020 montre que la réponse est négative.
51Au niveau des consommateurs, une question va se poser de manière plus claire avec les premières initiatives de relocalisation : celle de l’arbitrage entre pure logique consumériste – qui conduit à privilégier le prix le plus bas – et acceptation d’un surprix pour atteindre des objectifs écologiques, de production de proximité et de soutien à l’emploi local. Jusqu’à présent, les consommateurs français disent accepter un surprix pour le made in France, sans que cela se manifeste de manière évidente dans leurs arbitrages de consommation.
52La mise en cause de la mondialisation aboutit paradoxalement à une triple mise en cause des États, de leur gouvernance et de l’articulation de leurs politiques publiques.
53L’industrie automobile française a connu en 20 ans un effondrement de sa production sur le territoire national. L’Allemagne n’a pas connu la même évolution. Le débat se déplace donc du terrain des échanges vers les motivations des délocalisations. Apparaissent alors des désavantages compétitifs en matière fiscale et réglementaire. La volonté des pouvoirs publics de se saisir du sujet conduit, dans la tradition jacobine française, à introduire une conditionnalité de localisation. Toutefois, sur la durée, l’État se révèle mal outillé pour mettre en œuvre ce type de contrats.
54L’industrie pharmaceutique européenne est globalement excédentaire, mais la France observe une dépendance à l’égard de la Chine et de l’Inde pour certains principes actifs pharmaceutiques. Le problème n’est pas global : il traduit la dynamique des spécialisations. Un État ou un groupe d’États qui, au nom de la sécurité sanitaire, voudrait conserver sur son territoire la maîtrise de telle ou telle filière devrait non seulement rompre avec la dynamique du commerce international, mais aussi interférer avec la logique des entreprises, voire décider de créer et de gérer des firmes dédiées à l’objectif de résilience sanitaire [7].
Mots-clés éditeurs : Politique industrielle, COVID-19, Mondialisation, Commerce international
Date de mise en ligne : 07/09/2020
https://doi.org/10.3917/pe.203.0071Notes
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[1]
D. Rodrik, Has Globalization Gone Too Far?, Peterson Institute for International Economics, 1997.
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[2]
P. Samuelson, « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization », Journal of Economic Perspectives, vol. 18, n° 3, été 2004, p. 135-146.
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[3]
P. R. Krugman, La Mondialisation n’est pas coupable : vertus et limites du libre-échange, Paris, La Découverte, 2000. Krugman a varié dans ses positions : après avoir soutenu que la mondialisation n’était pas coupable, il a reconnu que l’irruption de la Chine dans le commerce international changeait la donne.
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[4]
D. H. Autor, D. Dorn et G. H. Hanson, « The China Syndrome: Local Labor Market Effects of Import Competition in the United States », American Economic Review, vol. 103, n° 6, 1er octobre 2013, p. 2121-2168.
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[5]
Le projet britannique Defend vise à sécuriser les approvisionnements dans 30 secteurs clés qui vont du paracétamol aux composants, avec comme objectif affirmé de réduire la dépendance à l’égard des importations chinoises, de durcir les règles d’acquisition de firmes britanniques, voire de soumettre à des règles plus structurantes les alliances et les partenariats même avec des pays alliés.
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[6]
Une alliance européenne comprenant l’Allemagne, la France, les Pays-Bas et l’Italie, vient de passer commande en juin 2020 à Astra Zeneca de 400 millions de doses d’un vaccin COVID-19 en cours de développement avec l’université d’Oxford.
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[7]
L’Allemagne vient de décider d’entrer au capital de CureVac (23 %) une société de vaccins que Donald Trump voulait acquérir pour réserver les bénéfices du vaccin contre le COVID-19 aux Américains.