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Article de revue

L’Intelligence artificielle révolutionnera-t-elle l’art de la guerre ?

Pages 159 à 170

Notes

  • [1]
    W. H. McNeill, La Recherche de la puissance, Paris, Economica, 1992.
  • [2]
    Sur les premières applications de ce plan dans les provinces chinoises, voir J. Ives et A. Holzmann, « Local Governments Power Up to Advance China’s National AI Agenda, Mercator Institute for China Studies », 26 avril 2018, disponible sur : <www.merics.org>.
  • [3]
    Z. Fryer-Biggs, « The Pentagon Plans to Spend $2 Billion to Put More Artificial Intelligence into its Weaponry », The Verge, 8 septembre 2018, disponible sur : <www.theverge.com>.
  • [4]
    L’ordinateur chinois Sunway TaihuLight, certes le plus puissant du monde, pouvait effectuer 93 millions de milliards d’opérations à la seconde en 2016.
  • [5]
    « Explosion, Tsunami ou déluges des données numériques ? », Cité des sciences et de l’industrie, disponible sur : <www.cite-sciences.fr>.
  • [6]
    G. Grudo, « Former Top Defense Official: Googlers Face “Moral Hazard” In Canceling USAF Partnership », Air Force Magazine, 26 juin 2018.
  • [7]
    K. Wiggers, « Pentagon Wants to Expand its Controversial Project Maven AI Initiative », Venture Beat, 29 mai 2018.
  • [8]
    M. C. Horowitz, « The Promise and Peril of Military Applications of Artificial Intelligence », Bulletin of the Atomic Scientists, 23 avril 2018.
  • [9]
    G. Parker, The Military Revolution. Military Innovation and the Rise of the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. K. MacGregor et M. Williamson, The Dynamics of Military Revolution, 1300-2050, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [10]
    A. Krepinevitch, « Cavalry to Computer: The Pattern of Military Revolutions », The National Interest, automne 1994, p. 30-42.
  • [11]
    K. Payne, Strategy, Evolution and War: From Apes to Artificial Intelligence, Washington D.C, Georgetown University Press, 2018, p. 178-180.
  • [12]
    N. Ernest et. al, « Genetic Fuzzy Based Artificial Intelligence for Unmanned Combat Aerial Vehicle Control in Simulated Air Combat Missions », Journal of Defense Management, vol. 6, n°1, 2016.
  • [13]
    M. B. Reilly, « Beyond Video Games: New Artificial Intelligence Beats Tactical Experts in Combat Situation », UC Magazine, 27 juin 2016.
  • [14]
    Major General C. J. Dunlap Jr., « The Hyper-Personalization of War: Cyber, Big Data and the Changing Face of Conflict », Georgetown Journal of International Affairs, vol. 15, p. 108-118, 2014.
  • [15]
    M. Roberts, « The Military Revolution: 1560-1660 » in C. J. Rogers (dir.), The Military Revolution Debate. Readings on the Military Transformation of Early Modern Europe, Boulder, Westview Press, 1995, p. 13-36.
  • [16]
    M. Fortmann, Les Cycles de Mars, Paris, Économica, 2010, p. 620.
  • [17]
    General J. R. Allen et A. Husain, « On HyperWar », Proceedings Magazine, vol. 143, n° 7, juillet 2017.
  • [18]
    Ce type de guerre a été conceptualisé par le Chinois Wang Weixing. Voir E. Feng et C. Clover, « Drone Swarms vs Conventional Arms: China’s Military Debate », The Financial Times, 24 août 2017, disponible sur : www.ft.com
  • [19]
    G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.
  • [20]
    Expression régulièrement employée par le secrétaire à la Défense américain James Mattis.
  • [21]
    F. Gilbert, « Machiavel : la renaissance de l’art de la guerre » in E. Mead Earle (dir.), Les Maîtres de la stratégie, vol. 1, Paris, Flammarion, 1987, p. 13-37.
  • [22]
    L. Henninger, « Military Revolutions and Military History » in M. Hughes et W. J. Philpott (dir.), Palgrave Advances in Modern Military History, Londres, Palgrave Macmillan, 2006.
  • [23]
    A. et H. Toffler, Guerre et contre-guerre : survivre à l’aube du xxie siècle, Paris, Fayard, 1994.
  • [24]
    K. Payne, Strategy, Evolution and War: From Apes to Artificial Intelligence, op. cit.

1Les innovations technologiques sont régulièrement intégrées dans les armées pour améliorer leurs capacités et tenter de prendre un ascendant décisif sur leurs adversaires [1]. L’Intelligence artificielle (IA) ne fait pas exception à cette règle. Les principales puissances militaires affichent déjà clairement leurs ambitions pour profiter des opportunités offertes par cette technologie prometteuse. La Chine a publié en juillet 2017 le Plan de développement de la nouvelle génération de l’Intelligence artificielle avec pour objectif de devenir en 2030 la première puissance mondiale dans le domaine des innovations liées à l’IA [2]. Le Pentagone vient d’attribuer 2 milliards de dollars à l’Agence pour les projets de recherche avancée de défense (DARPA), son agence de recherche et de développement, notamment pour que les chefs militaires américains abandonnent leurs réticences face à cette nouvelle technologie, et fassent davantage confiance aux algorithmes sur le champ de bataille [3]. En France, la création de l’Agence de l’innovation de défense le 1er septembre 2018 va stimuler l’introduction des applications de l’IA dans les forces armées.

2Pour autant, cet engouement inquiète nombre d’experts de la société civile. Elon Musk, fondateur de Paypal et PDG de Tesla, a déclenché des réactions apeurées en annonçant sur Twitter en septembre 2017 que l’IA pourrait conduire à la Troisième Guerre mondiale, si elle calculait que l’initiative d’une frappe préemptive offrait la meilleure probabilité de remporter un conflit. Les progrès en matière d’IA pourraient-ils être si impressionnants qu’ils en viendraient à bouleverser l’art de la guerre, nous conduisant inexorablement vers l’Armageddon ?

Définir l’Intelligence artificielle

3Le premier écueil à franchir dans les discussions sur l’Intelligence artificielle est de définir cette technologie. Il n’existe pas encore de consensus sur ce point tant ses applications sont variées. On proposera donc ici de la désigner comme un ensemble de techniques visant à organiser la matière pour qu’elle réponde efficacement à des tâches cognitives, selon des procédés qui ne sont pas nécessairement déduits de l’expérience humaine. Cette technologie est récente, et il convient de distinguer ce qu’elle peut déjà accomplir et ce qu’elle pourrait potentiellement réaliser. L’IA faible, qui est une réalité dans certains domaines, peut résoudre des problèmes spécifiques et limités. L’IA forte – qui, à ce stade, n’est qu’une promesse – serait capable d’accomplir l’ensemble des tâches que réalisent les humains.

4L’Intelligence artificielle a pris son essor dans les années 1950 et atteint aujourd’hui un niveau de performance suffisant pour être intégrée dans de nombreux dispositifs ou processus. Trois facteurs expliquent principalement cette percée. La puissance de calcul des ordinateurs a singulièrement augmenté, permettant d’accomplir un nombre croissant de calculs en un temps de plus en plus réduit [4]. La loi de Moore, qui annonçait le doublement de la puissance des ordinateurs tous les 18 mois s’est vérifiée jusqu’à ces dernières années. Par ailleurs, les algorithmes utilisés font de plus en plus appel aux méthodes d’apprentissage profond (deep learning). La machine peut être entraînée à classer précisément des éléments ou à en reconnaître d’autres, tout en apprenant par elle-même de ses erreurs. Associés aux techniques de force brute, qui transforment un problème en une suite d’actions logiques et sélectionnent les voies les plus efficaces, ces algorithmes peuvent dépasser les hommes dans de nombreuses activités. Enfin, le nombre de données disponibles pour entraîner les ordinateurs a explosé avec l’usage d’Internet et des réseaux sociaux. Cette tendance devrait se confirmer, puisque le volume total de données analysables devrait être multiplié par plus de huit pour atteindre 163 zetaoctets en 2025 (soit 1 000 milliards de gigaoctets [5]).

5Dans le domaine militaire, de nombreuses applications existent déjà. La plus médiatique d’entre elles est probablement le projet Maven. Les opérateurs américains qui exploitent les images et films recueillis sur les théâtres d’opérations sont incapables de les visionner entièrement tant le volume de données est imposant. Seuls 15 % du catalogue de renseignement serait ainsi traité [6]. Maven est un algorithme qui a été créé pour alerter les opérateurs quand des objets d’intérêt, comme un véhicule ou un individu spécifiques, apparaissent sur les images. Son utilisation semble être un succès car des itérations sont déjà prévues, comme le suivi des cibles d’intérêt sur une carte digitale, ou l’extension de l’usage de l’algorithme sur toute la gamme des drones [7].

6L’intérêt de Maven et de l’Intelligence artificielle pour les militaires est de simplifier le traitement, le classement et l’analyse de la masse de données qu’ils récupèrent. D’autres sources peuvent être exploitées de manière semblable. Des mots-clés, des concepts, des noms de lieux, de systèmes d’armes, de personnalités peuvent être scannés dans des milliers de documents. Ils sont associés par les logiciels pour faire ressortir d’éventuels liens entre eux, et le cas échéant faire surgir des caractéristiques importantes d’un pan du dispositif adverse. Le programme ARTEMIS (Architecture de traitement et d’exploitation massive de l’information multi-source), lancé par la Direction générale de l’armement (DGA) semble poursuivre ce but.

7Les données physiques peuvent également être contrôlées. Certaines pannes de matériel peuvent être anticipées en suivant l’évolution de paramètres comme la température ou la consommation d’huile pour les moteurs ou turbines. Si l’on peut anticiper la manière dont fonctionnent les pièces des véhicules, des avions ou des navires, il devient plus aisé de planifier les aspects logistiques d’une manœuvre.

8L’Intelligence artificielle offre la possibilité d’exploiter la mine d’informations que la révolution numérique a engendrée à des fins de défense et de sécurité. Elle n’est pas une arme décisive du champ de bataille. Elle est plutôt comparable à d’autres inventions comme l’électricité ou le moteur à combustion, qui ont suscité une révolution industrielle une fois leur développement consolidé et ont entraîné des évolutions dans l’organisation des forces armées [8].

Une nouvelle Révolution dans les affaires militaires

9Si les applications militaires actuelles de l’IA sont encore limitées, elles pourraient néanmoins se développer rapidement à court et moyen termes. Elles pourraient contribuer au déclenchement d’une nouvelle Révolution dans les affaires militaires (Revolution in Military Affairs – RMA [9]). On définira la RMA comme un changement dans le domaine de la tactique provoqué par l’introduction d’une nouvelle technologie qui suscite la création de concepts originaux, la mise en place de nouvelles organisations et le développement d’équipements innovants.

10La RMA provoquée par l’IA prolongerait celle qui fut abondamment décrite dans les années 1990. Après l’écrasement rapide des armées irakiennes par les États-Unis et leurs alliés en 1991, de nombreux experts se sont interrogés sur le rôle des technologies de l’information dans ce triomphe [10]. Un modèle s’est alors imposé. En couvrant le champ de bataille de capteurs et en fusionnant les données qu’ils pouvaient recueillir, le commandant des forces pouvait avoir une vision instantanée du dispositif ennemi. Il pouvait alors agir à bon escient pour manœuvrer ou commander la destruction des forces ennemies par le feu.

11L’introduction de l’IA pourrait renforcer et élargir ce modèle. L’IA pourra d’abord prendre en compte des données bien plus variées et diverses que la position des différentes troupes ennemies pour élaborer une situation tactique. Son « rayon d’action » est bien plus large. Les opérateurs pourront nourrir les algorithmes en codant les procédures, les doctrines adverses ou la manière de commander, de raisonner des généraux ennemis. Les sciences humaines seront mobilisées pour tenir compte de paramètres psychologiques, de constantes culturelles, d’éléments sociologiques ou de capacités économiques. La valeur des données ne sera plus instantanée, comme avec les capteurs balayant le champ de bataille. En donnant du sens au passé, elles pourraient permettre de mieux anticiper l’avenir par induction. Le « brouillard de la guerre » en serait plus ou moins éclairci selon les circonstances.

12Par ailleurs, la vitesse d’exécution des algorithmes pouvant traiter et bonifier immédiatement les données reçues va dicter le rythme d’exécution de certaines tâches. Les machines pourront transférer à la vitesse de la lumière des instructions vers d’autres ordinateurs ou opérateurs à des fins d’identification, de prédiction, de décision ou d’action. Le cerveau humain sera de plus en plus concurrencé, la puissance des processeurs devenant un nouvel étalon de mesure.

13Disposer d’une supériorité informationnelle constante sur l’adversaire donnera l’avantage de pouvoir agir et réagir plus rapidement aux événements. Le tempo des opérations sera sans aucun doute dicté par le camp qui possédera l’IA la plus performante. L’attaque pourrait ainsi être favorisée dans l’avenir, inversant la maxime de Carl von Clausewitz affirmant que « la défense est la forme la plus forte de conduite de la guerre » [11].

14Cette supériorité informationnelle sera d’autant plus sensible que les algorithmes analyseront des systèmes comprenant un nombre d’objets limité, agissant selon des règles fixes, avec des interactions restreintes. Les milieux maritime, aérien, spatial et même cyber offrent des opportunités remarquables pour l’emploi de l’IA qu’il est plus difficile d’obtenir dans le milieu terrestre, où la présence des hommes multiplie les interactions et complique calculs et prévisions.

15Une expérience semble d’ailleurs vérifier cette intuition. Des simulations de combats ont eu lieu en octobre 2015 entre une Intelligence artificielle appelée ALPHA et un ancien pilote de chasse confirmé. L’IA a alors triomphé systématiquement de son adversaire humain [12]. Le pilote dut admettre après sa défaite son sentiment d’impuissance, sa résignation face à un adversaire virtuel dont il avait l’impression qu’il « semblait conscient de ses intentions » [13]. Cette sensation est légitime. L’Intelligence artificielle analysait la situation tactique et répondait aux événements 250 fois plus vite que son adversaire humain…

16Les conséquences stratégiques de cette supériorité tactique – qui reste à démontrer hors des murs d’un simulateur – sont importantes. L’IA peut être une composante essentielle dans l’avenir des marines, armées de l’Air ou commandements cyber pour vaincre. Chaque duel remporté provoquera par effet cumulatif la domination de ces milieux. Une fois la supériorité acquise, il sera possible d’agir sur la terre pour engager, par exemple, des opérations de coercition.

17Dans un autre domaine, les formations militaires n’agissant qu’en suivant à la lettre une doctrine ou des procédures contraignantes seront désavantagées. Le respect strict de ces guides peut être imposé pour des raisons politiques – ainsi les régimes autoritaires limitent la liberté d’action de leurs forces armées, ou opérationnelles –, et la coordination de larges unités exige le respect de règles communes clairement établies. Ce respect sera dans les deux cas fatal. Une IA lira aisément les intentions et la progression de ces unités, et identifiera leurs vulnérabilités.

18À l’autre extrémité du spectre, le recueil d’informations sur les individus pourrait prendre de plus en plus d’importance. Dans les opérations de contre-insurrection, l’enregistrement et le traitement des caractéristiques biométriques de la population rendront la tâche plus compliquée aux insurgés. Par ailleurs, l’Intelligence artificielle pourrait donner un nouvel essor à ce que le général américain Charles Dunlap avait nommé en 2014 l’hyperpersonnalisation de la guerre, en évoquant l’arsenalisation du big data et ses conséquences sur les individus [14]. Des profils-type d’individus pourraient être établis en fonction des informations recueillies sur Internet ou par d’autres sources, à la manière dont nos envies de consommer sont déterminées par des algorithmes à partir de l’historique de nos dépenses. Ces profils pourraient servir à deviner les comportements probables d’individus ciblés, pour mieux apprécier leurs qualités mais aussi leurs faiblesses s’ils devaient tenir un rôle essentiel dans des armées ou des milices ennemies.

Vers une révolution militaire ?

19Il semble donc que l’Intelligence artificielle faible amplifiera dans un premier temps les orientations stratégiques déjà prises dans le cadre de la RMA des années 1990. Que va-t-il advenir quand les progrès de l’IA se confirmeront, quand ses performances augmenteront encore sensiblement ? Il est d’abord probable que d’autres technologies se développeront en même temps. Les nanotechnologies, les biotechnologies, les armes à énergie dirigée ou les engins hypersoniques bénéficieront des avancées de l’IA pour devenir de plus en plus indispensables sur le champ de bataille, tout en stimulant en retour son développement.

20Cette effervescence pourrait amorcer à terme ce que les historiens militaires ont appelé une « révolution militaire » (RM). Ce concept a initialement désigné la manière dont l’apparition de l’artillerie et le renouveau de l’infanterie sur le champ de bataille ont entraîné au xviie siècle la fondation d’institutions spécialisées pour produire les canons et pour entretenir les soldats en campagne. Les États, seuls capables d’assumer de telles dépenses, en ont été renforcés [15]. Une RM renvoie ainsi à des bouleversements qualitatifs dans la structure des armées, et dans leur façon de combattre, qui entraînent des changements politiques et sociétaux [16]. Les RM ont une portée bien plus profonde que les RMA.

21La prochaine RM pourrait être déclenchée par l’adoption de plus en plus généralisée du couple IA/automatisation dans les armées. Déjà à l’œuvre pour de nombreuses autres fonctions, cette automatisation pourrait d’abord prendre la forme du loyal wingman dans le cadre des combats. Le concept est simple : un robot est étroitement associé à un homme en charge d’un système d’arme (comme un avion de chasse, un blindé ou même un navire). Ce robot a une autonomie cognitive limitée. Il ne pense pas par lui-même, mais répond aux intentions de son « maître ». Il est par exemple doté d’une réserve de munitions, peut mettre en action des capteurs supplémentaires, peut éventuellement fournir de l’énergie au système d’arme dominant pour qu’il accomplisse sa mission plus longtemps. D’une manière générale, il amplifie les ressources dont dispose le guerrier qu’il accompagne.

22Le loyal wingman pourrait cependant être remplacé en l’espace d’une ou deux générations. Le profil de son successeur pourrait dépendre du choix des hommes de privilégier ou non l’automatisation à outrance. Deux thèses opposées s’affrontent à ce propos, entre les partisans d’une guerre d’un nouveau type et les « humanistes militaires ».

23Pour les premiers, l’IA offre des opportunités incomparables qu’il faut exploiter au maximum. En appréhendant très rapidement une situation tactique, en décidant de manière optimale à partir de modèles éprouvés, en commandant à d’autres plateformes automatisées, l’IA peut animer des robots qui agissent de manière concertée dans l’espace et le temps en accomplissant instantanément la manœuvre la plus adaptée. L’hyperwar[17] , où le processus humain de décision disparaîtrait, ou « la guerre à la vitesse de la lumière », entièrement guidée par les nouvelles technologies [18], deviendraient la norme.

24Les tenants de l’ « humanisme militaire » s’opposent à ce type de guerre dont l’homme serait en partie exclu. Leur refus peut être motivé par la crainte du développement de contre-mesures performantes qui rendraient les robots inopérants, par le risque d’une perte de contrôle des machines, par l’idée que le métier de soldat perdrait son caractère héroïque, ou par le rejet de la possibilité que la mort soit donnée par des algorithmes, sans intervention assumée de l’homme.

25Une autre forme d’automatisation pourrait donc se répandre pour satisfaire en partie les opposants à l’automatisation complète. Le soldat du futur pourrait être le berger d’un troupeau de robots spécialisés. Il pourrait imposer à chaque machine une tâche particulière, ou lui laisser au contraire une certaine autonomie dans le cadre de sa mission, bien plus importante que dans le cas du loyal wingman, pour se concentrer lui-même sur les opérations essentielles. Un ou des robots seraient chargés, par exemple, de surveiller une vaste zone, et pourraient recevoir l’autorisation préalable de détruire tout engin hostile y pénétrant. Le robot pourrait émettre une alerte avant de tirer, ou ne pas rendre compte pour ne pas disperser l’attention du chef du dispositif, selon la préférence de ce dernier. Débarrassé de nombreuses tâches, le « berger » serait plus apte à faire face à d’autres événements imprévus, en utilisant pleinement ses facultés d’adaptation et sa créativité. Surtout, la place de l’homme serait conservée à l’intérieur de la boucle de décision et d’action.

26L’efficacité au combat de chacun de ces modèles sera peut-être le critère décisif pour savoir lequel finira par s’imposer. Dans tous les cas, la première conséquence de la diffusion du couple IA/automatisation sera de réduire le nombre de guerriers. Les robots ne remplaceront pas tous les soldats, dont les performances seront sans aucun doute « augmentées » par l’ajout de prothèses et autres implants. Mais ils assumeront probablement la part la plus dangereuse des missions, comme l’entrée en premier dans une zone à forte létalité. L’éthos du guerrier humain pourrait évoluer avec son nouveau rôle. La possibilité de se mettre physiquement à distance des lieux où la violence est la plus extrême modifiera les attentes. Le soldat ne sera plus seulement considéré comme un héros parce qu’il possède des ressources morales particulières pour faire face à la brutalité de la guerre. Disposant de la supériorité technologique, son héroïsme se définira aussi par sa capacité à maîtriser la violence, à employer le juste niveau de force en fonction des circonstances.

27Les conséquences politiques de l’automatisation militaire ont par ailleurs été souvent soulignées au cours des dernières années avec la multiplication de l’emploi des drones [19]. Certains experts estiment que le coût politique ou financier de la guerre pourrait diminuer sensiblement dès lors que la supériorité technologique d’un camp serait affirmée. Toutefois, c’est oublier que l’ennemi dispose toujours « d’un vote à la guerre [20] ». Il cédera peut-être sur le champ de bataille mais pourra adapter sa riposte en déplaçant le théâtre de la guerre. En frappant adroitement, il pourra augmenter le coût de la guerre pour son adversaire, d’un point de vue humain (en exerçant des représailles contre les ressortissants adverses), économique (en agissant contre ses intérêts) ou symbolique (en le contraignant à agir en s’affranchissant des règles de droit international ou humanitaire). L’automatisation ne pourra complètement prémunir contre de telles ripostes.

28En définitive, c’est le rapport du citoyen à la guerre qui pourrait le plus se transformer en cas de révolution militaire. Machiavel condamnait sévèrement les condottieri, mercenaires au service des cités italiennes, qui livraient selon lui une parodie de guerre et émoussaient l’esprit militaire des habitants des cités. Il voyait dans ce phénomène une explication de la faillite des cités-États pendant les guerres d’Italie du xvie siècle [21]. Un tel processus pourrait se répéter si une trop grande autonomisation prévalait dans les armées. En abandonnant une partie de sa sécurité à des algorithmes, le citoyen de l’avenir pourrait chasser la guerre de son horizon, doter d’une très large autonomie les institutions chargées de la défense… et risquer un dur retour à la réalité en cas de faillite de ses robots militaires.

L’horizon lointain d’une IA forte

29La quatrième et dernière étape du développement de l’IA correspondra peut-être à l’avènement d’une IA forte. Un tel événement déclencherait sans aucun doute une mutation [22] dans le rapport entre l’homme et la guerre, correspondant à un changement de civilisation. Des futurologues comme Alvin Toffler ont estimé que la société humaine avait seulement connu trois mutations au cours de son histoire, correspondant à la révolution agricole, la révolution industrielle et enfin, la révolution de l’information [23]. Kenneth Payne, chercheur au King’s College de Londres et expert sur les rapports entre IA et stratégie, réduit le nombre de ces mutations à deux. La première se serait produite il y a une centaine de milliers d’années quand des bouleversements cognitifs ont conduit l’homme à conquérir le monde. Les fondements de la guerre telle que nous la connaissons depuis cette époque seraient apparus alors. Selon lui, une seconde mutation va se produire avec le développement de l’IA, qui imposera de nouveaux schémas cognitifs et une nouvelle façon de conduire la guerre [24].

30Des IA faibles participent déjà à la prise de décision. Des modes automatiques de tir peuvent être sélectionnés, par exemple sur des systèmes de défense surface-air comme l’Aegis, qui peuvent décider seuls des cibles à traiter en priorité. La vraie rupture aura lieu quand une IA forte pourra proposer une aide à la décision sur des affaires stratégiques, en prenant en compte de manière exhaustive un nombre de données considérable appartenant à des domaines de plus en plus vastes.

31Une IA raisonnera probablement de manière différente des hommes. Ces derniers sont soumis dans leur choix à la fatigue, à la pression du groupe, à des biais culturels importants. Par ailleurs, la faculté de juger de l’homme est dépendante de son désir, de son corps, de son conatus pour reprendre le concept spinozien. Elle ne correspondra jamais à une rationalité pure. Celle de l’IA n’atteindra pas non plus ce degré de perfection, mais elle pourra s’en rapprocher en appliquant des règles strictes de logique. Elle dessinera des chemins originaux pour parvenir aux buts assignés. Elle le fait déjà : Lee Sedol, champion coréen du jeu de go, fut déstabilisé lors d’une rencontre contre le logiciel AlphaGo par un mouvement de la machine. La probabilité qu’un tel coup soit joué par un homme fut estimée à 1/10 000, tant il semblait incongru. Ce mouvement permit au logiciel de vaincre son adversaire humain.

32Cette approche cognitive différente, plus logique, complète et systématique que celle de l’homme, va sans aucun doute bouleverser notre approche de la guerre. Certes, elle n’abolira pas complètement la chance ou l’incertitude. Mais à mesure que l’Intelligence artificielle deviendra forte, elle réduira « le libre jeu de l’esprit » qui caractérise l’action des militaires dans la trilogie clausewitzienne. Le maniement de « l’entendement pur », incarnation du politique dans cette même trilogie, s’étendra à la sphère militaire par l’intermédiaire des machines agissant à ce niveau. Il se pourrait alors que les connexions entre le politique et le militaire se simplifient, se rapprochent fortement. Les deux entités emploieraient une méthode commune pour arriver à un but partagé. Le recours à la violence serait définitivement ajusté au niveau suffisant pour satisfaire les besoins politiques. La guerre pourrait alors ne plus avoir de grammaire propre, de dynamique spécifique. Après les soldats, les généraux verraient leur utilité décroître.

33***

34Le terme « disruption » est à la mode. Il désigne une accélération inéluctable du cycle d’innovation technologique. S’il s’avère que nous sommes bel et bien entrés dans une ère de disruption, nous pourrions être surpris par la vitesse des progrès de l’IA et des formes automatisées complexes qui pourraient faire leur apparition sur le champ de bataille à moyen terme. Mais l’histoire de l’Intelligence artificielle a déjà été ponctuée de nombreux échecs. Certaines voies explorées dans les années 1970 et à la fin des années 1980 se sont révélées des impasses, et ont grevé sérieusement la recherche à cette époque. Le développement de l’IA n’en est qu’à ses débuts et demeure incertain.

35Aujourd’hui, l’observateur se trouve dans une position similaire à celle d’un témoin du xvie siècle qu’on eût interrogé pour tenter d’énoncer les conséquences de l’introduction de la poudre sur l’avenir de la guerre. Avec la connaissance des inventions de Leonard de Vinci et un peu d’imagination, ce témoin aurait pu imaginer que chaque soldat disposerait à terme d’armes individuelles employant la poudre pour envoyer au loin des projectiles (les fusils), que ses effets pourraient être de plus en plus destructeurs (les canons aux calibres toujours plus élevés). La limite serait atteinte quand la puissance de destruction serait si importante que la survie de l’espèce humaine pourrait être en jeu (les bombes atomiques, même si nous savons que la technologie est autre).

36Un processus similaire peut être conçu avec l’IA. L’automatisation se répandra dans les armées, notamment auprès des soldats qui pourront s’appuyer sur les robots pour accomplir leurs missions. L’aide à la décision ouvrira de vastes opportunités aux combattants et aux décideurs, en proposant des chemins originaux pour parvenir aux buts qu’ils se fixent. Mais si les progrès de l’IA se poursuivent, l’apparition d’une Intelligence artificielle forte, voire d’une superintelligence, pourrait mettre en péril le destin des hommes à plus long terme. Il leur appartiendra alors de mettre en place les barrières technologiques, conceptuelles, opérationnelles et organisationnelles pour limiter la probabilité de notre extinction, à la manière des stratèges nucléaires.


Mots-clés éditeurs : Innovation de défense, Révolution dans les affaires militaires, Intelligence artificielle, Forces armées

Date de mise en ligne : 04/12/2018.

https://doi.org/10.3917/pe.184.0159

Notes

  • [1]
    W. H. McNeill, La Recherche de la puissance, Paris, Economica, 1992.
  • [2]
    Sur les premières applications de ce plan dans les provinces chinoises, voir J. Ives et A. Holzmann, « Local Governments Power Up to Advance China’s National AI Agenda, Mercator Institute for China Studies », 26 avril 2018, disponible sur : <www.merics.org>.
  • [3]
    Z. Fryer-Biggs, « The Pentagon Plans to Spend $2 Billion to Put More Artificial Intelligence into its Weaponry », The Verge, 8 septembre 2018, disponible sur : <www.theverge.com>.
  • [4]
    L’ordinateur chinois Sunway TaihuLight, certes le plus puissant du monde, pouvait effectuer 93 millions de milliards d’opérations à la seconde en 2016.
  • [5]
    « Explosion, Tsunami ou déluges des données numériques ? », Cité des sciences et de l’industrie, disponible sur : <www.cite-sciences.fr>.
  • [6]
    G. Grudo, « Former Top Defense Official: Googlers Face “Moral Hazard” In Canceling USAF Partnership », Air Force Magazine, 26 juin 2018.
  • [7]
    K. Wiggers, « Pentagon Wants to Expand its Controversial Project Maven AI Initiative », Venture Beat, 29 mai 2018.
  • [8]
    M. C. Horowitz, « The Promise and Peril of Military Applications of Artificial Intelligence », Bulletin of the Atomic Scientists, 23 avril 2018.
  • [9]
    G. Parker, The Military Revolution. Military Innovation and the Rise of the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1988. K. MacGregor et M. Williamson, The Dynamics of Military Revolution, 1300-2050, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [10]
    A. Krepinevitch, « Cavalry to Computer: The Pattern of Military Revolutions », The National Interest, automne 1994, p. 30-42.
  • [11]
    K. Payne, Strategy, Evolution and War: From Apes to Artificial Intelligence, Washington D.C, Georgetown University Press, 2018, p. 178-180.
  • [12]
    N. Ernest et. al, « Genetic Fuzzy Based Artificial Intelligence for Unmanned Combat Aerial Vehicle Control in Simulated Air Combat Missions », Journal of Defense Management, vol. 6, n°1, 2016.
  • [13]
    M. B. Reilly, « Beyond Video Games: New Artificial Intelligence Beats Tactical Experts in Combat Situation », UC Magazine, 27 juin 2016.
  • [14]
    Major General C. J. Dunlap Jr., « The Hyper-Personalization of War: Cyber, Big Data and the Changing Face of Conflict », Georgetown Journal of International Affairs, vol. 15, p. 108-118, 2014.
  • [15]
    M. Roberts, « The Military Revolution: 1560-1660 » in C. J. Rogers (dir.), The Military Revolution Debate. Readings on the Military Transformation of Early Modern Europe, Boulder, Westview Press, 1995, p. 13-36.
  • [16]
    M. Fortmann, Les Cycles de Mars, Paris, Économica, 2010, p. 620.
  • [17]
    General J. R. Allen et A. Husain, « On HyperWar », Proceedings Magazine, vol. 143, n° 7, juillet 2017.
  • [18]
    Ce type de guerre a été conceptualisé par le Chinois Wang Weixing. Voir E. Feng et C. Clover, « Drone Swarms vs Conventional Arms: China’s Military Debate », The Financial Times, 24 août 2017, disponible sur : www.ft.com
  • [19]
    G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.
  • [20]
    Expression régulièrement employée par le secrétaire à la Défense américain James Mattis.
  • [21]
    F. Gilbert, « Machiavel : la renaissance de l’art de la guerre » in E. Mead Earle (dir.), Les Maîtres de la stratégie, vol. 1, Paris, Flammarion, 1987, p. 13-37.
  • [22]
    L. Henninger, « Military Revolutions and Military History » in M. Hughes et W. J. Philpott (dir.), Palgrave Advances in Modern Military History, Londres, Palgrave Macmillan, 2006.
  • [23]
    A. et H. Toffler, Guerre et contre-guerre : survivre à l’aube du xxie siècle, Paris, Fayard, 1994.
  • [24]
    K. Payne, Strategy, Evolution and War: From Apes to Artificial Intelligence, op. cit.
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