Couverture de PE_172

Article de revue

L’Italie entre déclin industriel et impuissance politique

Pages 175 à 186

Notes

  • [1]
    Les fonctionnaires représentent 14,8 % des employés en Italie, contre 20 % en France et 19,2 % au Royaume-Uni.
  • [2]
    De 2001 à 2011, les emplois publics ont diminué de 66 000 postes dans la santé et les services sociaux, et de 132 000 dans l’éducation (alors que les employés privés dans les mêmes secteurs augmentaient respectivement de 148 000 et 12 000).
  • [3]
    M. Mazzucato, The Entrepreneurial State, New York, Public Affairs, 2015.
  • [4]
    L. Gallino, La scomparsa dell’Italia industriale, Turin, Einaudi, 2003.
  • [5]
    En 2012, le ministère de l’Économie et des Finances a cédé Fintecna (2,5 milliards d’euros), ainsi que des paquets d’actions d’ENEL (2,2 milliards d’euros), de Poste Italiane (3 milliards) et d’ENAV (822 millions). La plupart des actions ont été achetées par la Cassa Depositi e Prestiti, détenue par l’État, mais le gouvernement a envisagé une possible privatisation.
  • [6]
    Les services, fortement dépendants de l’industrie, ne compensent pas cette chute.
  • [7]
    Selon l’Associazione per lo Sviluppo dell’industria nel Mezzogiorno (SVIMEZ), les sièges sociaux du sud de l’Italie vont totalement fermer dans les 20 prochaines années, et le système universitaire public va continuer à se contracter. SVIMEZ, « Rapporto sull’economia del Mezzogiorno », Bologne, Il Mulino, 2014.
  • [8]
    Alors que l’obligation de réintégrer le travailleur congédié sans motif valable a été supprimée, des incitations fiscales fortes ont été introduites pour encourager les entreprises à embaucher (au niveau de 15 milliards).
  • [9]
    La nouvelle stratégie « Industrie 4.0 » du gouvernement italien vise principalement à introduire incitations et déductions fiscales.
  • [10]
    P. Bricco, « Rigore e troppi tagli agli investimenti », Il Sole 24 Ore, 17 février 2017.
  • [11]
    Parmi les grands pays de l’UE, seule la France a une charge fiscale (légèrement) plus élevée ; mais elle se traduit en services publics de meilleure qualité.
  • [12]
    L’« écart fiscal » est de 24 %. V. Visco, « Si è fatto troppo poco, troppo tardi », Il Sole 24 Ore, 1er février 2017.
  • [13]
    La redistribution progressive de la charge fiscale au détriment des employés et des ouvriers résulte à la fois du caractère régressif des impôts directs, et de l’incidence de la fiscalité indirecte.
  • [14]
    A. Barba, « La redistribuzione del reddito nell’Italia di Maastricht », in L. Paggi (dir.), Un’altra Italia in un’altra Europa, Rome, Carocci, 2011.
  • [15]
    M. Longo, « Level 3: quei titoli illiquidi senza valore certo nei bilanci », Il Sole 24 Ore, 14 février 2017.
  • [16]
    E. Hobsbawm et T. Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  • [17]
    G. Pasquino et R. Pelizzo, « Qual è il parlamento più produttivo? », Casa della cultura, 3 juin 2016, disponible sur : <www.casadellacultura.it>.

1 Entre 1993 et 2008, l’Italie a mis en œuvre des politiques budgétaires strictes. Le pays occupe la deuxième place des États membres de l’Union européenne (UE) pour les privatisations d’entreprises publiques depuis le début des années 1990. Il fait aussi partie des rares pays européens à avoir réduit le nombre de ses fonctionnaires (de 11,4 % entre 2001 et 2011 [1]). L’Italie a également eu massivement recours à des pratiques d’externalisation pour les services publics locaux, notamment dans les domaines des transports, de la santé et de l’éducation [2].

2 À cause de ces réformes, l’Italie est en crise. Entre 2008 et 2016, son PIB a chuté de 6,6 % – le pire résultat des pays de l’UE à l’exception de la Grèce –, alors que le chômage doublait, pour atteindre 12 % (plus de 20 % dans le Mezzogiorno). Le chômage des jeunes a atteint un niveau dramatique : 40,2 %. La dette publique est, quant à elle, passée de 102,4 % du PIB en 2008 à 132,3 %. Et la crise sociale et économique se double d’une crise politique.

Que reste-t-il de l’industrie italienne ?

3 À la différence d’autres pays européens, l’État italien a renoncé, de manière incompréhensible, à la gestion publique des processus de production. Des études récentes [3] ont montré que, pour des pays non dominants à l’échelle globale ou régionale, comme l’Italie, le soutien du développement demandait une conduite publique ciblée, sans laquelle l’industrie se contractait, ou se faisait racheter par des capitaux étrangers.

4 Le développement de l’économie italienne, avant les années 1990, a fortement dépendu de l’aide publique. L’État avait en effet dû suppléer un capitalisme privé qui, à des moments clés pour le développement du pays, avait fait preuve d’absence de cohésion et privilégié ses gains de court terme. Le désengagement progressif de l’État – qui correspondait aussi aux injonctions européennes postérieures au traité de Maastricht – a été désastreux pour l’industrie italienne. Des secteurs autrefois considérés comme vitaux (informatique, aéronautique civile, produits chimiques, électronique grand public, high-tech, industrie de l’acier) ont dès lors connu un inexorable déclin [4]. Preuve, sans doute, que le capitalisme italien avait besoin, pour prospérer, du soutien de l’État.

5 1992 fut l’année de la transition vers un nouveau modèle économique, marqué par une forte hausse des privatisations. De 1991 à 2010, la contribution des entreprises publiques au PIB italien est passée de 18 % à 4,7 %. La plupart des secteurs ont été affectés : banque, assurance, production d’acier, construction, agro-alimentaire, télécommunications (Telecom Italia), transports (Autostrade, Alitalia), etc. Ce processus de privatisation s’est poursuivi pendant la crise [5]. En 2015, l’Italie se situait au deuxième rang en Europe, et au troisième dans le monde, en matière de privatisations (pour plus de 11 milliards d’euros). Pour 2017, le gouvernement prévoit la cotation en bourse des 30 % restants du capital de Poste Italiane et d’une partie des Ferrovie dello Stato (transport ferroviaire). En outre, la décision d’attribuer les produits de la privatisation à la réduction de la dette publique plutôt qu’aux investissements est contradictoire. Enfin, les entreprises privatisées (à des prix très favorables, du fait de la crise) sont celles qui génèrent les profits et les dividendes les plus importants : en bénéficient désormais les nouveaux acheteurs plutôt que l’État.

6 La lourde présence en Italie de capitaux étrangers constitue le corollaire de ce processus de privatisation. Dans les secteurs traditionnels du made in Italy comme l’électroménager, des sociétés historiques telles Indesit ou Zanussi sont passées sous pavillon étranger, avec de lourdes conséquences sur l’emploi et la capacité de production. La production d’appareils électro­ménagers a ainsi chuté de 36 millions d’unités en 2008 à 13 millions en 2013. Des multinationales étrangères ont aussi acheté des entreprises de secteurs stratégiques : transport ferroviaire (Ansaldo Breda et STS), énergie (Ansaldo Energia), téléphonie (Wind), design industriel (Pininfarina), construction (Ital-cementi), aéronautique (Avio Aero), agro-alimentaire (Parmalat), pneus (Pirelli), motos (Ducati).

7 Les capitaux français occupent une place importante dans ces acquisitions : pour la seule année 2016, ils se montent à 9,3 milliards d’euros, dans 65 opérations. La France se situe ainsi au premier rang des pays ayant fait leur shopping en Italie. Au cours de la dernière décennie, l’écart est net entre acquisitions françaises en Italie et opérations italiennes en France (52,3 milliards d’euros contre 7,6 milliards). Des sociétés françaises contrôlent déjà de grands groupes italiens du luxe, comme Gucci, Bulgari, Fendi et Loro Piana. À cela s’ajoutent les banques BNL et Cariparma, les sociétés Parmalat et Edison, sans parler de l’entrée de Vivendi dans le capital de Mediaset et de Telecom Italia. La France a enregistré des succès notables dans des secteurs stratégiques, tels que la finance et les télécommunications. Les opérations italiennes en France ont été moins remarquables, notamment en raison de la loi française sur les entreprises stratégiques, qui assure une forme de protection contre les incursions étrangères.

8 La myopie italienne transparaît également à propos d’une possible tentative d’acquisition, par AXA ou Allianz, d’Assicurazioni Generali – une des rares sociétés multinationales financières italiennes, dont la valeur est supérieure à 22 milliards, et qui est un précieux acheteur d’obligations du Trésor italien. La présence de capitaux étrangers n’est pas un problème en soi. Mais les problèmes apparaissent lorsque les intérêts stratégiques italiens sont subordonnés à des pouvoirs étrangers. Le passage d’entreprises nationales sous pavillon étranger implique une perte de contrôle sur des décisions cruciales : la localisation des sites de production, la recherche, la répartition des bénéfices, leur réinvestissement… De surcroît, les investissements étrangers en Italie n’ont pas été réalisés sur des sites vierges (green field investments). Il s’agit, pour l’essentiel, d’acquisitions d’entreprises ne générant pas (ou peu) d’effet positif sur l’emploi.

9 Le capitalisme italien s’est avéré incapable de jouer un rôle stratégique et « agrégateur ». Le résultat est que des secteurs clés de l’économie échappent aujourd’hui au contrôle des entrepreneurs nationaux. Ce problème de souveraineté économique pourrait être moindre, voire nul, dans un contexte institutionnel différent, et notamment si existaient une politique économique commune et un véritable gouvernement européens.

10 Le capitalisme italien, victime d’un fort processus de désindustrialisation, n’a jamais été aussi faible. La crise a eu des effets graves sur le tissu industriel. Près d’un quart de la capacité de l’industrie manufacturière a disparu depuis 2008, faisant chuter son potentiel manufacturier de 17,7 % (contre 5,5 % en moyenne dans l’UE). En 20 ans, la valeur ajoutée manufacturière de l’Italie est passée de 20,1 % à 14,9 % [6].

11 Certaines entreprises ont survécu, conservent des niches importantes du marché mondial et restent pour l’heure compétitives. Mais la structure de la production italienne est désormais composée en grande part de petites entreprises, avec une faible propension à innover, en particulier dans des domaines comme l’agroalimentaire, le tourisme et le made in Italy. Le secteur de la mécanique est quant à lui entré en crise structurelle. La fin du modèle d’économie mixte, combiné à une baisse de la demande, a produit une réduction encore plus drastique de la taille des entreprises. Le premier groupe industriel italien, Fiat, a transféré une grande partie de sa production à l’étranger. Son siège social est désormais aux Pays-Bas et son domicile fiscal au Royaume-Uni…

12 Le tissu industriel italien est incapable de générer un fort dynamisme en termes d’innovation et d’internationalisation, puisqu’il est fondé sur des productions souvent semi-artisanales, sur une main-d’œuvre peu qualifiée et des salaires bas. De plus, les petites entreprises dépendent de prêts bancaires accordés au compte-gouttes. Beaucoup d’entreprises ont dû abandonner le recrutement de main-d’œuvre qualifiée, et tout effort de recherche. La décision politique de doubler ce processus d’une réduction des crédits destinés aux universités témoigne de l’absence de pensée stratégique des élites politiques, focalisées sur les intérêts économiques de court terme [7]. Avec un pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur beaucoup plus faible que la moyenne de l’UE, l’Italie en a paradoxalement trop... Le tissu productif, en difficulté structurelle, du fait de la chute de la demande interne et de l’austérité, est en effet incapable de leur offrir assez de débouchés, et nombre de jeunes diplômés se retrouvent au chômage à leur sortie de l’université.

L’échec de la dévaluation interne

13 La stratégie économique des gouvernements Monti, Letta et Renzi s’est essentiellement fondée sur une politique de l’offre. Les réformes structurelles (dont celle du marché du travail comme le Jobs Act[8]), la réduction des contraintes administratives, et diverses mesures de soutien aux entreprises devaient ainsi permettre de relancer la production et de favoriser les exportations [9]. Toutefois, alors que la « croissance [devait être] tirée par les exportations », l’Italie est passée de la 7e place des pays exportateurs en 2008 à la 10e en 2015. La composante la plus vertueuse de la dépense publique – les investissements – a chuté de 30 % depuis 2008, de 3,4 % du PIB à 2,2 % (et de 6,7 % des dépenses publiques à 4,4 %). Il s’agit du point le plus bas des 25 dernières années, et du pourcentage le plus faible parmi les grands pays de l’UE [10]. Les politiques d’austérité associées à celles de l’offre n’ont eu aucun effet bénéfique sur le ratio dette publique/PIB, qui a continué à augmenter en raison de la réduction de ce dernier.

14 L’effondrement prévisible de la demande, du fait des politiques d’austérité, est à l’origine de la déflation apparue en Italie en 2016 pour la première fois depuis 1959. Le schéma est celui de la déflation par la dette (debt deflation) : en réaction à l’effondrement de la demande agrégée, les entreprises réduisent les investissements et les salaires, entraînant une nouvelle baisse de la demande. Le cercle vicieux est alors enclenché. La solution identifiée par Keynes – l’augmentation de la demande publique – est devenue illégale depuis l’introduction dans la Constitution italienne, par le gouvernement Monti, de l’obligation de l’équilibre budgétaire. La chute des prix conduit à une redistribution des richesses au profit de la rente financière (créanciers), et des entreprises exportatrices. Les problèmes de remboursement de dette aggravent les difficultés des banques. Le montant des créances douteuses est estimé en Italie à 360 milliards d’euros. La réduction de la dépense publique affecte également la productivité, stagnante depuis 2000. La baisse des investissements a donc pour effet de réduire la demande et, avec le temps, affecte l’offre elle-même.

15 L’aggravation des charges fiscales [11] produit un effet déflationniste et, en raison d’une fraude structurelle estimée à 140 milliards d’euros par an [12], génère une redistribution de la richesse au détriment des salariés (qui, eux, paient leurs impôts « à la source [13] »). De 1990 à 2013, la part des salaires dans le PIB a chuté de 62 % à 55 %. Il s’agit là du niveau le plus bas parmi les grands pays de l’UE, alors qu’en 1990 il était supérieur à celui que connaissaient la France et l’Allemagne. À cela s’ajoute une redistribution a contrario, produit de la distorsion du système fiscal italien, qui transfère les ressources des contribuables (82 % des impôts sur le revenu sont payés par les travailleurs et les retraités) à ceux qui perçoivent des intérêts sur les obligations d’État. Ces derniers sont souvent aussi ceux qui ont bénéficié d’un allègement de leur charge fiscale ces dernières décennies, et/ou ont eu quelque tendance à échapper à l’impôt [14]. Parmi les membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Italie est aujourd’hui le pays qui connaît la plus forte croissance des inégalités. L’indice de Gini y a presque doublé ces 30 dernières années, avec des effets lourds sur la mobilité sociale. 42 % des locataires vivent dans la crainte de ne pas pouvoir payer leur loyer, et 25,6 % des Italiens renoncent à se soigner par manque de ressources. Les sept premiers milliardaires italiens possèdent une richesse équivalente aux revenus de 30 % de la population du pays.

16 Les problèmes des banques italiennes sont une autre manifestation visible de la tragédie de l’austérité et de la déflation. Le système bancaire italien avait relativement peu souffert de l’explosion de la bulle du marché immobilier des deux côtés de l’Atlantique, les banques ayant peu investi dans des produits dérivés risqués. Ainsi l’État italien n’a-t-il pas dû intervenir pour soutenir le système bancaire en 2008-2009. Aujourd’hui, la crise de confiance vis-à-vis des banques est liée à l’effet cumulatif d’années de chute de la demande et de déflation, dans un contexte légal qui a changé. Alors que les banques d’autres pays de l’UE ont obtenu en 2008-2009 un important soutien public, cette aide est désormais interdite par les réglementations européennes.

17 La supervision bancaire de l’UE a été beaucoup plus indulgente avec les banques des pays du nord de l’Europe qu’avec celles des pays du sud. L’Autorité bancaire européenne (ABE) et la Banque centrale européenne (BCE) ne prennent pas en compte, dans leurs screenings bancaires, les titres non liquides dits « de niveau 3 » (dérivés complexes et titres structurés). Ces titres apparaissent en nombre dans les budgets des banques allemandes et françaises (41,8 % et 20,5 % du patrimoine net tangible), alors qu’ils sont plus limités dans les banques italiennes (8,3 %), qui ont, elles, à gérer nombre de prêts non performants. Par exemple, suite à un premier screening, les 130 plus grandes banques européennes ont été contraintes de réévaluer à la baisse leurs budgets de 48 milliards d’euros, dont 43 étaient des prêts non performants : « Le coup a été dur pour ces institutions bancaires, et moins lourd pour celles qui avaient des expositions financières, dans un rapport de 10 à 1 [15]. »

18 Le phénomène est grave pour le système économique italien, dont le financement a toujours plus reposé sur le système bancaire que sur la Bourse. Ce système s’est avéré vulnérable lorsque les banques ont été contraintes de se concentrer sur le renforcement de leur capital, en laissant de côté les « opérations de système », et en promouvant, dans la même logique, l’acquisition par l’étranger d’entreprises italiennes. En l’absence de changements de politique économique radicaux, peu vraisemblables, l’industrie italienne continuera donc de péricliter. Il n’en restera bientôt que quelques squelettes abandonnés, et un certain nombre d’entreprises internationalisées, capables de défendre leurs niches dans une chaîne transnationale des valeurs, au service d’une demande mondiale incertaine.

19 La « dépression du Midi » et les inégalités géographiques méritent une attention particulière. Depuis 2008, les différences statistiques entre le Sud (Mezzogiorno) et le Centre-Nord sont en effet marquantes, que l’on considère le PIB (- 10,2 % contre - 5,5 %), la consommation (- 12 % contre - 3,9 %), le chômage (de 12 % à 20 % au Sud, de 4,5 % à 8,7 % au Centre-Nord), la pauvreté absolue (de 5,2 % à 10 % au Sud, de 2,7 % à 6,3 % au Centre-Nord) ou encore la valeur ajoutée de l’industrie (de 12,8 % à 10,3 % au Sud, de 19,6 % à 18,8 % au Centre-Nord). En d’autres termes, l’Italie sort de la crise encore plus désunie. Le fait que la seule période de convergence économique entre nord et sud de l’Italie ait été « l’âge d’or » de 1945 à 1975, montre que sans un rééquilibrage à l’initiative de l’État les forces du marché accentuent la dichotomie entre un Nord inséré dans le développement économique européen et un Sud qui en est exclu. Tout cela a des répercussions sur la sphère civile et politique, faisant remonter les fissures héritées du Risorgimento, et renforçant le clientélisme et les organisations criminelles, qui offrent paradoxalement des espaces d’emploi et de protection que l’État s’avère incapable de garantir.

Une politique sans boussole

20 Toute nation a besoin de ce que l’historien britannique Eric Hobsbawm nomme des « traditions inventées [16] » : construction politique d’un espace public d’appartenance et de citoyenneté, qui propose une relation spécifique avec le passé et un horizon de communauté. Pour comprendre la transformation politique des 25 dernières années en Italie, il faut considérer la période qui précède le bouleversement du début des années 1990 : le temps de la République des partis.

21 La Première République italienne (1948-1994) était caractérisée par plusieurs éléments : bicaméralisme, rôle constitutionnel des partis politiques, rôle réduit de l’exécutif, rejet des options présidentialistes au profit du Parlement. Après l’élitisme du Risorgimento – qui s’est avéré incapable de construire une « religion civile » pour les Italiens –, et le totalitarisme fasciste, l’identité politique de masse a été développée par les grands partis anti­fascistes, qui se situaient dans une zone intermédiaire, de médiation, entre État, institutions et société. Ces partis, très idéologisés, sont parvenus à donner un sentiment d’appartenance nationale à des identités régionales très diverses. L’intégration entre centre et périphérie est allée de pair avec une forte politisation de la population. L’intégration des masses dans l’État au travers des partis a été parallèle au développement économique italien, à la création de l’État social et à une réduction partielle des déséquilibres territoriaux.

22 Ce modèle a dépéri dans les années 1980. Les partis échouant à se renouveler, ils sont apparus de plus en plus comme des organisations fermées, servant l’autoperpétuation d’une classe spécialisée. Particularismes et mouvements séparatistes – comme la Ligue du Nord – ont fait leur retour, en même temps que la sphère économique s’autonomisait de la sphère politique. La réduction du rôle de l’État dans l’économie s’explique notamment par la méfiance historique des Italiens vis-à-vis de l’État et de la loi, méfiance que vient soutenir un néolibéralisme à la sauce italienne, où la marchandisation croissante des relations sociales s’accompagne de corruption, d’évasion fiscale et de consolidation de la criminalité organisée. La prépondérance du pouvoir législatif laisse place à la domination de l’exécutif, et à un rôle de plus en plus politique du président de la République. L’avant-dernier président, l’ancien communiste Giorgio Napolitano, fut le deus ex machina de l’opération qui, en 2011, a conduit le technicien Mario Monti au gouvernement.

23 À son tour, la droite italienne des années 1990 – Ligue du Nord, Forza Italia – propose une « tradition inventée », mettant en avant les valeurs de concurrence et de libre-échange, dans un projet de réduction du pouvoir contractuel des salariés et d’affaiblissement des amortisseurs sociaux. À gauche, le Parti communiste italien a été dissous en 1991, et les formations restantes n’ont pas su défendre des travailleurs dont le vote s’est d’ailleurs en partie reporté sur la droite. Dans la vision de la gauche italienne postcommuniste, la « normalité » est synonyme de pleine intégration dans une Union européenne libéralisée, ce qui implique une stricte discipline budgétaire, accompagnée autant que possible de quelques préoccupations sociales.

24 Les postcommunistes ont adopté la « troisième voie », selon laquelle il faut mettre les individus en condition d’être compétitifs sur le marché, plutôt que de corriger distorsions et contradictions générées par ce marché, comme dans la pratique classique des sociaux-démocrates. Dans le même temps, la construction de l’Europe de Maastricht, et l’imposition des règles d’austérité, a affaibli de l’intérieur un système politique qui s’est retrouvé exposé à l’onde de choc des forces alternatives.

25 L’environnement politique est dès lors apparu porteur pour des forces politiques critiquant le statu quo, à l’instar du Mouvement 5 étoiles. Ce mouvement est devenu le premier parti d’Italie aux élections de 2013, et a remporté les municipales à Rome et Turin en 2016. Mais s’il constitue la seule véritable force d’opposition au Parlement, sa crédibilité gestionnaire demeure faible, et son manque de culture politique de cohésion – inévitable dans un parti fortement post-idéologique – sera peut-être un obstacle vers d’autres succès de niveau national. Les contradictions de ce mouvement sont évidentes. Tout en se référant à la démocratie directe, son fondateur et leader, le comédien Beppe Grillo, ne tolère nulle dissidence, et expulse sommairement ceux qui n’obéissent pas, alors même que les votants dans les délibérations sur internet ne dépassent pas les 30 000. Le parti a du mal à générer une culture politique et économique – ce qui impliquerait un placement inévitable sur l’axe droite/gauche –, tâche très difficile pour une formation dont la raison d’être est la critique des partis traditionnels.

26 L’effondrement des partis de masse dans un pays qui faisait de l’intégration du peuple dans les partis la forme centrale de la politisation, a fortement affaibli l’identité nationale née dans l’après-guerre. L’Italie n’a pas encore su développer une nouvelle identité. L’imaginaire postmoderne, la critique des formes de représentation politique du xx e siècle, l’hégémonie de la culture néolibérale, et la domination de la communication sur la réalité politique, ont envahi tous les partis, avec des conséquences létales sur la « tradition inventée » de la Première République.

27 Le succès initial de Matteo Renzi illustre le désir de changement, et la déception des Italiens à l’égard de la classe politique. Les maux de l’Italie sont identifiés par Renzi à un État dispendieux et des obstacles corporatistes, en particulier des syndicats égoïstes. Le libéralisme n’apparaît plus dès lors comme une doctrine de droite, mais comme celle d’une gauche éclairée. L’analogie entre ce projet politique et le processus de restructuration économique décrit ci-dessus est évidente. Le gouvernement Renzi a non seulement cherché à libéraliser l’économie, mais aussi à réformer la Constitution italienne pour la rendre plus efficace. Pour faciliter la prise de décisions, il s’agissait notamment d’éliminer le bicaméralisme parfait, longtemps considéré comme responsable de la paralysie du législatif italien. L’image d’une Italie bloquée par des institutions lourdes n’a pourtant pas de fondement réel : l’analyse comparative avec d’autres pays européens [17] montre que le bicaméralisme n’a pas été un obstacle à la capacité de légiférer.

28 Quoi qu’il en soit, la réforme avortée de la Constitution ne prévoyait pas l’élimination du Sénat, mais seulement la suppression de son élection au suffrage direct. Elle créait aussi des compétences confuses, renforçant la verticalité du pouvoir. Avec la nouvelle loi électorale (finalement rejetée par la Cour constitutionnelle), la réforme visait à renforcer – de manière disproportionnée – le parti ayant gagné une majorité relative. La question du système électoral mérite d’être approfondie. Le système proportionnel, caractéristique de la Première République, a été remplacé par des systèmes hybrides successifs, approuvés sur la base de besoins contingents. Le cas le plus emblématique est celui de l’approbation, en 2005, par une majorité de centre droit, d’un système proportionnel donnant à la coalition ayant obtenu la majorité des voix – quel qu’en soit le niveau – un bonus automatique de 54 % des sièges à la Chambre des députés. En 2014, un an après les dernières élections générales, la Cour constitutionnelle a déclaré ce système non conforme à la constitution. Les députés actuels ont donc été élus de manière inconstitutionnelle. Ils ont néanmoins légiféré, approuvé une loi électorale déclarée plus tard inconstitutionnelle, et même tenté de réformer la Constitution. Étrange situation illustrant la profondeur de la crise du système politique italien.

29 La nette défaite de Matteo Renzi au référendum du 4 décembre 2016 – qui proposait une réforme constitutionnelle visant à l’abolition du Sénat électif et au renforcement de l’exécutif au dépit du législatif – éclaire la rupture d’une partie du « peuple de gauche » avec le Parti Démocrate, et le profond malaise social du pays. La géographie du vote est symptomatique : le « oui » l’a emporté dans les régions riches et dans les zones où la cohésion sociale et les structures administratives se maintiennent à un bon niveau (certaines villes du Nord, y compris Milan, l’Émilie-Romagne, la Toscane). Le « non » a en revanche été majoritaire dans les zones défavorisées du pays (le Sud), ou politiquement marginalisées par rapport à la capitale (Nord-Est). Quant à la démographie du vote, elle traduit un fort clivage entre jeunes et personnes âgées : le « oui » l’a emporté chez les retraités, alors que 82 jeunes sur 100 rejetaient la réforme. Par une cruelle ironie, ce sont les jeunes générations courtisées par Renzi, mais en proie à l’insécurité et au chômage, qui l’ont battu très nettement.

30 ***

31 En Italie, le front des apôtres des réformes « que l’Europe nous demande » commence à s’effilocher. Les mesures d’austérité et la libéralisation du marché du travail se mettent en place dans un esprit de sombre résignation. Les critiques du néolibéralisme se font de plus en plus vives, sur fond de discussions sur le contrôle des capitaux, la protection sociale, ou le protectionnisme. Antonio Gramsci parlerait sans doute d’une « crise organique », où « le vieil homme meurt et le nouveau ne peut pas encore naître ». Dans ces conditions, un nouveau projet politique ne pourrait émerger que de la capacité d’une nouvelle classe politique à canaliser le mécontentement populaire dans une « tradition inventée », susceptible de faire revivre dans la société italienne les instances de justice sociale, et de démocratie substantielle.


Mots-clés éditeurs : Austérité, Crise politique, Italie, Crise économique

Date de mise en ligne : 12/06/2017

https://doi.org/10.3917/pe.172.0175

Notes

  • [1]
    Les fonctionnaires représentent 14,8 % des employés en Italie, contre 20 % en France et 19,2 % au Royaume-Uni.
  • [2]
    De 2001 à 2011, les emplois publics ont diminué de 66 000 postes dans la santé et les services sociaux, et de 132 000 dans l’éducation (alors que les employés privés dans les mêmes secteurs augmentaient respectivement de 148 000 et 12 000).
  • [3]
    M. Mazzucato, The Entrepreneurial State, New York, Public Affairs, 2015.
  • [4]
    L. Gallino, La scomparsa dell’Italia industriale, Turin, Einaudi, 2003.
  • [5]
    En 2012, le ministère de l’Économie et des Finances a cédé Fintecna (2,5 milliards d’euros), ainsi que des paquets d’actions d’ENEL (2,2 milliards d’euros), de Poste Italiane (3 milliards) et d’ENAV (822 millions). La plupart des actions ont été achetées par la Cassa Depositi e Prestiti, détenue par l’État, mais le gouvernement a envisagé une possible privatisation.
  • [6]
    Les services, fortement dépendants de l’industrie, ne compensent pas cette chute.
  • [7]
    Selon l’Associazione per lo Sviluppo dell’industria nel Mezzogiorno (SVIMEZ), les sièges sociaux du sud de l’Italie vont totalement fermer dans les 20 prochaines années, et le système universitaire public va continuer à se contracter. SVIMEZ, « Rapporto sull’economia del Mezzogiorno », Bologne, Il Mulino, 2014.
  • [8]
    Alors que l’obligation de réintégrer le travailleur congédié sans motif valable a été supprimée, des incitations fiscales fortes ont été introduites pour encourager les entreprises à embaucher (au niveau de 15 milliards).
  • [9]
    La nouvelle stratégie « Industrie 4.0 » du gouvernement italien vise principalement à introduire incitations et déductions fiscales.
  • [10]
    P. Bricco, « Rigore e troppi tagli agli investimenti », Il Sole 24 Ore, 17 février 2017.
  • [11]
    Parmi les grands pays de l’UE, seule la France a une charge fiscale (légèrement) plus élevée ; mais elle se traduit en services publics de meilleure qualité.
  • [12]
    L’« écart fiscal » est de 24 %. V. Visco, « Si è fatto troppo poco, troppo tardi », Il Sole 24 Ore, 1er février 2017.
  • [13]
    La redistribution progressive de la charge fiscale au détriment des employés et des ouvriers résulte à la fois du caractère régressif des impôts directs, et de l’incidence de la fiscalité indirecte.
  • [14]
    A. Barba, « La redistribuzione del reddito nell’Italia di Maastricht », in L. Paggi (dir.), Un’altra Italia in un’altra Europa, Rome, Carocci, 2011.
  • [15]
    M. Longo, « Level 3: quei titoli illiquidi senza valore certo nei bilanci », Il Sole 24 Ore, 14 février 2017.
  • [16]
    E. Hobsbawm et T. Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
  • [17]
    G. Pasquino et R. Pelizzo, « Qual è il parlamento più produttivo? », Casa della cultura, 3 juin 2016, disponible sur : <www.casadellacultura.it>.

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