Couverture de PE_162

Article de revue

TTIP: too Big to Fail?

Pages 129 à 141

Notes

  • [1]
    On utilise l’acronyme TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ou TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement), ou encore en français le PTCI (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement).
  • [2]
    E. Fabry, « La France : un terreau d’opposition au TTIP ? », Institut Jacques Delors, DGAP, juin 2015. E. Fabry, « Le TTIP face aux craintes de l’opinion publique allemande », Institut Jacques Delors, novembre 2015.
  • [3]
    Australie, Bruneï, Canada, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, Vietnam.
  • [4]
    Il s’agit des 10 pays-membres de l’ASEAN, de l’Australie, de la Chine, de la Corée du Sud, de l’Inde, du Japon et de la Nouvelle-Zélande.
  • [5]
    Global Trends to 2030: Can the EU Meet the Challenges Ahead?, European Strategy and Policy Analysis System 2015, p. 27.
  • [6]
    « Policy Priorities for International Trade and Jobs, International Collaborative Initiative on Trade and Employment (ICITE) », OCDE, 2012. « The Impact of Trade Liberalisation on Jobs and Growth », OCDE, 31 janvier 2011. « International Trade: Free, Fair and Open? », OCDE, mai 2009.
  • [7]
    Voir notamment : J. Francois, « Reducing Transatlantic Barriers to Trade and Investment. An Economic Assessment », CEPR, mars 2013 ; « Dimensions and Effects of a Transatlantic Free Trade Agreement Between the EU and US », IFO Institute, 2013 et « Transatlantic Trade: Whither Partnership, Which Economic Consequences? », CEPII, septembre 2013.
  • [8]
    Disponible sur : <http://trade.ec.europa.eu>.
  • [9]
    E. Fabry et G. Garbasso, « La réalité de la précaution. Analyse comparée des règlementations du risque aux États-Unis et en Europe », Synthèse, Institut Jacques Delors, 18 juillet 2014.
  • [10]
    Voir la recommandation de P. Lamy, « Transatlantic Trade Negotiators Should Own up to Their Ambition » (Financial Times, 28 octobre 2014), reprises dans la stratégie de la Commission européenne, « Trade for All. Towards a more Responsible Trade and Investment Policy », Union européenne, 2015, p. 21.
  • [11]
    Pour une analyse détaillée des arguments pour et contre l’ISDS, voir ISDS : le diable se cache dans les détails, E. Fabry et G. Garbasso, Policy paper n° 122, Institut Jacques Delors, janvier 2015.
  • [12]
    40 % des plaintes viennent d’entreprises européennes et moins de 15 % d’entreprises américaines.
  • [13]
    CETA (Comprehensive and Economic Trade Agreement).

1 L’Union européenne a déjà signé, ou mène des négociations d’accords bilatéraux de commerce, avec plus de 50 pays, y compris avec le Japon, et pour un accord d’investissement avec la Chine. Mais c’est avec le lancement en juillet 2013 de la négociation avec les États-Unis d’un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) [1], que les choix de stratégie commerciale européenne reviennent sur le devant de la scène. Depuis l’abandon des négociations à l’OCDE sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) en 1998, et plus récemment en 2012 le rejet par le Parlement européen d’un accord plurilatéral anti-contrefaçon (Anti-Counterfeiting Trade Agreement – ACTA), il n’y avait pas eu de mobilisation comparable dans l’UE pour arrêter les négociations [2], avec début 2016 une pétition rassemblant plus de trois millions de signatures.

2Alors que l’érosion de la puissance économique européenne suscite des interrogations sur le rôle du commerce dans la croissance et sur la stratégie commerciale européenne, le poids du partenaire inquiète à tort ou à raison. Il n’existe aucun précédent entre deux économies comparables et aussi importantes : ensemble UE et États-Unis représentent environ 45 % du PIB mondial, près de 30 % des échanges mondiaux de marchandises et 20 % de l’investissement direct à l’étranger (IDE) dans le monde.

3C’est aussi l’ambition du mandat de négociation qui fait débat. Au-delà des enjeux classiques comme la suppression des tarifs douaniers ou l’ouverture des marchés publics, le TTIP s’attaque à l’enjeu complexe des barrières non-tarifaires, en entreprenant de réduire le coût des écarts de réglementation. Cette coopération réglementaire aurait beaucoup plus d’impact sur l’accroissement des échanges commerciaux que les réductions de droits de douanes, mais l’on craint un nivellement des normes par le bas.

4Enfin, les inquiétudes sont amplifiées par le sentiment de nombreux citoyens qu’ils ont affaire à une négociation menée dans le plus grand secret et à vive allure, qui leur échappe, et pourrait porter atteinte aux préférences collectives européennes, c’est-à-dire in fine au modèle de société européen.

5Début 2016 les négociateurs ont annoncé viser une conclusion des discussions avant la fin de la présidence de Barack Obama, pour anticiper un ralentissement des négociations dû à l’enchaînement des présidentielles américaines en novembre 2016, des présidentielles en France, et des élections fédérales en Allemagne en 2017. Les négociations qui héritent de longues années de contentieux sur plusieurs enjeux (ouverture des marchés agricoles, reconnaissance des indications géographiques, maintien du Buy American Act…), et doivent mettre en place un mécanisme innovant de coopération réglementaire, n’ont pourtant progressé que lentement en deux ans et demi. Il a fallu attendre octobre 2015 pour arriver à un accord sur la suppression de 97 % des tarifs douaniers, alors qu’en dehors de certains pics tarifaires, ces droits ne sont plus que de 2,2 % aux États-Unis et de 3,3 % en Europe. L’annonce des négociateurs pourrait dès lors être interprétée comme le reflet à la fois de l’ambition de persévérer vers un accord qui, dans sa version ambitieuse, serait stratégique pour les deux parties, et de l’inquiétude que suscite une relative évaporation du soutien à l’ouverture des échanges commerciaux, observable dans les primaires américaines et dans le revirement d’opinion dans certains États européens – notamment en Allemagne, traditionnellement favorable au libre-échange et désormais majoritairement critique.

6L’analyse du dossier montre qu’il est plus aisé d’évaluer les objectifs, et notamment la dimension géostratégique du TTIP dans un commerce international en pleine transformation, que d’avoir une estimation chiffrée des bénéfices attendus, qui dépendront des termes de l’accord final. Mais une tentative d’évaluation du progrès des négociations début 2016 incite à mettre en lumière plusieurs facteurs, intervenus en 2015, qui devraient peser sur le cours des discussions, entre les négociateurs comme dans les sociétés civiles. D’une part, les États-Unis sont parvenus en octobre 2015 à signer un accord sur un Partenariat Trans-Pacifique (TPP) avec 11 autres pays du pourtour Pacifique [3]. D’autre part, la Commission européenne s’est engagée tardivement vis-à-vis des opinions publiques sur un effort de transparence, et sur plusieurs lignes rouges qui contribuent à clarifier les modalités du processus de négociation du TTIP.

La stratégie commerciale de l’UE : un enjeu clé pour le retour à la croissance

7 Les négociations du TTIP s’inscrivent dans le contexte d’une baisse de la part de l’UE dans le commerce mondial, et d’une mutation du commerce international, appelé à se concentrer sur la réduction des barrières non-tarifaires.

8Alors que la diversité des intérêts des 161 membres de l’Organisation mondiale du commerce freine l’avancée des négociations multilatérales, les accords bilatéraux se sont multipliés partout dans le monde, et une nouvelle génération d’accords méga-régionaux se développe côté Pacifique : au TPP, qui n’inclut pas la Chine, s’ajoute la négociation d’un Accord trilatéral entre la Chine, le Japon, et la Corée du Sud, et celle du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership), qui réunit 16 pays de l’Asie de l’Est et du Sud [4].

9Or si la part de l’UE dans le commerce mondial a proportionnellement moins baissé que celles des États-Unis et du Japon depuis 2000, les estimations actuelles montrent qu’à l’horizon 2030 l’UE devrait céder sa place de première puissance commerciale à la Chine. Retrouver le chemin de la croissance en Europe, alors que dans la prochaine décennie 90 % de la croissance de la demande viendra de l’extérieur de l’Europe [5], implique donc, simultanément aux efforts de réformes internes et d’achèvement du marché unique, d’aller chercher l’appétit de consommation à l’extérieur de ses frontières. Cela passe par un renforcement des exportations européennes et, avec elles, des importations, puisqu’avec un développement des chaînes de valeur mondiales qui se traduit par une fragmentation du processus de production en différents pays, la part des importations dans les exportations ne cesse d’augmenter (elle est passée d’environ 15 % dans les années 1990, à 25 % actuellement et pourrait atteindre 40 % d’ici 2030).

10Pour conforter sa place de puissance commerciale, l’UE a donc elle-même conclu ces dernières années des accords avec la Corée du Sud en 2010, le Canada et Singapour en 2014, plus récemment avec le Vietnam en décembre 2015, et a engagé de multiples négociations bilatérales sur les divers continents, et en particulier en Asie (comme avec la Malaisie, les Philippines, la Thaïlande, la Birmanie, et récemment avec la Nouvelle-Zélande et l’Australie). Le projet d’un accord transatlantique, qui remonte à la fin des années 1990, s’est donc d’autant plus imposé sur l’agenda en 2013 que les Européens s’inquiétaient du déplacement des intérêts américains vers le Pacifique, alors que les États-Unis restent leur principal partenaire commercial et leur principal allié géopolitique.

11Par ailleurs, le projet d’accord transatlantique a la particularité d’allier une stratégie de court terme et une stratégie de moyen terme. L’accroissement des échanges commerciaux avec le deuxième plus grand marché mondial après l’UE doit contribuer, à court terme, à redonner un souffle économique aux Européens. Mais il s’agit également de s’appuyer sur la relative proximité des niveaux de vie et des valeurs américaines et européennes pour amorcer une coopération réglementaire permettant, à moyen terme, de promouvoir des normes communes susceptibles de devenir des références mondiales, puisque l’accès à cet ensemble inciterait les producteurs des pays tiers à s’aligner sur ces normes. La recherche d’une plus grande compatibilité réglementaire avec les États-Unis permettrait ainsi d’anticiper l’ambition croissante de la Chine à promouvoir ses propres normes sur les marchés internationaux, et de mettre en place un mécanisme précurseur pour la réduction des barrières non-tarifaires, nouveau défi pour le commerce international du xxi e siècle, alors que désormais les tarifs douaniers sont, en moyenne dans le monde, inférieurs à 5 %.

12Les évaluations d’impact du TTIP, en termes de gains de points de PIB et de nombre d’emplois créés, ont cependant donné lieu à des chiffres qui doivent être pris avec précaution.

Une évaluation prudente des bénéfices

13 L’estimation de l’impact de la suppression de droits de douanes ou de divers scénarios d’ouverture des marchés publics est bien plus aisée que celle des conséquences de la coopération réglementaire.

14L’OCDE rappelle régulièrement que la réduction des obstacles au commerce aide les entreprises à se développer, et favorise globalement la création d’emplois [6]. La réduction des barrières non-tarifaires serait même plus déterminante pour le développement des PME que pour les multinationales. Le coût d’une certification est ponctuel et reste fixe quel que soit le volume de biens échangés. Mais son impact est bien plus important pour une PME que pour une multinationale, qui peut se payer plus aisément le ticket d’entrée sur un marché étranger parce qu’il s’amortit sur des volumes plus importants. La coopération réglementaire qui réduit les doublons de production, certification et contrôle, permettrait de faciliter l’insertion des PME dans les chaînes de valeur mondiales.

15En revanche, la convergence réglementaire opérée dans l’UE a pris des années, et la coopération réglementaire envisagée avec les États-Unis ferait l’objet d’un travail minutieux d’évaluation, secteur par secteur et norme par norme, qui serait aussi très long. Pour autant, au-delà des bénéfices immédiats (suppression des tarifs douaniers, ouverture des marchés publics, ouverture des marchés des services…), les bénéfices les plus significatifs dépendent de l’étendue de la coopération réglementaire, seraient plutôt perceptibles à moyen terme, et seraient d’autant plus importants que des pays tiers s’aligneraient sur ces normes transatlantiques pour faciliter leur accès à ce grand marché.

16Le point plus problématique est que cet accord commercial, comme les précédents, aurait un effet de redistribution sur l’emploi, favorisant ici la création d’emplois et en supprimant ailleurs, puisque son impact varierait d’un secteur à l’autre et d’un pays à l’autre. En Europe, à titre d’exemple, il est estimé que les secteurs de la construction automobile ou des produits métalliques en bénéficieraient plus que ceux de l’électronique ou de l’assurance [7]. De même, l’évolution des quotas autorisant un volume d’importation de produits agricoles peut être bénéfique pour certains secteurs agricoles (comme les produits laitiers et les vins et spiritueux), et au contraire avoir un impact négatif sur d’autres (comme, dans le cas du CETA, la filière bovine).

17Les mesures atténuant cet effet de redistribution, lié plus globalement au renforcement du made in the world, relèvent autant du niveau national qu’européen. Mais un accord comme le TTIP exigerait de renforcer les moyens développés pour soutenir les travailleurs des secteurs et régions affectés par l’ouverture au commerce, comme notamment le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation, créé en 2006 et insuffisamment doté de moyens pour s’adapter.

18Par ailleurs, la portée de l’accord final se précise à la lumière de plusieurs facteurs structurants rendus plus clairs ces derniers mois, à commencer par la conclusion des négociations du TPP.

L’impact du TPP sur le TTIP

19 Lancée dès 2010, soit avant le TTIP, la négociation du TPP était la priorité de Washington et a mobilisé une bonne partie des ressources humaines de l’USTR (US Trade Representative). La ratification de l’accord va exiger une forte mobilisation politique, pour contrer les critiques qui se renforcent à la faveur des prochaines présidentielles. Pour leur part, les négociateurs américains peuvent cependant s’engager plus activement sur le dossier transatlantique et prendre appui sur l’accord du TPP pour exercer une pression supplémentaire sur la partie européenne pour aligner certains chapitres de l’accord transatlantique (propriété intellectuelle, règles d’origine, subventions…) sur les standards du TPP, lequel concerne 40 % du PIB mondial et 25 % du commerce mondial. Les Européens peuvent quant à eux s’appuyer sur leurs autres accords bilatéraux, notamment celui qu’ils ont conclu avec le Canada, partenaire industrialisé très proche des États-Unis.

20L’accès au texte du TPP montre néanmoins que les disparités de niveau de vie entre les 12 économies concernées, et par là même des niveaux de précaution de leurs normes respectives, n’ont pas permis d’engager une véritable coopération réglementaire, comme l’ambitionne le TTIP. S’ils aboutissent à un accord comprenant un mécanisme précurseur de coopération règlementaire, les négociateurs européens et américains seront parvenus à conclure un accord de nouvelle génération.

Une rupture dans la tradition de confidentialité des négociations commerciales

21Les réponses de la Commission européenne aux inquiétudes légitimes des sociétés civiles européennes précisent aussi le périmètre des négociations.

22 La société civile, plus directement concernée par une coopération réglementaire que par l’enjeu traditionnel de réduction des tarifs douaniers, a obtenu courant 2015 de la Commission européenne une révision des règles de confidentialité appliquées jusqu’alors pour les négociations commerciales. Certains États membres, notamment le Royaume-Uni, avaient voulu maintenir le principe de la non-publication du mandat de négociation, pour ne pas risquer de modifier les termes de la négociation et de compliquer la négociation avec les Américains. En obtenant la publication officielle du mandat au bout de 18 mois, la nouvelle commissaire au Commerce Cécilia Malmström a également entrepris d’atténuer la suspicion engendrée par ce qui était dénoncé comme l’opacité des négociations, mettant en place une politique de transparence qui s’applique désormais à toutes les négociations commerciales de l’UE. La commission publie sur son site Internet [8] ses notes de position sur les divers chapitres des négociations, et les textes juridiques mis sur la table des négociations, qui constituent les premières briques de l’accord. L’accès aux textes consolidés (comprenant les positions européennes et américaines), dans des chambres de lecture sécurisées, a été élargi à tous les parlementaires européens et, pour les États membres, aux ministres et parlementaires nationaux – alors que les États-Unis ne donnent accès à leurs documents qu’à un nombre très limité d’acteurs. Ces initiatives, encore peu relayées par un effort de pédagogie et de mise en débat de la part des gouvernements nationaux, ne parviennent que difficilement à désamorcer les critiques.

23Si la technicité de ces textes rend parfois difficile l’évaluation de la progression des discussions bilatérales, il faut aussi noter qu’il n’y a pas de négociation commerciale – bilatérale, régionale ou multilatérale – où les parties mettent leurs meilleures offres sur la table avant d’avoir une vue d’ensemble sur tous les chapitres de négociation. Or après deux ans et demi de négociations, force est de constater que, sauf pour les tarifs douaniers ou l’ouverture du marché des services (pour laquelle les Européens ont présenté leur offre), les négociateurs européens et américains sont encore en phase d’exploration du « souhaitable » et du « faisable ». Certains enjeux clés n’ont été abordés que récemment, – comme celui de l’ouverture des marchés publics, pour lesquels un échange d’offres n’a pu se faire qu’à l’issue du 12e cycle de négociation fin février 2016 – ou ne l’ont pas encore été comme la réglementation des services financiers, que les États-Unis, forts d’une réglementation plus contraignante qu’en Europe, n’ont pas encore accepté d’intégrer dans la négociation.

24Le principe des lignes rouges imposées à la négociation se substitue donc, par défaut, à une transparence totale qui nuirait au bon déroulement des négociations. Les parlementaires européens ont eux-mêmes voté le 8 juillet 2015 sur les lignes rouges qu’ils entendent voir respectées lorsqu’ils se prononceront, in fine, comme le Conseil, pour ratifier ou rejeter l’accord. Les parlements nationaux seront également appelés à ratifier ce texte s’il porte sur des compétences partagées de l’UE et des États membres, comme la lutte contre la corruption si elle est intégrée dans la négociation. La Cour européenne de justice ne s’est pas encore prononcée sur la nature de l’accord bilatéral entre l’UE et Singapour : accord mixte portant sur des compétences partagées ou non ? Mais le périmètre du mandat de négociation du TTIP est plus étendu, et le jugement concernant Singapour ne sera pas un précédent indicatif pour le TTIP.

L’autonomie réglementaire des Européens

25 La première ligne rouge concerne le risque d’une perte d’autonomie en matière de souveraineté réglementaire, alimenté par l’idée que le TTIP viserait à créer un marché unique transatlantique comparable au Marché unique européen. Il ne s’agit pourtant pas d’envisager un big bang d’harmonisation réglementaire, ni de lier Europe et États-Unis pour définir les futures normes des secteurs en développement, comme les nanotechnologies. Le mandat de négociation indique que la coopération réglementaire « ne fera pas obstacle au droit de réglementer en fonction du niveau de la santé, de la sécurité, du travail et protection de l’environnement et de la diversité culturelle que chaque partie juge approprié ». L’objectif est de rechercher une meilleure « compatibilité » réglementaire. Lorsque l’on juge que les normes assurent de part et d’autre un niveau de protection équivalent, tout en ayant fait l’objet d’une administration différente de la précaution, une harmonisation ou une reconnaissance mutuelle de ces normes réduit le coût lié à la duplication de la certification et des contrôles, nécessaires à l’exportation. La Commission européenne a ainsi déjà exclu qu’une compatibilité réglementaire puisse être réalisée dans le secteur de la chimie, où les réglementations européennes et américaines diffèrent trop. La coopération dans ce secteur se limiterait notamment au classement des produits chimiques. Par ailleurs, les produits interdits sur le marché européen (OGM, poulet au chlore…) continueraient de l’être. Une estimation plus spécifique de ce qui pouvait être envisagé en matière de coopération réglementaire a été menée dans 9 secteurs industriels spécifiques (automobile, produits pharmaceutiques, appareils médicaux, cosmétiques, pesticides, technologies de l’information et de la communication (TIC), produits chimiques et ingénierie). Les négociateurs envisagent une coopération réglementaire dans ces secteurs dès l’entrée en vigueur d’un accord, alors que par ailleurs l’effort de coopération se poursuivrait pour les autres secteurs, et prendrait plusieurs années. Le Marché unique lui-même n’est pas encore achevé, loin de là, dans le secteur des services après trois décennies de coopération.

26En ce sens, concevoir le TTIP comme un « accord vivant » ne signifierait pas procéder à un transfert de souveraineté sans contrôle démocratique, ni changer les objectifs et engagements du TTIP dans le temps, mais viserait à s’assurer que les efforts de coopération entre régulateurs se maintiennent sur la durée.

27Pour les futures normes, le Conseil de coopération réglementaire proposé par les Européens n’aurait pas de pouvoir de décision. Il s’agirait d’une plateforme d’échanges d’information entre régulateurs, pouvant éventuellement faciliter l’adoption d’une norme commune si les objectifs de précaution visés de part et d’autre sont équivalents. Les compétences actuelles des institutions européennes et américaines en matière réglementaire demeureraient intactes. Mais pour tenir compte des inquiétudes que suscite cette initiative dans les sociétés civiles, les Européens envisageraient aussi qu’elle puisse prendre la forme d’un mécanisme au niveau ministériel.

Préserver le niveau de précaution des normes européennes

28 Une deuxième ligne rouge précise que le niveau de précaution des normes européennes ne peut être abaissé. Il faut préciser sur ce point qu’aucune des deux régions ne peut être considérée comme plus prudente que l’autre. Les Européens et les Américains ont développé deux cultures différentes de réglementation, les premiers s’appuyant sur le principe de précaution et régulant le risque de manière proactive, les seconds attendant d’avoir la preuve d’un risque pour formuler des nouvelles normes. Mais il y a eu une forme d’hybridation progressive des deux systèmes. Si les États-Unis ne reconnaissent pas formellement le principe de précaution, ils ont néanmoins adopté des approches similaires, comme pour la préservation des ressources halieutiques ; à l’inverse, l’UE n’adopte pas toujours une approche de précaution en dépit de l’inscription du principe dans ses traités. Une recherche approfondie menée par des experts européens et américains [9] montre que des deux côtés on applique des mesures de précaution de manière sélective par rapport à différents risques, en différents lieux et à différents moments.

29Par ailleurs, il faut distinguer le rôle des négociateurs, qui doivent se mettre d’accord sur les règles horizontales de la compatibilité réglementaire, et celui des régulateurs, qui ont la charge d’évaluer ce qui est réellement faisable, secteur par secteur et norme par norme. Le travail des régulateurs est très encadré en Europe comme aux États-Unis, et ils ne peuvent entreprendre seuls d’abaisser le niveau de précaution de leurs normes respectives. Le TTIP vise à bousculer la tendance des régulateurs à travailler en silo, avec peu de concertation entre eux au niveau international. Mais la coopération réglementaire se limiterait aux normes qui sont équivalentes et, comme le précise la nouvelle stratégie européenne pour le commerce d’octobre 2015 [10], doit avoir l’ambition d’élever le niveau des normes communes en retenant le niveau de protection le plus élevé.

L’avenir des services publics

30 Une troisième ligne rouge concerne l’avenir des services publics. Une déclaration commune de la commissaire européenne et de son homologue américain, a précisé le 20 mars 2015 que les accords commerciaux européens et américains n’empêchent pas les gouvernements – à aucun niveau de juridiction – d’assurer des services publics (concernant notamment l’eau, la santé, les services sociaux, les systèmes de sécurité sociale et l’éducation). Ils n’exigent aucune privatisation de ces services, ni n’empêchent d’étendre ces services ou encore de rendre publics des services auparavant privés. Enfin, ces accords n’empêchent pas les gouvernements de maintenir ou d’adopter des réglementations qui garantissent un niveau élevé de qualité de service, notamment pour protéger la santé et l’environnement.

31L’enjeu de l’ouverture des marchés des services concernerait plutôt le choix à faire entre une liste négative de services explicitement exclus de la libéralisation et une liste positive dans laquelle la libéralisation ne s’applique qu’aux services mentionnés – le contenu de l’une ou l’autre liste étant lui-même défini par chaque gouvernement. Les parlementaires européens préconisent le choix d’une liste hybride, positive pour l’accès au marché et négative pour le traitement national. In fine, il s’agirait surtout que la technique d’enregistrement des engagements pris par les États – par le biais de listes positives ou négatives – n’ait pas d’incidence sur le respect des grands principes évoqués ci-dessus et leur mise en œuvre.

Le règlement des différends entre investisseurs et État

32 Enfin, l’opposition très vive de l’opinion publique européenne à l’inclusion – prévue par le mandat de négociation – d’un mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États [11] reposant sur des arbitrages privés internationaux (Investor-State Dispute Settlement - ISDS), a conduit la Commission à proposer une solution alternative aux négociateurs américains.

33L’ISDS fait partie du monde de l’investissement depuis la fin des années 1950. Les Européens ont conçu ces mécanismes, signé près de 1 600 accords bilatéraux contenant un ISDS, et ce sont eux qui y font le plus appel pour déposer des plaintes lorsque les investisseurs estiment avoir fait l’objet d’une discrimination directe ou indirecte [12]. Mais la forte augmentation du nombre des plaintes depuis 2003 inquiète d’autant plus que le volume des investissements directs étrangers dans le monde a lui-même été multiplié par dix en 20 ans.

34Alors que l’ISDS est perçu comme un contournement des institutions judiciaires publiques par les intérêts privés, le caractère politisé de la justice dans la majorité des États américains (où les juges sont élus à l’issue de campagnes financées par des entreprises privées) est invoqué pour privilégier l’inclusion d’un ISDS.

35L’ISDS a pu également laisser craindre un risque de « gel réglementaire » : un État pourrait être incité à retirer ou à amender une réglementation s’il risque de devoir payer une compensation importante à un investisseur qui, s’estimant lésé par cet État, aurait déposé une plainte. Sans pouvoir le contraindre à retirer cette réglementation, l’ISDS renforce le sentiment, suscité par l’ouverture des marchés, que les États perdent progressivement leur autonomie de réglementation.

36Les défenseurs de l’ISDS invoquent pour leur part également un argument géostratégique : l’inclusion d’un modèle amélioré d’ISDS dans le TTIP constituerait un précédent pour tout autre négociation avec des partenaires stratégiques tels que la Chine. En l’absence d’un organe multilatéral pour la protection des IDE comparable au Mécanisme de règlement des différends de l’OMC, la négociation d’un modèle d’ISDS, adopté au niveau régional puis plurilatéral, serait une étape importante pour promouvoir des règles multilatérales en matière de règlement des différends entre investisseurs et États.

37La Commission avait ainsi déjà entrepris de promouvoir un nouveau modèle d’ISDS bien plus rigoureux, qu’elle avait introduit dans les accords signés avec le Canada et Singapour. Ce modèle amélioré précisait notamment la définition de l’expropriation indirecte, introduisait une clause de transparence complète (audience publique, publication des documents, consultation des parties prenantes à la procédure...), etc.

38Face aux critiques des opinions publiques, de nombreux parlementaires européens et de divers partis politiques nationaux, la Commission a néanmoins proposé, à l’automne 2015, de créer une cour permanente pour l’investissement, qui répondrait à plusieurs craintes formulées sur l’ISDS (juges permanents, possibilité d’appel…), et pourrait préfigurer la création d’une cour internationale permanente.

39En créant une telle cour pour l’accord bilatéral avec le Vietnam en décembre 2015, et en obtenant du Canada en février 2016 de substituer au nouveau modèle d’ISDS qui avait été introduit dans l’accord bilatéral du CETA [13], un système équivalent de cour, avant la ratification de l’accord en 2017, les Européens renforcent leur pression sur les négociateurs américains pour inclure cette cour dans le TTIP. Washington défend cependant le modèle d’ISDS intégré dans le TPP, et cette question sensible ne devrait être tranchée qu’à un stade plus avancé de la négociation.

Les obstacles à venir

40 Depuis l’été 2013, les débats qui entourent la négociation du TTIP évoluent quelque peu, et la vigilance des opinions publiques se déplace vers des enjeux encore peu abordés. Un accord équilibré devra notamment reposer sur une large réciprocité dans l’ouverture des marchés publics. Les Européens ont d’importants intérêts offensifs dans ce domaine, et entendent obtenir, comme dans l’accord avec le Canada, une ouverture à tous les niveaux de gouvernement, y compris locaux – bien qu’à l’heure actuelle seuls 37 États américains aient repris sur une base volontaire les engagements du gouvernement fédéral dans le cadre de l’accord sur les marchés publics (AMP) de l’OMC. Deux décennies de contentieux qui se heurtent à l’attachement de Washington au Buy American Act de 1933 et au Small Business Act de 1953, annoncent une négociation ardue sur ce point dans le cadre du TTIP.

41Par ailleurs, si la discussion de certains chapitres a bien avancé, comme l’exploration de la coopération réglementaire dans les neuf secteurs industriels évoqués précédemment, cette coopération s’annonce plus complexe dans le secteur sanitaire et phytosanitaire : la reconnaissance des indications géographiques européennes reste un sujet sensible pour les Américains, et certains secteurs agricoles s’inquiètent de l’impact que pourrait avoir le TTIP.

42À l’heure actuelle, plutôt que de restreindre la portée de l’accord, les négociateurs maintiennent l’ambition d’un accord approfondi et équilibré qui prendra le temps de négociation nécessaire. Mais force est de constater que les négociations ne sont pas encore arrivées au milieu du gué, et qu’il est peu réaliste de viser un accord sous la présidence de Barack Obama. Un autre épisode s’ouvrira alors avec le choix du nouveau président américain fin 2016, qui peut, côté démocrate comme côté républicain, ne pas s’avérer aussi favorable que son prédécesseur à la poursuite de l’ouverture des échanges. Au fil des primaires, on a pu observer un alignement des candidats sur les positions les plus critiques contre les accords commerciaux, caractéristiques de Donald Trump ou de Bernie Sanders. Hillary Clinton, qui avait soutenu le TPP comme secrétaire d’État, se prononce à présent contre sa ratification. À chaque nouvelle présidentielle, l’enjeu des accords commerciaux ressurgit et est une cible facile pour les candidats, en réponse à la crainte d’une mondialisation mal maîtrisée.

43Mais le moment venu, la ratification du TTIP pourrait bien s’avérer tout aussi problématique en Europe, si elle n’est pas précédée de plus de débat public pour évaluer sereinement l’impact à moyen et long terme d’un échec, ou d’un succès, de cette entreprise d’un nouveau genre.


Mots-clés éditeurs : Union européenne, États-Unis, Commerce international, Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement

Date de mise en ligne : 06/06/2016

https://doi.org/10.3917/pe.162.0129

Notes

  • [1]
    On utilise l’acronyme TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) ou TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Agreement), ou encore en français le PTCI (Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement).
  • [2]
    E. Fabry, « La France : un terreau d’opposition au TTIP ? », Institut Jacques Delors, DGAP, juin 2015. E. Fabry, « Le TTIP face aux craintes de l’opinion publique allemande », Institut Jacques Delors, novembre 2015.
  • [3]
    Australie, Bruneï, Canada, Chili, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou, Singapour, Vietnam.
  • [4]
    Il s’agit des 10 pays-membres de l’ASEAN, de l’Australie, de la Chine, de la Corée du Sud, de l’Inde, du Japon et de la Nouvelle-Zélande.
  • [5]
    Global Trends to 2030: Can the EU Meet the Challenges Ahead?, European Strategy and Policy Analysis System 2015, p. 27.
  • [6]
    « Policy Priorities for International Trade and Jobs, International Collaborative Initiative on Trade and Employment (ICITE) », OCDE, 2012. « The Impact of Trade Liberalisation on Jobs and Growth », OCDE, 31 janvier 2011. « International Trade: Free, Fair and Open? », OCDE, mai 2009.
  • [7]
    Voir notamment : J. Francois, « Reducing Transatlantic Barriers to Trade and Investment. An Economic Assessment », CEPR, mars 2013 ; « Dimensions and Effects of a Transatlantic Free Trade Agreement Between the EU and US », IFO Institute, 2013 et « Transatlantic Trade: Whither Partnership, Which Economic Consequences? », CEPII, septembre 2013.
  • [8]
    Disponible sur : <http://trade.ec.europa.eu>.
  • [9]
    E. Fabry et G. Garbasso, « La réalité de la précaution. Analyse comparée des règlementations du risque aux États-Unis et en Europe », Synthèse, Institut Jacques Delors, 18 juillet 2014.
  • [10]
    Voir la recommandation de P. Lamy, « Transatlantic Trade Negotiators Should Own up to Their Ambition » (Financial Times, 28 octobre 2014), reprises dans la stratégie de la Commission européenne, « Trade for All. Towards a more Responsible Trade and Investment Policy », Union européenne, 2015, p. 21.
  • [11]
    Pour une analyse détaillée des arguments pour et contre l’ISDS, voir ISDS : le diable se cache dans les détails, E. Fabry et G. Garbasso, Policy paper n° 122, Institut Jacques Delors, janvier 2015.
  • [12]
    40 % des plaintes viennent d’entreprises européennes et moins de 15 % d’entreprises américaines.
  • [13]
    CETA (Comprehensive and Economic Trade Agreement).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions