Couverture de PE_152

Article de revue

Défaire Daech : une guerre tant financière que militaire

Pages 125 à 135

Notes

  • [1]
    On peut évoquer ici une économie politique. Voir à ce sujet : M. Batal Al-Shishani, « The Political Economy of the Islamic State », Terrorism Monitor, vol. 12, n° 24, The Jamestown Foundation, décembre 2014.
  • [2]
    Ironiquement, l’usage du terme « Daech » ne retire rien à la prétention étatisante de ses membres. Il ne s’agit, en effet, que de l’acronyme arabe de Dawla islamiyya fi al-‘Iraq wa al-Cham, qui signifie « État islamique en Irak et au Levant ».
  • [3]
    Sur le rôle joué par certains régimes sunnites du Golfe, au premier plan desquels l’Arabie Saoudite, dans l’essor continu du djihadisme et de l’État islamique en particulier, voir l’excellent essai de P. Cockburn, Le retour des djihadistes. Aux racines de l’État islamique, Paris, Éditions des Équateurs, 2014.
  • [4]
    Sur la stratégie de l’État islamique et ses multiples dimensions, voir l’essai remarquable de P.-J. Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015.
  • [5]
    Voir, à ce sujet, A. Baram, « Irak, le registre tribal », Outre-Terre, vol. 1, n° 14, 2006, p. 159-168.
  • [6]
    Voir J. Di Giovanni, L. McGrath Goodman et D. Sharkov « How Does ISIS Fund Its Reign of Terror? », Newsweek, 6 novembre 2014.
  • [7]
    L’image déplorable de l’armée irakienne auprès des habitants de Mossoul, mais aussi la corruption et la violence dans ses rangs, ont facilité la prise éclair de la ville par les djihadistes en juin 2014.
  • [8]
    Sur les rapports troubles entre certaines autorités locales et l’État islamique, voir A. Peritz, « How Iraq Subsidizes Islamic State », The New York Times, 4 février 2015.
  • [9]
    À mesure que certaines de ses ressources s’amenuisent, l’État islamique a de plus en plus recours au rançonnage. Tandis que des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont guère négocié pour la libération de leurs otages, les gouvernements européens auraient versé des sommes comprises entre trois et cinq millions de dollars.
  • [10]
    L’État islamique prélève à la fois l’aumône légale (zakat), troisième pilier de l’islam qui impose au fidèle musulman de donner aux plus pauvres ; et l’impôt sur les non-musulmans (jizya), par lequel ces derniers se soumettent à l’autorité du souverain, en l’occurrence Abou Bakr Al-Baghdadi.
  • [11]
    S. Abis, « État islamique : armes et insécurités alimentaires », tribune de l’Institut de relations internationales et stratégiques, 3 septembre 2014.
  • [12]
    « How Terrorists Are Using Social Media », The Telegraph, 4 novembre 2014.
  • [13]
    Pourtant, l’État islamique se vante dans ses productions audiovisuelles d’avoir grandement amélioré l’état des hôpitaux et les traitements médicaux à la disposition de ses « citoyens ». En avril 2015, une vidéo du groupe montrait des séquences d’ambulances et des témoignages de médecins à Raqqa appelant leurs confrères de par le monde à les rejoindre.
  • [14]
    Les combattants de Daech, entre 20 000 et 30 000 en 2015, reçoivent en moyenne un salaire de 350 à 500 dollars, soit un budget mensuel de plus de 10 millions de dollars à la charge des dirigeants de l’État islamique.
  • [15]
    Ce recul relatif dans son bastion irako-syrien éclaire la volonté de l’organisation terroriste de s’exporter vers de nouveaux terrains pour y reconstituer ses ressources humaines et économiques, et ainsi se régénérer.
  • [16]
    Le 12 février 2015, le Conseil de sécurité des Nations unies adoptait à l’unanimité la résolution 2199, laquelle renforce les mesures visant à priver l’État islamique et d’autres groupes djihadistes – tels le Front Al-Nosra en Syrie et les entités associées à Al-Qaïda – de leurs sources de financement.
  • [17]
    Cette expression est utilisée à bon escient par L. Napoleoni dans le titre de son ouvrage L’État islamique : multinationale de la violence, Paris, Calmann-Lévy, 2015.

1Organisation terroriste la plus médiatisée et la plus redoutée de la nébuleuse djihadiste mondiale, l’État islamique a largement bâti sa puissance militaire et politique sur le développement d’une véritable économie de guerre, à cheval entre l’Irak et la Syrie, passé graduellement d’activités de contrebande et d’extorsion diverses à un système dont chaque aspect a été méticuleusement pensé par ses concepteurs [1]. De par sa volonté de fonder un « État », qui confère tout son sens à son action au-delà des multiples débats sémantiques qui l’ont entouré, « Daech » [2] s’est doté de ressources qui, en 2015, en font toujours le groupe armé le plus fortuné au monde, avec près de deux milliards de dollars à son actif. Cette richesse se combine à un fonctionnement interne reposant sur une gestion millimétrée de revenus démultipliés à la faveur de l’absence de développement socio-économique et de la déliquescence des institutions dans les territoires conquis ; revenus qui rendent compte de l’essor du djihad et de l’autonomisation de ses représentants par rapport à leurs promoteurs passés [3].

2Cette sombre réalité et la résilience de l’État islamique en dépit des frappes aériennes de ces derniers mois rappellent, s’il en était besoin, l’urgence d’une compréhension plus aboutie de la machine de guerre qui sous-tend la survie même de l’organisation. Les djihadistes ont, en effet, su parfaire des méthodes de levée et de transfert de fonds extrêmement sophistiquées, qui fondent leur faculté à donner corps à l’État dont ils se prévalent. À ce titre, l’État islamique constitue une nouvelle forme de terrorisme pour laquelle conserver une activité financière pérenne est essentiel à la réalisation de ses ambitions. Or, si elles sont partiellement connues, les sources de financement de l’organisation appellent une documentation plus minutieuse, essentielle à l’adoption de mesures appropriées pour empêcher l’État islamique de faire usage de sa richesse, et pour tarir les ressources dont il pourrait s’emparer. Le caractère changeant des fonds en cause rend l’exercice périlleux, mais non moins décisif pour la réussite de la lutte anti-djihadiste.

3On éclairera ici tout d’abord les rouages économiques et financiers de l’État islamique qui lui ont permis, dès son émergence sur la scène irakienne à l’automne 2006, de conquérir un vaste territoire à travers le Moyen-Orient, niant les frontières contemporaines de la région, et qui s’étend désormais à l’Égypte, à la Libye et, dans une moindre mesure, au Yémen. Quoiqu’une typologie exhaustive des sources de financement soit difficile à dresser, la richesse de l’État islamique provient principalement de ses extorsions et trafics divers – dont celui des populations fragilisées qui subissent son chantage –, de même que des ressources naturelles qu’il maîtrise et exploite au sein de son « califat » autoproclamé. Les revenus de Daech servent une stratégie qui vise par le biais de divers mécanismes de terrain et le recours aux technologies et aux derniers moyens de communication, à façonner un projet sociopolitique à double vocation régionale et globale [4].

4On soulignera ensuite que les besoins financiers croissants de l’État islamique pour réaliser ses ambitions et consolider ses structures internes l’ont aussi très tôt placé dans une posture de vulnérabilité. Comme en témoigne son expansion hors d’Irak et de Syrie vers d’autres théâtres de conflit comme la Libye, l’organisation terroriste est contrainte de prendre de nouveaux territoires et de nouvelles ressources pour maintenir un flux constant de revenus et financer ses opérations. Depuis l’été 2014, la réponse militaire vise particulièrement l’économie de l’État islamique pour assécher ses revenus et le mettre en déroute au plan militaire. Le groupe djihadiste est aujourd’hui confronté à un défi : pérenniser sa richesse pour pouvoir subsister.

5La communauté internationale continue quant à elle de se mobiliser, concentrant ses efforts pour entraver l’essor de la contrebande et des autres activités illicites aux mains des djihadistes. L’identification des acteurs, intermédiaires, transporteurs, acheteurs, reste toutefois ardue ; de même que le contrôle du secteur financier et des subventions extérieures. Quelles politiques peuvent être adoptées ou développées pour mettre fin au financement de l’État islamique ? Outre la poursuite des frappes sur ses infrastructures matérielles, une coopération internationale renforcée s’impose, de toute évidence. Mais selon quels dispositifs, eu égard à la capacité des djihadistes à déjouer les mesures traditionnellement prises contre les entreprises terroristes ?

Des conditions antérieures propices à l’ascension de Daech

6Comprendre les succès de l’État islamique implique, dans un premier temps, de revenir sur les facteurs qui, dans son environnement immédiat, ont permis sa progression fulgurante en 2014. En Irak comme en Syrie, l’organisation terroriste a bénéficié de la précarité socio-économique régnant depuis de longues années pour s’étendre territorialement et convaincre les populations du bien-fondé de son projet de califat. Les djihadistes ont su capitaliser sur le ressentiment d’une majorité de sunnites irakiens et syriens face à des régimes chiites autoritaires et répressifs, et mettre à profit les divisions des oppositions sunnites dans chaque pays. Ils ont par ailleurs bâti leur puissance militaire et financière sur la faillite des États postcoloniaux et d’économies nationales dont ils ont détourné à leur profit l’essentiel des activités et des ressources suivant un mode opératoire décentralisé.

7Le marché noir d’hydrocarbures, de biens et d’armes est, de ce point de vue, édifiant : les réseaux de contrebande passés sous le contrôle de l’État islamique d’Irak dès 2006, ne remontent pas à l’occupation étrangère ; ils préexistaient au renversement de Saddam Hussein qui en avait confié la gestion à certaines tribus loyales en échange d’un maintien de l’ordre dans des territoires qui, au temps de l’embargo, échappaient déjà à l’autorité de la capitale [5]. De manière analogue, la Syrie voisine a elle aussi été marquée, avant le soulèvement de 2011, par une longue tradition de contrebande à l’intérieur de son territoire, gravitant autour d’importantes familles de notables et de clans tribaux, et passant tout le long de sa frontière avec l’Irak et la Turquie [6]. Ces circuits sont, pour la plupart, tombés sous le contrôle de l’État islamique qui, dès lors, a promis aux populations locales une réallocation plus équitable des richesses et une vie meilleure aux antipodes des systèmes viciés, captateurs et clientélistes en place, appuyés en sous-main par des armées de voyous et de racketteurs [7]. C’est cette promesse qui, en un temps record, a permis à ses combattants de faire tomber des villes entières, de Falloujah dans la grande province sunnite irakienne d’Al-Anbar à Raqqa et Deir Ezzor en Syrie ; sans oublier Mossoul, où le programme économique de Daech a substantiellement contribué à sa popularité.

8La percée spectaculaire de l’État islamique ne jaillit donc pas ex nihilo, mais bien d’un climat politique et socio-économique singulièrement propice. C’est en s’arrogeant les fruits d’une économie de guerre apparue en Irak dès les années 1990, puis étendue à la Syrie, que l’organisation terroriste a pu lancer son offensive et effacer, ne serait-ce que symboliquement, les frontières coloniales. À l’instar d’autres acteurs de la violence, l’État islamique a profité du pourrissement des deux crises irakienne et syrienne pour gangrener les territoires en multipliant les trafics – dont celui des femmes, des stupéfiants et des organes prélevés sur les morts, les blessés ou les captifs – et extorsions en tout genre ; s’accaparant des ressources (gisements de pétrole et de gaz, agriculture, antiquités) et infrastructures (banques, raffineries). Il a ainsi pu s’étendre au-delà de son cœur historique, le Moyen-Orient.

9Ce faisant, l’État islamique a engendré, par sa stratégie, une déstabilisation encore plus profonde des économies locales. Les attaques menées sur des dizaines de banques en Irak et en Syrie, comme à Mossoul où les djihadistes ont saisi un butin évalué à 430 millions de dollars après la chute de la ville, ont eu des répercussions graves. Dans cette configuration, les rapports entre l’État islamique et les régimes qu’il combat, chiites et alliés de l’Iran, sont extrêmement troubles. Des témoignages crédibles rapportent ainsi que Daech aurait fait commerce avec les agents de Bachar Al-Assad, qui aurait lui-même permis aux banques sous emprise djihadiste d’ouvrir et de fonctionner, tandis que le gouvernement de Bagdad aurait, dans certains cas, acheté de l’électricité à l’organisation terroriste [8]

Une économie politique rationalisée

10La poussée de l’État islamique marque une évolution significative de la menace terroriste mondiale, comme l’illustre le financement de ses opérations, qui le distingue des autres organisations connues. Le groupe djihadiste a structuré une économie de guerre propre, où ressources et revenus favorisent la construction de son « califat ».

11Si l’on rapporte son mode d’action à celui d’Al-Qaïda, on constate que l’État islamique ne dérive pas ses revenus de dons extérieurs. Il les génère, au contraire, sur un territoire où il exploite directement les ressources à sa disposition – y compris humaines, par le biais d’un assujettissement des populations. Le groupe se développe selon une double logique, en apparence contradictoire, de destruction et de récupération. Cette stratégie obéit, depuis son apparition, à un souci d’autonomisation et de surpuissance politique et militaire. Dès les premiers jours, les djihadistes se sont d’ailleurs dotés d’un « ministère » de l’Économie et d’un comité financier (bayt al-mal, la « maison des finances » en arabe) appuyés sur un réseau de sympathisants chargé de la collecte de fonds en Irak et à l’extérieur. Des extorsions aux expropriations (entreprises, restaurants…), en passant par la production d’hydrocarbures, la mise à sac des banques (qui aurait rapporté plus d’un milliard de dollars aux combattants) et l’établissement d’une fiscalité, l’éventail des activités lucratives du groupe est particulièrement large, compliquant grandement la classification de ses sources de financement.

12Les combattants tirent en premier lieu leur richesse des produits de leur occupation du territoire, en l’espèce du racket, des rançons [9] (qui varient en fonction des biens, cibles et circonstances) et des pillages (dont ceux de 4 500 sites archéologiques dont les vestiges mésopotamiens et assyriens sont revendus au marché noir), qui rapprochent le groupe djihadiste du crime organisé classique. Ces extorsions, souvent opérées par la force, sont justifiées au nom de la « protection » qu’assurerait hypothétiquement l’organisation terroriste aux civils sous son contrôle, et notamment aux minorités, en réalité victimes des pires exactions. Dans d’autres cas, l’État islamique se prévaut d’avoir restauré des services élémentaires là où l’État avait cessé depuis longtemps d’exercer ses fonctions régaliennes. Ainsi, le système fiscal consistant en un prélèvement de l’impôt sur les personnes, les flux de biens (taxe routière sur le passage des camions et autres droits de douane) et les transactions est tantôt présenté comme un acte de bienfaisance, tantôt comme un gage de survie pour ceux qui y sont soumis [10].

13Une autre ressource clé pour l’État islamique provient du détournement des devises locales, surtout celles détenues par les banques situées sur son territoire. Ces fonds constituent une manne financière dont ses membres peuvent difficilement se passer et qui articule une vaste contrebande monétaire d’une région à l’autre. Le pillage des succursales et les ponctions imposées sur les transferts d’argent ont permis à l’État islamique, en seulement quelques mois, d’acquérir un capital gigantesque, réaffecté au financement de ses opérations militaires et au renforcement de ses structures internes. Cet argent serait également en partie blanchi. Lorsqu’elles n’ont pas été saccagées, les banques, publiques et privées, ont été saisies par des combattants qui en ont fait leur propriété individuelle en y plaçant des administrateurs compétents, souvent des employés restés à leur poste. Fin 2014, le Trésor américain estimait que Daech avait mis la main sur au moins un demi-million de dollars grâce à cette « bancarisation ».

14L’exploitation des ressources naturelles, hydrauliques et plus encore énergétiques, par la prise de contrôle de puits de pétrole, gisements gaziers (plus de 80), raffineries, installations, routes et réseaux de contrebande, a également doté l’État islamique de revenus substantiels et durables. En 2014, l’organisation terroriste aurait produit et vendu entre 30 000 et 50 000 barils de brut par jour, avec un revenu quotidien avoisinant les 850 000 dollars. Par le biais d’intermédiaires autonomes, établis de longue date entre l’Irak et la Syrie, tenants d’une culture du bakchich et ayant bien compris les besoins des djihadistes en matière de transport et de commercialisation, l’État islamique vend les hydrocarbures qu’il extrait et leurs dérivés sur les marchés locaux et régionaux, à des prix bien plus attractifs que ceux pratiqués habituellement. Ceux-ci varient entre 25 à 30 et 60 à 100 dollars le baril en fonction du degré de raffinement du brut et des commissions prélevées en amont. Ce trafic n’a cessé de gagner en ampleur entre 2011 et 2014.

15L’agriculture vient parachever ce tableau, en particulier dans les plaines fertiles de la province irakienne de Ninive et les zones rurales qui entourent le sanctuaire syrien de l’État islamique, Raqqa, où les fermiers ont vu leurs récoltes de blé, de céréales, et leur bétail confisqués pour les affamer – surtout lorsqu’il s’agissait de chrétiens –, ou vendus pour nourrir les « sujets » du califat, au nombre de huit millions en 2015. La mise sous contrôle d’usines entières de production agricole et de l’exploitation du phosphate et du soufre dans la province d’Al-Anbar en Irak, mais aussi du ciment à Deir Ezzor en Syrie, a généré des centaines de millions de dollars de revenus. En retour, l’Irak et la Syrie font aujourd’hui face à une crise alimentaire aiguë : les conquêtes de l’État islamique ont en effet réduit de près de 60 % les capacités productives irakiennes, selon le ministère de l’Agriculture, qui misait sur l’autosuffisance à l’horizon 2015. Des cas de famine ont par ailleurs été signalés en Syrie [11].

16Enfin, outre son désir affiché d’indépendance, l’État islamique s’appuie sur des dons provenant essentiellement de riches sponsors dans le Golfe (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït) où, sous couvert d’actions caritatives au bénéfice des réfugiés, des déplacés et des orphelins, certains « parrains » salafistes, parfois étroitement liés aux milieux politiques, appuient l’entreprise du califat mondial. Ces contributions, qui ne représentent à ce jour qu’un pourcentage limité du budget de l’organisation terroriste, sont complétées par un faisceau d’apports financiers tirés de l’utilisation d’internet. Actifs sur les réseaux sociaux, qu’ils manient avec dextérité, et versés dans l’art du marketing, les djihadistes lèvent ainsi des fonds auprès d’une mouvance diffuse et hétérogène de sympathisants qui, à l’inverse des plus grands donateurs, sont difficiles à détecter et à contrôler sur la toile [12].

Une puissance financière en déclin ?

17Malgré la disponibilité croissante d’informations sur les modes de financement de l’État islamique, l’économie politique sur laquelle il s’appuie est complexe et opaque. Avant le déclenchement de la contre-offensive militaire alliée en 2014, cette économie souffrait déjà d’insuffisances et de failles. Le retrait des entreprises des villes passées sous le diktat djihadiste n’a pas permis à l’État islamique d’optimiser son utilisation des ressources autant qu’il le souhaitait. En l’absence d’équipements et de personnels compétents, les opérations d’extraction et de raffinage d’hydrocarbures ont ainsi été réalisées dans des conditions souvent sommaires, aboutissant à la revente de pétrole et de gaz de piètre qualité. De surcroît, les liquidités subtilisées étaient essentiellement libellées en monnaie locale, ce qui a restreint leur usage externe : l’État islamique doit en effet les échanger contre des devises étrangères, opérations dorénavant plus surveillées.

18Autre faiblesse manifeste : dès les premières semaines qui ont suivi son offensive et son implantation dans un certain nombre de territoires, il est apparu que Daech ne tiendrait que partiellement ses promesses. Passée sa prétention à constituer un État et à restaurer la justice sociale par une plus grande redistribution des revenus issus de la rente et des autres secteurs économiques, la richesse des djihadistes n’a pas été réallouée aux populations civiles mais tantôt captée par ses élites dirigeantes, tantôt réinjectée dans des circuits mafieux. La fiscalité de l’État islamique, sous des dehors de gestion administrative efficace, est un vaste système de malversations. La vie sous le califat s’est donc nettement dégradée, illustrant la vulnérabilité du modèle financier porté par les djihadistes. L’État islamique rencontre des difficultés accrues pour tenir Mossoul, son sanctuaire irakien, où les habitants manquent actuellement de tout : denrées alimentaires, eau potable, services de santé, etc. [13].

19À l’évidence, l’économie régie par l’État islamique a été sévèrement affectée par la campagne de bombardements des derniers mois. En Irak, la pression financière sur l’organisation terroriste a crû à mesure que les frappes aériennes s’intensifiaient et que la contre-offensive s’organisait autour d’une foule d’acteurs (peshmergas kurdes, armée, milices chiites, forces iraniennes). D’importants efforts ont été déployés par la coalition pour faire éclater le groupe – et particulièrement briser ses circuits économiques et financiers.

20La première activité visée – l’une des plus juteuses financièrement – a bien entendu été la contrebande pétrolière, dont la contribution au budget annuel de l’État islamique a commencé à diminuer sur le terrain irako-syrien, en comparaison des autres sources de revenus sur lesquelles le groupe s’est rabattu. Au fil des bombardements et de la reprise d’un certain nombre de territoires, l’État islamique a perdu le contrôle de sites de production, de raffineries (dont Baïji dans la province irakienne de Salahaddin) et de barrages (Mossoul, Haditha), ce qui a réduit ses marges de manœuvre. Les pillages et la vente d’antiquités, par nature épuisables, ainsi que les prises d’otages (membres d’organisations internationales, journalistes occidentaux) ne compensent que peu la contraction de cette rente énergétique. À en croire plusieurs sources convergentes, l’État islamique aurait de plus en plus de mal à rémunérer ses troupes [14], à assurer son approvisionnement en armement et à garantir une logistique performante. Il aurait réduit de manière drastique ses subventions aux carburants et aux produits de première nécessité accordées au début de son offensive pour gagner les cœurs et les esprits.

21Les rouages économiques et financiers de l’État islamique, et la subsistance du groupe sur le long terme, ne peuvent être garantis sans une expansion territoriale continue, aujourd’hui laborieuse au Moyen-Orient sous les effets du réengagement militaire de l’Occident et des pertes indéniables que celui-ci a infligées aux djihadistes [15]. Cette réalité met en lumière la faiblesse croissante d’un État islamique qui doit s’assurer de revenus continus pour rémunérer ses forces et administrer les territoires qu’il contrôle. Ses reculs en Irak et en Syrie – ses terrains d’action traditionnels – expliquent en partie sa projection vers d’autres territoires et ressources, du Sinaï égyptien à la Libye, en passant par le Yémen, miné par un conflit multidimensionnel, et l’Afrique à travers l’allégeance emblématique du groupe Boko Haram. De ce point de vue, on peut reconnaître à l’État islamique une impressionnante résilience face à l’adversité.

Renforcer les dispositifs de la lutte

22Indépendamment de ses failles et de son affaiblissement récent, l’État islamique a su s’adapter à une conjoncture devenue plus difficile, faire un usage maximisé des ressources qui se trouvent toujours sous son contrôle, et faire évoluer ses modes de financement en se tournant de plus en plus vers des sources étrangères. Des mesures beaucoup plus solides et crédibles doivent donc être adoptées au niveau financier dans le cadre de la guerre qui lui est livrée, en complément du volet militaire.

23À ce jour, une série d’actions ont été mises en œuvre à l’échelle internationale en vue de limiter les fonds et sources de revenus de l’État islamique – aspect capital de la lutte anti-djihadiste. Des sanctions ont été prises concernant les avoirs des terroristes, et des mesures plus claires ont été adoptées pour obstruer la collecte de devises par le groupe djihadiste et perturber ses flux financiers. Bagdad a appuyé les efforts visant à empêcher l’entrée de liquidités sur le territoire encore contrôlé par l’État islamique, notamment à destination des banques. La rupture de ces flux, au cœur de la machine djihadiste, constitue un enjeu fondamental ; c’est elle, en effet, qui permettra de faire échec à la poursuite par les djihadistes de leurs assauts à un rythme soutenu, tout en leur infligeant un coup moral certain et en amoindrissant une légitimité déjà écornée. Sans nier les avancées réalisées sur ce front, la coopération entre États et agences compétentes doit encore être renforcée par des échanges d’informations plus rapides et efficaces.

24Le démantèlement des circuits de financement de l’État islamique doit s’appuyer sur une meilleure identification des individus et entités impliqués, à différents niveaux et échelons, à la fois dans les territoires sous l’emprise du groupe et à l’extérieur. Ceci concerne les contrebandiers, intermédiaires, transporteurs, acheteurs, recruteurs, sans oublier les bailleurs étrangers reconnus comme ayant facilité le financement de l’entreprise djihadiste. De plus, sous couvert d’aide humanitaire aux populations, certaines organisations « charitables » auraient aussi soutenu les djihadistes, et doivent donc faire l’objet d’une surveillance renforcée. Quant à la contrebande d’hydrocarbures qui, même plus limitée, demeure la première ressource financière de l’État islamique, elle doit être plus fermement combattue en empêchant la vente de ses produits sur les marchés locaux (y compris le Kurdistan) et régionaux, notamment en Turquie. Cette obligation devrait également s’appliquer au trafic d’antiquités dont les nombreux acteurs, y compris les acquéreurs internationaux, doivent être mis face à leurs responsabilités.

25L’État islamique s’appuyant sur un usage des plus aboutis des technologies de pointe et des moyens de communication tels que les réseaux sociaux pour lever des fonds, internet doit faire l’objet d’une surveillance plus étroite pour identifier les réseaux chargés de collecter des dons auprès des particuliers et pour détecter les transferts financiers en appui au groupe djihadiste, certes souvent effectués dans l’anonymat. Les banques situées dans le territoire toujours revendiqué par les djihadistes doivent voir leurs activités systématiquement suspendues et interdites – ce qui vaut avant tout pour l’Irak, dont le gouvernement reçoit un soutien international, et s’avère plus complexe concernant la Syrie –, et être coupées du secteur financier à la fois national, régional et global [16]. Les aspirants au djihad ou les combattants ayant déjà rallié l’État islamique en Irak et en Syrie doivent aussi voir leurs comptes bancaires bloqués, afin qu’ils ne puissent les utiliser au profit de la multinationale terroriste [17].

26Aucune victoire décisive contre l’État islamique ne pourra advenir sans une contre-offensive économique et financière qui requiert la mobilisation du plus grand nombre et la criminalisation de tout financement à destination du groupe et d’autres formations djihadistes actives. À l’heure actuelle, l’imposition de sanctions adéquates et la création de dispositifs judiciaires et institutionnels susceptibles de prévenir ces flux financiers butent sur des dissensions d’ordre géopolitique, notamment entre acteurs régionaux (Arabie Saoudite et Iran en tête) qui n’ont pas été directement frappés par l’onde de choc djihadiste, et restent par conséquent plus préoccupés par l’extension de leur influence. Vus du terrain, l’entremêlement sans fin des dynamiques conflictuelles et la primauté des réseaux économiques et circuits financiers informels n’est pas sans compliquer la donne.


Mots-clés éditeurs : Irak, Syrie, Économie de guerre, État islamique

Mise en ligne 05/06/2015

https://doi.org/10.3917/pe.152.0125

Notes

  • [1]
    On peut évoquer ici une économie politique. Voir à ce sujet : M. Batal Al-Shishani, « The Political Economy of the Islamic State », Terrorism Monitor, vol. 12, n° 24, The Jamestown Foundation, décembre 2014.
  • [2]
    Ironiquement, l’usage du terme « Daech » ne retire rien à la prétention étatisante de ses membres. Il ne s’agit, en effet, que de l’acronyme arabe de Dawla islamiyya fi al-‘Iraq wa al-Cham, qui signifie « État islamique en Irak et au Levant ».
  • [3]
    Sur le rôle joué par certains régimes sunnites du Golfe, au premier plan desquels l’Arabie Saoudite, dans l’essor continu du djihadisme et de l’État islamique en particulier, voir l’excellent essai de P. Cockburn, Le retour des djihadistes. Aux racines de l’État islamique, Paris, Éditions des Équateurs, 2014.
  • [4]
    Sur la stratégie de l’État islamique et ses multiples dimensions, voir l’essai remarquable de P.-J. Luizard, Le piège Daech. L’État islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, La Découverte, 2015.
  • [5]
    Voir, à ce sujet, A. Baram, « Irak, le registre tribal », Outre-Terre, vol. 1, n° 14, 2006, p. 159-168.
  • [6]
    Voir J. Di Giovanni, L. McGrath Goodman et D. Sharkov « How Does ISIS Fund Its Reign of Terror? », Newsweek, 6 novembre 2014.
  • [7]
    L’image déplorable de l’armée irakienne auprès des habitants de Mossoul, mais aussi la corruption et la violence dans ses rangs, ont facilité la prise éclair de la ville par les djihadistes en juin 2014.
  • [8]
    Sur les rapports troubles entre certaines autorités locales et l’État islamique, voir A. Peritz, « How Iraq Subsidizes Islamic State », The New York Times, 4 février 2015.
  • [9]
    À mesure que certaines de ses ressources s’amenuisent, l’État islamique a de plus en plus recours au rançonnage. Tandis que des pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni n’ont guère négocié pour la libération de leurs otages, les gouvernements européens auraient versé des sommes comprises entre trois et cinq millions de dollars.
  • [10]
    L’État islamique prélève à la fois l’aumône légale (zakat), troisième pilier de l’islam qui impose au fidèle musulman de donner aux plus pauvres ; et l’impôt sur les non-musulmans (jizya), par lequel ces derniers se soumettent à l’autorité du souverain, en l’occurrence Abou Bakr Al-Baghdadi.
  • [11]
    S. Abis, « État islamique : armes et insécurités alimentaires », tribune de l’Institut de relations internationales et stratégiques, 3 septembre 2014.
  • [12]
    « How Terrorists Are Using Social Media », The Telegraph, 4 novembre 2014.
  • [13]
    Pourtant, l’État islamique se vante dans ses productions audiovisuelles d’avoir grandement amélioré l’état des hôpitaux et les traitements médicaux à la disposition de ses « citoyens ». En avril 2015, une vidéo du groupe montrait des séquences d’ambulances et des témoignages de médecins à Raqqa appelant leurs confrères de par le monde à les rejoindre.
  • [14]
    Les combattants de Daech, entre 20 000 et 30 000 en 2015, reçoivent en moyenne un salaire de 350 à 500 dollars, soit un budget mensuel de plus de 10 millions de dollars à la charge des dirigeants de l’État islamique.
  • [15]
    Ce recul relatif dans son bastion irako-syrien éclaire la volonté de l’organisation terroriste de s’exporter vers de nouveaux terrains pour y reconstituer ses ressources humaines et économiques, et ainsi se régénérer.
  • [16]
    Le 12 février 2015, le Conseil de sécurité des Nations unies adoptait à l’unanimité la résolution 2199, laquelle renforce les mesures visant à priver l’État islamique et d’autres groupes djihadistes – tels le Front Al-Nosra en Syrie et les entités associées à Al-Qaïda – de leurs sources de financement.
  • [17]
    Cette expression est utilisée à bon escient par L. Napoleoni dans le titre de son ouvrage L’État islamique : multinationale de la violence, Paris, Calmann-Lévy, 2015.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions