Notes
-
[1]
H. Bozarslan, Le Conflit kurde. Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009, p. 133-134.
-
[2]
J. Tejel, « Les Kurdes de Syrie, de la “dissimulation” à la “visibilité” ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 115-116, 2006, p. 117-133.
-
[3]
E. Savelsberg et J. Tejel, « The Syrian Kurds in “Transition to Somewhere” », in M.M.A. Ahmed et M. Gunter (dir.), The Kurdish Spring. Geopolitical Changes and the Kurds, Costa Mesa, Mazda, 2013, p. 190.
-
[4]
En 1962, le gouvernement syrien met en place la politique dite de « la ceinture arabe », visant à séparer les régions kurdes de la Syrie de celles de la Turquie et de l’Irak. Damas procède alors à un recensement dans le district de Hassaké qui prive 120 000 Kurdes de leur citoyenneté, accusés d’avoir pénétré illégalement en territoire syrien. Cf. D. McDowall, The Kurds of Syria, Londres, KHRP, 1998.
-
[5]
A. Quesnay et C. Roussel, « Avec qui se battre ? Le dilemme kurde », in F. Burgat et B. Paoli (dir.), Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), Paris, La Découverte, 2013, p. 151-155.
-
[6]
Le pacte non écrit entre Damas et le PYD fut confirmé par Qadri Jamil, vice-Premier ministre syrien, dans un entretien publié par Rûdaw, disponible sur : <rudaw.net/english/interview/21082013>.
-
[7]
Les deux principales formations djihadistes impliquées dans le conflit syrien sont le Jabhat al-Nosra et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL).
-
[8]
Dans le même temps, des Kurdes des régions mixtes au nord d’Alep forment des milices « kurdes » engagées aux côtés de l’ASL.
-
[9]
H. Bozarslan, La Question kurde. États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 296.
-
[10]
Voir divers chapitres à ce sujet dans D. Schmid (dir.), La Turquie au Moyen-Orient. Le retour d’une puissance régionale ?, Paris, Ifri/CNRS Éditions, 2011.
-
[11]
Le soutien de Damas aux partis kurdes d’Irak s’explique par l’opposition entre les deux régimes baathistes, alimentée entre autres par l’alignement de Bagdad sur la politique américaine dans les années 1980.
-
[12]
Pour une analyse approfondie du soulèvement de Qamichli, voir J. Tejel, Syria’s Kurds: History, Politics and Society, Londres, Routledge, 2009, p. 108-133.
-
[13]
J. Marcou, « La Turquie face au cauchemar syrien », in F. Burgat et B. Petroli (dir.), op. cit., p. 250-263.
-
[14]
M. Ozdemirkiran, « Les nouveaux acteurs des relations irako-turques dans le contexte de la reconstruction de l’Irak : les hommes d’affaires de Turquie dans la région autonome kurde », in U. Kaya (dir.), Dynamiques contemporaines en Turquie – ruptures, continuités, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 59-72.
-
[15]
« Railway Plan Will Join Turkey and the Kurdistan Region », Bas News, 12 mars 2014, disponible sur : <www.basnews.com/en/News/Details/Railway-plan-will-join-Turkey-and-the-Kurdistan-Region-/15012>.
-
[16]
K. Nezan, « Fragile espoir de paix avec les Kurdes », Manières de voir, n° 132, 2013-2014.
-
[17]
Chef historique du mouvement national kurde d’Irak au xxe siècle, Mustafa Barzani est également le fondateur du PDK.
-
[18]
« Turkey to Urge Barzani to Step up Cooperation against PKK in Syria », Today’s Zaman, 31 juillet 2012.
-
[19]
« Davutoglu Says Turkey not against Kurdish Autonomy in post-Assad Syria », Today’s Zaman, 9 août 2012.
-
[20]
J. Marcou, op. cit., p. 258.
-
[21]
É. Picard, « Les Kurdes et l’autodétermination. Une problématique légitime à l’épreuve de dynamiques sociales », Revue française de science politique, vol. 49, n° 3, 1999, p. 426.
-
[22]
Respectivement : Parti pour une solution démocratique au Kurdistan (PÇDK), Parti de l’union démocratique (PYD), Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK).
-
[23]
E. Savelsberg et J. Tejel, op. cit., p. 208-209.
-
[24]
Respectivement : « Gorran Backs PYD Autonomy in Rojava », Rûdaw, 2 février 2014, disponible sur : <rudaw.net/english/middleeast/syria/02022014> ; « Iraqi Kurdish Government Snubs Syrian Kurdish Group », Al Monitor, 16 février 2014, disponible sur : <www.al-monitor.com/pulse/originals/2014/02/iraq-kurdistan-regional-government-syrian-administration.html>.
-
[25]
À ce sujet, voir H. Dawod, « Les réactions irakiennes à la crise syrienne », in F. Burgat et B. Paoli (dir.), op. cit., p. 238-249.
-
[26]
« Iraqi Officials Deny Cizire Delegation’s Reports about Talks in Baghdad », Rûdaw, 23 février 2014, disponible sur : <rudaw.net/english/middleeast/syria/23022014>.
-
[27]
Le nouvel oléoduc relie le champ pétrolier de Taq-Taq, au Kurdistan irakien, au terminal de Ceyhan, sur la côte turque. La Turquie a cependant annoncé en février qu’elle attendait un accord entre Erbil et Bagdad avant de placer sur le marché le pétrole venu du Kurdistan.
-
[28]
H. Bozarslan, op. cit., p. 133-134.
1Longtemps marginale, la question kurde en Syrie a été propulsée sur le devant de la scène nationale et régionale avec l’évolution de la révolte syrienne initiée en mars 2011. En dépit de cette réalité, le statut politique périphérique de la question kurde au Moyen-Orient depuis son émergence au début du xxe siècle [1] ouvre quelque interrogation sur le rôle du mouvement kurde dans le conflit syrien. On se contentera de rappeler ici quelques jalons importants de la période 2011-2014 pour mieux appréhender les bouleversements survenus dans l’espace kurde syrien, ainsi que les opportunités et contraintes qui se proposent au mouvement kurde, aux niveaux national et régional.
2Si la jeunesse kurde a déjà fait irruption dans l’arène politique avec les protestations de 2004-2005 [2], la révolte syrienne de 2011 lui offre l’opportunité d’y revenir avec force [3]. En effet, entre mars et octobre 2011, une partie significative de la jeunesse kurde se mobilise en faveur des contestataires de Deraa. En dépit de la décision historique du régime de Damas, le 7 avril 2011, de naturaliser des milliers de Kurdes auxquels le gouvernement avait retiré la citoyenneté syrienne à la suite du recensement de 1962 [4], les comités locaux continuent à manifester contre Bachar el-Assad, plaçant les partis kurdes devant un dilemme. Face à une opposition syrienne en exil alors dominée par les Frères musulmans et soutenue par la Turquie – pays opposé à l’émergence d’une nouvelle autonomie kurde –, fallait-il rejoindre la révolte ou calmer le jeu pour se présenter comme des intermédiaires entre le régime et la population, en espérant obtenir des concessions d’un pouvoir affaibli ?
3Au début, la plupart des partis kurdes décident de ne pas soutenir le mouvement. Toutefois, la pression de la rue et l’évolution du conflit les incitent à réclamer la fin du régime baathiste. Traditionnellement divisés et réunissant en général un faible nombre de militants, ces organisations, à l’exception du Parti de l’union démocratique (PYD) – frère du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie – et du Parti de l’avenir kurde, forment le Conseil national kurde (CNK). La conséquence de cet engagement, même tardif, est la transformation d’une contestation transversale et prodémocratie en un mouvement autonomiste et partisan [5].
4La médiation de Massoud Barzani, président du Gouvernement régional kurde (GRK) d’Irak, amène le PYD à signer, le 11 juillet 2012, les accords d’Erbil avec le CNK, pour assurer une meilleure coordination politique et militaire entre les deux blocs kurdes. Il apparaît cependant très vite qu’une alliance stratégique a été scellée entre le PYD et Damas [6]. Le 19 juillet, Assad décide de retirer partiellement ses troupes du Nord syrien, avec un double objectif : les concentrer autour d’Alep et de Damas d’une part et faire monter la pression sur la frontière sud-est de la Turquie d’autre part.
5La décision de Damas a sans doute contribué à consolider la position du PYD dans le champ politique kurde en Syrie, voire dans l’espace régional kurde, en marginalisant les partis réunis autour du CNK. Au plan militaire, ses milices, les Unités de défense du peuple (YPG), sont devenues les seules forces armées « légitimes » dans le Nord syrien, impliquées à la fois dans des combats contre l’Armée syrienne libre (ALS) et contre des groupes djihadistes armés [7]. La « menace islamiste » a par ailleurs eu un effet unificateur au profit du PYD pour une partie des Kurdes qui, sans approuver ses méthodes autoritaires, le voient cependant comme le seul parti capable de maintenir les forces islamistes à l’écart des régions kurdes [8]. Fort de cette légitimité, le PYD acte en janvier 2014 la création unilatérale de trois cantons autonomes, aux « frontières » floues, dotés chacun de 20 « ministères ».
6Si d’aucuns affirment que ces développements, couplés au lancement du « processus de paix » en Turquie en 2013, ont conduit à l’émergence d’un « printemps kurde », on doit souligner que les opportunités créées par la crise syrienne vont de pair avec des contraintes qui risquent de peser lourd dans l’évolution future de la question kurde en Syrie, voire dans l’ensemble de l’espace kurde. Ainsi la crise syrienne a-t-elle déclenché des dynamiques similaires à celles des années 1980-1990 ; les gouvernements des États de la région et le mouvement kurde sont à nouveau sortis du cadre étatique pour élargir leur espace, devenir des acteurs du jeu transnational et tenter d’en tirer des bénéfices [9].
7Mais, comme par le passé, l’instrumentalisation de la carte kurde pour déstabiliser des États adversaires ou des partis kurdes concurrents contribue à raviver les tensions dans la région et à éloigner la perspective d’une unité d’action du mouvement kurde. Bien que de nombreux acteurs soient impliqués dans la crise syrienne et ses ramifications kurdes, on se focalisera ici sur l’influence critique des Kurdes de Syrie sur le jeu régional, en observant particulièrement la diplomatie kurde d’Ankara, d’Erbil et de Bagdad, ainsi que les dynamiques intra-kurdes.
Turquie et Syrie : vieilles tensions, nouvelles dynamiques
8Le printemps arabe a pris de court non seulement les régimes arabes en place, mais encore des pays voisins non arabes comme la Turquie. Pour preuve les projets désormais obsolètes d’Ankara de créer une zone de libre-échange et de libre circulation entre Turquie, Syrie, Jordanie et Liban (juin 2010). Conséquence logique de l’ouverture au monde arabe développée dans les années 2000 par le conseiller puis ministre des Affaires étrangères Ahmet Davuto?lu [10], le rapprochement spectaculaire entre Turquie et Syrie constituait néanmoins une dynamique pour le moins surprenante, compte tenu de relations diplomatiques traditionnellement difficiles.
9Outre le contentieux territorial autour de l’ancien sandjak (« division administrative ») d’Alexandrette, annexé par la Turquie en 1939, la construction par Ankara de plusieurs barrages sur l’Euphrate, privant la Syrie d’importantes quantités d’eau, avait convaincu Hafez el-Assad de l’intérêt d’utiliser la carte kurde pour affaiblir son voisin du Nord dans les années 1980-1990. Ainsi Damas avait-il permis au PKK de s’installer dans la plaine de la Bekaa libanaise et d’ouvrir des bureaux dans les enclaves kurdes du Nord syrien, rapidement transformées en viviers de militants du PKK. Les partis kurdes syriens, numériquement faibles et idéologiquement modérés, perdaient ainsi en force d’attraction pour une jeunesse à la recherche d’un nouvel horizon politique. De même, les partis kurdes d’Irak pouvaient ouvrir des délégations à Damas et utiliser la Syrie comme voie de passage vers le Kurdistan irakien. Damas et son allié iranien incitaient même les partis kurdes d’Irak à se constituer en front uni contre le régime de Saddam Hussein en 1987 [11].
10Le régime syrien réussissait ainsi, d’une part à affaiblir ses concurrents régionaux (Turquie et Irak), d’autre part à s’assurer d’une emprise sur le mouvement kurde en Syrie même. Ce jeu régional, qui a perduré pratiquement sans faille jusqu’à la fin des années 1990, s’est vu bouleversé par deux changements majeurs libérant deux dynamiques complémentaires : l’autonomisation du champ politique kurde en Syrie et l’élargissement de la sphère minoritaire kurde.
11La première de ces dynamiques s’explique pour une large part par la fin de l’alliance stratégique entre le PKK et le régime syrien en 1998, à la suite des pressions d’Ankara et à l’expulsion d’Abdullah Öcalan du territoire syrien. Si l’organisation traverse d’abord une crise interne marquée par le retrait de bon nombre de militants, le PYD (fondé en 2003) s’impose bientôt comme l’héritier du PKK en Syrie. Un an plus tard, le soulèvement de Qamichli offre une première opportunité au jeune parti de démontrer sa capacité de mobilisation, aux côtés d’organisations de taille plus modeste [12].
12La deuxième dynamique – l’élargissement de la sphère kurde – s’est accentuée avec l’intervention américaine en Irak en 2003. La fin du régime baathiste en Irak a fait lever de grands espoirs dans les autres régions kurdes. Des demandes d’autonomie administrative et culturelle se sont exprimées avec des intensités variées en Turquie, en Iran, voire en Syrie, confirmant ainsi le caractère transfrontalier de la question kurde.
13Pourtant, la répression du soulèvement de Qamichli et l’accalmie qui prévaut dès 2005 dans le Nord syrien, couplées à une coopération sécuritaire accrue entre la Turquie et la Syrie, poussent le PYD à faire profil bas. Alors que des dizaines de militants sont livrés à la Turquie, la plupart de ses dirigeants prennent le chemin de l’exil vers le Kurdistan irakien, base arrière du PKK. La reprise des combats entre ce dernier et l’armée turque à l’été 2010 ainsi que la déstabilisation régionale qui résulte des révoltes arabes conduisent finalement le PYD à passer à une nouvelle phase d’activité, en vue de créer des « zones libérées » dans les enclaves kurdes. Il crée des comités locaux autonomes parallèles aux institutions officielles, selon le nouveau mot d’ordre du PKK : l’« autonomie démocratique ». La mobilisation des bases du PYD le met donc dans une situation privilégiée par rapport aux autres organisations kurdes, lorsque les forces de sécurité syriennes se retirent partiellement du Nord syrien à l’été 2012.
Une politique kurde qui ne dit pas son nom
14Le changement radical de la politique étrangère turque vis-à-vis de la Syrie, passée d’une coopération croissante à une situation de quasi-guerre, a été analysé ailleurs [13]. On revient ici sur l’alliance stratégique entre Ankara et Erbil, en particulier à partir de 2008, puis sur fond de crise syrienne.
15La création en 1992 d’un Kurdistan de facto autonome dans le Nord irakien a été très mal accueillie en Turquie, alors engagée dans une guerre contre le PKK dans le Sud-Est du pays. Les gouvernements turcs successifs ont donc cherché à déstabiliser le Kurdistan irakien par des menaces réitérées d’intervention militaire « afin de protéger les frères turcomans », des attaques armées ciblées et une coopération avec l’Iran et la Syrie. Dans la continuité de ces choix, le Parti de la justice et du développement (AKP), arrivé au pouvoir en 2002 sous la conduite de Recep Tayyip Erdo?an, décide de ne pas permettre aux États-Unis d’utiliser les bases aériennes sur le sol turc pour attaquer l’Irak en 2003.
16En dépit d’une politique agressive à l’égard du GRK, la Turquie autorisait déjà dans les années 1990 le passage, à la frontière turco-irakienne, de milliers de camions chargés de pétrole, qui contournaient ainsi l’embargo imposé à l’Irak. Un laisser-faire qui, par ailleurs, remplissait les caisses du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Barzani qui contrôlait le poste frontière turco-irakien. À la suite de la chute de Saddam Hussein et de la reconnaissance du GRK par la Constitution irakienne de 2005, la Turquie renforce ses liens avec le Kurdistan irakien. Ankara comprend très vite que la région contrôlée par le GRK peut servir de zone tampon entre la Turquie et un Irak plongé dans le chaos et la violence. Par ailleurs, la présence des bases du PKK au Kurdistan irakien fait du GRK, volens nolens, un interlocuteur incontournable pour la Turquie.
17D’autre part, les relations économiques entre les deux partenaires sont dopées par la convergence d’initiatives officielles et informelles. Depuis les années 1990, un nombre croissant d’hommes d’affaires et de commerçants turcs – pour la plupart d’origine kurde – voient dans le Kurdistan irakien une région prometteuse pour les investissements et les échanges. En dépit des tracasseries administratives imposées par les autorités turques à la frontière turco-irakienne, ces milliers de « passeurs » entre régions kurdes de Turquie et d’Irak forment un lobby turc favorable à la normalisation des relations entre la Turquie et le GRK [14]. L’un des résultats de ces pressions est l’annonce du projet de création d’une connexion ferroviaire Istanbul-Erbil, traversant les régions kurdes de Turquie [15].
18Dans le même temps, le dynamisme de l’industrie et de l’économie turques a généré des besoins énergétiques croissants. Ainsi le gouvernement d’Ankara a-t-il fini par dévoiler son intérêt pour les ressources énergétiques (gaz et pétrole) du Kurdistan irakien, qui permettraient à la Turquie de réaliser « une économie de 10 à 20 milliards […] sur sa facture énergétique et réduirait sensiblement sa dépendance vis-à-vis de l’Iran et de la Russie, ses rivaux historiques [16] ». Enfin, la crise syrienne, interprétée par Erdo?an à travers une grille religieuse sectaire qui oppose sunnites et chiites, a encore renforcé la proximité des deux alliés sunnites, face à la menace du croissant chiite.
19La coopération s’est élargie jusqu’au domaine politique. Le gouvernement turc a surtout impliqué le GRK dans la recherche d’une solution au problème kurde à la fois en Turquie et en Syrie. Erdo?an voit en effet dans la supposée légitimité nationale de Massoud Barzani, fils du légendaire Mustafa Barzani [17], et dans sa position d’homme fort dans un GRK dominé par le PDK, le seul contrepoids réel face à l’influence grandissante du PKK dans l’ensemble de l’espace kurde. Encouragé par Ankara, Barzani favorise en octobre 2011 l’union de 15 partis kurdes syriens autour du Conseil national kurde (CNK), réclamant la rédaction d’une nouvelle Constitution syrienne reconnaissant les Kurdes comme deuxième groupe national du pays. De même, le président du GRK joue un rôle de facilitateur dans la signature des accords d’Erbil entre le PYD et le CNK, qui visent à assurer l’administration conjointe des enclaves kurdes du Nord syrien sous la direction d’un Conseil suprême kurde (CSK).
20La création du CSK visait, au-delà de l’unité d’action du mouvement kurde, à diluer le pouvoir du PYD en Syrie. La coordination de ce dernier avec le reste des partis kurdes était en effet censée limiter sa marge de manœuvre [18]. Face au manque d’enthousiasme du PYD à l’égard des engagements pris à Erbil, la Turquie entreprenait alors de développer deux politiques parallèles. Elle soutenait activement diverses milices dhijadistes – tel Jabhat al-Nosra – dans leur lutte contre le PYD et le régime syrien d’une part, tout en continuant à miser sur Barzani d’autre part, s’engageant même à coopérer avec une éventuelle région autonome kurde en Syrie à condition que celle-ci ne soit pas dominée par le PYD/PKK [19].
21Enfin, à la suite du retrait partiel des troupes syriennes du Nord du pays à l’été 2012, le gouvernement de l’AKP choisissait, début 2013, d’entamer des négociations avec le PKK et son chef historique emprisonné Öcalan, avec l’espoir d’utiliser le moment venu l’influence de Barzani pour mener à son terme le processus de paix [20].
Vers un conflit intra-kurde ?
22L’évolution de la révolte syrienne, loin de signifier une rupture avec le passé, a donc conduit à une réactualisation de dynamiques anciennes : cooptation de certains groupes par les régimes en place, externalisation du problème kurde syrien vers la Turquie et l’Irak, enfin réveil d’anciennes tensions dans le champ politique kurde. En ce sens, la concurrence accrue entre le PDK irakien et le PKK dans l’espace kurde confirme le point de vue d’Élizabeth Picard, exprimé à propos de la « guerre civile » entre le PDK et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) entre 1994-1997 et de la division subséquente de la région autonome en deux zones d’influence : « L’accès d’une partie du peuple kurde à l’autonomie dans un État a inévitablement des effets débordant la frontière internationale sur l’ensemble du peuple kurde, mais il n’est pas prouvé qu’il entraîne pour autant un processus unitaire, puisqu’il contribue au contraire à la mobilisation d’élites rivales et à la formulation de projets rivaux [21]. »
23Ainsi l’alliance stratégique du GRK avec Ankara a-t-elle également suscité la méfiance dans les rangs de la mouvance politique kurde en Turquie, laquelle perçoit l’axe Ankara-Erbil comme une menace électorale. Les relations fluides entre Erdo?an et Barzani seraient susceptibles, aux yeux du Parti pour la paix et la démocratie (BDP, parti légal prokurde de Turquie, proche du PKK), d’être utilisées par l’AKP d’Erdo?an pour se présenter comme le véritable protecteur des Kurdes (sunnites) et obtenir de bons résultats électoraux au Kurdistan turc lors des rendez-vous de 2014. Au-delà de ces enjeux électoraux, le rapprochement du GRK avec Ankara est perçu comme une tentative de marginalisation du PKK en Turquie, voire au-delà.
24Le PKK n’est pas toutefois pas en reste dans la compétition intra-kurde. Sa transnationalisation, initiée à la fin des années 1970 avec ses ramifications en Syrie et au Liban, s’est accentuée avec les années. La diaspora kurde en Europe, puis les nouvelles formations kurdes créées à l’image du PKK en Irak (2002), en Syrie (2003), en Iran (2004) [22] agissent comme des leviers de l’influence du PKK dans l’ensemble de l’espace kurde. Qui plus est, le conflit syrien a permis au PKK d’exploiter les rivalités politiques au Kurdistan irakien et de fragiliser l’hégémonie du PDK au sein du GRK. Ainsi le PYD/PKK compte-t-il sur le soutien des deux principaux partis kurdes irakiens en concurrence avec le PDK de Barzani : l’UPK et la nouvelle formation Goran (« Changement »), qui a fait son entrée au Parlement autonome à la suite des élections de 2009.
25En ce sens, Jalal Talabani, président de l’Irak et de l’UPK, aurait joué dès le début de la révolte syrienne en 2011 un rôle de médiateur entre le régime syrien, le PYD et le régime iranien. En bons termes avec les trois acteurs, Talabani aurait encouragé l’organisation sœur du PKK en Iran – le Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK) – à déclarer une trêve unilatérale ; en échange de quoi, le régime de Téhéran, allié régional de longue date de Damas, aurait accepté d’aider le PYD/PKK à s’armer en Syrie [23]. Bien que Talabani ait subi en décembre 2012 une attaque vasculaire qui l’a éloigné de ses fonctions, l’UPK continue à soutenir le PYD, en s’attaquant à la diplomatie kurde du GRK. De même, Goran a pris position en faveur du PYD en soutenant officiellement l’autonomie kurde déclarée par le PYD, à la différence du GRK qui rejette quant à lui une initiative prise « de manière unilatérale [24] ».
26Ce conflit latent intra-kurde est également nourri par le gouvernement irakien aux prises avec le GRK. Officiellement neutre, Bagdad observe avec préoccupation les évolutions de la crise syrienne, craignant que les tensions en Syrie entre sunnites et chiites d’une part, entre Kurdes et Arabes de l’autre ne renforcent les conflits ouverts en Irak [25]. Toutefois, malgré la prudence affichée par le Premier ministre irakien Nouri al-Maliki, son gouvernement maintient des relations fluides avec le PYD et a désavoué à plusieurs reprises le GRK dans sa gestion de la politique syrienne.
27Ainsi, alors que le GRK refusait un visa à différents dirigeants du PYD sur le poste frontalier contrôlé par le PDK, Bagdad leur permettait de pénétrer en territoire irakien par d’autres passages, facilitant ainsi la communication entre les bases arrière du PKK situées au mont Kandil au Kurdistan d’Irak et le PYD d’une part et entre le PYD et l’Iran d’autre part. De même, le « ministre des Affaires étrangères » du canton autonome de Jazira, Saleh Gido, annonçait en février 2014 la mise en place de relations commerciales avec Bagdad et l’ouverture prochaine du poste frontalier de Tel Koçer entre les deux territoires, échappant ainsi au contrôle du GRK [26].
28Derrière la politique pro-PYD du cabinet Maliki se dissimule le contentieux entre Erbil et Bagdad autour des bénéfices de la vente du pétrole irakien. Selon la Constitution de 2005, la part du budget irakien qui revient au Kurdistan, essentiellement grâce à la rente pétrolière, est de 17 %. En réalité, le gouvernement de Bagdad en transfère moins au GRK, lequel a fait exploser ses dépenses en développant très excessivement son secteur public. Le GRK ne peut ainsi pas maintenir son rythme de dépenses actuel sans transferts financiers de Bagdad – 13 milliards de dollars en 2013 – ou sans nouvelles sources de financement autonomes. Ce contexte explique largement la « réconciliation » opérée par le GRK avec la Turquie ces dernières années, avec comme point culminant l’entrée en service, en janvier 2014, du premier oléoduc turco-kurde, dont les bénéfices échappent, en théorie, à Bagdad [27]. Une initiative qui n’a guère été appréciée dans la capitale irakienne…
29Paradoxalement, les deux pôles constitués entre 2011 et 2014 sont conscients de la nécessité d’arriver à un compromis, ni l’un ni l’autre ne pouvant s’imposer dans l’ensemble de l’espace kurde. Öcalan a, par exemple, envoyé une lettre à Barzani lui demandant de coopérer avec le Kurdistan syrien – dominé par le PYD – et de soutenir les Kurdes de Turquie dans le processus de paix moribond entre le gouvernement d’Ankara et le PKK. Pour l’heure cependant, la guerre de l’information qui se poursuit entre médias des deux blocs semble indiquer que la perspective d’entente demeure lointaine.
30***
31En 2009, Hamit Bozarslan pouvait écrire : « De nombreux éléments indiquent […] qu’à moins de bouleversements considérables, imprévisibles, à l’échelle régionale, les acteurs kurdes, y compris irakiens, pourront difficilement sortir de leur marginalité [politique] structurelle [28]. » L’imprévisible est arrivé, et les révoltes arabes de 2010-2011 ont bouleversé le Moyen-Orient, y compris l’espace kurde.
32Les Kurdes de Syrie ont gagné une notoriété inédite au regard de leur modeste importance numérique et de leur histoire récente marquée par d’incessantes divisions partisanes. L’issue de la crise syrienne reste incertaine, mais quelques signes semblent indiquer qu’en dépit des acquis obtenus dans le Nord syrien, à court terme, le conflit kurde maintiendra son statut périphérique. D’une part, le retrait prudent mais réel des États-Unis du Moyen-Orient (Irak, Afghanistan, conflit israélo-palestinien), confirmé par la volonté de ne pas intervenir militairement en Syrie, a isolé davantage Barzani. L’administration Obama a fait savoir au président du GRK que les États-Unis ne souhaitaient pas voir l’Irak déstabilisé davantage et lui a demandé de résoudre les différends existants avec Bagdad par voie de négociation.
33Les pays occidentaux refusent, quant à eux, de reconnaître le PYD comme interlocuteur valable dans le cadre du conflit syrien, car il est considéré comme une organisation terroriste au même titre que le PKK. Qui plus est, les négociations diplomatiques de Genève II, en janvier 2014, ont montré combien les puissances internationales et régionales restaient attachées à l’ordre étatique et à la sécurité collective. Face au péril djihadiste, les États-Unis, mais aussi différents régimes arabes, voire l’Iran par l’intermédiaire de la Russie, ont exprimé leur volonté de trouver un règlement pacifique au conflit syrien, même si cela devait signifier la survie du régime actuel, au prix de quelques retouches à caractère cosmétique. Par ailleurs, la marginalisation des acteurs kurdes syriens n’affecte pas le seul PYD. En ce sens, il faut souligner qu’un seul délégué kurde, Abdul Hamid Darwish, était présent à Genève II, et de surcroît comme membre de l’opposition syrienne et non du CNK. Enfin, la question kurde en Syrie n’a même pas été abordée durant les pourparlers de Genève II.
34L’activité diplomatique ne reflète pas toujours la réalité du terrain. Le régime syrien, l’opposition et les États de la région devront tôt ou tard se positionner face au désordre créé dans le Nord syrien. Mais, aujourd’hui comme hier, les acteurs kurdes, parce que minoritaires, ne sont pas maîtres du jeu, et devront à nouveau soit chercher des alliances avec des États a priori opposés aux objectifs du nationalisme kurde, soit se lancer dans une fuite en avant aux conséquences imprévisibles.
Mots-clés éditeurs : Syrie, Kurdes, Kurdistan irakien, Turquie
Mise en ligne 02/07/2014
https://doi.org/10.3917/pe.142.0051Notes
-
[1]
H. Bozarslan, Le Conflit kurde. Le brasier oublié du Moyen-Orient, Paris, Autrement, 2009, p. 133-134.
-
[2]
J. Tejel, « Les Kurdes de Syrie, de la “dissimulation” à la “visibilité” ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 115-116, 2006, p. 117-133.
-
[3]
E. Savelsberg et J. Tejel, « The Syrian Kurds in “Transition to Somewhere” », in M.M.A. Ahmed et M. Gunter (dir.), The Kurdish Spring. Geopolitical Changes and the Kurds, Costa Mesa, Mazda, 2013, p. 190.
-
[4]
En 1962, le gouvernement syrien met en place la politique dite de « la ceinture arabe », visant à séparer les régions kurdes de la Syrie de celles de la Turquie et de l’Irak. Damas procède alors à un recensement dans le district de Hassaké qui prive 120 000 Kurdes de leur citoyenneté, accusés d’avoir pénétré illégalement en territoire syrien. Cf. D. McDowall, The Kurds of Syria, Londres, KHRP, 1998.
-
[5]
A. Quesnay et C. Roussel, « Avec qui se battre ? Le dilemme kurde », in F. Burgat et B. Paoli (dir.), Pas de printemps pour la Syrie. Les clés pour comprendre les acteurs et les défis de la crise (2011-2013), Paris, La Découverte, 2013, p. 151-155.
-
[6]
Le pacte non écrit entre Damas et le PYD fut confirmé par Qadri Jamil, vice-Premier ministre syrien, dans un entretien publié par Rûdaw, disponible sur : <rudaw.net/english/interview/21082013>.
-
[7]
Les deux principales formations djihadistes impliquées dans le conflit syrien sont le Jabhat al-Nosra et l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL).
-
[8]
Dans le même temps, des Kurdes des régions mixtes au nord d’Alep forment des milices « kurdes » engagées aux côtés de l’ASL.
-
[9]
H. Bozarslan, La Question kurde. États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences Po, 1997, p. 296.
-
[10]
Voir divers chapitres à ce sujet dans D. Schmid (dir.), La Turquie au Moyen-Orient. Le retour d’une puissance régionale ?, Paris, Ifri/CNRS Éditions, 2011.
-
[11]
Le soutien de Damas aux partis kurdes d’Irak s’explique par l’opposition entre les deux régimes baathistes, alimentée entre autres par l’alignement de Bagdad sur la politique américaine dans les années 1980.
-
[12]
Pour une analyse approfondie du soulèvement de Qamichli, voir J. Tejel, Syria’s Kurds: History, Politics and Society, Londres, Routledge, 2009, p. 108-133.
-
[13]
J. Marcou, « La Turquie face au cauchemar syrien », in F. Burgat et B. Petroli (dir.), op. cit., p. 250-263.
-
[14]
M. Ozdemirkiran, « Les nouveaux acteurs des relations irako-turques dans le contexte de la reconstruction de l’Irak : les hommes d’affaires de Turquie dans la région autonome kurde », in U. Kaya (dir.), Dynamiques contemporaines en Turquie – ruptures, continuités, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 59-72.
-
[15]
« Railway Plan Will Join Turkey and the Kurdistan Region », Bas News, 12 mars 2014, disponible sur : <www.basnews.com/en/News/Details/Railway-plan-will-join-Turkey-and-the-Kurdistan-Region-/15012>.
-
[16]
K. Nezan, « Fragile espoir de paix avec les Kurdes », Manières de voir, n° 132, 2013-2014.
-
[17]
Chef historique du mouvement national kurde d’Irak au xxe siècle, Mustafa Barzani est également le fondateur du PDK.
-
[18]
« Turkey to Urge Barzani to Step up Cooperation against PKK in Syria », Today’s Zaman, 31 juillet 2012.
-
[19]
« Davutoglu Says Turkey not against Kurdish Autonomy in post-Assad Syria », Today’s Zaman, 9 août 2012.
-
[20]
J. Marcou, op. cit., p. 258.
-
[21]
É. Picard, « Les Kurdes et l’autodétermination. Une problématique légitime à l’épreuve de dynamiques sociales », Revue française de science politique, vol. 49, n° 3, 1999, p. 426.
-
[22]
Respectivement : Parti pour une solution démocratique au Kurdistan (PÇDK), Parti de l’union démocratique (PYD), Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK).
-
[23]
E. Savelsberg et J. Tejel, op. cit., p. 208-209.
-
[24]
Respectivement : « Gorran Backs PYD Autonomy in Rojava », Rûdaw, 2 février 2014, disponible sur : <rudaw.net/english/middleeast/syria/02022014> ; « Iraqi Kurdish Government Snubs Syrian Kurdish Group », Al Monitor, 16 février 2014, disponible sur : <www.al-monitor.com/pulse/originals/2014/02/iraq-kurdistan-regional-government-syrian-administration.html>.
-
[25]
À ce sujet, voir H. Dawod, « Les réactions irakiennes à la crise syrienne », in F. Burgat et B. Paoli (dir.), op. cit., p. 238-249.
-
[26]
« Iraqi Officials Deny Cizire Delegation’s Reports about Talks in Baghdad », Rûdaw, 23 février 2014, disponible sur : <rudaw.net/english/middleeast/syria/23022014>.
-
[27]
Le nouvel oléoduc relie le champ pétrolier de Taq-Taq, au Kurdistan irakien, au terminal de Ceyhan, sur la côte turque. La Turquie a cependant annoncé en février qu’elle attendait un accord entre Erbil et Bagdad avant de placer sur le marché le pétrole venu du Kurdistan.
-
[28]
H. Bozarslan, op. cit., p. 133-134.