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Article de revue

La guerre a-t-elle un avenir ?

Pages 24 à 26

Notes

  • [1]
    Ces textes s’inspirent de communications présentées lors du colloque « Peut-on vaincre la guerre au xxie siècle ? Quel avenir pour les stratégies de paix ? », organisé à Montréal, le 13 février 2013, par la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’université du Québec à Montréal (UQAM).

1La violence demeure une caractéristique dominante du système international, mais comment change-t-elle ? Quelles sont les grandes tendances de l’état de la guerre, des conflits et des perspectives de paix sur notre planète ? Les articles qui suivent [1] offrent une radioscopie de ces tendances, parvenant à des conclusions parfois surprenantes.

2La plaie multiséculaire des guerres « majeures » (entre puissances) semble en voie de réduction : 27 au xvie siècle, puis 17 au xviie, 10 au xviiie, 5 au xixe et 5 au xxe siècle. Aucune guerre entre puissances majeures depuis 1945. Si la tendance se maintient, le xxie siècle pourrait-il ne connaître aucune « grande guerre » ? Rappelons que si les guerres européennes du xvie siècle ont fait un peu moins de 1 million de morts, les deux grandes guerres mondiales du xxe dépassent tous les siècles précédents, avec à elles seules plus de 80 millions de victimes, militaires et civiles. Seize conflits ont tué au xxe siècle plus de 1 million d’individus. En tout, ce dernier siècle, on estime entre 167 et 188 millions les pertes humaines entraînées par la violence organisée : un humain sur 22 a donc été emporté par la guerre (ce chiffre mêlant morts au combat et victimes indirectes). Rappelons également qu’après 1945, les guerres, et notamment les guerres civiles et d’indépendance dans le tiers-monde, ont fait au moins 20 millions de victimes militaires et civiles.

3La guerre change aussi de visage : conflits armés et guerres sont désormais intra-étatiques dans 95 % des cas. Un but majeur de guerre est aujourd’hui l’État plus petit, et non plus grand, comme par le passé : la grande majorité des guerres s’est déroulée, depuis 1945, à l’intérieur des États (près de 77 %, soit 126 des 164 guerres répertoriées). Contrairement à une thèse répandue qui identifie ce phénomène à l’après-guerre froide, il est en fait repérable depuis une cinquantaine d’années. Autrement dit, l’État est menacé d’implosion depuis longtemps ! Si la guerre interétatique est moins fréquente, la guerre intra-étatique l’est davantage.

4L’enjeu territorial diminue considérablement comme cause première de guerre. En moyenne, 70 % des guerres entre 1648 et 1945 étaient « territoriales », et 60 % entre 1945 et 1990 ; depuis la fin de la guerre froide, l’argument ne compte plus que pour 30 % – les deux tiers restants relevant d’enjeux « gouvernementaux ». Tendance encore plus marquante : aucune guerre récente n’a abouti à une redistribution de territoires entre États : fait historique plutôt révolutionnaire. Durant la guerre froide, les conflits armés se répartissaient assez également entre enjeux territoriaux, idéologiques et ethnopolitiques ; depuis 1989, la place de cette dernière catégorie d’enjeux – avec notamment des dimensions identitaires et ethniques dans des États au bord de l’implosion – est devenue majeure. En revanche, s’il y a de moins en moins de litiges entre États en termes de souveraineté territoriale, 17 % des 309 frontières terrestres du monde demeurent contestées et 39 pays sont toujours impliqués dans des querelles de juridiction sur des archipels ou des îles, principalement pour des motifs économiques.

5Une tendance majeure persiste : la majorité des guerres et des conflits armés se déroule dans ce qu’il est convenu d’appeler « le Sud », particulièrement en Afrique subsaharienne et en Asie centrale et du Sud, mais aussi au Moyen-Orient ou dans le Caucase. Le nombre de conflits armés a sensiblement diminué en Amérique latine. Depuis la fin de la guerre froide, trois zones ont été exemptes de guerres interétatiques : l’Amérique du Nord, l’Amérique du Sud et l’Europe de l’Ouest – hors l’intervention contre la Serbie en 1999.

6Autre phénomène marquant, soldats et civils sont ensemble dans la guerre. Soixante pour cent des victimes (directes et indirectes) des guerres des années 1990 ont été des civils, le même pourcentage que durant la Seconde Guerre mondiale, et un peu supérieur à celui de la Première Guerre mondiale (50 %). Entre 1900 et 1949, près de 5 millions de militaires et de civils ont péri dans les guerres intra-étatiques (coloniales ou civiles) ; entre 1950 et 2000, ils sont plus de 10 millions. À ces mêmes périodes, respectivement autour de 27 et 3 millions de militaires et de civils ont été emportés par les guerres interétatiques. Ces statistiques excluent les pertes provoquées par les États dans leurs propres populations : en URSS, en Chine, au Cambodge (plus d’une centaine de millions de victimes pour ces seuls cas).

7La violence civile fait des ravages. La « première guerre mondiale de l’Afrique », en République démocratique du Congo (RDC), a tué, de 1998 à 2003, entre 1 et 2 millions d’individus – victimes directes des combats ou victimes emportées par la malnutrition et les pandémies ; le conflit de la RDC est ainsi l’un des plus meurtriers depuis la Seconde Guerre mondiale, et le Congo lui-même le plus grand pays dysfonctionnel de la planète. Ajoutons l’omniprésence du viol comme moyen de guerre, ainsi que la prévalence des pandémies, dont celles du sida, que ces conflits répandent et interdisent de traiter.

8La violence n’est pas seulement une cause parmi d’autres de la pauvreté ; elle en est la principale cause. Les trois quarts du milliard le plus pauvre de la population de la planète ont connu ou subissent encore la guerre. On estime souvent aujourd’hui que le plus grand obstacle au développement n’est pas le piège de la pauvreté mais bien le piège de la violence (conflict trap). Violence et mal-gouvernance interdisent de sortir du piège. Ainsi, et même si la violence étatique diminue ici et là, des formes parallèles de violence chronique prospèrent : malnutrition, absence d’écoles primaires, mortalité infantile, crises alimentaires, chômage… Un rapport récent de la Banque mondiale souligne que les pays subissant une violence de masse perdent l’équivalent d’une réduction de 1 % de leur niveau de pauvreté. Le coût d’une guerre civile est ainsi chiffré à environ 60 milliards de dollars, laissant un État plus pauvre de 15 % en moyenne après le conflit et réduisant son taux de croissance de 2 % dans les années qui suivent. Les pays qui ont connu la guerre peuvent cependant plus aisément éviter la rechute au fur et à mesure que leur revenu per capita augmente : le taux de « récidive » passe ainsi de 15 % si le revenu est de 250 dollars à 8 % pour 500 dollars et à seulement 1 % si le revenu est de 5 000 dollars. Sans surprise, les pays disposant d’une bonne gouvernance s’en sortent également beaucoup mieux.

9Le dossier qui suit donne toute raison à l’optimisme, mais aussi au pessimisme. Les États sont beaucoup plus nombreux que voici deux siècles, mais ils s’engagent moins, entre eux, dans des conflits armés. Il est pourtant évident que la propension humaine à la violence ne s’est pas estompée ; cette dernière est plus désordonnée, plus éclatée, moins étatique. Et nul ne sait au juste ce que les nouveaux enjeux internationaux – recomposition du jeu de la puissance, émergence d’enjeux énergétiques, alimentaires ou même idéologiques nouveaux – peuvent demain générer en termes de violence, une violence à quoi les technologies contemporaines donnent forme et efficacité souvent inédites. Parallèlement, et sous les nombreux discours positifs, les moyens réunis pour gérer collectivement les formes contemporaines de violence, en dépit de leurs progrès – droit international, interventions de la « communauté internationale » – paraissent toujours singulièrement limités par rapport aux réalités des conflits.

10Aux bonnes statistiques répondent donc des constats inquiétants. Au-delà du « bon sens » de Descartes, la violence humaine demeure sans doute la chose du monde la mieux partagée.


Date de mise en ligne : 10/10/2013

https://doi.org/10.3917/pe.133.0024

Notes

  • [1]
    Ces textes s’inspirent de communications présentées lors du colloque « Peut-on vaincre la guerre au xxie siècle ? Quel avenir pour les stratégies de paix ? », organisé à Montréal, le 13 février 2013, par la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’université du Québec à Montréal (UQAM).

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