1Il n’est pas nécessaire de décrire en détail les symptômes d’affaiblissement de l’ambition collective qu’a représentée jusqu’à un passé récent la construction politique de l’Europe. Les signes en sont évidents et se sont accumulés depuis une décennie. On ne peut que les citer sommairement et les analyser pour chercher comment peut survenir un rebond.
2Le plus préoccupant est la distance politique qui s’est élargie entre le centre de décision que représente le nom de Bruxelles et les perceptions des centaines de millions de citoyens européens au nom – et en principe dans l’intérêt – de qui s’élaborent et finalement se prennent lesdites décisions. L’Europe de ces dernières années semble à beaucoup non seulement éloignée (ce qui est inévitable, comme aux États-Unis le nom de Washington symbolise cet éloignement) mais, plus en profondeur, déconnectée de leurs demandes et de leurs problèmes. Les expressions dispersées de tous ceux qui ont vocation à parler en son nom ne semblent plus faire sens, ni se rattacher à un projet vivant.
3Dans la vie civique de chacune de nos nations, l’objectif si souvent affiché de « plus d’Europe » n’est plus partagé ; il n’est énoncé, par des acteurs qui y croient, ou se sentent tenus de sembler y croire, que par fidélité à un engagement ancien, et sans nourrir d’illusion sur l’accueil populaire d’un tel appel. Il n’est alors exprimé que comme un rite destiné à contourner des contraintes et rarement assorti de propositions opératoires ouvrant un débat réel. Un « souverainisme » résigné ou méfiant donne le ton aux quatre coins du continent et semble signer un arrêt de l’espoir européen.
4Si l’on cherche à classer les facteurs qui ont conduit à ce fort détachement, l’explication première est indéniablement économique. Depuis dix ans, l’Europe, collectivement – avec des exceptions positives dans certains pays ou ensembles régionaux, équilibrées par des poches de dépression –, enregistre une croissance faible : moins de 1,5 % annuel entre 2000 et 2010 pour l’ensemble de l’Union européenne (UE). Cette situation frustrante contraste à la fois avec les signes frappants de la croissance des pays émergents les plus en vue et avec une dynamique passée que beaucoup d’Européens, sans se pencher sur les statistiques, avaient enregistrée au long des décennies dans leurs conditions de vie et leurs mentalités.
5L’impact de ce relatif échec sur la vie de nos sociétés, sur la vie de ce qui est aussi notre société européenne, se mesure bien sûr par le chômage et le?sous-emploi. La montée de ce mal social est déjà frappante quand on observe les données globalisées de l’emploi. Mais ses effets sociétaux vont plus loin. Le terme de précarisation les résume sommairement. Ce sont non seulement les emplois les moins qualifiés, ou ceux des secteurs les plus concurrencés, qui disparaissent, mais de proche en proche une masse toujours plus étendue d’actifs, salariés ou indépendants, qui se sentent menacés et qui éprouvent un stress croissant dans leur activité professionnelle. La promesse d’une croissance à peu près régulière, apportant à chacun sa part de progrès, n’est plus tenue.
Comment s’exprime l’inquiétude
6L’état défavorable de l’économie européenne alimente depuis des années une masse de commentaires, parfois hâtifs, sur « l’Europe dépassée par la mondialisation et sclérotique face au tonus irrésistible des économies émergentes ». Sans débattre ici du bien-fondé de cette appréciation, martelée dans certains milieux économiques, retenons son versant politique, qui domine les perceptions de millions d’Européens. Chez les salariés du bas de l’échelle, chez beaucoup d’actifs qualifiés aussi, s’est imposée l’idée d’une Europe vouée à passer sous le rouleau compresseur de la concurrence internationale.
7Ce pessimisme devenu lieu commun génère déception, voire ressentiment, notamment chez les citoyens des générations de la maturité, qui regardent cette évolution comme un reniement du projet central de l’Union européenne. Faite pour construire un espace unique de production et d’échanges stimulant la croissance de ses membres, elle est devenue à leurs yeux une « zone ouverte à tous vents, où les producteurs émergents sans protection sociale ni règles environnementales viennent détruire des emplois européens ».
8Cette représentation est certes sommaire, et l’on conviendra aisément que de larges variations la diversifient selon les nations. Toutefois, même dans les pays dont la compétitivité hors prix a pu sauvegarder les parts de marchés, et dans ceux où les mentalités collectives sont les plus favorables aux échanges ouverts, s’exprime la perception d’une Europe manquant à ses responsabilités pour égaliser les conditions de concurrence et assurer un développement industriel et technologique interne suffisamment tonique.
9La globalisation fait en Europe des gagnants et des perdants dans toutes les sociétés. La balance n’est pas égale entre eux et l’affaiblissement de la cohésion sociale qui en résulte est un des facteurs lourds de désaffection de larges couches sociales à l’égard de l’Union et de sa capacité à « remplir le?contrat » de la prospérité partagée. L’idée d’« Europe sociale », terme vague pour évoquer telle ou telle forme de progrès social issu d’un accord européen, ne trouve plus à se concrétiser.
10Transversalement à ces déficits économiques et sociaux, une autre donnée de société vient creuser les écarts de perception entre citoyens européens. Après une période de progrès dans le domaine de la « citoyenneté au quotidien », marquée notamment par le développement maîtrisé de la libre circulation sous le régime de la convention de Schengen, les chocs de poussées migratoires momentanées et les difficultés d’intégration sociale constatées dans plusieurs pays membres viennent fragiliser l’exercice de cette liberté.
11Sur ce fond déjà démotivant se développent les controverses de la vie politique. L’éloignement du centre de décision bruxellois et la complexité de ses processus facilitent (sous le vocable doucereux d’« euroscepticisme ») les stratégies d’inspiration nationaliste, qui réclament le retour d’un maximum de pouvoirs au niveau national, stratégies fondées sur la prétendue capacité de chaque nation à relever ces défis économiques et sociaux sans les autres, voire en jouant contre les autres.
12S’il ne s’agissait que de mouvements dits populistes éloignés des responsabilités gouvernementales, leur succès persistant dans les choix électoraux serait déjà un facteur d’affaiblissement du sentiment d’appartenance à l’Europe. Mais se portent à leur renfort nombre de rédactions, principalement de presse écrite, appuyant sur les thématiques émotionnelles et les préjugés pour enjôler un lectorat volage. Lorsque se manifeste une différence politique ou économique entre deux pays européens, une bonne part de la presse, d’un côté ou de l’autre, simplifie le débat ou le déforme en le pimentant de titres et de commentaires frôlant la xénophobie pure et simple.
13Un autre facteur vient aggraver cette distanciation critique entre les opinions européennes : l’attitude de beaucoup de gouvernants. Même si, dans les enceintes closes des conseils, ils se mesurent aux données d’un intérêt collectif européen, leur réflexe premier, de court terme – sans parler de leur aptitude inégale à assimiler lesdites données – conduit la plupart d’entre eux à participer au débat public sous la seule forme de l’opposition classique entre intérêts nationaux antagonistes. Il doit bien exister des cas où un gouvernement a présenté à son opinion le résultat d’un choix européen comme une synthèse utile à la communauté dans son ensemble, et donc justifiant des concessions réciproques : mais ils sont assez rares pour qu’on en ait perdu le souvenir.
14Les élargissements de 2004 et 2007 sont souvent cités comme une autre cause du déclin de l’esprit européen, parce que, comme l’avait justement relevé Valéry Giscard d’Estaing durant la Convention, l’extension des organes de décision à un nombre double de participants – presque tous les?nouveaux États membres étant de population limitée – ralentit les décisions et complique les compromis ; et aussi parce que l’histoire nationale des nouveaux entrants les disposait particulièrement peu à la pratique du partage de souveraineté.
15Cette double pesanteur, numérique et identitaire, met sous tension les mécanismes de décision de l’Union, et la réforme introduite par le traité de Lisbonne n’apporte que des améliorations marginales à une difficulté en grande partie inévitable. Il semble pourtant trop facile de s’en tenir à cette analyse institutionnelle pour caractériser ce qui est un déficit politique beaucoup plus profond. Si une volonté claire de partager de vraies options stratégiques pour le succès de l’Union s’exprimait, elle trouverait son chemin dans des instances élargies. Mais même des partenaires anciens et?acquis à la construction communautaire, comme l’Allemagne, l’Italie ou les Pays-Bas, ont fait fortement évoluer leur politique européenne. C’est l’adhésion politique à l’idée d’un ensemble transnational apte à exercer des?choix collectifs qui s’est affaiblie, et non seulement la capacité opérationnelle de cet ensemble à dégager des décisions communes.
La voie politique est-elle fermée ?
16On aura compris que les interrogations et intuitions exprimées ici se rattachent à une vision, partagée par bien d’autres Européens mais nullement consensuelle, qui réunit trois aspirations :
- une convergence sociale et économique en direction d’une prospérité croissante et d’un système social égalisateur, résumée par l’expression symbolique d’« économie sociale de marché » et réalisée grâce à des « politiques communes » ;
- un épanouissement, étendu au continent, de la démocratie politique, renforcée par un système solide de garantie des droits individuels et collectifs ;
- une capacité de l’Europe à exercer solidairement une action internationale autour des valeurs de justice, de paix et de développement partagé.
17Posé en ces termes, un tel « cahier des charges » politique représente une ambition collective élevée, peut-être une utopie, mais une utopie susceptible de guider l’action et de lui donner sens. Est-il devenu une pure illusion ? L’avenir de l’Union européenne doit-il se situer dans une perspective « redimensionnée » à la baisse, qui écarterait toute extension de ses objectifs et moyens et se concentrerait sur le sauvetage de ce qui existe et chancelle – à commencer par l’union monétaire ?
18Pour argumenter sur cette interrogation et discerner si des dynamiques plus positives pourraient voir à nouveau le jour, il faut se reporter à la perception dominante que nous conservons de la construction européenne depuis deux générations. Dans la mémoire non triée, cette perception est celle d’une progression constante, à partir d’un projet économique limité, suscité par un utilitarisme d’après-guerre, vers une union politique agissant, par ses politiques communes, dans presque tous les registres de la sphère publique. Ce qui ressemble, à l’échelle historique, à un grand succès.
19Mais l’âge d’or de la construction européenne a-t-il existé ? Un concept fondateur, celui de la dynamique injectée dans l’espace politique par le rapprochement des économies, a été dégagé, par des esprits clairvoyants autour de Jean Monnet, en une courte décennie ; son expression la plus pure est la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Des phases favorables se sont présentées et des leaders inspirés s’en sont saisis : la création de la Politique agricole commune (PAC), les « accords de Lomé » – source d’une politique d’aide au développement devenue décisive –, l’Acte unique européen de 1986 organisant l’achèvement du marché intérieur, la création de la monnaie unique, les ébauches de politique commune de justice et de sécurité intérieure symbolisées par les accords successifs de Schengen.
20Mais comment oublier les multiples coups d’arrêt, périodes d’attente, espoirs déçus qui ont émaillé cette chronique ? Les désaccords parfois fracassants sur l’inclusion du Royaume-Uni, la « chaise vide » française suivie du compromis de Luxembourg, les tentatives avortées d’union monétaire avant la percée de 1990-1991, les blocages sur le financement et les priorités du budget communautaire, les échecs répétés devant l’ambition d’une défense commune jusqu’au timide déblocage de 1998-1999, l’impasse persistante de l’harmonisation des fiscalités directes et les dérives de la concurrence fiscale : les raisons de douter n’ont pas manqué dans chaque décennie. Et, naturellement, les commentaires sentencieux sur l’impasse définitive de la construction européenne, entreprise subreptice ourdie par les « élites » dans le dos des peuples et donc vouée à l’échec, ont chaque fois rempli les colonnes.
21Il ne faut certes pas sous-estimer l’état dégradé de la construction politique européenne et les facteurs de dissociation à l’œuvre. Mais on doit se rappeler que l’Europe, rassemblement d’États souverains qui ne renoncent pas à l’être, est vouée à serpenter parmi les contradictions et les temps d’échec qui font régulièrement douter de son avenir. Réfléchir à une nouvelle dynamique de renforcement du projet européen qui serait partagée par les démocraties de l’Union, ce n’est pas imaginer la facilité d’un « grand soir » qui effacerait miraculeusement des obstacles bien réels. C’est d’abord se pencher sur les objectifs de fond qui peuvent faire progresser l’Union en tenant compte de sa réalité. Ce n’est pas se résigner à l’atonie.
Vers une réaction de survie ?
22Si l’on partage le constat de départ de la stagnation économique survenue depuis une dizaine d’années, de ses effets sociaux destructeurs et de la tentation du « chacun pour soi » qui envahit la majorité des gouvernements siégeant au Conseil, on doit redouter une difficulté persistante à dégager les décisions nécessaires au simple maintien des moyens d’action de l’Union, à savoir les politiques communes, les budgets et les textes juridiques (règlements, directives, décisions) qui en sont les instruments. Ce spectacle d’indécision a pour conséquence assurée une désaffection croissante des peuples. Cette dégradation attendue est encore plus probable du fait des tensions économiques et financières extrêmes apparues depuis 2008, auxquelles le système de gestion de la monnaie unique issu des traités n’est pas préparé.
23Ce qui peut rouvrir une perspective politique pour l’Europe vient précisément de cette pente vers l’échec où nous sommes engagés. Il y a dans cette situation un danger, une perspective de perte d’acquis précieux, qui?est de nature à réveiller les consciences de nombreux Européens. L’exemple de la Grèce, malgré tous les éléments spécifiques qui le caractérisent, concrétise pour beaucoup de citoyens la débâcle qui peut, si on laisse se poursuivre l’affaiblissement économique et financier, emporter à terme tous les supports de l’équilibre social que sont les grands services publics, les outils de solidarité et de redistribution, et compromettre pour longtemps les ressources et les conditions de vie d’une population entière.
24Le contexte des années actuelles introduit dans l’esprit des Européens, de plus en plus crûment, le débat sur la viabilité de notre modèle social. Ses charges sont inévitablement croissantes : systèmes de retraite ébranlés par le vieillissement, systèmes de santé sollicités par un progrès médical continu, défi de l’« économie de la connaissance » qui impose une généralisation rapide des études longues, etc. Or c’est le niveau de croissance économique de nos pays qui offre la seule possibilité de soutenir ces charges sans avoir à entrer dans un cycle d’austérité.
25L’avenir de l’aventure européenne passe donc, dans les prochaines années, par un débat sur sa capacité à rester un pôle de dynamisme économique. Quels que soient les facteurs secondaires dissimulant en partie l’enjeu, il est assez évident que les difficultés financières et l’inquiétude sur la viabilité de l’euro déboucheront sur une réflexion plus large sur notre dynamisme économique ; le rétablissement laborieux des équilibres des finances publiques oblige à voir que c’est la progression du produit intérieur brut (PIB), et donc la masse imposable, qui offrent la seule issue praticable. Dans le grand public, le sentiment de stagnation ou de régression sociale est aussi un point de départ de l’interrogation sur notre capacité à assurer le mode de vie résultant de nos choix collectifs.
26Il n’est bien sûr pas certain que le simple sentiment d’échec économique entraîne la prise de conscience d’un effort à engager au niveau européen. Le risque d’une approche à courte vue, d’une division entre États poursuivant l’illusion du chacun pour soi, reste substantiel. Il est donc possible que se développe dans les prochaines années une agitation défensive entretenant les contradictions entre politiques économiques dans l’Union, sans qu’émerge la prise de conscience d’un besoin nouveau de stratégie compétitive à l’échelle de l’ensemble de l’économie européenne.
27Cependant, la dispersion et la confusion pourraient n’avoir qu’un temps. L’Union est d’abord un marché commun, parvenu à un degré d’intégration très élevé. L’idée d’arriver, par des arrangements purement nationaux de mesures de pilotage et de régulation, à trouver un chemin de croissance dans une communauté globalement en stagnation apparaîtra de plus en plus impraticable. L’intensité des échanges est devenue trop forte et constitue une des réalités les plus solides de la situation européenne un demi-siècle après le traité de Rome. Le défi d’une croissance plus forte est lancé à toute l’Europe et si certains pays, ou certains secteurs, s’en tirent déjà mieux aujourd’hui, l’intérêt collectif est de travailler à partir de leur succès, non de s’en contenter.
28On pourra trouver trop simpliste ou trop sèche cette priorité proposée de l’efficacité économique. Elle n’a pour elle que trois arguments, mais qui sont d’une certaine force. D’abord, la légitimité même de la construction européenne est, en profondeur et à travers des pays très différents, liée à son dessein historique d’apporter une prospérité partagée ; agir pour la reconquérir relève pour tous de sa vocation première. Ensuite, l’attente est très générale d’un projet mobilisateur, d’un axe d’action qui serait proposé aux citoyens pour les sortir de l’ambiance de résignation grincheuse qui s’est emparée de beaucoup de nos opinions. Enfin, beaucoup de nos nations ont une fierté légitime de l’histoire modernisatrice de l’Europe, fierté qui conduit à refuser la fatalité du déclin. L’ambition d’être à nouveau dans le mouvement de l’innovation et du développement trouvera un écho.
29En outre, il faut garder les yeux ouverts sur la situation proprement politique. Une tension palpable existe aujourd’hui entre membres de l’Union et ses citoyens attendent un éclairage de leur avenir. Le spectacle de Conseils européens à répétition, ne traitant à chaque fois qu’une fraction des échéances les plus importantes, a de fortes chances de susciter dans les opinions nationales une demande de direction, de sens, d’ouverture sur un avenir choisi. Ces circonstances difficiles sont propices à l’apparition d’un courant d’opinion à l’échelle européenne. Le spectacle de l’inefficacité de politiques dispersées, voire contradictoires, ne garantit certes pas l’apparition d’un mouvement d’opinion en faveur d’une vraie politique européenne, mais il lui ouvre des chances.
30Une autre motivation négative peut peser en faveur du rebond européen espéré : le rôle global, et conquérant, des pays émergents. Même si les citoyens des divers horizons de l’Union n’ont pas tous une fibre européenne développée et si les préjugés de voisinage continuent de les influencer, ils savent qu’une large part de nos aspirations et de nos visions de l’existence nous sont communes. Il en va bien autrement des Chinois, des Russes ou des Sud-Africains, et surtout de ceux qui parlent en leur nom. Le monde dans lequel ces nations en pleine affirmation auraient une influence dominante ne peut être vu comme plus harmonieux et plus sécurisant que celui d’aujourd’hui. Et les Européens pourraient, dans les prochaines années, éprouver un désir plus net d’une véritable politique internationale de l’Union par simple inquiétude des effets durables de son absence. Or chacun comprend que c’est leur puissance économique qui fonde l’influence croissante des émergents, comme l’illustrent les soubresauts actuels de la crise financière européenne.
Le pire n’est pas si sûr
31Ces quelques facteurs favorables à une relance européenne ne sont que bribes éparses et ne se fondent que sur un refus possible d’une voie perçue comme celle du déclin. Il faudrait bien d’autres ingrédients pour qu’en résulte une véritable perspective politique recueillant des adhésions au travers de lieux politiques si fragmentés. On parlera ici, en tout cas, d’expression et de développement de projets pour l’Europe, qui pourraient se réaliser dans le cadre institutionnel d’aujourd’hui. C’est le contenu, plus que le contenant, qu’il est nécessaire de rechercher.
32La première difficulté tient à la perception, beaucoup trop floue aujourd’hui, d’une vie politique européenne dans laquelle s’élaborent et se?confrontent des idées communes, perception qui reste embryonnaire. Cette donnée est-elle figée, ou des signaux de sensibilité au sort commun peuvent-ils apparaître ici ou là ? On ne peut répondre à cette interrogation que de manière simplificatrice mais deux données méritent l’attention. La?jeunesse du xxie siècle est plus européenne que ses devancières. Le continent devient progressivement pour elle, par une multitude de petits canaux de communication, un espace de vie naturel. Les échanges scolaires multipliés et le programme Erasmus ont agi sur les mentalités. La relève des générations réduit lentement le cloisonnement européen.
33L’autre élément visible de décloisonnement réside dans les enjeux globaux de société eux-mêmes. Bien des problèmes perçus comme prioritaires sont en effet partagés par les citoyens par-delà les frontières. S’il n’y a qu’un seul marché, le débat sur le modèle social qui le surplombe a aussi beaucoup de composantes communes : la part des services collectifs financés par la solidarité, le creusement des inégalités, la synthèse entre mobilité économique et sécurité, la place de la sécurité environnementale et de la régulation climatique dans notre schéma futur de croissance, les conséquences des choix de régulation financière communautaire, avec notamment le partage des choix budgétaires, etc. À des degrés divers d’intensité, ces débats sont ouverts partout en Europe.
34Même si l’on repart du primat économique décrit précédemment, les thèmes qu’il introduit dans la sphère publique ne sont pas réservés aux spécialistes. L’urgence d’une croissance plus intense pose la question de son contenu. L’idée de l’« économie de la connaissance », malgré les déceptions de la décennie passée, n’a pas perdu sa pertinence devant, notamment, la réalité du sous-emploi des jeunes. La contradiction entre l’ambition scientifique et technologique d’une Europe en compétition et l’aspiration écologique à une croissance « douce » ou « verte » est un autre thème qui mobilise légitimement les esprits. L’ampleur de la poussée des émergents et les enjeux sociaux et climatiques posent le problème d’une régulation mondiale plus équilibrée, à laquelle on propose les concepts de?« juste échange » ou de « réciprocité ». Finalement, ces questions économiques sont très politiques.
35Si nous avons ainsi des bases communes de débat, le cloisonnement proprement politique de l’espace européen reste solide et la phase d’inquiétude que nous affrontons est même, on l’a vu, de nature à le durcir. Reste alors l’action des mouvements et organisations politiques eux-mêmes : la mise en commun ne peut pas se faire sans eux. Mais il faut encore passer les messages : l’intervention des médias est donc un facteur clé. Leur tradition est nationale – parfois même régionale dans certains pays – et la?contrainte linguistique maintient leur marché dans un cadre non européen.
36Mais cette réalité n’est-elle pas déjà en mouvement ? Dans une période qui ébranle leurs fondements économiques anciens, les médias sont placés devant des choix stratégiques. Avec l’élévation du niveau éducatif de leur public, l’intervention de nouveaux canaux beaucoup plus interactifs, le foisonnement de l’information brute et « raisonnée » sur le Net, beaucoup de médias sont appelés à choisir une voie novatrice. L’ouverture de débats transnationaux n’est pas la voie de la facilité. Mais la contrainte des coûts amène déjà certains de ces médias à coopérer, entre rédactions. Le succès de publications dont l’objet même est international montre qu’il s’agit d’un axe porteur, au moins pour ce qu’il est convenu d’appeler la « presse de qualité ». Le débat politique européen n’est donc pas voué à se perdre dans le néant. La facilité de la sous-information appuyée sur les stéréotypes et la radicalisation populiste n’est pas forcément le marché de l’avenir.
37S’il y a des sujets essentiels pour le débat et l’engagement politique européens, s’il existe des canaux par lesquels les citoyens européens peuvent s’approprier ces enjeux, la mission d’exposition publique et de proposition politique ne peut être assumée que par des dirigeants suffisamment représentatifs. C’est toute la question du leadership à l’échelle européenne. La singularité des institutions de l’Union, où les États restent le cadre politique majeur, oppose un véritable obstacle à la conduite d’une vraie action politique transnationale. Le Parlement européen est certes une conquête démocratique essentielle et joue un rôle significatif de diffusion de thèmes concrets d’action. La conduite d’authentiques programmes politiques globaux à l’échelle européenne n’en reste pas moins une difficulté majeure. Le leadership politique s’exerce au niveau national et ne « déborde » à l’échelle européenne que rarement, par une conjonction de volonté et de circonstances. Tous les dirigeants nationaux continuent donc de se tourner quasi exclusivement vers leur cadre démocratique propre.
38La situation de cette nouvelle décennie est pourtant favorable, en raison de ses difficultés mêmes, à ce que des voix s’élèvent pour appeler l’Union au mouvement en avant. La crise qui se développe, par son impact potentiellement destructeur sur les valeurs de société auxquelles adhèrent la vaste majorité des Européens, est un véritable appel au leadership et à l’élan rénovateur. Aucun aspect de carrière personnelle ne pousse naturellement à s’engager à ce niveau ; seule une authentique conviction et une position institutionnelle favorable peuvent en être la base. Il ne va pas de soi de s’élever (et de s’exposer) à un niveau européen. Une initiative est en réflexion au sein des deux grandes fédérations européennes de partis, le Parti populaire européen (PPE) et le Parti socialiste européen (PSE) : faire précéder leurs listes de candidats au Parlement européen, à l’échéance de 2014, d’un chef de file européen qui serait leur candidat à la présidence de la Commission européenne. Si cette réflexion aboutissait, elle offrirait une?base intéressante pour construire au moins un élément de leadership européen.
39La situation de l’Union européenne, on le voit, n’offre pas beaucoup de prise à la description d’un futur prometteur et harmonieux. C’est un temps de tempêtes. Il est tentant de fermer le rideau et, comme l’ont déjà fait plus ou moins explicitement nombre de penseurs et d’acteurs de la scène européenne, de déclarer que l’utopie européenne a cessé d’exister. Rappelons-nous cependant que tous nos pays ont traversé des épreuves tragiques dans lesquelles une nation entière était en péril, et en ont finalement triomphé. L’UE est le projet qu’ils se sont donné, lentement et parfois confusément, pour éloigner à jamais ces tragédies. Sa fragilisation et son échec possible peuvent demain faire naître des déploiements civiques nouveaux dans nos démocraties inquiètes. Aux acteurs politiques, traditionnels ou nouveaux, de s’en saisir.
Mots-clés éditeurs : Union européenne, Opinions publiques, Gouvernance européenne, Crise économique
Mise en ligne 13/01/2012
https://doi.org/10.3917/pe.114.0731