Notes
-
[1]
M. Wiener, « Labor Migration as Incipient Diasporas », in G. Scheffer (dir.), Modern Diasporas in International Politics (Londres, Croom Helm, 1986) cité par N. Van Hear, New Diasporas. The Mass Exodus, Dispersal and Regrouping of Migrant Communities , Londres, UCL Press, 1998.
-
[2]
R. Keohane, J. Nye (dir.), Transnational Relations and World Politics , Cambridge (MA), Harvard University Press, 1970.
-
[3]
R. Kastoryano, « Vers un nationalisme transnational. Redéfinir la nation et le territoire », Revue française de science politique , vol. 56, n 4, août 2006.
-
[4]
Pour un tour d’horizon, voir S. Tarrow, « La contestation transnationale », Cultures et conflits , n 38-39, été-automne 2000 ; D. Bigo, Polices en réseaux, l’expérience européenne , Paris, Presses de Sciences Po, 1996 ; A. Colonomos, Églises en réseaux, trajectoires politiques en Europe et Amérique , Paris, Presses de Sciences Po, 2000 ; M.-C. Smouts (dir.), Les Nouvelles Relations internationales, Pratiques et théories , Paris, Presses de Sciences Po, 1998 ; et le numéro spécial de Cultures et conflits : « L’international sans territoire », n 21-22, printemps-été 1996.
-
[5]
Le terme de minorité est ambigu, comme le montrent les incertitudes dans la mise en place des formes juridiques de sa reconnaissance. La définition proposée par la Convention européenne des droits de l’homme se révèle large : « le terme minorité désigne un groupe numériquement inférieur au reste de la population et dont les membres sont animés de la volonté de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue » (art. 2 de la proposition de convention de 1991). Par commodité, nous nous référons ici aux populations en situation de minorité ethnique ou religieuse du fait des migrations.
-
[6]
G. Carron de la Carrière, « Les acteurs privés de la démocratie », in L. Badel et St. Jeannesson (dir.), Diplomaties en renouvellement , Paris, IRICE, 2009.
-
[7]
M. Keck et K. Sikkink, Activists Beyond Border. Advocacy Networks in International Relations , Ithaca, Cornell University Press, 1998.
-
[8]
D. Held et al. , Global Transformations: Politics, Economics and Culture , Cambridge (MA), Polity Press, 1999.
-
[9]
R. Bourne, « Trans-National America », Atlantic Monthly , n 118, juillet 1916.
-
[10]
Cité par L.J. Vaughan, « Cosmopolitanism, Ethnicity and American Identity: Rudolph Bourne’s “Trans-National America” », Journal of American Studies vol. 25, n 3, 1991.
-
[11]
H.M. Kallen, Culture and Democracy in the United States , New York, Transaction books, 1924, voir le chapitre « A Meaning of Americanism ».
-
[12]
R. Münz et M. Wiener, Migrants, Refugees and Foreign Policy: US and German Policies Toward the Countries of Origin , Providence (RI), Berghahn Books, 1997 ; G. Sheffer, Modern Diasporas in International Politics , New York, St Martin Press, 1986 ; T. Smith, Foreign Attachments. The Power of Ethnic Groups in the Making of the American Foreign Policy , Cambridge (MA), Harvard University Press, 2000 ; Y. Shain, Marketing the American Creed abroad. Diasporas in the U.S. and their Homelands , New York, Cambridge University Press, 1999.
-
[13]
R. Brubaker, Nationalism Reframed. Nationhood and the National Question in the New Europe , New York, Cambridge University Press, 1996.
-
[14]
S. Vertovec, « Religion in Migration, Diaspora and Transnationalism », in RIIM Vancouver Center of Excellence, Research on Immigration and Integration in the Metropolis , Vancouver, RIIM Vancouver Center of Excellence, 2002.
-
[15]
Y. Schain, op. cit. [12].
-
[16]
T. Faist, « Transnational Social Spaces out of International Migration. Evolution, Significance and Future Prospects », Archives européennes de sociologie , vol. 39, n 2, 1998 ; L. Pries (dir.), Migration and Transnational Social Spaces , Adelshot, Ashgate, 1999 ; L. Basch et al. , Nations Unbound: Transnational Projects, Postcolonial Predicaments, and Deterritorialized Nation-States , New York, Gordon and Breach, 1994.
-
[17]
F. Ragazzi, When Governments say « Diaspora ». Transnational Practices of Citizenship, Nationalism and Sovereignty in Croatia and Former Yugoslavia , SciencesPo/Northwestern University, thèse de doctorat, février 2010.
-
[18]
À propos de l’intervention de l’État dans l’immigration, voir l’article de P. Levitt et R. de La Dehesa, « Transnational Migration and the Redefinition of the State: Variations and Explanations », Ethnic and Racial Studies , vol. 26, n 4, juillet 2003.
-
[19]
R. Kastoryano, « Le nationalisme transnational turc. Les Turcs de l’étranger et la redéfinition du nationalisme turc » in A. Dieckhoff et R. Kastoryano (dir.), Nationalismes en mutation : en Méditerranée Orientale , Paris, Presses de CNRS, 2002.
-
[20]
C. King, N.J. Melvin, « Diaspora Politics. Ethnic Linkages, Foreign Policy and Security in Eurasia », International Security , vol. 24, n 3, hiver 1999-2000.
-
[21]
A. M. Diop, « Structuration d’un réseau : la Jamaat-Tabligh (Société pour la propagation de la foi) », Revue européenne des migrations internationales , vol. 10, n 1, 1994.
-
[22]
A. Colonomos, op. cit. [4].
-
[23]
J. Jackson Preece, National Minorities and the European Nation-State System , Londres, Clarendon Press, 1998.
-
[24]
S. Hoeber-Rudolf, « Religion, State and Transnational Civil Society », in S. Hoeber-Rudolf et J. Piscatori (dir.), Transnational Religion and Fading States , Boulder (CO), Westview Press, 1997.
-
[25]
O. Roy, L’Islam mondialisé , Paris, Le Seuil, 2002.
-
[26]
Le mouvement Gülen, est l’un des principaux dans l’islam moderne actif en Turquie mais aussi à travers le monde, avec plus de 300 écoles (Asie centrale, les Balkans, etc.) L’aspiration du mouvement est de former des élites et d’accroître l’influence de la Turquie dans le monde à travers ses médias, ses publications, ses investissements dans l’instruction. Il constitue aujourd’hui un réseau très important dans la diffusion de l’islam comme valeur universelle. Un nombre important d’ouvrages a été publié sur le mouvement Gülen dont les plus importants sont ceux de H. M. Yavuz : « Is There a Turkish Islam ? The Emergence of Convergence and Consensus », Journal of Muslim Minority Affairs , 2004, vol. 24, n 2 et Turkish Islam and Secular State: The Gulen Movement , Syracuse (NY), Syracuse University Press, 2003
-
[27]
T. Kayaoglu, « Preachers of Dialogue: International Relations and Interfaith Theology », 2007, disponible sur Gulenconference.org.uk
-
[28]
O. Arifon, « Influence et communication dans l’environnement international. Le cas de la diplomatie non gouvernementale », Communication et langage , n 158, 2008.
-
[29]
J.A. Armstrong, « Mobilized and Proletarian Diaspora », American Political Science Review , vol. 52, n 2, juin 1976.
1Les populations en situation de minorité, du fait de leur appartenance à d’autres États, d’autres nations, d’autres peuples ou encore d’autres religions, se trouvent aujourd’hui au cœur de la redéfinition des rapports de force politiques nationaux et internationaux. Cela renvoie au phénomène classique de communauté ethnique et sa « diasporisation », c’est-à-dire, à la mise en place de liens de solidarité à partir d’une identité – nationale, religieuse, linguistique ou régionale – au-delà des frontières étatiques. Intensifiée par l’ampleur des migrations, la consolidation de ces réseaux dits transnationaux, non seulement favorise les transferts culturels, sociaux, politiques, voire idéologiques, mais guide aussi les activités qui relient le pays d’origine au pays d’installation, donne aux migrants « l’illusion de la non-permanence [1] » de leur départ, et fait des populations « déplacées » ou « en mouvement » de nouveaux acteurs des relations internationales. Elles sont désormais le moteur de changements des politiques intérieure et extérieure dans au moins deux sociétés, deux États, voire au-delà.
2Cette évolution s’oppose à la perspective réaliste centrée sur les relations exclusives entre États. Dans les années 1970, Robert Keohane et Joseph Nye avaient été les premiers à utiliser le terme de « relations transnationales » pour critiquer, à raison, la vision réductrice de relations internationales orchestrée seulement par les États [2]. À travers les réseaux transnationaux, circulent désormais le savoir et le pouvoir. Le savoir grâce à l’intensification des communications, le pouvoir grâce à l’influence des structures et des acteurs dits transnationaux – non étatiques – sur les politiques ; le savoir sur d’autres cultures et d’autres structures institutionnelles ; et le pouvoir d’agir hors des frontières territoriales. Cela implique un positionnement des États face à de nouvelles normes revendiquées, face à de nouveaux cadres juridiques et politiques communs, à de nouvelles conventions, à de nouveaux « rites d’interaction », qui déterminent une véritable redéfinition des intérêts et des identités, des frontières, des territoires et des souverainetés [3].
3Le terrain de la transnationalité est vaste et inclut à la fois les organisations non gouvernementales (ONG) et les États, les organisations internationales, les mouvements sociaux dont le cadre et l’impact dépassent les cadres nationaux, les réseaux transnationaux de militants et leurs implantations, locales ou globales [4]. Les théories en compétition (réalistes et néoréalistes, libérales et néolibérales) et leurs variantes (institutionnalisme, néo-institutionnalisme) n’excluent pas nécessairement l’État de ces nouvelles configurations des relations internationales, mais remettent en cause l’État souverain en soulignant ses limites comme acteur unique hors de ses frontières territoriales.
4Quant aux minorités [5] – ici issues des migrations post-coloniales en Europe –, les relations continues, intenses et complexes, qu’elles entretiennent avec les pays d’origine ou de référence, les transferts culturels, sociaux, économiques, financiers, politiques et idéologiques entre pays de départ et pays d’arrivée, font glisser leurs relations aux États du national à l’international. Ce glissement, certes sans implication juridique qui relève du droit international, s’opère grâce à des acteurs qui cherchent à consolider des solidarités et leurs intérêts au-delà des cadres nationaux, en mettant en avant une combinaison spécifique d’identité et d’intérêt. Ce glissement engendre des tensions entre les États et les populations en question qui, tout en étant installées sur le territoire du premier, cherchent à agir au-delà de ses frontières. Pourtant, dans le même temps, ces mêmes populations contribuent à la reconfiguration des espaces diplomatiques grâce à leur rôle de représentation, « d’ambassadeurs privés », qui contribue aussi à reconstituer les liens entre États, nations et peuples [6].
5Les présentes réflexions s’appuient largement sur la mobilisation de militants issus de l’immigration post-coloniale en Europe : « Turcs d’Europe », « Marocains d’Europe » ou encore « musulmans d’Europe ». Les acteurs les plus impliqués dans la demande de représentation et de reconnaissance s’attribuent, de fait, un rôle d’intermédiaire entre pays d’installation – et souvent de citoyenneté –, et pays de départ, devenu pays de référence. Dans la plupart des cas, les associations constituent leur arène d’action. Les plus actifs des militants circulent dans divers réseaux familiaux, commerciaux et associatifs, et relient espaces privés et publics, économiques, sociaux, culturels et politiques d’Europe, et espaces des pays dont ils sont originaires. Grâce à la consolidation des solidarités transnationales, ils apportent de nouvelles idées qu’ils font circuler à l’intérieur du réseau, introduisent de nouveaux discours dans les débats publics dans plusieurs espaces à la fois, et cherchent à influencer les politiques nationales et internationales [7]. On s’interrogera ici sur les relations complexes de ces acteurs avec les États, et sur la constitution d’un nouvel espace diasporique dénationalisé, donnant naissance à une diplomatie fondée sur la situation de minorité de certains groupes, notamment religieux, comme les musulmans en Europe.
La relation aux États
6De toute évidence, le phénomène n’est pas nouveau. Les populations expatriées pour des raisons économiques ont souvent considéré leur émigration comme temporaire, et conservaient spontanément des liens avec leur pays d’origine. Peu importait alors la distance entre pays ; les migrants d’Italie ou de Pologne aux États-Unis au début du xx e siècle maintenaient leurs relations avec leurs compatriotes restés au pays, leur envoyaient leurs économies, soutenaient les partis politiques locaux, mariaient leurs enfants au pays. Ce qui est nouveau dans l’expression de la solidarité transnationale aujourd’hui, c’est sa dimension organisationnelle : l’élaboration des réseaux, la construction de communautés, et l’institutionnalisation, qui suppose la coordination d’activités fondées le plus souvent sur des références (objectives ou subjectives) et sur des intérêts communs [8].
7En 1916, aux États-Unis, alors que le discours sur l’américanisation était au cœur du débat, et que les politiques d’immigration s’accompagnaient de discours nationalistes, un jeune WASP , Randolph Bourne, lançait un plaidoyer pour une Amérique transnationale (Trans-National America [9]). S’opposant à la centralité de l’ethnicité dans les politiques d’immigration, et à un patriotisme exigeant une allégeance unique des citoyens, R. Bourne proposait une nouvelle conception de l’identité américaine, qui prendrait en considération la diversité de sa population, et suggérait de considérer les États-Unis comme la « première nation internationale [10] ». Pour lui, cette nation devrait prendre en compte les différences, et son nationalisme tenir compte de l’histoire des migrations et de l’attachement des migrants à leur pays d’origine, sans que soit remis en cause le sentiment d’appartenance à une seule communauté politique. Il lançait ainsi les prémisses du « pluralisme culturel », notion reprise par la suite par Horace M. Kallen [11].
8Le système de représentation au Congrès américain, conjugué à l’intégration économique des migrants d’hier, devenus aujourd’hui minorités ethniques, et qui est à l’origine de la formation des groupes d’intérêt ou lobbies , n’est rien d’autre que le reflet de cette Amérique transnationale. Les motivations de ces minorités sont multiples, tout autant que les appartenances et les références : elles font appel au sentiment d’appartenir à un peuple et à la nécessité d’assurer sa mémoire (cas des Juifs et des Arméniens, mais aussi des noirs pour la mémoire de l’esclavage ou encore des Native Americans pour l’histoire des États-Unis). Le futur du pays dit « de départ » (ou de référence), sa place dans le concert des nations, mais aussi les changements qu’ils pourraient apporter à la société, leur concours à son développement économique ou politique, constituent des thèmes poussant ces populations à agir, tout autant que les politiques déjà en place dans le pays d’installation et de citoyenneté [12]. Cette relation dite triangulaire, qui se trouve au cœur de toute diaspora, ou communauté transnationale, est aussi analysée par Rogers Brubaker dans son étude des minorités nationales, qui établit un axe entre la communauté de minorité, l’État de résidence et l’external homeland , État de référence qui partage les mêmes traits culturels que la minorité [13]. De son côté, Steve Vertovec use de la même expression pour traduire la multiplicité des identités en diaspora et les relations entre la collectivité nationale, le groupe et l’État d’origine [14]. Les minorités agissent comme n’importe quel groupe d’intérêt souhaitant peser sur la politique nationale et internationale du pays de résidence et de citoyenneté au nom de l’universalité des droits [15].
9Par ailleurs, le libéralisme économique a favorisé le développement des productions et des services destinés aux membres des différentes communautés ethniques. La diffusion de certains de ces produits ou services d’abord liés à des contextes locaux, résulte de la dispersion, à l’échelle d’un continent ou même du monde entier, d’immigrés originaires de la même région, ou du même pays. En dépit de la diversité culturelle et linguistique de leurs membres, les communautés indiennes et chinoises à l’étranger fournissent les meilleurs exemples d’une telle expansion commerciale. La circulation des capitaux et des marchandises est liée à des normes économiques et à une culture de la consommation diffusées d’un pays à l’autre par des acteurs transnationaux.
10En Europe, comme aux États-Unis, l’émergence des communautés transnationales issues de l’immigration post-coloniale des années 1960 est le produit du libéralisme politique, et l’application des politiques dites d’identité depuis les années 1980 a privilégié le pluralisme ethnique, favorisé les activités culturelles menées par les associations d’immigrés, au sein desquelles les identités sont réappropriées, organisées et redéfinies pour se positionner face aux États. Les fragments d’identité nationale, telles les appartenances régionales, ethniques, linguistiques, occultées lors de la formation de l’État-nation unitaire qui tend vers une homogénéité politique et culturelle, resurgissent grâce au multiculturalisme appliqué de démocraties occidentales désormais soucieuses de reconnaître les différences.
11Cette diversité, légitimée dans la société d’accueil, est transférée dans la société de départ avec, aussi, une quête de reconnaissance. Les militants circulent entre plusieurs espaces politiques transportant les identités « réappropriées » dans l’immigration, les valeurs et les normes politiques acquises dans les pays européens, institutionnalisées dans le cadre des associations. C’est ainsi que ces identités organisées et exprimées publiquement dans le cadre des associations reconnues et soutenues par les États, et dotées par conséquent une légitimité politique dans le pays d’immigration, redéfinissent les solidarités, et cherchent à institutionnaliser leur lien avec le pays d’origine pour s’affirmer dans les deux pays [16]. Le cas des Kurdes est, par exemple, éloquent. Par la voix de leurs militants, les Kurdes cherchent une reconnaissance comme « communauté kurde » dans l’immigration, avec une culture, une histoire, distinctes de celles de la « communauté turque ». Cette différenciation, qui revêt en Turquie la forme d’un conflit de « nationalisme », définit les Kurdes comme une « minorité » à l’intérieur d’une communauté transnationale. Leur demande de reconnaissance met en évidence des revendications élaborées non seulement en situation d’immigration, mais à partir d’un statut de double minorité : minorité dans la minorité en Allemagne, et minorité en Turquie. C’est le cas aussi des Kabyles et Berbères, notamment dans leurs relations au Maghreb. Dans le même registre, l’islam, dont l’expression politique est combattue dans les pays d’origine des migrants, trouve un appui auprès des populations émigrées, et retourne au pays d’origine avec une légitimité acquise en Europe pour formuler les mêmes revendications. Ce qui pousse les États d’origine à intervenir dans l’organisation de l’islam en Europe...
12Le contexte européen – et plus précisément l’Union européenne (UE) – apporte une dimension nouvelle à l’action politique, en la situant au-delà des États. La libre circulation des individus, des capitaux et des biens contribue à la formation de nouveaux groupes d’intérêts et/ou de communautés transnationales, qui entendent agir directement à un niveau européen, c’est-à-dire auprès d’institutions supranationales. Ainsi l’UE a-t-elle introduit un nouvel axe : les institutions supranationales comme source de droit et de légitimité, donnant plus de poids à leur action. C’est dans l’articulation de ces interactions complexes que se dessinent les stratégies des acteurs. Elles mettent en évidence un engagement politique, donc une identification à un ensemble politique transcendant les frontières nationales, et un nouveau rôle, une nouvelle fonction de représentation, deviennent nécessaires, et se manifestent, dans plusieurs espaces politiques et auprès des institutions européennes supranationales. Les Kurdes, par exemple, qui disposent de plus de ressources politiques à l’étranger qu’en Turquie, portent leurs revendications auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, du Conseil de l’Europe, auprès de la Cour de Justice de l’Union européenne et du Parlement européen, pour se retourner ensuite vers la Turquie et en obtenir une reconnaissance en tant que « minorité », avec une représentation officielle dans les institutions.
13Les États d’origine participent à la définition ou à la création d’une diaspora, ou encore à l’identification de ses citoyens à une identité « diasporique », d’abord grâce à l’émergence d’un espace de diaspora reconnu comme espace d’action politique [17]. Le processus peut se traduire par des adaptations de la législation sur la nationalité, ou par le fait que l’on accorde un statut spécial à la double nationalité. Tel est le cas aujourd’hui dans plusieurs pays d’émigration. Cette évolution renvoie à une dualité apparemment contradictoire, mais en réalité complémentaire : la double nationalité renvoie au maintien d’un statut de minorité, du fait de l’appartenance explicite à un autre État ; mais elle est aussi le témoignage d’une intégration dans la société d’installation, du fait d’un statut juridique et de par des actions qui s’inscrivent dans le cadre des institutions de l’État d’accueil.
14Ce processus conduit naturellement à une re-conceptualisation de la notion de citoyenneté, sur la base d’un équilibre différent : la citoyenneté prend forme avec la participation aux institutions nationales du pays d’installation, quant à l’identité, elle s’exprime dans le cadre des relations à l’État d’origine. Ce dernier intervenant pour désigner des acteurs non étatiques issus d’une situation de minorité sur un autre territoire, comme interlocuteurs officiels, dans les relations d’État à État [18]. Dans le cas de l’immigration turque par exemple, 4 millions de personnes dispersées en Europe constituent, pour la classe politique et les médias turcs, une catégorie nouvelle : « les Turcs de l’étranger ». L’objectif d’Ankara est d’assurer l’attachement des populations émigrées à l’idéologie nationale exprimée par la rhétorique kémaliste – allégeance à un islam laïcisé et à une nation unifiée et soumise au contrôle de l’État. Ce qui revient à maintenir l’idée d’une citoyenneté turque, mais dans une logique de citoyenneté extraterritoriale : une manière de maintenir le lien entre citoyenneté et nation déterritorialisée [19]. Cet attachement devient une ressource importante pour négocier la place de la Turquie auprès de l’UE, voire dans le système international, et constitue désormais un élément important de la politique étrangère d’Ankara [20]. Il en est de même dans les relations entre le Maghreb, et plus spécifiquement le Maroc, et la France. En décembre 2007 a ainsi été créé au Maroc un Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, avec un ministère délégué chargé de la Communauté marocaine résidant à l’étranger.
Espace transnational et diplomatie globale
15Les actions s’inscrivant dans les relations avec plusieurs États posent inévitablement la question des loyautés multiples. Le pays d’installation démocratique devient source de droit ; le pays dit d’origine demeure source d’identité et d’émotion ; l’espace transnational est un espace d’action, et donc d’identification, à travers lequel circulent, et où interviennent, les nouveaux « ambassadeurs ». La logique de la supranationalité est à l’origine de cet espace public transnational, « espace communicationnel » dénationalisé où rivalisent les réseaux identitaires, professionnels, les réseaux d’information et les réseaux d’influence. La mise en place de ces réseaux transnationaux, comme l’intervention des institutions supranationales, contribuent à la formation de nouvelles formes de socialisation politique des acteurs transnationaux, dans le cadre d’une nouvelle culture politique européenne et transnationale. Elles donnent ainsi naissance, pour les citoyens des pays tiers, à un espace d’identification avec une société européenne : les pays d’origine se trouvent ainsi, de fait, intégrés dans l’espace public européen.
16L’appui sur la supranationalité a pour objectif d’aboutir à une représentation politique qui ne peut se définir seulement dans un cadre national. Dans cette logique, une solidarité transnationale recentrée autour d’un élément unique, comme la religion – l’islam –, prend tout son sens. Non seulement elle est perçue comme unifiée aux yeux de l’opinion internationale, parfois même des institutions, mais elle permet à ses militants d’élaborer des discours unificateurs, de se constituer en groupe de pression unifié, avec une place importante dans l’espace public transnational, pour agir sur les États. Les associations islamiques en Europe – qu’elles soient d’origine indienne-pakistanaise comme le Tablighi Jamaat (appelée « Association foi et pratique » en France) et implantée d’abord en Grande-Bretagne en 1960, ou d’origine turque comme Milli Görus, qui compte 28 branches dans toute l’Europe et dont le centre est à Cologne – se préoccupent toutes de préserver une identité religieuse, l’identité musulmane. Elles se définissent comme « multinationales » et s’adressent à plusieurs nationalités, et aux musulmans citoyens de plusieurs pays d’immigration [21]. Cette multi-ethnicité de l’islam en Europe se trouve « recentrée » autour d’une identité de « minorité », qui affiche une solidarité religieuse, et marque un glissement d’une identification territoriale à une identification globale.
17Cela n’a rien d’étonnant. Les religions ont toujours été à l’origine des réseaux transnationaux les plus élaborés et les plus institutionnalisés [22]. Par ailleurs, les communautés religieuses ont toujours été stimulées par la sécularisation pour se constituer en groupes de pression, et agir dans le domaine des relations internationales – comme d’ailleurs le prouvent les traités sur les minorités, depuis les traités de Westphalie de 1648 jusqu’au Congrès des nations à Berlin en 1878, aux énoncés partiellement repris par la Société des nations à la fin de la grande guerre [23].
18Dans le cas de l’immigration post-coloniale en Europe, l’islam, dénominateur commun d’une grande partie de la population concernée, est vécu comme une identité englobante qui transcende les différences nationales, linguistiques et ethniques, voire religieuses (de confréries) et politiques. L’islam en Europe trouve son fondement dans une fierté « ethnique », un sentiment communautaire dont les éléments sont puisés dans sa pratique, ses traditions, ses valeurs et sa force mobilisatrice qui en font même les fondements d’une « identité morale ». Les dirigeants des associations islamiques sont devenus les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics, notamment dans les négociations sur la reconnaissance de l’islam au même titre que les autres religions dans différents pays européens qui ont ainsi donné une légitimité à leur action, voire à leurs interventions. Ces responsables sont désormais respectés par les familles, non seulement pour leur savoir en matière de religion, mais aussi pour leur sens de l’autorité et de la discipline dans un environnement où règne une violence quotidienne. En bref, ils se sont crédités d’une représentativité de fait . Du local au global : le sport, le soutien scolaire, les débats sur l’islam comme religion, comme philosophie, comme doctrine, les débats sur les questions d’actualité concernant les musulmans, comme l’affaire Rushdie ou l’affaire du foulard, ou plus vaste encore, le conflit israélo-palestinien, tous ces thèmes font partie de leurs activités, aussi bien que l’apprentissage du Coran ou de la langue arabe.
19Par ailleurs, c’est autour de l’islam comme religion de minorité, que les communautés se sont constituées en Europe pour légitimer leur demande de reconnaissance et obtenir des politiques publiques pluralistes [24]. L’islam devient à la fois un « refuge », et une source d’identification devant les causes qui « agitent le monde », et pèse ainsi aussi bien au niveau local que transnational, voire global, d’autant que la mobilisation autour du conflit israélo-palestinien réunit non seulement les associations islamistes et religieuses, mais encore les organisations musulmanes les plus laïques, ainsi que les autres groupes politiques qui s’alignent sur leur cause.
20Cette ouverture vers « l’universel » donne une plus grande légitimité à la « recentralisation identitaire » autour de l’islam. Celle-ci s’opère à travers les discours des acteurs confrontés aux conflits internationaux : par exemple à travers le sentiment d’appartenir au monde arabo-musulman solidaire contre une perception victimaire de l’Intifada, de la guerre du Golfe, de la guerre en Bosnie, de la guerre contre l’Irak, etc. Dans cette identification se croisent les références nationales et internationales. De son côté, la normativité supranationale fondée sur les droits de l’homme, l’exigence d’égalité et de lutte contre les discriminations dans les démocraties, renforce l’universalité de l’identité et sa « recentralisation ».
21Il ne faut pas oublier les pays d’origine et les organismes internationaux dans la promotion d’une identité musulmane. Les pays d’origine s’appuient sur des liens familiaux consolidés par des échanges culturels, commerciaux et associatifs entre différents pays d’installation de leurs citoyens, et soutiennent les initiatives des migrants pour l’enseignement de la langue d’origine, ou pour l’ouverture de lieux de culte ou d’écoles communautaires. Grâce à la densité des communications, l’identité religieuse se cultive, et une culture s’affiche comme « différente » à l’intérieur des réseaux religieux transnationaux qui couvrent l’espace européen. Des organismes internationaux qui entendent promouvoir l’islam en Occident réactivent de leur côté la loyauté religieuse des populations musulmanes installées dans différents pays européens, avec cependant des stratégies contradictoires, voire parfois conflictuelles. Les pays d’origine aspirent à une représentativité supranationale, quand les organismes internationaux cherchent à « uniformiser » les différences en dépassant les clivages nationaux des musulmans installés en Europe, pour en arriver à créer une seule identification : celle d’être musulman en Europe et, de là, à la reconnaissance de l’islam par les institutions européennes. L’objectif est donc de créer une solidarité transnationale fondée sur l’Islam, et cela en dépit des oppositions des pays d’origine, qui rejettent la politisation de l’islam (source de conflit avec le pouvoir) que ces organismes cherchent à promouvoir.
22Des États extérieurs aux pays d’origine et aux pays d’installation rejoignent ainsi les organisations non gouvernementales (ONG), pour intervenir dans la politique vis-à-vis de l’islam des pays d’origine, ou des pays d’installation, en dépit des conflits d’intérêt que génère leur intervention. Alors que les États d’origine cherchent à maintenir la loyauté à la nation déterritorialisée grâce à la citoyenneté extraterritoriale, les États d’installation cherchent à assurer une intégration des populations en question dans leur société et leurs institutions, les ONG, de leur côté, cherchent non seulement à promouvoir une identité religieuse autour de l’islam, mais incitent les acteurs à prendre position vis-à-vis des politiques locales. Elles collaborent avec les associations locales et nationales, dans le but de former des acteurs « globaux » militants.
23Tout cela coexiste avec un « islam mondialisé », tel que le décrit Olivier Roy, fait de réseaux où les pays d’origine perdent leur rôle de contrôle, et ne sont plus qu’une référence lointaine [25]. Les nouveaux acteurs qui s’érigent en protecteurs, défenseurs, voire financeurs de l’islam minoritaire à travers le monde, ne sont même pas nécessairement issus de l’immigration ; ce sont des individus qui agissent à partir des pays promoteurs de l’islam dans le monde, comme l’Arabie Saoudite, ou encore des ONG islamiques qui passent de l’action caritative à la mobilisation politique.
24Les nouvelles solidarités, qui vont du local au transnational, permettent de resituer les rapports de force économiques et politiques habituels dans un « système global ». Il s’agit désormais d’une véritable trame des projets politiques ; les politiques de lutte contre le terrorisme, de sécurité, de protection de frontières, voire les politiques d’identité et de représentation, mettent toutes en évidence l’importance des réseaux, et leur rôle indispensable dans les négociations internationales.
25Depuis le 11 septembre 2001, les États rivalisent avec les réseaux transnationaux pour s’intégrer dans la globalisation. Les États dits d’origine, notamment la Turquie et le Maroc, comptent de plus en plus sur ces réseaux religieux qui occupent l’espace global, et sur les acteurs non étatiques, dès lors qu’il s’agit de la protection des populations musulmanes, du contrôle de l’islam à travers les institutions représentatives officielles des pays d’installation, ou encore des négociations entre États et musulmans en Europe. D’autres États agissent à travers les ONG et des acteurs non étatiques (imams par exemple), dès qu’il est question de symboles identitaires à préserver (le foulard ou la burka ). Quant aux États d’installation, ils s’intègrent de la même façon dans les réseaux – officiels et non officiels – pour la protection des frontières. Ils s’appuient par ailleurs sur les acteurs non étatiques pour la résolution des conflits, internes comme internationaux, suscités par des relations entre États et minorités. Une organisation sur le « dialogue des civilisations » – lancée par le mouvement Gülen dans le cas des musulmans [26] –, représentée auprès de la Commission européenne, cherche à intervenir dans les controverses entre communautés religieuses, dans la gestion du sécularisme, et dans l’engagement des acteurs en faveur des valeurs de démocratie pluraliste [27].
26De cette approche de « diplomatie non gouvernementale », où des acteurs non étatiques tentent de participer aux négociations internationales, émergent des droits et des règles qui peuvent contribuer à réguler des questions particulières et concrètes de la communauté internationale [28].
27Ainsi le rôle international des populations en situation de minorité comme acteurs non étatiques s’appuie-t-il sur un sentiment communautaire qui s’exprime au-delà des frontières nationales, aussi bien que par rapport aux États. Même si leurs mobilisations transnationales contribuent, à certains égards, à la formation de « communautés à part », ces dernières paraissent désormais être des structures indispensables pour négocier avec les pouvoirs publics la reconnaissance d’identités collectives construites dans des cadres qui restent nationaux. La transnationalité introduit ainsi un nouveau rapport à l’État, qui se caractérise par une « dépendance mutuelle », pour reprendre l’expression de J. Armstrong, une dépendance mutuelle entre un État libéral, pluriel, et la « diaspora mobilisée ». Alors que les diasporas occupaient dans les États pré-modernes une place importante surtout dans le domaine du commerce international, les « diasporas mobilisées » se trouvent aujourd’hui, selon J. Armstrong, en position de « négociation internationale » quant aux décisions politiques [29]. L’interdépendance accrue entre les populations dispersées et les États, à la fois d’origine et de résidence et même au-delà, s’inscrit dans un système d’interactions global et complexe, et est soumise à des processus de négociations internes et externes.
28Cela se traduit par des négociations permanentes entre acteurs transnationaux et États. Du point de vue des acteurs, le transnationalisme devient un outil de pression, voire de rapport de force politique ; du point de vue des États, il s’agit de négocier les moyens d’inclure dans leurs stratégies politiques les expressions identitaires nées de leurs relations avec les populations en situation de minorité, afin de développer de leur côté des stratégies de pouvoir « déterritorialisées ». Cela revient pour les États à agir eux-mêmes comme des acteurs transnationaux et non étatiques – aussi contradictoire que cela puisse paraître –, en interaction permanente dans un espace global déterritorialisé où se croisent les spécificités culturelles et politiques des sociétés nationales, dans le cadre d’activités multinationales. Il s’agit là aussi d’un mode d’intégration des États dans les processus de globalisation.
Mots-clés éditeurs : Minorités, Union européenne, Immigration, Islam
Date de mise en ligne : 01/09/2010.
https://doi.org/10.3917/pe.103.0579Notes
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Le terme de minorité est ambigu, comme le montrent les incertitudes dans la mise en place des formes juridiques de sa reconnaissance. La définition proposée par la Convention européenne des droits de l’homme se révèle large : « le terme minorité désigne un groupe numériquement inférieur au reste de la population et dont les membres sont animés de la volonté de préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue » (art. 2 de la proposition de convention de 1991). Par commodité, nous nous référons ici aux populations en situation de minorité ethnique ou religieuse du fait des migrations.
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