Couverture de PE_102

Article de revue

Comptes rendus

Pages 460 à 479

GESTION DE CRISE, MAINTIEN ET CONSOLIDATION DE LA PAIX. ACTEURS, ACTIVITÉS, DÉFIS

Thierry Tardy

Paris et Bruxelles, De Boeck, 2009, 280 pages

1Thierry Tardy relève ici un pari difficile : faire un tour d’horizon des défis de la gestion de crise dans l’après-guerre froide en traitant simultanément des concepts, des acteurs (États, organisations internationales et acteurs non étatiques) et des difficultés rencontrées. L’approche non institutionnelle constitue la première qualité de cet ouvrage. T. Tardy ayant fait le choix judicieux de traiter de la gestion de crise en général, le livre se distingue des nombreux ouvrages dédiés aux activités et à la politique d’une organisation donnée (Organisation des Nations unies [ONU], Union européenne [UE] ou Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN]) pour couvrir l’ensemble des acteurs, offrant ainsi une analyse comparée trop rare dans la littérature académique.

2La première partie traite du cadre conceptuel général de la gestion de crise, en prenant soin d’écarter du champ de l’étude les opérations coercitives (Irak par exemple). Elle propose en particulier une analyse critique indispensable des différentes définitions de la « crise » et de la « gestion de crise », avant de s’attarder sur le rôle central des États et de leurs stratégies.

3La deuxième partie analyse la gestion de crise opérée par les organisations internationales en présentant d’abord les débats qui traversent l’ONU, acteur incontournable frappé de difficultés chroniques, puis l’émergence laborieuse de l’UE comme acteur de la gestion des crises, et l’évolution de l’OTAN. T. Tardy s’attache ensuite à examiner les cas très différents de l’Organisation pour la sécurité et la?coopération en Europe (OSCE) et de l’Union africaine, à travers d’utiles développements sur le fonctionnement et les dysfonctionnements de ces organisations qui ne sont pas des acteurs de second rang de la gestion des crises et du maintien de la paix.

4Enfin, la troisième partie consacrée aux « défis de la gestion de crise » ouvre tous les débats, qu’il s’agisse des problèmes de légitimité, des relations de rivalité ou de coopération entre organisations. Elle traite également du rôle parfois ambigu des ONG, coincées entre les enjeux de la sécurité humaine, du développement, et la nécessaire prise en compte des dimensions politiques et de sécurité. Un zoom intéressant sur le rôle des sociétés militaires et de sécurité privées tend à écarter l’hypothèse parfois évoquée d’un accroissement de leur rôle. Un dernier chapitre consacré aux questions budgétaires et financières rappelle, chiffres à l’appui, l’explosion du budget des opérations de maintien de la paix de l’ONU (passé en une décennie de 1 milliard de dollars en 1999 à 7,1 milliards en 2009). Ce chapitre montre combien les impératifs financiers constituent une contrainte lourde pour toutes les organisations impliquées, alors même que les opérations de gestion de crise sont, par comparaison, infiniment moins coûteuses que les opérations de guerre. On notera enfin qu’une multitude d’encadrés et de tableaux, une bibliographie solide et une webographie permettront au lecteur de retrouver de nombreuses informations utiles et particulièrement à jour.

5Même si cet ouvrage s’insère dans une collection destinée aux étudiants de master, le panorama dressé par T. Tardy sera tout aussi indispensable aux praticiens ou aux chercheurs. La qualité d’une réflexion qui va au-delà d’une synthèse très complète offre ainsi des pistes utiles sur les grands débats du moment.

6Camille Grand

REBUILDING WAR-TORN STATES. THE CHALLENGES OF POST-CONFLICT ECONOMIC RECONSTRUCTION

Graciana Del Castillo

Oxford, Oxford University Press, 2008, 464 pages

7Les processus de reconstruction économique en environnement post-conflictuel ne peuvent être appréhendés comme des politiques de développement classique. Ils doivent tenir compte de la spécificité du contexte : les contraintes politiques, sécuritaires ou économiques. Tel est, en substance, le message de cet ouvrage, qui part du constat d’une faiblesse de l’analyse des besoins et particularités des situations post-conflictuelles pour dresser une liste exhaustive de recommandations afin d’optimiser le volet économique de la consolidation de la paix.

8Pour l’auteur, la reconstruction économique après un conflit doit s’appuyer sur six fondamentaux :

91. les États en sortie de conflit font face à une situation de development-plus qui doit être prise en compte dans l’élaboration d’une stratégie : ils doivent affronter, outre le défi du développement traditionnel, le fardeau de la réhabilitation économique et de la réconciliation nationale propre à l’après-conflit ;

102. l’objectif politique de la reconstruction doit toujours prévaloir sur les objectifs économiques : certaines décisions de nature économique, bien que vues comme non orthodoxes (par le Fonds monétaire international [FMI] ou la Banque mondiale par exemple), peuvent être prises dans un but politique et à des fins de stabilité ;

113. la légitimité politique des leaders – nationaux ou internationaux – est essentielle au succès des choix économiques ;

124. la mesure de l’efficacité des politiques ne peut être celle du développement traditionnel, mais doit prendre en compte la contribution à la réconciliation nationale ;

135. la nature politique de la reconstruction implique que les agences de développement ne peuvent jouer le rôle de leader dans la définition et la mise en œuvre des programmes de consolidation de la paix ;

146. les politiques de reconstruction économique ne peuvent reposer sur des mécanismes institutionnels et législatifs complexes, dont la maîtrise nécessite des ressources qui font défaut aux États en sortie de crise.

15Fort de ces six prémisses, l’auteur passe en revue quatre opérations dans des situations supposées de post-conflits – Salvador, Kosovo, Afghanistan et Irak –, lesquelles confirment, ou infirment, la thèse, selon qu’elles révèlent ou non la présence des six prescriptions de départ.

16L’ouvrage se veut pédagogique et empirique, replace avec bonheur les questions économiques dans leur environnement politique, ce qui conduit à une remise en cause bienvenue de l’approche souvent dogmatique des institutions financières (FMI, Banque mondiale) et de développement (Programme des Nations unies pour le développement [PNUD] entre autres). Compte tenu de la centralité de la problématique économique, on pourra néanmoins s’interroger sur la pertinence des études de cas (Irak et Afghanistan notamment), où les aspects économiques ne sont pas centraux, et où la dimension post-conflit peut être contestée. Les cas plus riches d’enseignements – Haïti ou de nombreux pays africains (Burundi, Angola, Sierra Leone, etc.) – auraient sans doute mérité un éclairage plus approfondi. Enfin, l’observateur des politiques de consolidation de la paix restera dubitatif face à la longue liste de prescriptions définissant une situation idéale qui n’a en pratique que peu de chances de se réaliser. Ces?réserves faites, l’ouvrage de Graciana Del Castillo a le grand mérite de traiter de la reconstruction économique en environnement post-conflit avec compétence et un sens évident des réalités de terrain.

17Thierry Tardy

NATIONALISMES RÉGIONAUX. UN DÉFI POUR L’EUROPE

Frank Tétart

Paris et Bruxelles, De Boeck, 2009, 112 pages

18Coauteur du Dessous des Cartes , l’émission à succès d’Arte qui a fait aimer la géopolitique aux Français, Frank Tétart signe ici un petit livre consacré aux nationalismes régionaux en Europe.

19La première partie est théorique. Elle présente les concepts de nation et de nationalisme, qui diffèrent amplement d’un pays à l’autre : au modèle « civique » prôné par la France (la nation fondée sur la volonté de vivre ensemble, « plébiscite de tous les jours » selon la célèbre formule d’Ernest Renan) s’oppose le modèle « ethnique » de l’Allemagne (est allemand l’homme de langue et de culture germaniques, selon Fichte ou Herder). F. Tétart s’interroge sur ce qui fonde l’identité nationale : le territoire, la langue. Ces notions entretiennent entre elles des relations dialectiques : la langue par exemple fonde la nation (la Roumanie s’est construite autour de la langue roumaine) tout autant qu’elle est construite par elle (la construction nationale en France s’est accompagnée, depuis l’édit de Villers-Cotterêts, d’un processus de normalisation linguistique). Mais dans tous les cas, le processus de construction nationale est profondément contingent : il n’existe pas à priori et pour l’éternité d’espaces territorial et linguistique en parfaite coïncidence et la « pureté du territoire » est une illusion.

20Dans une seconde partie, moins conceptuelle, l’auteur présente quelques nationalismes régionaux européens : Catalogne, Pays Basque, Flandre, Écosse, Abkhazie... Cette présentation, parfois trop rapide, révèle l’actualité paradoxale des nationalismes dans une région du monde parfois présentée comme « post-westphalienne ». Loin en effet de les périmer, la mondialisation exacerbe les nationalismes : tout se passe comme si les interactions grandissantes nourrissaient le besoin de se protéger en se repliant sur des identités rassurantes. Ce mouvement, qui peut s’abriter derrière le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, risque de conduire à une dangereuse prolifération étatique. La Yougoslavie a donné naissance à sept États – depuis l’indépendance autoproclamée du Kosovo en février 2008 –, à la viabilité économique incertaine et à l’identité nationale d’autant plus chatouilleuse qu’elle ne diffère guère de celle du voisin (F. Tétart montre comment les quatre pays qui avaient en partage le serbo-croate l’ont renationalisé en insistant sur ses particularités dialectales).

21Que ces mouvements se développent en parallèle avec la construction européenne n’est paradoxal qu’en apparence : l’Union européenne (UE) se présente comme un cadre rassurant qui épargne aux nouvelles entités régionales les risques d’une indépendance mal préparée. C’est ce qui explique la séduction européenne qu’éprouvent les milieux nationalistes les plus revendicatifs, en Flandre, en Écosse ou en Catalogne.

22Yves Gounin

SCIENCE POLITIQUE

SATOW’S DIPLOMATIC PRACTICE. SIXTH EDITION

Sir Ivor Roberts (dir.)

Oxford, Oxford University Press, 2009, 792 pages

23Dense et riche ouvrage doté d’une multitude d’illustrations historiques, la 6e édition de Satow’s Diplomatic Practice est un guide exhaustif sur la pratique de la diplomatie qui mérite l’attention des érudits et de tous ceux qui s’intéressent à la matière. Les tenants et les aboutissants du métier de diplomate sont développés dans l’ensemble de l’ouvrage, démontrant la complexité du domaine, tout comme l’importance qu’il faut lui accorder.

24En 1917, Sir Ernest Mason Satow réalise un travail complet sur l’art de la diplomatie. De profonds bouleversements géopolitiques du système international étant intervenus depuis la précédente édition (1979), il s’avérait nécessaire d’enrichir l’œuvre.

25L’évolution du domaine diplomatique se voit retracée à travers la littérature par des exemples pertinents. En dépit des mutations de la pratique de la diplomatie, l’ouvrage met l’accent sur les origines fondatrices de la diplomatie et le fait que les États ont pu institutionnaliser sa pratique par le droit coutumier international. Celui-ci, qui s’est développé par des relations interétatiques croisées, ne se définit plus aujourd’hui par rapport seulement à ces dernières. La codification de la diplomatie est très bien analysée, afin de prendre en compte à juste titre l’importance du rôle des nouveaux acteurs dans un monde qui demeure cependant stato-centré.

26Dans cette logique, le livre met en avant les efforts poursuivis par la communauté internationale dans le sens d’une diplomatie multilatérale institutionnalisée. La légitimation croissante des institutions internationales montre la détermination des États à développer et sécuriser leurs intérêts – par la voie des armes diplomatiques.

27L’élargissement du domaine diplomatique est ainsi présenté en une multitude de parties spécifiques, traitant de thèmes comme l’établissement et les fonctions des missions diplomatiques, les immunités et les privilèges, les questions administratives, etc. De même, lorsque certains enjeux entraînent une rupture diplomatique entre États, la continuité demeure dans la conduite formelle de la diplomatie, en dépit de l’absence de relations interétatiques officielles. Ce phénomène peut être observé par exemple en cas de dommages ou de destruction de propriétés privées à l’étranger, ou encore pour la protection de personae non gratae . Il est également très intéressant de voir la manière dont l’ouvrage de Sir Ivor Roberts examine la question du terrorisme dans le contexte de la diplomatie bilatérale et multilatérale.

28Le livre se termine par une partie sur les méthodes et les qualités d’un diplomate talentueux. Les conseils destinés aux diplomates aspirants donnent un meilleur aperçu du métier et de l’art de la diplomatie. Dans un monde visiblement transfiguré, la vieille profession diplomatique est toujours hautement stratégique, et pour tout acteur. Le présent vademecum nous amène pourtant à nous interroger sur la pratique de la diplomatie et ses changements, réels ou supposés, de visage.

29Justin D. Cook

JULIEN FREUND. AU CŒUR DU POLITIQUE

Pierre-André Taguieff

Paris, La Table Ronde, 2008, 160 pages

30Un colloque universitaire « Penser le conflit avec Julien Freund » s’est déroulé les 11 et 12 mars 2010. J. Freund est un auteur très important, voire génial, disait Raymond Aron, dont Pierre-André Taguieff rappelle cette définition : « Penser la politique, c’est penser les acteurs, donc analyser leurs décisions, leurs fins, leurs moyens, leur univers mental ». Éminemment fécond au regard de la minceur des œuvres de Louis Althusser, J. Freund mériterait de prendre place dans la lignée des maîtres dignes de ce nom. Féru lui-même d’Aristote, de Carl Schmitt, de Max Weber, de Vilfredo Pareto et de Georg Simmel, J. Freund retire du Stagirite l’idée de dialectique sans dépassement, de M.?Weber le sens des antagonismes et de G. Simmel l’idée d’apport positif des conflits dans la vie sociale où, sans cesse renaissants, ils sont provisoirement domptés par des compromis.

31L’autonomie du politique par rapport à l’économique et à la morale permet la lucidité du jugement, c’est-à-dire « la connaissance vraie du monde dans lequel nous avons à vivre » (R. Aron). J. Freund privilégie une phénoménologie recherchant la rationalité propre de chaque grand type d’activité humaine. Il cherche ce qui fait que la politique est « nécessairement ce qu’elle est et non autre chose ». Il détermine les conditions de possibilité du politique et en identifie les constantes. Pour lui, le politique est essence et non convention. C’est une disposition de la nature humaine générale, permanente et fondamentale. L’état politique ne dérive pas d’un état antérieur, ne se laisse déduire d’aucune autre relation (alors que le droit suppose la réunion préalable du politique et de l’éthique). Le politique se fonde sur la relation du commandement et de l’obéissance, sur la distinction du privé et du public dans l’ordre intérieur et sur celle de l’ami et de l’ennemi en politique extérieure. Le pouvoir politique doit « veiller au bien commun de l’unité politique », en permettant la concorde intérieure et la sûreté extérieure. L’indistinction entre politique et morale est source de despotisme, qu’il s’agisse de l’utopie de l’éradication finale des conflits, cette perfection d’un absolu vénérée par les pacifistes, du constructivisme radical qui envisage l’homme comme le produit malléable de l’artifice, ou du totalitarisme, cette « sécularisation de l’omniscience » qui déchaîne la violence.

32Fils d’ouvrier, résistant et provincial obstiné, J. Freund oscillait entre le conservatisme et le libéralisme qui convient à « l’homme libre ». Pour ce penseur épris de vérité, selon la formule du Canadien Jean Roy, le grand art de la politique est de « civiliser le conflit, c’est-à-dire de lui donner formes et limites ». Et P.-A. Taguieff de conclure : « L’esprit libéral bien compris se fonde sur le sens des limites, qui s’applique à l’ordre des connaissances autant qu’à l’aspiration à la liberté ».

33Marc Crapez

HISTOIRE

THE GRAND STRATEGY OF THE BYZANTINE EMPIRE

Edward N. Luttwak

Cambridge, Harvard University Press, 2009, 512 pages

34Edward N. Luttwak, qui s’était fait remarquer par une étude de la stratégie de l’Empire romain, menée jusqu’au iii e siècle de notre ère, tente ici une synthèse sur la stratégie de l’Empire byzantin, des origines jus-qu’au xii e siècle, les événements pos- térieurs aux règnes des Comnènes ne faisant l’objet que de très brèves allusions.

35L’ouvrage comprend trois parties d’inégale ampleur. Dans la première, l’auteur s’intéresse à l’invention de la stratégie byzantine, qu’il date du v e siècle, quand Byzance réussit grâce à son or à repousser la menace des Huns et à la faire diverger vers l’empire d’Occident, pourtant moins vulnérable que la partie orientale de l’Empire. Désormais se met en place une stratégie d’État, où la diplomatie, l’information sur les peuples étrangers, l’espionnage et la dissuasion l’emportent sur l’usage de la force armée.

36La diplomatie byzantine – terme inadéquat dans son sens actuel – utilise des méthodes variées. Des envoyés, bénéficiant des règles de l’hospitalité, vont négocier auprès des dirigeants étrangers, tandis que le maître des offices, puis, à partir du viii e siècle, le logothète du drome, s’occupe à Constantinople de la réception des envoyés étrangers que l’on cherche à éblouir par le prestige de la cour impériale ou la munificence des dons qui leur sont accordés. Le rayonnement de l’orthodoxie aide Byzance à élargir sa sphère d’influence culturelle et à se faire des alliés. Les mariages dynastiques servent à cimenter les relations avec des gouvernements étrangers, en évitant toutefois les mésalliances. Byzance a en effet conçu une hiérarchie des puissances, allant du califat abbasside aux plus petites tribus, et adapte son comportement à cette hiérarchie. L’auteur étudie longuement les relations établies avec les Bulgares, les Arabes et les Turcs, en montrant que seuls Justinien et Basile ii ont pratiqué une guerre d’usure contre les ennemis de l’Empire.

37La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’art byzantin de la guerre. L’auteur analyse la production des manuels militaires, s’inspirant des traditions romaines complétées par l’expérience byzantine de la guerre. Le Strategikon de l’empereur Maurice (582-602) est devenu à Byzance le manuel de campagne fondamental, dont s’inspirent les Taktika de Léon vi (886-912), aussi bien que les divers traités rédigés lors de la reconquête byzantine du x e siècle (Traité sur la guérilla , Praecepta Militaria de l’empereur Nicéphore ii Phocas, Taktika de Nicéphore Ouranos). Ceux-ci mettent en valeur le rôle prépondérant de la cavalerie, en particulier des archers montés, de l’entraînement, des manœuvres défensives et offensives, en s’appuyant sur des exemples tirés des combats contre les Bulgares ou contre les Arabes. Le dernier chapitre de l’ouvrage revient sur les grandes manœuvres stratégiques ayant permis à Héraclius de vaincre les Perses, en combinant diplomatie, subversion et marches forcées jusqu’au cœur de l’Empire sassanide.

38S’appuyant sur une triple identité constituée de la foi chrétienne, de la culture hellénique et de la fierté romaine, Byzance a, durant huit siècles, pratiqué une grande stratégie, cherchant à éviter la guerre, mais à agir comme si elle pouvait éclater, à connaître ses ennemis successifs par l’espionnage, à recruter des alliés pour les opposer à ses adversaires, à contenir ceux-ci plutôt qu’à les détruire, et à privilégier, le cas échéant, les stratagèmes et le combat par petites unités plutôt que de livrer de grandes batailles. Cette stratégie, où la diplomatie est plus importante que la guerre, a permis la survie de l’Empire pendant huit siècles, jusqu’à la catastrophe de la quatrième croisade (1204).

39Michel Balard

HISTOIRE SECRÈTE DE LA RÉVOLUTION IRANIENNE

Ramin Parham et Michel Taubmann

Paris, Denoël, 2009, 416 pages

40L’Iran souffre d’une confiscation oligarchique du pouvoir et de son économie de marchés parallèles. La culture de la violence a été accélérée par la guerre contre l’Irak, où furent sacrifiés des adolescents portant autour du cou les clés du paradis (en plastique made in Taiwan ). Purges et assassinats politiques commandités plongent aussi leurs racines dans une longue histoire de turbulences locales, attisées par la montée de la violence internationale dans les années 1970. Une faction déterminée s’est emparée du pouvoir au milieu d’une opposition émiettée, redoutant d’être rejetée dans les limbes de la contre-révolution. À l’instar des bolcheviques, Rouhollah Khomeini a usé de langage ordurier contre ses ennemis politiques et ordonné des exécutions par rancune personnelle. Son régime repose sur la charia et le « principe du Guide », qui exige « l’anéantissement de tous les contre-révolutionnaires », car « quiconque prend une voie autre que celle de l’islam est un ennemi ». Sinistre personnage parfois érigé en phare de la pensée, avec la complicité constante de la presse progressiste française, qu’il sut tromper en déclarant fonder un « gouvernement des déshérités ».

41Raymond Aron avait détecté l’émergence d’un « marxisme islamique ». Certains Occidentaux sont fascinés par un mélange de romantisme révolutionnaire et de spiritualité orientale. Sur place, l’antiaméricanisme cimente l’alliance « entre le socialisme scientifique et les thèses sociales de l’islam », selon la formule d’un leader communiste formé en Allemagne et qui avait même fait partie, semble-t-il, d’organisations nazies (Noureddin Kianouri). L’Iran établit une Constitution dès 1906, avant celle d’Atatürk, et le « fouet de la critique » d’Ahmad Kasravi, son Voltaire, cingle les « vaches sacrées de la culture iranienne ». Mais les opposants à cette modernisation accélérée sont légion : des islamistes partent en stage au Liban, des communistes profitent des Mercedes est-allemandes ou bulgares, un groupuscule se réclame d’un socialisme fondé sur la « supériorité de la race iranienne ». Et lors de la Seconde Guerre mondiale, le souverain iranien est contraint d’abdiquer, pour n’avoir guère aidé les Alliés contre les puissances de l’Axe.

42Son fils, Mohammad Reza Pahlavi, monte sur le trône. Après avoir failli être renversé par Mohammad Mossadegh, il s’attribue les pleins pouvoirs, et règne à la cadence d’un Premier ministre toutes les années et demie. Il déclare que son « attention est en permanence tournée vers les trente prochaines années ». Se succèdent projets pharaoniques d’industrialisation, folie des grandeurs et débauche de fastes lors de cérémonies de mariage ou d’anniversaire, comme celle qui réunit Franco, Tito, Imelda Marcos et Elena Ceausescu... Il est lâché par l’Amérique qui le rend responsable du choc pétrolier et songe à endiguer l’Union soviétique par une ceinture verte islamique. Mais pour la nouvelle année 1978, il trinque avec les époux Carter. Le shah n’est plus qu’à un an de sa chute : il a l’art de mécontenter tout le monde, de faire tout et son contraire, d’en faire trop ou trop peu, et de perdre sur tous les tableaux. Son pouvoir se délite, des militaires et des diplomates changent de camp, les forces de l’ordre sont même paralysées par impéritie administrative faute de ravitaillement en essence ! Il réagit en dents de scie, alterne répression et aveux de faiblesse, sa police politique, la Savak, cumulant brutalité et inefficacité. De mauvais concours de circonstances, des grèves financées par de riches commerçants et une manifestation où des émeutiers se font tirer dans le dos propagent l’image indélébile du tyran massacreur du peuple. Il est renversé. Les islamistes inscrivent dans le préambule de leur Constitution le chiffre fantaisiste de 60 000 martyrs fauchés par l’ancien régime.

43Marc Crapez

Persian Dreams. Moscow and Tehran Since the Fall of the Shah

John W. Parker

Washington, Potomac Books, 2009, 438 pages

44John W. Parker, spécialiste de la Russie, examine les relations entre Téhéran et Moscou depuis la chute du shah, en s’appuyant essentiellement sur le point de vue russe. Après 1979 et la fin de la période Pahlavi, une asymétrie marquée caractérise les relations russo-iraniennes, notamment du fait des hostilités irano-américaines : la Ré-publique islamique devient davantage dépendante de la Russie que l’inverse. Cette « alliance » avec la Russie nourrit d’ailleurs un débat à Téhéran. D’un côté, réformistes et conservateurs pragmatiques res-tent sceptiques quant au bien-fondé d’une politique d’alliance systématique avec Moscou, et se montrent plutôt favorables à une politique d’équilibre, où des relations privilégiées avec la Russie n’excluent pas la recherche d’un compromis avec l’Occident. Pendant la présidence de Mohammad Khatami par exemple, si Téhéran soutient la politique russe en Afghanistan, les réformistes s’efforcent de développer en parallèle un dialogue avec Washington sur cette même question. D’un autre côté, les conservateurs idéologues en général, et la faction de Mahmoud Ahmadinejad en particulier, soutiennent la mise en œuvre d’un partenariat stratégique avec Moscou afin de poursuivre leur politique de confrontation avec l’Occident. Un débat similaire divise la Russie. En effet, différentes analyses de la question iranienne coexistent au sein des élites politiques à Moscou, opposant les partisans d’un rapprochement avec Téhéran (par exemple, l’ancien Premier ministre Evgueni Primakov) à ceux qui craignent qu’une telle manœuvre ne complique encore les relations avec Washington.

45À partir de 1986, les relations économiques bilatérales se renforcent néanmoins, et un rapprochement politique se dessine à la suite de la guerre Iran-Irak (1980-1988) et du retrait soviétique d’Afghanistan (1989). Cette même année, la visite d’Ali Akbar Hachémi Rafsandjani à Moscou est la première visite iranienne de ce niveau depuis la visite du shah en 1974. La relation russo-iranienne retrouve alors sa qualité d’avant la révolution. Ces retrouvailles se matérialisent notamment par des accords de coopération militaire et dans le domaine du nucléaire civil. La chute de l’URSS incite par la suite Moscou à rechercher l’appui de Téhéran dans son étranger proche, au Caucase et en Asie centrale. L’auteur met ainsi en évidence la valeur de test qu’a eue la guerre civile tadjike (1992-1997) pour la relation russo-iranienne. Il décrypte les relations complexes qui unissent les « islamistes » tadjiks et la République islamique, en soulignant l’importance des coopérations régionales au sein de l’ancien espace soviétique et en Afghanistan dans l’amorce d’un « partenariat stratégique » entre Téhéran et Moscou. Le rôle d’E. Primakov et le lancement par les États-Unis, à partir de 1993, d’une politique de dual containment sont également décisifs dans le processus de rapprochement russo-iranien.

46J.W. Parker étudie la politique de sanctions américaines contre les entreprises russes travaillant en Iran dans les secteurs militaire et nucléaire civil, et insiste sur la dimension trilatérale de la relation. En effet, l’un des principaux motifs de rapprochement des deux voisins a été une opposition commune à la politique étrangère américaine et, plus particulièrement, à ses dimensions énergétique et militaire (expansion de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord [OTAN]). Toutefois, l’auteur signale la persistance de différends bilatéraux, par exemple sur la définition d’un régime juridique pour la mer Caspienne. En réalité, l’« alliance » entre Moscou et Téhéran reste fondée sur des intérêts de court terme : Téhéran utilise ainsi sa relation avec Moscou comme un bouclier face aux pressions occidentales, notamment sur la question nucléaire, tandis que Moscou utilise la carte iranienne dans ses tractations avec Washington. J. W. Parker en déduit qu’il n’existe pas vraiment de partenariat stratégique russo-iranien, en raison d’un réel déficit de confiance et du caractère erratique des relations qu’entretiennent les deux pays depuis trente ans.

47Le principal mérite de cet ouvrage est de décrypter les dynamiques à l’œuvre dans ce lien complexe et fluctuant ; le travail devrait néanmoins être poursuivi par une étude cernant de manière plus détaillée le point de vue iranien.

48Clément Therme

SÉCURITÉ

« ENFORCING EUROPEAN UNION LAW ON EXPORTS OF DUAL-USE GOODS ». SIPRI RESEARCH REPORT 24

Anna Wetter

Oxford, Oxford University Press, 2009, 192 pages

49L’étude d’Anna Wetter sur le contrôle de l’exportation des « biens à double usage » dans le cadre de l’Union européenne (UE) met en évidence les problèmes auxquels se heurtent les États lorsqu’ils tentent de contenir la prolifération des armes chimiques, biologiques et nucléaires par le biais d’une réglementation du commerce extérieur. Cette question se pose avec acuité depuis les attentats du 11 septembre 2001 et la révélation de l’existence d’un marché noir permettant à des États qui aspirent à se doter de l’arme nucléaire et à des organisations criminelles tentées par « l’hyperterrorisme » d’acquérir les matières et équipements nécessaires pour satisfaire leurs ambitions. D’où la nécessité de renforcer les régimes de non-prolifération établis dans les années 1970 et 1980, et de prendre de nouvelles dispositions pour empêcher que des transactions commerciales à finalité civile ne soient détournées de leur destination originaire pour alimenter des programmes d’armement clandestins.

50L’UE n’est pas restée indifférente aux défis du « deuxième âge nucléaire » puisqu’elle a adopté en juin 2000 un texte qui réglemente l’exportation des biens à double usage, et a défini trois ans plus tard une stratégie de lutte contre la prolifération des armes de destruction massive. Toutefois, les mesures prises pour atteindre ces objectifs n’ont pas produit les effets escomptés en raison de la complexité du système institutionnel de l’Union et de l’hétérogénéité des politiques menées par les États membres. Le fait est que l’UE n’est pas une organisation supranationale, dont les décisions s’imposeraient aux pays membres, et que les États jouent un rôle central dans l’application des mesures décidées par consensus. Le succès de la lutte contre la prolifération par le contrôle de l’exportation des biens à double usage dépend donc d’une convergence de vues des États sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but et implique l’harmonisation des pratiques nationales dans des domaines aussi divers que la surveillance des activités industrielles, la police des frontières, l’administration des douanes, la répression des fraudes et l’administration de la justice pénale.

51Le mérite du livre d’A. Wetter est de situer le problème dans son contexte international et de montrer l’articulation de la politique européenne dans ce domaine avec les régimes multilatéraux qui réglementent l’exportation de produits et d’équipements tendant à faciliter l’accession aux armes chimiques, biologiques et nucléaires ainsi qu’à la technologie des missiles balistiques. L’auteur fonde sa démonstration sur une analyse rigoureuse de la structure et du fonctionnement des institutions de l’UE et consacre des développements pertinents à la coopération entre les agences spécialisées en matière de police (Europol), de justice (Eurojust) et de douane (Customs Information System) pour prévenir les exportations illicites, appréhender ceux qui s’en rendraient coupables et les faire condamner par les juridictions compétentes. Mais l’accent est mis sur les moyens engagés par les États pour se conformer à leurs obligations. À cet égard, l’examen de quatre cas d’espèce concernant l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suède et le Royaume-Uni illustre parfaitement le propos de l’auteur sur les failles du système de contrôle mis en œuvre par l’UE, et sur la nécessité de le réformer si l’on veut empêcher que la dynamique du commerce extérieur réduise à néant les efforts déployés par les États membres pour contenir la prolifération des armes de destruction massive.

52On ne saurait trop recommander la lecture du livre d’A. Wetter, qui peut se prévaloir à la fois de l’expérience acquise au fil des ans par les chercheurs du SIPRI dans le domaine du contrôle des exportations (Export Control Project ) et de l’apport des analystes et des praticiens qui ont participé à deux séminaires organisés par l’Institut de Stockholm sur la répression des violations des règles édictées par l’UE. Par ses qualités scientifiques et l’originalité de son propos, cet ouvrage est de nature à amorcer un débat au sein d’une communauté académique qui n’a pas prêté jusqu’à présent une attention suffisante à cet aspect de la lutte contre la prolifération. Mais il a également l’ambition d’infléchir la politique européenne en la matière et formule des recommandations avec l’espoir qu’elles seront prises en considération par les acteurs chargés de sa mise en œuvre.

53Jean Klein

TALKING TO TERRORISTS. MAKING PEACE IN NORTHERN IRELAND AND THE BASQUE COUNTRY

John Bew, Martyn Frampton et Iñgo Gurrachaga

Londres, Hurst, 2009, 344 pages

54La structure du livre est simple et a le mérite de la clarté. La première partie est consacrée à l’Irlande du Nord, et la seconde est dédiée au Pays Basque. Dans les deux cas, une approche chronologique est favorisée. La conclusion – partie la plus intéressante pour le lecteur qui ne souhaite pas s’attarder sur les détails factuels des deux conflits – s’attache quant à elle à comparer les cas d’espèce choisis.

55Un point frappe d’entrée : le niveau de violence et le degré de sophistication de certaines opérations menées par l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA) et l’ETA (Euskadi ta Askatasuna, Pays Basque et liberté). Des actions spectaculaires méritent ici d’être rappelées, comme l’assassinat du Premier ministre espagnol Luis Carrero Blanco en 1973, ou celui de Lord Mountbatten en 1979. Toutes les actions de ces deux groupes ne furent pourtant pas aussi ciblées. En 1987 par exemple, l’explosion d’une voiture piégée, garée par un commando de l’ETA dans le parking d’un supermarché de Barcelone, cause la mort de 21 personnes. Autre exemple : en 1998, un attentat attribué à l’« IRA véritable » tue 29 passants à Omagh, quelques mois seulement après la conclusion du Good Friday Agreement .

56La répression fut elle aussi violente. On pense bien sûr au Bloody Sunday , mais aussi aux assassinats commis par les Grupos Antiterroristas de Liberación (GAL), dont les liens avec le gouvernement espagnol furent mis au jour et aboutirent à la condamnation de l’ancien ministre de l’Intérieur José Barrionuevo. Les auteurs n’émettent pas de jugement définitif sur la?« sale guerre » menée par les Britanniques et les Espagnols contre l’IRA et l’ETA. Certaines actions moralement condamnables – comme les tortures infligées aux prisonniers – contribuèrent à renforcer ces deux organisations, mais d’autres opérations – notamment des infiltrations réalisées par les services secrets – permirent de les affaiblir durablement.

57Un autre facteur porta un rude coup aux deux organisations étudiées : le développement de la coopération interétatique – anglo-irlandaise d’une part, franco-espagnole de l’autre. Un mouvement insurrectionnel a en effet d’autant plus de chances de durer qu’il bénéficie d’un sanctuaire ou, du moins, de bases de repli. À partir du moment où l’Irlande et la France se sont mises à coopérer plus étroitement avec le?Royaume-Uni et l’Espagne, la marge de manœuvre des membres de l’IRA et de l’ETA s’est considérablement réduite.

58En définitive, il apparaît que l’évolution d’un groupe non étatique violent dépend de facteurs multiples, chaque situation ayant ses spécificités. Comme le notent justement les auteurs de Talking to Terrorists , ce livre n’est pas un manuel de sortie de crise, dont les leçons pourraient être appliquées à la lettre sur d’autres terrains. Le Hamas n’est pas l’IRA, et ce n’est pas parce que George Mitchell a pu jouer un rôle moteur dans la résolution du conflit nord-irlandais qu’il réussira à faire de même au Proche-Orient.

59Marc Hecke r

THE DEFENCE OF THE REALM. THE AUTHORIZED HISTORY OF MI5

Christopher Andrew

Londres, Allen Lane, 2009, 1 056 pages

60L’ouvrage paraît à point nommé pour le centenaire de l’institution connue aussi sous le nom de Security Service. Plus que des scoops nourris d’un accès privilégié aux fichiers « secret défense », Christopher Andrew propose une visite guidée, alternant récapitulatifs d’incidents et de dossiers bien connus, mises en perspective, réévaluation des manipulations attribuées au MI5 (la lettre Zinoviev, le complot anti-Wilson), portraits détaillés de grands chefs (Vernon Kell, Dick White) et de figures historiques (Guy Liddell, Peter Wright), éclairages sur l’ambiance interne (plutôt ludique et amicale, à ce qu’il paraît, les petits chefs harceleurs ayant peu de crédit). Chronologique, l’étude se découpe en 6 sections couvrant les principales menaces, de l’Allemagne wilhelminienne à la nébuleuse islamiste radicale.

61Ce qui est particulièrement appréciable dans The Defence of the Realm ? Les inserts exposant les perceptions préférentielles et les constructions idéologiques de l’organisation, moins ouverte que le MI6 , plus encline à sacraliser le statu quo , donc exposée à des porte-à-faux répétés. Puis les chapitres de transition qui éclairent les lentes recompositions sociologiques du MI5 : moins de militaires et de policiers enfermés dans leurs convictions, plus de jeunes universitaires à profil de chercheurs, plus de femmes... Plus généralement, les passages sur la décolonisation et sa gestion officielle/officieuse/clandestine sont excellents.

62À relever également, tout ce qui examine l’accommodement instable entre le MI5 d’un côté, les dirigeants politiques de la majorité et de l’opposition de l’autre. Beaucoup de défiance réciproque, semble-t-il, et pas forcément à tort (cf. l’affaire Profumo, fatale à Macmillan, et les cas Wilson et Heath, pistés dans leur vie privée). Ce qui reste dans l’ombre ? Ce qui touche à la Cour. Ce qui a trait au renseignement économique. Et les agissements des grands services « amis ». Fort disert lorsqu’il s’agit de détailler les opérations allemandes et celles du bloc soviétique, le texte ne dit rien des activités clandestines des organismes français, israéliens ou américains... On soulignera par ailleurs une nette tendance à minimiser les témoignages faisant état de surveillances abusives (ciblage des syndicats et des ONG), menées sous des prétextes fallacieux, et contraires au pacte de gouvernement.

63Un jugement d’ensemble ? Voilà un texte indispensable pour tous ceux qui s’intéressent aux relations entre décryptage des menaces externes et management des instances gardiennes. En même temps, le travail de Ch. Andrew représente un modèle pour tous les appareils de surveillance décidés à éduquer leurs cadres, à leur donner un sens des traditions et une armature éthique, à faire en sorte qu’ils disposent de repères conceptuels fiables dans un monde en plein bouleversement. Au xxi e siècle, la cohésion organisationnelle et le maintien des buts fondateurs (défense de l’ordre démocratique et préservation de la sécurité publique) passent par là. C’est le mérite du MI5 de l’avoir compris.

64Jérôme Marchand

ASIE

REPENSER LE DÉVELOPPEMENT. MESSAGES D’ASIE

Gilbert Étienne

Paris, Armand Colin, 2009, 256 pages

65Cet ouvrage propose une analyse pragmatique des politiques de développement mises en place à la fois dans le cadre des régions, des États, des organisations internationales, des ONG, mais aussi au niveau « micro » par l’observation des réalisations de terrain, et l’évaluation des réussites ou des échecs de divers projets.

66Notre auteur n’a jamais été un économiste en chambre lisant des rapports et édifiant des théories compliquées. Il a toujours préféré se rendre sur place, observer les situations, peser les effets et conséquences des politiques appliquées. Jamais il n’a hésité à prendre sa voiture, accompagné des membres de sa famille et de ses amis, pour traverser l’Europe d’ouest en est et parcourir l’Asie jusqu’en Inde et en Chine. Ces multiples voyages lui ont permis de rencontrer des responsables politiques et économiques, des universitaires, ingénieurs et techniciens, mais il a aussi toujours pris le temps d’aller à la rencontre des paysans, du maître d’école d’un village, ou de discuter avec un chauffeur de camion faisant la navette entre ville et campagne.

67Ce livre reflète admirablement la personnalité de Gilbert Étienne, son caractère, sa démarche, tout en nous permettant de mieux comprendre la question du développement à travers la vision d’un humaniste soucieux du mieux-être et du devenir de ses semblables. Il nous propose de penser et repenser d’une autre manière le développement. Outre la clarté de son écriture, cet ouvrage, tout en étant un travail consacré au développement de quatre pays asiatiques (Afghanistan, Pakistan, Inde, Chine), visités et revisités à maintes reprises par l’auteur, est aussi un récit de voyages qui évoque des rencontres en présentant la situation d’une région ou d’un pays à différentes périodes de leur histoire des cinquante dernières années.

68Mohammad-Reza Djalili

L’ÉTAT RENTIER, LE CAS DE LA MALAYSIA

Isabelle Beaulieu

Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa, 2008, 268 pages

69Que l’on ne s’y trompe pas, l’ouvrage d’Isabelle Beaulieu ne fait qu’utiliser la notion d’État rentier comme grille de lecture pour un but précis : expliquer l’étonnante stabilité – à ses yeux – de l’autoritaire régime malaysien. La démarche s’inspire de la science politique mais dans une dimension historique. Pour relire la construction et la consolidation du pays depuis son indépendance, l’auteur réfute en effet l’école de la modernisation ainsi que les approches « consociative » ou culturaliste. La définition qu’elle retient de l’État rentier lui suggère une double analyse : d’une part des institutions (Constitution, cadre législatif et répressif, libertés publiques), d’autre part de l’économie (exportations, fiscalité, dépenses et redistribution). Tous deux interagissent, l’un soutenant l’autre, au profit d’une clique bien en place au pouvoir. L’histoire de la stabilité malaysienne est abordée en trois temps : la « mise en place de l’État rentier » (1957-1969), son « déploiement » (1970-1987) et sa « résilience » – un mot clé du livre – de 1988 à 2007.

70Fidèle à l’école nord-américaine, l’étude s’appuie sur une riche bibliographie, notamment anglophone. On y trouve quelques sources primaires (rapports divers et plans nationaux), même si des entretiens personnels auraient pu donner davantage de vie et de consistance aux propos. Ceux-ci sont cependant rigoureusement étayés ; la démarche est clairement fléchée ; la typographie est cohérente ; les tableaux sont clairs et bienvenus ; les esprits chagrins n’auront guère à pinailler : l’écriture se libère à mesure que l’on plonge dans le vif du sujet. L’analyse est sans complaisance et courageuse à propos d’un État qui n’est?pas qualifié de démocratique. Attardons-nous sur les agitations perceptibles depuis le cuisant revers du gouvernement lors des élections de 2008. Si l’auteur, sûr de son fait, séduit par son raisonnement, faut-il vraiment considérer ces derniers développements comme une crise de plus que l’État saura digérer ? À voir. Il ne faudrait pas que la conclusion ait été rédigée trop tôt. Depuis août 2008, le retour de l’opposant Anwar Ibrahim, le changement de Premier ministre, les défaites du parti au pouvoir aux élections partielles et la crise politique dans l’État du Perak donnent une impression de fin de règne. Aussi I. Beaulieu se ménage-t-elle fort heureusement des portes de sorties en parlant de « brèche », de « nouveau sentiment » dans la population et « d’un équilibre qui peut se rompre ».

71Dans tous les cas, sa grille fondée sur le modèle rentier restera pertinente pour expliquer le maintien – ou non – de la stabilité malaysienne. À court terme, ses analyses sur la discrimination positive ainsi que sur les zones franches permettent déjà d’appréhender sous un autre jour la récente décision du gouvernement à propos de la suppression de la règle des 30 % de capitaux réservés aux Malais dans les entreprises, ainsi que le développement du projet urbain et commercial Iskandar au Sud du pays. Avec I. Beaulieu, mais aussi avec Sophie Lemière et Juliette Van Wassenhove, la jeune garde de la recherche francophone est parée pour rendre compte des prochaines échéances en Malaysia. Le lecteur, averti ou non, appréciera ce regard neuf sur le succès du modèle malaysien.

72Éric Frecon

ÉTATS-UNIS

THE MYTH OF AMERICAN EXCEPTIONALISM

Godfrey Hodgson

New Haven, Yale University Press, 2009, 240 pages

73Les États-Unis se considèrent souvent comme une nation exceptionnelle, porteuse d’une « destinée manifeste ». Seul exemple au monde d’une nation élevée sur la volonté de quelques exilés de bâtir une « cité sur la colline », selon l’expression célèbre du prédicateur John Winthrop, les États-Unis auraient vocation à exporter leur modèle dans le monde. L’ouvrage de Godfrey Hodgson bat en brèche ce mythe. Sa démonstration s’organise en deux temps.

74L’auteur démontre d’abord que les États-Unis sont moins exceptionnels qu’ils ne le croient. La démonstration, quelque peu répétitive, remonte aux sources. Reprenant la thèse de Thomas Bender dans A Nation among Nations (Hill & Wang, 2006), G. Hodgson soutient que l’histoire des États-Unis ne diffère guère de celle de l’Europe : l’idéologie des Pères de la Nation n’a pas éclos spontanément mais trouve ses sources dans la philosophie des Lumières ; le processus d’accumulation capitalistique fut similaire à celui qu’ont connu à la même époque l’Angleterre ou l’Allemagne ; la jeune République américaine ne fut pas moins impériale à Cuba, aux Philippines ou au Mexique que les puissances coloniales européennes... Si l’Amérique fut parfois exceptionnelle, c’est à raison de ses défauts, auxquels est consacré un chapitre ironiquement intitulé « l’autre exceptionnalisme » : une société carcérale, inégalitaire, polluante n’a guère de motifs d’être fière d’elle. Pour autant s’est forgé au xxe siècle un mythe, d’autant plus convaincant qu’il était enseigné aux plus jeunes dès l’école.

75Dans un second temps, G. Hodgson montre comment ce mythe – qui n’est pas sans analogie avec l’idéologie coloniale qu’on professait quelques années plus tôt dans les écoles françaises – a nourri une politique étrangère arrogante. Au service, à l’origine, d’une idéologie libérale – au sens américain du terme –, le mythe de l’exceptionnalisme est aujourd’hui convoqué au soutien d’une politique conservatrice. G. Hodgson, qui ne cache pas son peu d’estime pour George W. Bush, ne mâche pas ses mots pour critiquer la guerre de 2003 en Irak, qui aurait été selon lui motivée par le désir des néoconservateurs d’exporter, fût-ce par la force, le modèle américain dans le Grand Moyen-Orient.

76La thèse de G. Hodgson (l’exceptionnalisme américain est erroné et dangereux) se comprend aisément. Elle souffre toutefois d’une présentation trop univoque, qui laisse transparaître les sentiments personnels de l’auteur. Dans une préface étonnement intimiste, G. Hodgson, qui fut à partir des années 1960 correspondant à Washington pour la presse britannique, se défend d’avoir écrit un livre antiaméricain. Affirmant sans ambages ses sympathies pour le Parti démocrate, il livre entre les lignes le témoignage d’un amour contrarié, dont l’élection de Barack Obama, après la mise sous presse de son ouvrage, a peut-être refermé les plaies encore ouvertes.

77Yves Gounin

EUROPE

ATLAS GÉOPOLITIQUE DU ROYAUME-UNI. LES NOUVEAUX DÉFIS D’UNE VIEILLE PUISSANCE

Mark Bailoni et Delphine Papin

Paris, Autrement, 2009, 80 pages

78Plus qu’un simple atlas, cet ouvrage s’inscrit dans une démarche « définie par Yves Lacoste comme l’étude des rivalités de pouvoirs sur les territoires, en tenant compte des représentations contradictoires dont elles sont l’objet et qui suscitent des débats entre citoyens ». Les auteurs entreprennent de dresser un panorama multiscalaire des enjeux géopolitiques du Royaume-Uni en montrant les interactions entre les différents niveaux d’analyse, le pays se prêtant particulièrement bien à cette approche.

79Le premier chapitre présente les principales caractéristiques de la genèse de ce « Royaume Uni » en tant qu’« État multinations ». Les tensions inhérentes à sa formation sont habilement suggérées par les auteurs, qui illustrent la pertinence de leur démarche géopolitique en évoquant les différences de perception de chacun des acteurs en matière de territoire et d’identité. Ceci les conduit à s’interroger sur l’unité de la nation britannique dans un deuxième chapitre, qui explore les tensions à différents niveaux : au niveau national, avec les déséquilibres territoriaux et les clivages électoraux, puis au niveau des quatre composantes du pays, l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord, enfin à l’échelle locale de la ville de Belfast. C’est sans aucun doute dans ce chapitre que la démarche géopolitique et multiscalaire des auteurs est la plus aboutie. Le chapitre suivant, consacré à l’Empire britannique, est plus classique mais s’achève sur une double page intitulée « un État multiculturel ? », plus stimulante.

80Les questions brûlantes d’identité, de britannicité et de multiculturalisme sont soulevées avec justesse par les auteurs, même si le format de l’ouvrage limite l’analyse. Les comparaisons avec la France apportent un éclairage intéressant, en plein débat sur l’identité nationale française. On pourra regretter la brièveté du chapitre IV sur la place du Royaume-Uni entre Europe et États-Unis, au vu des développements de la dernière décennie. Mais le chapitre qui suit interroge le statut de puissance du Royaume-Uni à travers les aspects diplomatiques et économiques déclinés en plusieurs thèmes – une variété d’éclairages qui frôlerait le catalogue si elle n’apportait, en définitive, une vision assez juste de la situation du Royaume-Uni contemporain. Enfin, le dernier chapitre, très actuel, se place à l’échelle locale à travers un gros plan sur la ville de Londres. D’une comparaison très instructive avec la ville de Paris jusqu’aux Jeux olympiques de 2012, les auteurs brossent un tableau très détaillé des multiples enjeux auxquels est confrontée la capitale britannique. On retiendra particulièrement les doubles pages consacrées au Londres cosmopolite et multiconfessionnel, très réussies même si elles laissent un sentiment de frustration.

81On atteint ici la limite d’un exercice axé avant tout sur la synthèse. Une cartographie globalement très réussie vient compenser la brièveté des textes et pallier la frustration du lecteur. Destiné au grand public tout en restant exigeant, l’ouvrage offre de multiples pistes à approfondir. Il ne fait aucun doute que les auteurs ont su saisir les grands enjeux géopolitiques du Royaume-Uni contemporain.

82Karine Tournier-Sol

PARMI LES LIVRES REÇUS

83Beroutchachvili N. et Radvanyi J., Atlas géopolitique du Caucase. Russie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan : un avenir commun possible ? Paris, Éditions Autrement, 2009.

84Grevi G., Helly D. et Keohane D. (dir.), European Security and Defence Policy. The first 10 years (1999-2009) , Paris, EUISS, 2009

85ERRATUM

86Une erreur s’est glissée dans la rubrique « Lectures » (page 230) du précédent numéro de Politique étrangère , paru en mars 2010 : c’est M. Louis Racine, et non M. Jean-Luc Racine, qui est l’auteur de la recension de l’ouvrage intitulé Saudi-Iranian Relations Since the Fall of Saddam. Rivalry, Cooperation and Implications for US Policy (RAND Corporation, 2009). Nous présentons aux deux auteurs nos plus sincères excuses pour cette erreur.


Date de mise en ligne : 07/07/2010

https://doi.org/10.3917/pe.102.0460

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