Couverture de PE_082

Article de revue

France/OTAN : la dernière marche

Pages 429 à 441

Notes

  • [1]
    Sur l’ensemble de cette période, voir H. Védrine, Les Mondes de François Mitterrand – À l’Élysée 1981-1995, Paris, Fayard, 1996.
  • [2]
    Sur la diplomatie de la période chiraquienne, voir Ch. Lequesne, La Politique étrangère de Jacques Chirac ou la France sans surprise, Berlin, DGAP, « DGAPanalyse Frankreich », n 2, 2007.
  • [3]
    En mai 2008, la France déployait environ 4 200 hommes sur 63 000 militaires de l’OTAN en opérations extérieures (Sources : OTAN et État-major des armées français).
  • [4]
    Pour trouver un écho de quelques perceptions françaises, voir Préparer les engagements de demain, 2035, Paris, Ministère de la Défense, « Analyses et références », juin 2007.
  • [5]
    L’amiral Lanxade, ancien chef d’état-major des Armées, fait écho à une telle position dans le rapport qu’il a cosigné : Toward a Grand Strategy for an Uncertain World – Renewing Transatlantic Partnership, Lunteren, Noaber Foundation, 2007. Pour une autre approche, voir É. Balladur, Pour une Union occidentale entre l’Europe et les États-Unis, Paris, Fayard, 2007.
  • [6]
    Sur l’ensemble des avancées et limites de la PESD, on se reportera à J. Howorth, Security and Defense Policy in the European Union, New York, Palgrave Macmillan, 2007.
  • [7]
    N. Sarkozy, « Allocution à l’occasion de l’ouverture de la XVe Conférence des ambassadeurs », Paris, Palais de l’Élysée, 27 août 2007 ; « Discours devant le Congrès des États-Unis d’Amérique », Washington, 7 novembre 2007.
  • [8]
    Voir les déclarations de Victoria Nuland, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Alliance, à Paris le 22 février puis à Londres le 25 février 2008, disponibles sur <www. nato. usmission. gov/ >.
  • [9]
    Sur les réflexions britanniques, voir J. Howorth, « Tony Blair : premier bilan stratégique », Politique étrangère, vol. 72, n? 3, automne 2007.
  • [10]
    Sur l’ensemble de ces arguments, voir Y. Boyer, « La France et l’OTAN ou le retour à Canossa », Le Monde, 24 septembre 2007 ; et « OTAN, UE et France : contre le conservatisme des apparences », 2050, n 6, décembre 2007.
  • [11]
    N. Sarkozy, « Discours devant le Congrès des États-Unis d’Amérique », op. cit. [7].
  • [12]
    N. Sarkozy, « Intervention lors du Sommet de l’OTAN », Bucarest, 3 avril 2008.
  • [13]
    On suivra des scénarios quelque peu différents dans F. Bozo, Alliance atlantique : la fin de l’exception française, Paris, Fondation pour l’innovation politique, « Document de travail », 2008.
  • [14]
    Lettre adressée aux représentants des États membres de l’UE, puis aux ambassadeurs des pays membres de l’OTAN, septembre et octobre 2007 (Bruxelles, Europe Information Service, dépêche du 15 octobre 2007).
  • [15]
    Plus généralement, on peut se référer au rapport de Commission de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN : La Coopération opérationnelle entre l’OTAN et l’Union européenne, rapporteur John Shimkus, n 166 DSCTC 07 F bis, session annuelle de 2007.

1L’histoire des relations entre la France et l’Alliance depuis les décisions de 1966 est complexe. Et c’est bien de cet héritage – la distance affichée, puis les rapprochements des années 1990 – qu’il est question dans le débat actuel sur la « dernière marche » : celle qui sépare encore Paris du bercail atlantique. Un débat encore limité – comme pour tout ce qui touche aux affaires de défense dans le pays –, peut-être gros pour demain de quelques éclats tant l’affaire renvoie aux symboles dont la France est friande. Quel est donc le contexte, d’histoire et d’actualité, qui donne son sens aux échanges d’aujourd’hui ?

Une généalogie chargée

2Ne revenons pas à la guerre froide, même s’il est opportun de rappeler que la « brouille » fut plus apparente que réelle. Elle n’empêcha ni la conclusion d’accords spéciaux qui inséraient les troupes françaises dans les plans d’opérations de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ; ni le rapprochement amorcé par Valéry Giscard d’Estaing, qui tenta d’infléchir quelques concepts français dans un sens plus « atlantique » ; ni le choix mitterrandien – contre l’opinion publique allemande – sur l’affaire des euromissiles dans les années 1980. La France sort cependant de la guerre froide « non intégrée » : revendiquant dans l’Alliance une position spéciale, symbolisée pour l’essentiel par sa non-participation à certains organes de planification et de commandement militaires.

3L’écroulement du bloc soviétique change tout : l’URSS ne s’en remet pas, l’Alliance non plus, qui ne sort désormais plus d’autoredéfinitions multiples. La France de Mitterrand ébauche une nouvelle conception de la gestion du continent, où l’Alliance n’est qu’une institution utile parmi d’autres. Elle garde une tâche d’assurance contre l’agression extérieure – en l’occurrence une réassurance d’utilité lointaine, puisque la menace immédiate a disparu. Les Européens, par la voie de ce qui deviendra l’Union européenne (UE), doivent eux se charger de la police des crises sur le continent. La fin de la bipolarité renvoie les problèmes du continent aux Européens eux-mêmes ; et l’entité potentiellement la plus efficace pour exprimer le collectif européen, c’est cette Europe de l’Ouest qui se transforme en 1992 en entité politique. Enfin, une Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) pérennisée doit constituer un forum de négociation et de stabilisation à l’échelle du continent – éventuellement sans recourir aux Américains : c’est la formule, tant décriée alors, de « confédération européenne ». Hors Europe, l’Organisation des Nations unies (ONU) doit à la fois dire le droit et le faire appliquer, avec la coopération des puissances et des organisations de sécurité régionales. Ce modèle français, ici simplement esquissé, sera balayé par la dure réalité historique, mais il explique la longueur du chemin parcouru par Paris vis-à-vis de l’Alliance dans les années 1990.

4L’histoire va en effet trop vite pour la construction rationnelle française. Surtout dans les Balkans. Face à l’éclatement de la Yougoslavie, les Français constatent les divergences entre Européens (voir les positions allemandes par exemple), et l’impuissance de ces derniers à décider et à agir seuls : le timide mouvement diplomatique ne peut être suivi d’aucun engagement militaire sur le terrain qui soit spécifiquement européen. L’opinion française – et quelques dirigeants – apprennent brusquement que le seul collectif militaire qui inclue des Européens sur le continent, c’est l’Alliance… D’où la modification progressive de la posture française. Après avoir constaté la disparition de la mission originelle de l’Alliance, et donc avoir suggéré sa marginalisation historique, les Français vont en venir à une coopération plus étroite avec l’OTAN, seul réservoir d’efficacité militaire disponible.

5Paris vire de bord dès 1993-1994 [1]. En acceptant par exemple de participer au Comité militaire quand il est question d’opérations « hors article 5 » – façon de reconnaître, pour la première fois, que les missions de l’Alliance se diversifient légitimement, une reconnaissance codifiée au sommet atlantique de Bruxelles qui crée en 1994 les Combined Joint Task Forces. La position de Paris se veut pragmatique, et poursuit deux objectifs. L’un est tactique : user des capacités militaires de l’Alliance, puisque c’est inévitable. L’autre stratégique : affirmer ce que l’on nomme alors l’Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) bénie du bout des lèvres par Washington en 1991, c’est-à-dire affirmer la spécificité européenne dans l’Alliance et, qui sait, peut-être demain parallèlement à cette Alliance.

6Jacques Chirac nouvellement élu tente de forcer ce qu’il pense être l’avantage français, un avantage créé par l’engagement dans les Balkans et par une position à la fois non alignée et plus positive vis-à-vis de l’Alliance [2]. Excluant que cette dernière s’occupe de pure gestion des crises – et confirmant donc son rôle de coalition militaire –, refusant le retour des Français dans la chaîne de commandement intégré, le président français accepte pourtant une plus large participation au comité militaire, et annonce sa volonté de négocier une réintégration plus complète, si l’Alliance se réforme en faisant une plus grande place aux Européens, et si cette place et le retour de la France sont salués explicitement, en particulier par l’attribution à un Français d’un commandement régional important – à l’époque celui de Naples. Las, la chevauchée française tourne court. Que la France revienne au bercail atlantique, très bien ; mais ni les Américains ni nos alliés européens ne croient devoir payer pour cela. L’illusion française n’a trompé que les Français. Paris a constamment échoué à être l’ambassadeur des Américains auprès des Européens, et l’ambassadeur des Européens auprès des Américains – double position nécessaire à la réussite de la manœuvre. De plus, tactiquement, il n’est guère habile d’annoncer d’abord le retour, pour tenter après de négocier un bon prix…

7Dans une position française officiellement inchangée, le même Jacques Chirac acceptera au sommet atlantique de Prague de 2002 un nouveau rapprochement. La France participe à la nouvelle Force de réaction rapide de l’OTAN (NATO Response Force, NRF), ainsi qu’au nouveau Commandement allié de la Transformation qui s’installe à Norfolk. Et le drapeau français flotte à nouveau à l’entrée du Supreme Headquarters Allied Powers Europe (SHAPE), à Mons, où Paris affecte une poignée d’officiers.

8La France doit-elle, va-t-elle « réintégrer l’OTAN » ? La question, outre qu’elle n’a guère de sens ainsi posée, renvoie donc aujourd’hui à une situation très différente de celle qui prévalait voici quinze ans. La France est en 2008 l’un des premiers contributeurs financiers de l’Alliance, et elle participe à la plupart de ses opérations militaires [3]. Elle a largement démontré ces dernières années qu’elle pouvait s’approprier les procédures de l’Alliance, et a fait « certifier » par l’OTAN ses principaux commandements opérationnels. Elle a davantage maintenu son effort de défense que la plupart des membres européens de l’Alliance, et participé à la quasi-totalité de ses actions récentes (connues ou moins connues, comme celle destinée à assurer la police de l’air des pays Baltes en 2007). La France participe à l’ensemble du dispositif politique et militaire de l’Alliance, à l’exception du comité des plans de défense, du comité de planification nucléaire, et de la chaîne de commandement intégrée. Mais elle est de plus en plus souvent au premier, et les deux autres structures ont perdu leur sens avec la fin de la guerre froide.

Les effets de l’environnement

9Le débat sur la position française dans le dispositif occidental est donc lourdement déterminé par l’environnement international. Or l’évolution de cet environnement est sans doute, pour une majorité de Français, marquée par la réaffirmation – largement inattendue – de la pertinence politique de l’Alliance, alors que semble mise en cause sa pertinence militaire.

10Qu’on s’en réjouisse ou non, les prédictions françaises sur le déclassement de l’Alliance, parallèle à l’éloignement de la bipolarité dans l’histoire, se sont révélées fausses. L’Alliance perdure : parce qu’elle symbolise et garantit la présence américaine sur le Vieux Continent, à un moment où d’autres priorités pourraient inciter Washington à s’en dégager (il n’y a aujourd’hui que quelques dizaines de milliers de GI’s en Europe contre un peu plus de 300 000 dans les dernières années de la guerre froide), et parce qu’elle représente une garantie de sécurité encore nécessaire pour les ex-membres européens du Pacte de Varsovie. Au-delà de la réassurance politique, son utilité concrète est plus vague. Nul ne croit vraiment que les déploiements avancés de l’Alliance aient une fonction directe de défense. Nul n’imagine que l’OTAN soit vraiment en première ligne contre les « nouvelles menaces » : terrorismes, prolifération des armes de destruction massive (ADM), atteintes à l’environnement… Nul ne pense que l’appareil de guerre lourde construit en six décennies soit bien adapté à la fluidité des crises actuelles, à leur cahier des charges diversifié. Nul ne s’illusionne non plus sur la cohésion politique de cette Alliance face aux crises, puisque la menace est désormais relative, et l’essentiel rarement en cause. Unie dans la décision en 1999 face à la Serbie, l’Alliance a eu bien du mal à le rester dans l’action. En septembre 2001, la proclamation de solidarité face à l’attaque des villes américaines s’est perdue dans le mépris de Washington. Cette dernière préféra l’intervention unilatérale en Afghanistan, ne convoquant les alliés que pour le « service après-vente »… Lors de la crise irakienne de 2003, où l’Alliance n’était pas en cause comme telle, son unité s’est brisée, y compris sur les rares questions de son ressort (la question turque).

11Derrière la réaffirmation de sa pertinence politique [4], l’Alliance est sans doute entrée dans une crise chronique, écho de son inadaptation relative à la réalité des choses. Les aménagements de son concept stratégique sont certes utiles, mais ils semblent surtout viser à englober dans les compétences de l’Alliance le maximum de types de situation pouvant légitimer son action. Les moyens de l’Alliance sont réels, mais souvent réglés sur des hypothèses marginales. Certes, l’OTAN agit (parfois avec une efficacité contestable, voir l’exemple afghan) ; mais bien souvent elle gesticule (aide aux États-Unis après le désastre de Katrina…). La NRF est censée constituer un début de réponse, face à de nouveaux scénarios exigeant une projection de forces souple et rapide ? Mais elle demeure incomplète, les Européens de l’Alliance n’ayant pas honoré leurs engagements. Et on ignore, en gros, les hypothèses de son emploi. Il n’est pas bien sûr, au fond, que les Alliés croient au cahier des charges officiel : en particulier l’« entrée en premier » rapide sur le champ d’affrontement à un niveau de violence important, une exigence qui met la barre très haut. Et l’Alliance ne dispose pas des moyens d’action non strictement militaires, nécessaires à la gestion de la plupart des crises contemporaines : aide à la reconstruction politique, à la reconstitution des moyens de survie des sociétés civiles, etc. La perplexité française face à l’OTAN est donc quelque peu paradoxale. Paris a toujours valorisé sa dimension militaire : l’Alliance est un montage collectif militaire et doit le rester. Mais comme appareil militaire, sa pertinence n’est plus un acquis face aux situations où il faudra inévitablement, demain, user de la force.

12Au-delà du champ militaire, c’est le débat politique dans l’Alliance qui témoigne de l’incertitude de son destin. Ce débat – si l’on excepte la question de l’élargissement en Europe où les divergences tiennent plus au calendrier qu’au fond – tourne autour de deux questions. L’Alliance doit-elle s’étendre au-delà de son membership classique, pour trouver des appuis hors Europe, et devenir dans les faits, selon les circonstances, une alliance généraliste des démocraties ? D’autre part, doit-elle se doter des moyens d’une intervention générale dans les crises, à tous les niveaux et à toutes les phases, articulant donc l’usage des moyens militaires et celui des moyens civils ? Si la réponse est oui, où trouvera-t-elle ces moyens, les contrôlera-t-elle en propre, les empruntera-t-elle à d’autres institutions ? Les réponses à ces questions – elles sont aujourd’hui divergentes pour les différents membres – vont sous-tendre les débats qui nous séparent du 60e anniversaire de l’Alliance. Elles importent pourtant au plus haut point pour définir son futur visage.

13Le constat s’impose, au moins à titre provisoire : une institution dont les membres ne s’accordent qu’à minima sur son rôle actuel, et moins encore sur son rôle futur, est une institution en crise, même si sens politique et sens bureaucratique se rejoignent pour garantir sa survie. Pour Washington, l’Alliance manifeste la constance de la solidarité américaine vis-à-vis d’une Europe conçue comme un ensemble, au-delà des découpages institutionnels et en particulier des limites de l’UE ; elle constitue aussi un indispensable moyen d’influence, politique et économique – au moins à travers les marchés d’armements souvent « vendus » avec l’adhésion. Mais elle est aussi quelque peu « empêtrante ». Washington contrôle techniquement l’appareil de l’Alliance mais ne le manœuvre pas à sa guise dans les crises concrètes. Le souvenir de 1999 demeure cuisant, le commandement américain de l’OTAN ayant dû en passer par les questions et les blocages de plusieurs alliés, au cœur même des opérations. D’où la vision, qui sous des discours différents est largement partagée par l’ensemble de l’élite politique américaine, d’une Alliance-réservoir de forces – force militaire ou force politique – où l’on vient puiser ce qui s’adapte à la situation en cause, en ne se soumettant que marginalement aux procédures collectives de décision. Dans une telle logique, plus le réservoir est large, plus les forces disponibles sont variées, adaptables. Une Alliance qui conserverait ses moyens militaires et politiques actuels, auxquels pourraient s’ajouter divers partenariats à géométries variables, correspondrait donc de près à la logique américaine.

14Face à ces débats, on peut certes retrouver en France les reliefs d’un atlantisme jamais remis du regret des décisions de 1966. Plus neufs paraissent les défenseurs d’une alliance censée incarner l’émergence d’un Occident nouveau, forteresse des démocraties du monde [5]. Ce qui semble pourtant former l’axe de la discussion, pour la majorité de la classe politique française, c’est cette Politique européenne de sécurité et de défense (PESD), qui a entrepris depuis 1998 de dépasser d’un coup les mirages de l’ancienne IESD. La France, à l’origine de cette PESD avec la Grande-Bretagne, a beaucoup misé sur cette appropriation par l’UE de la thématique de sécurité, sur cette combinaison de moyens européens de gestion de crise. La combinaison de moyens est en effet inévitablement sous-tendue par un processus institutionnel complexe, et s’accompagne de la création progressive d’une culture de sécurité commune : éléments nécessaires à la future apparition, au-delà de la simple gestion des crises, d’une éventuelle défense commune.

15Le jeu de Paris est ici à la fois clair et ambivalent. La défense des Européens est aujourd’hui assurée par leurs armées nationales, et par l’Alliance – nul n’en disconvient. La PESD s’investit dans la gestion des crises, et dans la mesure où l’Alliance ne s’estime pas concernée – c’est sa définition même. Mais la gestion de crises de haute intensité exige des moyens importants – en particulier d’ordre militaire –, dont la réunion, au profit de l’UE, constitue de facto la mise sur pied d’un outil militaire commun – claire rupture dans l’histoire de la construction européenne. En s’investissant nettement dans la PESD, Paris soutient l’appareil articulé OTAN/PESD pour répondre à toutes les hypothèses, mais programme aussi, pour l’avenir, l’envol autonome de l’Union.

16La PESD marque cependant le pas, et la rupture conceptuelle a du mal à s’inscrire dans les faits. L’acquis est clair, avec la mise en place de structures, de procédures, qui autorisent la manœuvre commune par les Européens de forces militaires conséquentes. Mais l’ampleur des interventions européennes impressionne peu. Les dépenses de défense de la plupart des pays membres de l’UE n’autorisent aucune illusion. Elles garantissent l’impuissance technique, et menacent la viabilité politique du dispositif : 21 États de l’Union représentent aujourd’hui 21 % de ses dépenses de défense. La PESD, dans sa dimension militaire, est donc actée pour l’essentiel par un nombre limité d’États, ce qui a pour effet de saper sa légitimité politique. À ce constat s’ajoutent les nuances – pour dire le moins – qui séparent les Européens sur le degré d’autonomie souhaité vis-à-vis de l’Alliance, commandeur omniprésent. On saisit que le mouvement ne peut être que lent… Les tribulations de l’Agence européenne de défense (EDA), qui n’a guère d’effet réel sur les programmations d’équipements, symbolisent la frilosité du processus [6].

17Cette appréciation mitigée des progrès de la PESD est capitale : elle fonde largement l’actuelle réflexion française sur l’Alliance. Les rapports de cette dernière avec la PESD ne sont que faussement bons. Les difficultés politiques qui se développent sur des défiances croisées n’ont pas été réglées par les accords Berlin +. La France, qui souhaite que la PESD acquière peu à peu les moyens de son autonomie, redoute le réflexe d’une Alliance qui envisage au mieux un partage des tâches : à l’OTAN le militaire « sérieux », aux Européens le militaire « léger » et l’action de reconstruction dans le sillage de l’intervention militaire. Inversement, l’Alliance soupçonnerait aisément Paris – et ses complices belges ou luxembourgeois… – de tenter de réduire son action à des hypothèses théoriques. Si l’UE peut, en activant les accords Berlin +, disposer de moyens militaires appartenant à l’Alliance, celle-ci demande maintenant la réciproque : que puissent lui être affectés, en cas de besoin, des moyens civils de l’UE… Chacun proclame ainsi sans trop y croire la complémentarité des moyens des deux institutions, les arrière-pensées formant la base secrète de la négociation.

Les éléments du débat d’aujourd’hui

18Dans le paysage ainsi dessiné, le débat conjoncturel français s’organise autour de quatre paramètres principaux. D’abord le vécu par les Français d’un héritage et d’une posture. La discussion ne porte pas encore sur l’image de la diplomatie française, mais elle pourrait annexer vite cette problématique, fort classique pour le pays. Puis l’inclination « américaine » du nouveau président français : élément d’autant plus sérieux qu’elle est un enjeu de politique intérieure autant qu’un choix diplomatique, comme élément de justification et de légitimation des réformes internes. Troisième dimension : la rencontre du bilan ambivalent de la PESD et des inquiétudes sur le futur de l’Alliance. Enfin, le poids croissant des habitudes de coopération militaire, dans l’UE mais surtout, quantitativement, dans l’OTAN.

19Au centre de ces paramètres, le président de la République élu en 2007 a annoncé, à l’été devant les diplomates français, puis lors de son voyage d’automne aux États-Unis, et confirmé devant le sommet atlantique de Bucarest, qu’une révision de la position de la France vis-à-vis de l’Alliance était à l’ordre du jour, avec pour objectif une « normalisation » des relations France/OTAN, à quelques conditions près [7]. Deux d’entre elles ont été explicitées. D’abord une avancée sur la PESD, autrement dit que cette dernière soit officiellement agréée – par Washington – comme facteur d’équilibrage de la relation transatlantique, pour pouvoir se développer en dépassant les réticences des États-Unis et de leurs meilleurs amis en Europe. Ensuite un rééquilibrage de l’Alliance entre les deux rives de l’Atlantique, qui se manifesterait au moins par une redistribution des responsabilités, où la France pourrait prendre une autre place dans l’appareil militaire de l’Alliance.

20Le sous-entendu est clair, et double. La PESD n’ira pas au-delà des positions conquises dans une logique d’opposition, ou de concurrence, avec l’OTAN : les Américains le refusent, et leurs plus proches amis traînent des pieds. Mais un rapprochement PESD/OTAN n’est acceptable – pour qu’il ne soit pas une reddition – que si le fonctionnement de l’Alliance est modifié pour faire une plus grande place « aux Européens » (en substance aux Français, puisque les autres sont déjà présents dans l’appareil militaire), avec une codification plus paritaire des relations entre les deux organisations.

21Sur ces bases, les arguments concrets se développent dans diverses directions. Du côté favorable à la « réintégration », on trouve d’abord deux arguments de nature « technique ». L’un est militaire, le second économique. Du côté « militaire », on soutiendra que la proximité entre l’appareil militaire français, très engagé dans les opérations multinationales, et celui de l’Alliance est telle – surtout depuis 2002 –, et si haute l’obligation d’interopérabilité entre alliés susceptibles d’agir ensemble dans ces opérations, que l’absence de la France de certaines structures techniques de l’Alliance contredit en réalité nos choix politiques explicites. On ajoute au passage que l’UE ne dispose pas de véritable processus de « génération de forces », qu’elle se montre largement incapable d’atteindre les objectifs par elle-même fixés dans les Headline Goals, et que face à un événement important seuls les procédures et les moyens de l’OTAN compteraient. Deuxième argument « technique » : un retour franc de la France dans une logique atlantique permettrait peut-être de réduire certains coûts de duplication – dans l’avenir, les standards de « certification », par exemple, doivent-ils différer entre les deux organisations ? –, ou concernant certains matériels. D’aucuns pourraient même penser, mezza voce, qu’une responsabilité accrue de l’Alliance pourrait, comme pour d’autres alliés, autoriser des économies, bienvenues dans un budget exsangue.

22Une deuxième série d’arguments se veut plus politique. L’OTAN serait le lieu obligé du déblocage de la PESD : il s’agirait donc d’aller au même but, par des voies combinant l’entrisme et le contournement… L’absence – relative – de la France dans les structures atlantiques, plaide un autre argument, limite dans les faits son influence : dans une Alliance largement devenue un forum politique, et avec un poids militaire qui nous rend intéressants, on pèse mieux de l’intérieur qu’en récriminant de l’extérieur. Enfin, un dernier bloc d’arguments est plus spécifique à l’establishment militaire. Les armées de l’Air et de Mer ont toujours été favorables à une intégration poussée, leur métier supposant une interopérabilité permanente avec les alliés, déjà beaucoup plus développée que celle des troupes au sol. L’armée de Terre, déterminante dans la reproduction de la culture militaire française, paraît, elle, plus divisée. Une partie de ses cadres, souvent les plus anciens, campent majoritairement sur des positions traditionnelles, inspirées d’un certain « antiaméricanisme » qui se réfère au « moment gaullien ». Une autre partie de ses cadres, plus jeune, plus internationalisée, pourrait être plus sensible aux choix d’armées européennes de plus en plus côtoyées, à l’étincelante dominance technique américaine, à un certain complexe vis-à-vis des « intégrés » qui maîtrisent « les procédures » sans état d’âme, et aux perspectives de carrière ajoutées par l’appareil atlantique.

23Les arguments contraires à un nouveau rapprochement institutionnel sont à peu près les mêmes, inversés. La défiance de certains alliés européens vis-à-vis de la stratégie française serait peut-être apaisée par un retour au bercail atlantique. Mais on peut douter que la confiance suffirait à relancer la PESD. Débloquerait-elle les moyens – par exemple financiers – nécessaires ? On se perd à imaginer si le retour français aurait un effet légitimant, ou délégitimant, pour la PESD. Paris, en acceptant explicitement la centralité atlantique, pourrait-il mieux justifier l’autonomie européenne, ou serait-il pris au piège de l’Alliance ? Il faudrait alors obtenir la reconnaissance concrète de la spécificité européenne avant de bouger : et quelques déclarations américaines affectent d’aller dans ce sens [8]. Mais la vision d’une Alliance atlantique en grand « facilitateur » des initiatives européennes pourrait n’être que l’avatar conjoncturel d’un espoir de toujours : les amis d’outre-Atlantique résoudront vaille que vaille les problèmes entre Européens.

24La « rentrée » dans l’OTAN, outre qu’elle ne pourrait concrètement être marquée que par un retour au comité militaire et par le « déploiement » dans l’appareil de l’OTAN d’officiers français plus nombreux, est-elle judicieuse en un temps où le système atlantique est peu assuré de son efficacité militaire, et montre une cohésion politique relative ? Le changement de position français modifierait-il ce double état de fait ? Il est peu vraisemblable que la seule influence politique et militaire de Paris arrive à bouleverser des données de long terme. Et à vrai dire, pour quelle influence ? Le fonctionnement de l’Alliance à 27 laisse sans doute de moins en moins de place aux influences étatiques dans un débat de plus en plus confus. Une Alliance sans cesse élargie ne peut que confirmer la centralité du théorème la mission détermine la coalition : il n’est donc pas d’influence en soi, mais seulement en chaque occurrence, en fonction de la proximité choisie vis-à-vis de la mission – laquelle reste définie par les États-Unis… La France choisirait-elle le modèle britannique (la proximité influente) au moment même où les Britanniques se savent impuissants à peser sur une quelconque décision américaine [9]? Le poids militaire de la France dans l’Alliance est déjà proportionnel à ses engagements. On peut douter que l’alignement d’une masse d’officiers français dans la bureaucratie militaire de l’OTAN – qui poserait d’ailleurs à la fois des problèmes d’effectifs en France, et des problèmes relationnels avec nos alliés proches… – change grandement les choses. Le poids politique de Paris ne pourrait s’accroître qu’avec l’accord de Washington et de nos alliés européens : la question est donc politique, et non institutionnelle… Si certains alliés européens espèrent secrètement du mouvement français qu’il permette de faire bouger les lignes, fondamentalement, dans l’Alliance, ils pourraient être déçus, les mêmes causes produisant sans doute les mêmes effets.

25Le « retour » de la France est par-dessus tout un enjeu d’image. Revenir sur une position dont l’emblème était la volonté d’autonomie, ce peut être accepter un alignement technique sur les normes et concepts américains qui dominent l’Alliance. Mais au-delà, il faudrait que le changement à l’intérieur de l’Alliance soit formidable pour que la France retire quelque bénéfice, en termes d’image, de l’abandon d’une position non alignée qui, à tort ou à raison, se trouve au cœur même de son influence diplomatique, en particulier hors d’Europe, depuis quarante ans. Un abandon qui pourrait avoir aussi un effet négatif pour l’Europe elle-même, qui se distinguerait plus difficilement désormais des choix américains dans le monde [10].

26***

27« Je souhaite que la France, membre fondateur de notre Alliance, et qui est déjà un de ses premiers contributeurs, prenne toute sa place dans l’effort de rénovation de ses instruments et de ses moyens d’action, et fasse évoluer dans ce contexte sa relation avec l’Alliance en parallèle avec l’évolution et le renforcement de l’Europe de la Défense », disait Nicolas Sarkozy lors de son voyage outre-Atlantique [11]. En ajoutant : « Plus l’Europe de la Défense sera aboutie, plus la France sera résolue à reprendre toute sa place dans l’OTAN ». Convictions réaffirmées à Bucarest [12] début avril 2008 avec, pratiquement, l’annonce de la « réintégration » pour 2009.

28Demeure néanmoins un problème de chronologie politique. Le renforcement de la PESD doit-il être premier, et conditionner le mouvement vers l’Alliance ? Ou le mouvement vers l’Alliance intervient-il d’abord, puisqu’il est censé rendre possible l’avancée européenne ? Les deux mouvements pourraient être simultanés : mais qui impulse, avec quels moyens, et qui maîtrise le timing ?

29Les choix de court terme sont cadrés par quatre événements déjà programmés : l’achèvement du Livre blanc sur la défense et la sécurité français ; la présidence française de l’UE, qui a inscrit dans ses priorités une relance de la PESD ; l’élection du nouveau président américain ; et le sommet du 60e anniversaire de l’OTAN en 2009. Le Livre blanc ne sort pas franchement de l’ambiguïté chrono-politique décrite plus haut entre développement européen et développement atlantique. Pour paraphraser une sentence connue, si la France se hasarde aujourd’hui à sortir de l’ambiguïté, ce ne peut être qu’à son détriment… En dépit des intentions affichées, on peut douter que le très court temps de la présidence de l’Union permette une avancée spectaculaire : celle-ci ne serait possible qu’avec une mobilisation de moyens politiques et financiers peu crédible à si court terme. Il est enfin peu vraisemblable qu’entre l’installation du nouveau président américain et le sommet de l’OTAN de 2009, une négociation d’envergure sur l’Alliance, sa logique politique et ses modes de fonctionnement, puisse se conclure.

30Des trois scénarios imaginables [13] : réédition du raté de 1995-1996 – offensive éclair, puis retrait –, déblocage simultané des deux côtés de l’Atlantique et redéfinition intégrale du lien transatlantique, ou évolution très progressive sur le long terme, le plus crédible reste le dernier.

31Les responsables français ont déjà proposé à leurs alliés quelques mesures pour améliorer les relations entre l’UE et l’OTAN. Paris propose ainsi que le bilan de la présidence française de l’Union soit dressé aussi devant l’OTAN ; que les responsables des deux organisations s’expriment plus souvent devant les responsables de l’autre ; que les contacts entre l’Agence européenne de défense et l’OTAN soient plus systématiques ; tout comme les échanges entre les centres de crise des deux organisations [14]. On peut imaginer d’autres progrès, des initiatives en faveur de l’intégration de l’industrie de défense européenne, ou pour l’entraînement commun des officiers, ou l’établissement d’une communication directe entre la Commission européenne et l’OTAN [15].

32Toutes mesures utiles, qui ne suffiront pas à répondre au problème collectif de la relation entre les stratégies de l’UE et de l’Alliance, ni à l’interrogation de Paris sur son statut face à l’OTAN. Le plus raisonnable serait de considérer que ces deux problèmes, parce que complexes, ne peuvent recevoir de solution simple, expéditive. La négociation d’une nouvelle relation euro-atlantique pourrait bénéficier de la nouvelle présidence américaine, ou du développement d’un nouveau concept de sécurité européen. Mais la marche sera longue. Et il vaudrait sans doute mieux qu’elle ne soit parasitée ni par la mise au point précipitée d’un nouveau concept de l’OTAN, ni par des mesures unilatérales françaises qui sacrifieraient, avant le sommet de 2009, le fond au spectaculaire.


Mots-clés éditeurs : PESD, France, Alliance atlantique, OTAN

Date de mise en ligne : 15/07/2008

https://doi.org/10.3917/pe.082.0429

Notes

  • [1]
    Sur l’ensemble de cette période, voir H. Védrine, Les Mondes de François Mitterrand – À l’Élysée 1981-1995, Paris, Fayard, 1996.
  • [2]
    Sur la diplomatie de la période chiraquienne, voir Ch. Lequesne, La Politique étrangère de Jacques Chirac ou la France sans surprise, Berlin, DGAP, « DGAPanalyse Frankreich », n 2, 2007.
  • [3]
    En mai 2008, la France déployait environ 4 200 hommes sur 63 000 militaires de l’OTAN en opérations extérieures (Sources : OTAN et État-major des armées français).
  • [4]
    Pour trouver un écho de quelques perceptions françaises, voir Préparer les engagements de demain, 2035, Paris, Ministère de la Défense, « Analyses et références », juin 2007.
  • [5]
    L’amiral Lanxade, ancien chef d’état-major des Armées, fait écho à une telle position dans le rapport qu’il a cosigné : Toward a Grand Strategy for an Uncertain World – Renewing Transatlantic Partnership, Lunteren, Noaber Foundation, 2007. Pour une autre approche, voir É. Balladur, Pour une Union occidentale entre l’Europe et les États-Unis, Paris, Fayard, 2007.
  • [6]
    Sur l’ensemble des avancées et limites de la PESD, on se reportera à J. Howorth, Security and Defense Policy in the European Union, New York, Palgrave Macmillan, 2007.
  • [7]
    N. Sarkozy, « Allocution à l’occasion de l’ouverture de la XVe Conférence des ambassadeurs », Paris, Palais de l’Élysée, 27 août 2007 ; « Discours devant le Congrès des États-Unis d’Amérique », Washington, 7 novembre 2007.
  • [8]
    Voir les déclarations de Victoria Nuland, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Alliance, à Paris le 22 février puis à Londres le 25 février 2008, disponibles sur <www. nato. usmission. gov/ >.
  • [9]
    Sur les réflexions britanniques, voir J. Howorth, « Tony Blair : premier bilan stratégique », Politique étrangère, vol. 72, n? 3, automne 2007.
  • [10]
    Sur l’ensemble de ces arguments, voir Y. Boyer, « La France et l’OTAN ou le retour à Canossa », Le Monde, 24 septembre 2007 ; et « OTAN, UE et France : contre le conservatisme des apparences », 2050, n 6, décembre 2007.
  • [11]
    N. Sarkozy, « Discours devant le Congrès des États-Unis d’Amérique », op. cit. [7].
  • [12]
    N. Sarkozy, « Intervention lors du Sommet de l’OTAN », Bucarest, 3 avril 2008.
  • [13]
    On suivra des scénarios quelque peu différents dans F. Bozo, Alliance atlantique : la fin de l’exception française, Paris, Fondation pour l’innovation politique, « Document de travail », 2008.
  • [14]
    Lettre adressée aux représentants des États membres de l’UE, puis aux ambassadeurs des pays membres de l’OTAN, septembre et octobre 2007 (Bruxelles, Europe Information Service, dépêche du 15 octobre 2007).
  • [15]
    Plus généralement, on peut se référer au rapport de Commission de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN : La Coopération opérationnelle entre l’OTAN et l’Union européenne, rapporteur John Shimkus, n 166 DSCTC 07 F bis, session annuelle de 2007.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.90

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions