Notes
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Ce texte est une version remaniée de l’article d’E. N. Luttwak paru sous le titre « Breaking The Bank: Why Weapons Are So Expensive » dans la revue The American Interest (vol. 3, n° 2, septembre-octobre 2007), et disponible sur <www. the-american-interest. com>.
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Loi de Grosch : le coût des systèmes informatiques augmente à la racine carrée de la puissance informatique du système.
1Les propositions suivantes n’ont guère besoin d’être démontrées :
- le coût unitaire des équipements en technologies de l’information et de la communication (TIC) continue à baisser [2] ;
- la part des équipements en TIC dans le coût total des systèmes d’armes continue à croître.
2Les systèmes d’armes étaient hier produits en masse, d’où des équipements aux performances croissantes et au prix unitaire déclinant – grâce aux investissements dans des équipements et infrastructures de production dédiés, dans des machines automatisées et des outils spécialisés. Les coûts unitaires étaient donc réduits en remplaçant le travail par le capital. Durant la Seconde Guerre mondiale – lorsque l’épargne n’était pas toujours la priorité –, l’efficacité d’une production de masse hautement capitalisée était importante parce qu’elle augmentait l’approvisionnement en systèmes d’armes. Si les budgets n’étaient pas limités, le nombre des travailleurs hautement qualifiés l’était, problème auquel paraient les usines hautement capitalisées. Enfin, quand le travail est remplacé par les machines, l’homogénéité de la production croît – et généralement la qualité progresse. Des technologies actuellement disponibles, mais sous-utilisées, permettraient encore plus d’économies de travail, jusqu’à la production robotique. Mais comme les systèmes d’armes sont produits en petites quantités, les investissements dans des machines ne peuvent, dans bien des cas, être rentables.
Quantités et rythmes de la production industrielle
3Contrairement à l’industrie civile – où le matériel de production personnalisé et flexible, contrôlé par les technologies de l’information ou la robotique, est venu s’ajouter aux traditionnelles chaînes de production de masse, comme dans les usines automobiles –, de nombreux systèmes d’armes sont en quelque sorte « faits à la main », avec un travail hautement qualifié et coûteux, des outils électriques et des gabarits de montage plus qu’une machinerie automatisée. D’où des coûts supplémentaires : les humains sont moins fiables que les machines, et plus la part manuelle de la production est grande, plus les erreurs possibles de production deviennent nombreuses – d’où réparations, remplacement, retards. Une capacité de production de 200 000 objets par an est plus ou moins un minimum pour une usine automobile ; en matière de défense mêmes les petites armes ne sont pas produites en telles quantités…
4Il est intéressant de rappeler quelques exemples pour saisir ce que l’on entend en comparant économies d’échelles et taux de production passés et présents.
5Voyons les statistiques de production des chasseurs de la Seconde Guerre mondiale par rapport aux chasseurs à réaction les plus vendus aujourd’hui. Messerschmitt Bf 109 : 30 000 ; Focke-Wulf FW 190 : 20 000 ; Supermarine Spitfire : 33 198 ; Yak-9 : 16 700 ; Mitsubishi Zero : 10 936 – et le dernier venu North American P-51 Mustang : 15 586. Les cycles de production duraient 6-7 ans ou moins, avec des taux de production annuels allant de 1 500 à 3 000 – 4 à 8 chasseurs par jour en moyenne. Par comparaison, 4 300 F-16 ont été produits en 28 ans (1978-2006), soit 153 par an (0,4 par jour en moyenne). Un chiffre bas, mais beaucoup plus élevé que dans le cas du F-18, l’autre chasseur américain actuel, sans parler de l’Eurofighter, des Sukhoi 27-30 ou du Rafale.
6Le taux de production cumulatif de 0,4 F-16 par jour surestime en outre grandement les économies d’échelle possibles. 28 ans c’est long, et beaucoup de modifications et améliorations doivent être introduites pour parer à l’obsolescence, chacune d’elle imposant sa propre courbe d’apprentissage et une perte temporaire d’efficacité de la production. Les F-16 Block 1 de 1978 et les actuels Block 50-52 ont certainement moins en commun que les premières et dernières versions du Spitfire ou du Messerschmitt Bf 109.
7Pour la même raison, même les chasseurs qui eurent le plus de succès pendant la guerre froide ne permirent que peu d’économies d’échelle. Les 9 860 F-86 Sabre furent assemblés dans trois pays avec plusieurs variantes, tandis que les MiG-21 étaient produits avec diverses variantes sur quelque 25 années, sans compter les avions encore aujourd’hui ré-usinés. Ainsi, les taux de production du MiG-21 et leur efficacité industrielle n’ont pas été tellement meilleurs que ceux des 2 578 F-104 Starfighters ou des 5 195 F-4 Phantom 2 produits entre 1958 et 1979, quoique toujours bien meilleurs que ceux d’autres chasseurs comme les Mirages de Dassault – même si ces derniers furent un réel succès commercial (531 Mirage V, 523 Mirage IIIE), alors que les Rafale sont produits depuis dix ans sans passer la barre des 100 ventes.
8Les chasseurs ne constituent pas la pire catégorie – mais en réalité, une des meilleures… Pour en rester à l’aviation, durant la Seconde Guerre mondiale, même les bombardiers furent produits à plus de 10 000 exemplaires : Boeing B-17 Flying Fortress : 12 726 ; Consolidated B-24 Liberator : 18 188 ; Junkers Ju 88 : 15 000 ; Wellington : 11 461 ; et l’avion d’attaque au sol Iliouchine Il-2 Sturmovik (une bien plus petite machine) : 31 163. D’où des pics de production de 3 ou 4 par jour. Des chiffres à comparer au rythme de production de bombardiers actuels comme le B-2 ou le Tu-160 : 3 à 5 par an.
9Les taux de production des blindés de combat ont subi le même déclin. Même les Allemands – dont la production de tanks fut affectée par des politiques industrielles mal conduites qui firent plus de dommages que les bombardements alliés – réussirent à sortir 8 544 PzKpw IV de 1937 à 1945, une mauvaise performance comparée à celle du Sherman M4 – plus grand et meilleur –, dont 21 231 exemplaires furent produits dans la seule année 1943, ou à celle du supérieur Soviet T-34 : 34 780 unités produites entre 1940 et 1944.
10Du fait de l’importance de la frontière interallemande comme front central de la guerre froide, et de l’attention portée à l’hypothèse de la guerre continentale – et par suite à la guerre de blindés –, les statistiques de production des tanks restèrent élevées après 1945, malgré des taux de production en baisse, sauf durant les années de réarmement accéléré de la guerre de Corée. Quelque 12 000 M-48 américains furent construits entre 1952 et 1959, puis plus de 15 000 M-60, mais sur plus de 20 ans, avec donc une baisse du rythme de production de 1 700 à 750 par an. L’étendue de la période de production de la série T-54/T-55 (65 000 exemplaires de 1951 à 1981) n’a pas permis d’économies d’échelle proportionnelles, en raison de la multiplicité des variantes, tout comme pour le T-80 aujourd’hui, même si 20 000 exemplaires ont été produits depuis 1983.
11Ce sont pourtant là des chiffres énormes par rapport aux productions récentes. L’Ariete italien a été produit à 400 exemplaires, et des taux de production annuels d’une petite dizaine ne sont même plus considérés comme particulièrement inefficaces.
12Pour les navires de guerre, les taux de production étaient nécessairement bas, même au sommet de la Seconde Guerre mondiale – avec très peu d’exceptions, comme la classe Fletcher (175 entrées en service, 1942-1944) et les destroyers de classe Gearing (98 entrées en service, 1944-1946). Depuis, les navires de guerre ont été acquis en très petit nombre dans le monde, à quelques exceptions près : la classe USS Spruance DD-963 (30 entrées en service, 1973-1979), la classe Arleigh Burke (27 depuis 1989, et toujours en versions améliorées). L’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) a produit en masse des sous-marins diesels électriques dans les années 1950, sortant 256 bateaux classe W (catégorie de l’OTAN) dans 9 chantiers navals différents, et bien plus tard 40 frégates de classe Krivak. L’URSS a suivi les États-Unis, produisant de moins en moins de navires de guerre, avec des processus nettement moins efficaces que dans les champs civils concurrentiels.
13Si le coût unitaire des systèmes d’armes monte parce qu’on en produit trop peu, il faudrait donc en produire beaucoup. Et c’est impossible. Même les États-Unis ne pourraient pas se payer 15 586 F-35 Joint Strike Fighters, et l’US Air Force ne pourrait les absorber. L’US Army ne pourrait pas faire grand-chose de 20 000 M1A2, d’un coût bien plus élevé que celui des Sherman. Car les coûts unitaires des systèmes d’armes ont cru non seulement en raison d’une production déclinante, mais aussi à cause d’une complexité technique croissante. Pour les grandes armées, le cercle vicieux du paradoxe de l’équipement (procurement paradox) est bien connu, qui produit une spirale descendante depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui :
- les armes coûtent cher, on en acquiert donc peu ;
- les armes sont peu nombreuses, on en exige donc des performances supérieures ;
- d’où des macro et micro-innovations coûteuses ;
- et un nouveau renchérissement des armes, qui fait qu’on en acquiert encore moins…
Les plates-formes traditionnelles coûtent cher
14Depuis 1945, le monde a connu beaucoup de guerres et d’agitation politique, ainsi que nombre d’avancées scientifiques et technologiques. Mais rien d’aussi révolutionnaire qu’une guerre mondiale prolongée, qui mobilise les énergies et ouvre la voie aux macro-innovations. C’est ainsi que les plates-formes et configurations d’armes héritées de la Seconde Guerre mondiale ont pu résister au changement, en dépit des possibilités ouvertes par les progrès technologiques. Ces configurations traditionnelles, devenues de lourds obstacles aux progrès militaires, aggravent les effets néfastes du paradoxe de l’équipement, interdisant une défense plus abordable.
15Au lieu de façonner elles-mêmes de nouvelles configurations de plates-formes et d’armements, les actuelles technologies – information, communication, détection, guidage – doivent s’intégrer à des plates-formes réalisées selon des schémas datant de 1945 : cela implique d’importants coûts d’adaptation.
16Le même type de logique explique que les radars aéroportés – y compris le récent radar à balayage électronique (Active Electronically Scanned Arrays, AESA) – soient plus chers, disons cent fois, que l’ensemble le plus sophistiqué de télévision haute définition. Mais ce qui les rend mille fois plus chers est l’obligation de les miniaturiser, d’empaqueter la technologie AESA de manière à l’intégrer dans le nez des avions de chasse, dont la fonction purement aérodynamique n’a jamais été censée héberger, alimenter, réfrigérer et sécuriser un équipement aussi sophistiqué. Compte tenu de la valeur au combat des dispositifs AESA – qui peuvent détecter, capter et suivre plusieurs cibles, et attaquer les circuits électroniques dans des rayons ciblés – les avions de combat devraient être conçus en fonction de ces systèmes, et non l’inverse. Plus encore, ce sont des groupes d’avions de combat différents qui devraient être conçus autour d’eux, certains avec des dispositifs AESA, d’autres avec une plus grande puissance de feu, d’autres équipés pour la suppression des défenses adverses, et ainsi de suite. Au lieu de quoi, dans les F-18 et F-15 qui en sont équipés, on compte un dispositif AESA par pointe d’avion, comme c’était le cas avec les radars à balayage mécanique qui existaient quand ces avions furent conçus voici plus de trente ans (le F-15 a volé pour la première fois en 1972 et le YF-17 en 1974).
17La même remarque vaut pour la plupart des nouvelles technologies et des plates-formes. Au lieu que l’on fournisse des formes adaptées et économiques où le nouveau contenu serait aisément intégré, les nouveautés doivent être miniaturisées et déformées pour convenir aux anciennes formes : d’où une lourde augmentation des coûts, et une réduction d’efficacité.
L’exemple des avions de combat
18Il n’y avait pas d’avion de chasse spécifique en 1914, seulement des biplans et triplans divers, aucun n’étant armé. La guerre imposa ses innovations. Trente et un ans plus tard, en 1945, le monoplan de combat et chasseur-bombardier Messerschmitt 262 volait déjà.
19Soixante et un ans plus tard, en 2006, en dépit des changements drastiques nécessaires pour s’adapter à la révolution des technologies de l’information, des communications en réseau, des relais de senseurs, etc., la configuration de 1945 n’a pas changé. Tous les avions de combat actuels – F-15, F-16, F-18, F-22, F-35 JSF, Eurofighter, Rafale, MiG-29, Su-27/30 – perpétuent la configuration du Me 262 : un équipage d’une ou deux personnes, et des capteurs propres pour des opérations autonomes à la fois en mission air-air et air-sol. Ils perpétuent également une très ancienne conception de la puissance aérienne : le pilote combattant comme chevalier équipé de toutes ses armes sur un cheval volant, prêt à combattre seul l’ennemi, avec éventuellement un équipier pour jouer le compagnon loyal dans ce combat singulier. D’où le principe d’homogénéité : les équipages sont tous équipés de la même façon, sans optimisation au niveau du groupe, même s’il est désormais fort peu probable que les avions de combat soient envoyés seuls à l’action.
L’exemple des chars de combat
20Il n’y avait pas de véhicules de combat blindés en 1914. Trente et un ans plus tard, en 1945, le char lourd, fortement blindé, abritant quatre ou cinq membres d’équipage, puissamment armé (T-34, Sherman, Panther, Tiger) opérait déjà. Soixante et un ans plus tard, en 2006, au lieu que les innovations de plates-formes répondent à la prolifération des armes légères et des missiles de surface à surface, les actuels chars de combat (M1, T-80, Leopard, AMX-Leclerc, etc.) peuvent tous encore être confondus avec un Panzer King-Tiger de 1944. La ressemblance n’est pas superficielle : les tanks d’aujourd’hui privilégient encore le canon à haute vitesse, comme si les missiles guidés n’avaient pas été inventés, et leurs améliorations sont incrémentales et nullement de rupture, comme ce fut par contre le cas entre les modèles de 1918 et ceux de 1945. Au lieu d’une puissance de frappe renforcée, les chars d’aujourd’hui sont alourdis de défenses actives et passives contre des missiles qui coûtent 1 % de leur prix…
L’exemple du porte-avions
21Il n’existe pas de porte-avions en 1914, seulement des porte-hydravions (un seul en fait, le HMS Hermes). Trente et un ans plus tard, en 1945, les porte-avions à large pont avec un hangar pour avions sur le pont inférieur, un îlot extérieur, des catapultes hydrauliques pour le décollage et des brins d’arrêt pour l’atterrissage, constituaient déjà un capital ship, imposant la puissance aérienne au-delà de la stricte portée des avions, alors que cette portée était encore limitée, et que le ravitaillement aérien n’existait pas. En 2006, cette configuration n’a pas changé, en dépit des améliorations apportées aux catapultes à vapeur, avec les ponts obliques, ou la propulsion nucléaire.
22Quant aux avions pilotés, ils ont maintenant une très grande autonomie de vol, de sorte que leur déploiement en mer n’est plus aussi nécessaire que précédemment. De plus, l’avènement des missiles guidés fait des porte-avions des cibles très vulnérables ; et les avions d’attaque – embarqués ou non – peuvent être plus efficaces avec un moindre tonnage d’artillerie.
23Chasseurs, chars de combat, porte-avions ont une importance centrale pour leurs armées respectives, au point que leur renouvellement, dans des versions encore plus perfectionnées, occupe largement les états-majors. D’autres plates-formes résistent d’ailleurs au changement, augmentant ainsi leurs coûts et dégradant leur efficience : on peut citer l’artillerie de campagne classique, les bâtiments de débarquement et les véhicules amphibies ou les hélicoptères d’attaque…
24Tous ont leur valeur propre mais uniquement en tant qu’équipements spécialisés. Aujourd’hui on use cependant beaucoup d’obus de mortier guidés et d’une puissance aérienne plus flexible, car ils permettent d’accomplir énormément de choses. Les débarquements amphibies offensifs à grande échelle, non plus que les assauts massifs héliportés, n’ont désormais aucune chance de réussite face à des adversaires correctement armés. Les deux types d’opération créent trop de vulnérabilité face à un adversaire équipé d’armements modernes, même médiocrement maîtrisés. En Irak en 1991, le débarquement des Marines fut annulé en raison de la présence d’une poignée de mines modernes. En Irak en 2003, les AH-64 américains ont échoué face à des forces armées irakiennes de piètre niveau. De lourds et lents objets métalliques ne peuvent éviter des armes anti-aériennes, même rudimentaires, qui par contre ne menacent pas les chasseurs à réaction.
Des macro-innovations pour une défense plus abordable
25Pour rendre les équipements de défense plus abordables, il faut donc casser l’étau des plates-formes et armes traditionnelles, et imposer des macro-innovations, de nouvelles configurations, au lieu de résister à l’obsolescence en s’arc-boutant sur une série de micro-innovations. D’un intérêt tout particulier sont les expériences internationales qui introduisent de nouvelles configurations de plates-formes et d’armes ou, mieux, de nouvelles combinaisons entre les deux. À la place du modèle 1945 d’homogénéité maximale des plates-formes et des armements (les armées de masse exigent des équipements produits en masse), les temps actuels et la technologie aujourd’hui disponible favorisent l’hétérogénéité et les groupements mixtes.
26Il existe en effet de multiples types de capteurs, et leurs données peuvent être communiquées en toute sécurité le long de la chaîne de commandement, et distribuées en temps réel à diverses plates-formes. Toutes les plates-formes n’ont donc pas besoin de leurs propres capteurs. Les différentes plates-formes d’un escadron aérien, d’un bataillon de chars ou d’une flotte de guerre peuvent avoir des systèmes de captage différents, pour réduire les coûts, ou améliorer la performance globale, ou les deux.
27Deux exemples actuels de nouvelles plates-formes sont, en guise de conclusion, examinés ci-après. Aucun ne constitue une fantaisie futuriste : les deux existent déjà sous différentes formes, même s’ils sont toujours grossièrement sous-utilisés.
Les véhicules aériens sans pilote
28Les drones (Unmanned Aerial Vehicle, UAV) ne sont pas nouveaux – beaucoup ont été utilisés dans les années 1950 alors qu’ils volaient déjà depuis longtemps. La plus simple fonction du drone – voler au-dessus de l’ennemi pour observer « l’autre côté de la colline » – est un préalable tellement élémentaire que par le passé, les armées soi-disant conservatrices mettaient en service tout ce qui pouvait voler, des montgolfières du xviiie siècle aux biplans de 1911 (lors de la guerre italienne contre la Turquie ottomane). En juin 1982, l’armée israélienne incorpora des véhicules d’observation pilotés à distance (Remotely Piloted Vehicle, RPV), comme on les appelait alors, dans la 162e division qui combattait au Liban, et partagea largement les résultats de cette expérience avec les États-Unis.
29Mais l’intégration des drones à tous les échelons comme équipements organiques vient seulement de commencer. Ce retard est plus dû à une large résistance institutionnelle devant toute plate-forme non classique, qu’à l’opposition de forces dominées par des pilotes à des matériels non pilotés. Le résultat en est, que même dans l’US Army et dans le Marine Corps, richement équipés, comme dans d’autres forces terrestres majeures dans le monde, les drones sont toujours disponibles pour certains échelons et non pour d’autres, dans certaines formations et pas dans d’autres, et plus comme machines expérimentales que comme équipement standard.
30La résistance institutionnelle peut être longuement détaillée. Par exemple, le programme de drones IAI/TRW Hunter fut annulé en 1996 parce que les évaluateurs de l’US Army leur trouvèrent de nombreuses imperfections : la portée était inadéquate, les conditions de transmission des données non satisfaisantes, le Hunter était trop gros pour s’adapter aux avions de transport disponibles, son logiciel était instable… Après avoir envisagé – ou semblé envisager – un programme absurdement cher de 2 milliards de dollars pour remédier à ces défauts – il eût augmenté le coût de 38 millions de dollars pour chacun des 52 Hunters – l’acquisition prévue fut annulée. Jusque-là, cela ressemble à l’expérience classique d’un matériel défectueux qui en définitive n’est pas acheté. En fait, le lot initial de Hunters non améliorés, soi-disant frappés de nombreuses et lourdes imperfections, resta en activité et voici ce qu’il en advint :
31– Au printemps 1999, huit Hunters, renommés RQ-5A, furent envoyés en Albanie pour soutenir la campagne aérienne de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) contre la Serbie. En 281 sorties, les Hunters fournirent des vidéos en temps réel, en direct et via des liaisons satellites, aux quartiers généraux américains et européens (le commandant suprême de l’OTAN, Wesley Clark, appréciait tellement cette source d’informations qu’il contactait directement l’équipe des Hunters). Les drones repérèrent ainsi des cibles, des radars de défense aérienne, des postes d’artillerie et des lance-missiles, restant sur zone durant les attaques pour une évaluation immédiate des dommages, et réduisant ainsi le besoin de nouvelles frappes. Ils pouvaient voler bas, contrairement aux avions pilotés (qui avaient interdiction de descendre en dessous de 15 000 pieds) : deux furent endommagés et réparés, un percuta une montagne et cinq furent perdus en vol, apparemment abattus…
32– En 2002, les Hunters furent utilisés à nouveau expérimentalement, pour lâcher des Brilliant Antiarmor Munitions (BAT), dotées de capteurs acoustiques et infrarouges. Un test expérimental de largage de quatre BAT, début octobre 2002, obtint trois coups au but sur les tanks cibles. Plus tard, un Hunter réussit également des largages d’un dérivé du BAT, le Viper Strike, doté d’un détecteur laser intégré : sept frappes furent réussies sur neuf lâchers.
33– En 2003, l’armée américaine utilisa les Hunters lors de l’invasion de l’Irak. À la mi-2004, les Hunters cumulaient 30 000 heures de vol, et 14 exemplaires supplémentaires furent achetés.
34À l’évidence, l’annulation de 1996 relevait d’exigences exagérées, exactement comme dans le cas des précédentes tentatives de l’armée américaine d’acquérir des drones – et en particulier celui du programme Lockheed Aquila. On peut voir simplement là une nouvelle forme de résistance institutionnelle, plus insidieuse, à de nouvelles plates-formes.
35Au lieu de se voir simplement refusées, les nouvelles plates-formes – ici les UAV – peuvent se voir dénaturées par l’exigence de caractéristiques de performance et de fiabilité qui sont celles des plates-formes pilotées. Si l’on suit cette voie, on en arrive à des drones au moins aussi coûteux que les plates-formes pilotées, mais évidemment sans l’avantage du pilotage humain. Et le programme peut être annulé dans la foulée.
36La configuration des drones est naturellement adaptée à :
- des petits avions, pouvant être lancés à la main ou sensiblement plus grands, mais toujours trop petits pour emmener un être humain, diversement équipés pour l’observation, les relais de communication, des frappes très légères, etc ;
- des temps de vol très longs, qui exigeraient des installations spéciales à bord d’un avion piloté ;
- la très longue portée, tout comme l’ultra longue durée de vol, et pour les mêmes raisons.
37Il est possible que les drones aient finalement vaincu les barrières institutionnelles dans les forces armées les plus avancées du monde : ainsi, l’US Air Force a-t-elle décidé que ses F-35 Joint Strike Fighter devraient désormais être produits également dans une version non pilotée. Mais on ne pourra en être vraiment certain que quand la prochaine étape sera franchie : le déploiement de drones en groupes, escadrons, flottes, etc., afin qu’ils puissent opérer en synergie, comme les plates-formes pilotées le font aujourd’hui. Un nouveau seuil de maturité dans l’usage des drones sera alors atteint, et une nouvelle exigence émergera : celle d’opérations automatiques ou quasi automatiques. Quand les drones cesseront d’être des raretés ou des prototypes, et qu’ils seront déployés aussi largement qu’ils devraient l’être, on s’avisera de ce qu’ils exigent beaucoup de personnel du niveau pilote – sauf si l’on automatise très largement le processus, ce qui est possible, depuis la check-list d’avant décollage, en passant par le chargement et le décollage.
L’appareil de combat polyvalent
38Les chasseurs polyvalents sont devenus à la mode dans les années 1960 après l’abandon de la distinction interception/interdiction ; plus récemment, Dassault a présenté courageusement ses Rafale comme polyvalents – même s’ils ne font pas encore le thé. Sous quelque nom que ce soit, ce fut de fait un progrès dans les années 1960 que d’abandonner une distinction de plus en plus obsolète entre intercepteurs, autres chasseurs et chasseurs bombardiers, voire avions d’interdiction. Cette distinction n’avait survécu jusque-là que parce que perduraient des commandements spécifiquement voués à l’interception (PVO Strany en URSS, Air Defense Command de l’USAF, etc.), qui partageaient une même propension avec le corps des Marines, à savoir détenir leur propre aviation, hors du contrôle des autres commandements.
39Le temps est venu pour un autre progrès décisif : radars spécialisés, relais de communications, systèmes de commandement et de contrôle, fonctions de tir à distance, sont aujourd’hui montés sur des chasseurs, des chasseurs bombardiers ou d’autres avions relativement petits, avec un ou deux membres d’équipage ; l’installation se fait à grand prix, dans un espace très restreint et fragmenté, avec très peu de marge de changement ou d’amélioration.
40On peut aujourd’hui installer tous ces systèmes sur un plus grand appareil multifonctions dont la taille ne saurait descendre sous celle d’un jet d’affaires moderne, et dont l’habitacle principal peut accueillir bon nombre de ces équipements ainsi que le personnel nécessaire, avec quelques-uns des caractères suivants :
- un fuselage équipé de connexions pour des antennes dorsales, latérales et ventrales ;
- une ou plusieurs baies internes d’où capteurs et armes à gravitation peuvent être lâchés ;
- des ailes avec des points d’emport « intelligents » pour pods de capteurs et armes à tirer ou à larguer ;
- des dispositifs de ravitaillement aérien pour recevoir et distribuer du carburant.
41***
42Ces appareils pourraient donc être rentables de trois façons différentes :
Versatilité
43Le même avion – et pas simplement le même type d’avion – pourrait être équipé à la demande de matériels et accueillir l’équipage idoine provenant de la fonction du commandement ou de l’armée concernée par la mission, emportant à chaque fois les capteurs consommables et munitions requises dans les flancs ou sur les points d’emport de façon à remplir tous les impératifs de :
- surveillance maritime, identification, frappes en surface ;
- détection, localisation, attaque anti-sous-marines ;
- alerte précoce, radars aéroportés et interception Beyond Visual Range (BVR) avec des missiles air-air longue portée ;
- commandement, contrôle et direction tactique aéroportée des forces aériennes, terrestres ou navales ;
- détection et identification de cibles au sol grâce aux radars à ouverture synthétique dans un environnement permissif en matière de menace sol-air, attaques des cibles détectées au sol dans le même type d’environnement, grâce à des captures de détection accrues vis-à-vis de ces cibles à signature variable grâce à des drones ;
- détection et attaque de cibles peu contrastées grâce au relais des drones ;
- détection et attaque dans un contexte de menace anti-aérienne plus élevée, grâce aux Electronic Counter Measures (ECM) et aux munitions air-sol conventionnelles ;
- aérotransport et parachutage ;
- ravitaillement en vol (réception et distribution) ;
- Electronic Intelligence (ELINT) et Electronic Support Measures (ESM).
Flexibilité forte
44Le même avion – et pas seulement le même type d’avion – pourrait accomplir des fonctions aujourd’hui fragmentées entre différentes plates-formes, qui chacune offre ses propres capacités non fongibles ne pouvant donc être concentrées, comme avec les capacités de l’appareil polyvalent. L’importance de cette caractéristique dépend bien entendu de la diversité des missions aujourd’hui accomplies, ou que l’on doit pouvoir accomplir.
Les communalités combinées aux synergies
45Les synergies sont des avantages dérivées de diversités en elles-mêmes coûteuses ; l’idée de l’avion de combat multifonctions permet de combiner les avantages de la synergie et ceux de la mise en commun des diverses fonctions.
46Un grand opérateur pourrait vouloir deux types différents d’appareils polyvalents, ou même trois, de tailles diverses, mais en profitant naturellement, pour chaque catégorie, des économies en matière d’acquisition, d’usage, de maintenance, de modernisation, rendues possibles par le fait que tous ces avions auraient le même cockpit, le même entraînement au vol pour l’équipage, et les mêmes pièces de rechange. Dans le même temps, différents appareils d’une même classe, ou de deux ou trois classes différentes, pourraient être adaptés en fonction des besoins particuliers d’une mission, de sorte que des avions identiques pourraient accomplir différentes missions en synergie, avec des munitions et des équipements différents.
Le non-problème de la vulnérabilité
47On notera enfin que le concept d’avion de combat multifonctions n’est pas complètement nouveau. Les précédents sont connus : AWACS, J-STAR, PHALCON, etc. Beaucoup ont déjà été utilisés en opérations, pas toujours dans des environnements permissifs. Pouvant opérer à haute altitude (ils peuvent user de drones pour sonder sous eux), à une vitesse de croisière de l’ordre de Mach 0,8, ils sont par nature difficiles à intercepter, et peuvent être escortés et équipés de redoutables défenses pour les missions de pénétration.
Mots-clés éditeurs : drones, avion de combat multifonctions, équipements militaires, budgets militaires
Date de mise en ligne : 15/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.074.0773Notes
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Ce texte est une version remaniée de l’article d’E. N. Luttwak paru sous le titre « Breaking The Bank: Why Weapons Are So Expensive » dans la revue The American Interest (vol. 3, n° 2, septembre-octobre 2007), et disponible sur <www. the-american-interest. com>.
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Loi de Grosch : le coût des systèmes informatiques augmente à la racine carrée de la puissance informatique du système.