Notes
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Meadows, D.L. et D.H., Randers, J. et Behrens, W.W., The Limits to Growth : a Report for The Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York, Universe Books, 1972 (Halte à la croissance, Paris, Fayard, 1974 pour la traduction française).
1Anticiper l’avenir est toujours hasardeux. C’est aussi la condition première de la stratégie et du succès des entreprises.
2Les marchés de l’énergie traversent actuellement une période particulièrement difficile. De multiples inquiétudes se font jour, certaines justifiées, d’autres exagérées, qui rendent difficile d’anticiper le futur. D’aucuns nous prétendent à un tournant, avec des prix de l’énergie destinés à rester élevés, et les énergies alternatives devant progressivement remplacer les énergies fossiles ; d’autres soutiennent que rien n’a changé, et que les commentateurs prennent une évolution cyclique des prix pour une mutation structurelle sur le marché de l’énergie.
3J’ai vécu un exemple saisissant de cette situation contradictoire et floue des marchés de l’énergie, en juillet 2006. Le 13 juillet, les présidents de la Turquie, de la Géorgie, de l’Azerbaïdjan, le Premier ministre de la Turquie et moi-même nous sommes rencontrés à Ceyhan, au sud-ouest de la Turquie, pour célébrer la mise en service officielle d’un des premiers grands projets d’ingénierie du xxie siècle : le pipeline Heydar Aliev entre la Caspienne et la Méditerranée.
4Ce pipeline, et le développement associé en amont du champ offshore Azeri-Chirag-Guneshli en Azerbaïdjan qu’il a rendu possible, a constitué un extraordinaire projet. Il impliquait de gros risques, conçu plus d’une décennie auparavant dans un pays en guerre et qui connut un coup d’État au moment de la signature du contrat. Grand exploit technique, il s’étire sur plus de 1 600 kilomètres, des rives de la Caspienne au sud de Bakou, capitale de l’Azerbaïdjan – passant à certains endroits par des tunnels sous les rivières sur plus d’un kilomètre, traversant également par endroits, jusqu’à 2 500 mètres d’altitude, les montagnes de Géorgie et de l’est de la Turquie –, jusqu’aux rives de la Méditerranée. Ce pipeline représente un changement substantiel en matière d’approvisionnement en énergie : il ouvre une nouvelle route de commerce et un nouveau bassin, et connecte le sud de la Caspienne au marché mondial. À pleine capacité, il livrera plus d’un million de barils par jour (Mb/j) supplémentaires au marché mondial, et pourra couvrir, sur les trois prochaines années, plus d’un quart de la croissance attendue de la demande pétrolière mondiale. L’ouverture de cette ligne est un exemple de réponse, par une initiative privée, à une demande, qui réussit à surmonter les défis et à satisfaire les besoins ouverts.
5Le même jour, le conflit éclatait entre Israël et le Hezbollah, la milice chiite basée au Sud-Liban. Ni Israël ni le Liban ne produisent de pétrole, mais la perception de l’impact du conflit sur le théâtre du grand Moyen-Orient fit grimper immédiatement le prix du baril à des niveaux record. Le lendemain de l’ouverture du pipeline, les journaux rapportaient donc que les prix du pétrole avaient atteint un nouveau pic. « Le violent conflit du Moyen-Orient fait monter les prix du pétrole à un record de 78 dollars » commentait le Daily Telegraph. « L’Occident s’attend à voir les prix pétroliers grimper au cours du conflit du Moyen-Orient » affirmait le Guardian.
6De ces deux visions de l’avenir, quelle est la bonne ? Les entreprises peuvent-elles répondre aux besoins du monde en énergie, et les peurs et inquiétudes sont-elles surestimées ? La perception croissante d’une crise dans la façon dont nous produisons, livrons et consommons de l’énergie traduit-elle la réalité ?
7Si l’on s’en tient à la littérature courante, la perception dominante est la seconde : les marchés de l’énergie traverseraient une crise, avec des approvisionnements en énergie de plus en plus sujets à l’insécurité et à toutes sortes de risques.
Des inquiétudes multiples
8L’inquiétude générale est alimentée par plusieurs préoccupations, les réponses n’étant pas toutes évidentes.
9– La demande pétrolière croît inexorablement. Les progrès de la Chine et de l’Inde suggèrent l’idée d’une ressource finie s’épuisant à vitesse accélérée. Un petit cercle d’observateurs prédit l’arrivée imminente du peak oil, le point de production pétrolière maximale, avec de graves conséquences sur notre mode de vie.
10– D’autres voient dans la croissance des prix de l’énergie les prémices d’une récession économique. De hauts prix de l’énergie agissent comme une taxe sur la consommation et augmentent l’inflation, au fur et à mesure qu’ils pénètrent l’économie. Il existe aussi une certaine peur des déséquilibres et des ajustements douloureux qui résulteraient d’un transfert rapide de richesses au bénéfice des pays exportateurs de pétrole.
11– Les grandes compagnies pétrolières sont accusées d’avoir trop de pouvoir, de contrôler les marchés au détriment des consommateurs, de ne pas donner assez aux pays en développement et de causer des dommages environnementaux.
12– Les revenus du pétrole sont accusés d’alimenter la corruption et les guerres. Venant dans certains cas alimenter des dépenses improductives, une bureaucratie hypertrophiée et l’inflation plutôt que le développement et le progrès, ces revenus semblent, au vrai, davantage constituer une malédiction qu’une chance.
13– Dans le même temps, nombre de consommateurs se sentent dépendants de fournisseurs éloignés ou considérés comme peu fiables, avec des chaînes d’approvisionnement longues et complexes et des goulots d’étranglement engorgés qui les rendent vulnérables et facilement sujets à perturbation.
14– Enfin, l’usage des énergies fossiles augmente les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, produisant une hausse des températures et un changement climatique, avec des conséquences potentiellement dévastatrices et irréversibles.
15Ces multiples défis – épuisement des ressources, récession, problèmes d’exploitation, retards de développement, insécurité et changement climatique – viennent ensemble renforcer les préoccupations qui débouchent sur la perception d’une crise. Cette perception est-elle fondée sur la réalité ?
Des préoccupations fondées
16Certaines de ces préoccupations sont, je le crois, réellement fondées. En particulier, deux défis demanderont à l’avenir des changements fondamentaux sur les marchés mondiaux de l’énergie.
17Le premier problème est la sécurité des approvisionnements. Ce qu’on entend précisément par sécurité énergétique peut varier, et le concept devenir difficile à définir. Pour certains, il signifie un approvisionnement énergétique en provenance de plusieurs sources, de sorte qu’aucune n’ait son contrôle. Pour d’autres, il signifie un approvisionnement énergétique venant de sources amies ou alliées. Pour d’autres encore, il signifie autarcie énergétique : une autosuffisance complète. En toute hypothèse, les gros consommateurs comme les États-Unis ou la Chine s’inquiètent qu’une dépendance croissante pour leurs approvisionnements – particulièrement vis-à-vis de régimes pouvant être hostiles à leurs intérêts, ou tentés d’utiliser leur dépendance énergétique comme levier stratégique afin d’atteindre d’autres objectifs – ne soit une source potentielle de vulnérabilité.
18On peut décrire plusieurs facteurs de l’insécurité énergétique.
19La demande d’énergie, tout d’abord, va s’accroître, tirée par la croissance démographique et par l’élargissement de la prospérité. La population mondiale continue à croître d’environ 250 000 personnes par jour, et les niveaux de vie continuent à progresser fortement, particulièrement en Asie. La corrélation entre niveaux de vie croissants et demande énergétique croissante est forte et bien documentée. Sauf effondrement imprévu de l’économie ou de la population, le monde aura un besoin croissant en énergie pour satisfaire cet accroissement de la demande.
20Deuxièmement, le commerce international de l’énergie croît plus vite que la production, et il est probable que cet état de fait continue, dans la mesure où la production des pays les plus consommateurs fournit une part décroissante de leur propre demande. La géographie de la production pétrolière continue à évoluer, avec des approvisionnements de plus en plus concentrés dans un petit nombre d’États dotés d’immenses réserves. Les choses demeurant inchangées, les grands consommateurs comme les États-Unis, le Japon, l’Europe, la Chine ou l’Inde deviendront de plus en plus dépendants d’un petit nombre de sources. Avec, dans un futur prévisible, une part de marché sans doute constante pour l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), le milieu de la prochaine décennie verra, selon de nombreuses évaluations, près de 70 % des besoins journaliers en pétrole satisfaits par des échanges internationaux. Près de 80 % de ce commerce proviendra seulement de trois régions exportatrices – l’Afrique de l’Ouest, la Russie et le Moyen-Orient. Des pays comme l’Iran, l’Irak et le Koweït, qui ont connu des changements de régimes violents et des guerres durant ces 20 dernières années, demeureront extrêmement importants pour la sécurité énergétique des principaux consommateurs d’énergie. Il reste pourtant que le commerce accroît aussi l’interdépendance mutuelle, soulageant ainsi quelque peu les préoccupations en matière de sécurité énergétique.
21Troisièmement, dans de nombreux pays exportateurs, l’accès aux ressources est devenu plus difficile, et plus dépendant de conditions de réciprocité politiques, dans la mesure où les approvisionnements se sont faits plus rares. Ceci est perceptible à travers un certain nombre de phénomènes récents : les offres de grande envergure, les prêts à conditions privilégiées pour le développement, voire le soutien diplomatique que manient les entreprises nationales dans leur recherche d’accès dans les pays en développement ; ainsi qu’à travers les conditions plus dures que beaucoup de pays imposent désormais aux compagnies pétrolières étrangères ; ou le manque continu d’intérêt de beaucoup de pays producteurs à impliquer le secteur privé dans leurs industries énergétiques nationales, en dépit des mauvaises performances des entreprises d’État existantes.
22De tout cela résulte un inquiétant mélange de croissance de la demande et de dépendance croissante vis-à-vis des importations, avec un nombre réduit de fournisseurs clés, certains d’entre eux étant perçus comme non fiables, voire hostiles.
23Le second problème est le changement climatique et, en particulier, le risque que les émissions de gaz à effet de serre liées à l’usage des énergies fossiles – essentiellement le carbone – fassent grimper les températures mondiales, entraînant un changement climatique. L’actuelle concentration en dioxyde de carbone (CO2) dans l’atmosphère est environ de 380 parties par million (ppm). Dans les 20 dernières années, elle a augmenté d’environ 10 %, partant d’un niveau pré-industriel de 270 ppm. L’année passée, les émissions de carbone ont augmenté, bien au-delà de cette tendance générale, de 2,9 %, reflétant la montée rapide, en Chine, de la production d’électricité issue du charbon. Le niveau des émissions dans le monde est maintenant d’environ 25 % plus élevé qu’il ne l’était quand le protocole de Kyoto fut signé en 1997.
24Les études scientifiques du changement climatique continuent certes à se développer. Nous ignorons encore beaucoup de choses. Mais on ne peut certainement pas ignorer les preuves qui s’accumulent – tout récemment on a pu montrer à partir des calottes glaciaires de l’Antarctique que les niveaux actuels de concentration de carbone dans l’atmosphère étaient sans précédent dans les 800 000 dernières années –, le poids de l’opinion scientifique, et les risques d’un changement climatique fondamental. En tout état de cause, le consensus scientifique sur le fait que l’usage des énergies fossiles est la cause d’un changement climatique, et que ses conséquences peuvent être très concrètes et négatives, semble plutôt s’être renforcé depuis le dernier rapport sur la prévention et la réduction intégrées de la pollution (Integrated Pollution Prevention and Control [IPPC] Report) de 2001.
Des peurs infondées
25D’autres préoccupations peuvent à mon avis néanmoins se révéler infondées, et ne font que refléter une exagération des problèmes, due en particulier à une certaine insatisfaction devant la montée des prix de l’énergie.
26Bien qu’au moment où ce texte est écrit le prix du pétrole ait baissé de près de 20 % par rapport à son plus haut niveau, la montée globale des prix de l’énergie a été dramatique et inattendue. Sur les années 2004 et 2005, le prix du pétrole a connu une augmentation totale de 89 %, celui du gaz naturel de 56 % et le prix du charbon américain de 84 %. Tandis que les prix du charbon et du gaz se sont, depuis, stabilisés ou ont baissé, les prix du pétrole ont continué à s’emballer (+ 20 % encore en 2006) et, après avoir atteint un pic à 78,69 dollars le 8 août, continuent à fluctuer à de hauts niveaux.
27Certains prétendent que ces prix élevés sont le signe d’une imminente pénurie de pétrole. Mais les assertions sur une fin prochaine du pétrole n’ont pas fait leurs preuves. Elles ont été constamment formulées au cours de l’histoire de l’industrie pétrolière : dans les années 1860 en Pennsylvanie, en 1956 par le célèbre géologue de Shell, Hubbard King, ou en 1972, dans le rapport du club de Rome sur les limites de la croissance [1].
28Certes, le fait que ces prédictions aient été fausses dans le passé ne suffit pas à les disqualifier cette fois-ci. Mais il y a sans doute une meilleure explication aux prix élevés actuels que la menace d’épuisement des ressources. En 2004, le rythme d’augmentation de la demande énergétique, y compris pour le pétrole, a doublé, tiré par une croissance économique mondiale très élevée. Cette demande a été totalement satisfaite. Mais comme il faut du temps pour que de nouvelles capacités de production entrent en œuvre, cette augmentation forte et non anticipée de la demande pétrolière a été satisfaite grâce aux capacités de réserve de production. Dans les années 1990, l’industrie s’est habituée à un niveau de capacités de réserve de production mondiales d’au moins 3 Mb/j. Fin 2004, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) rapportait que cette marge était descendue à 1,5 Mb/j. C’est peu – moins de 2 % de l’offre pétrolière mondiale et moins que la production de certaines régions : l’Irak, l’Iran, le Nigeria, le golfe du Mexique, etc. Sans surprise, les acteurs du marché s’inquiètent de ce que certains évènements – attaques en Irak et au Nigeria, confrontations avec les entreprises nationales en Bolivie et au Venezuela, conflit autour de l’enrichissement nucléaire en Iran, ouragans dans le golfe du Mexique – puissent encore ôter de sa capacité à un système fonctionnant déjà à ses limites. Les traders paient en conséquence une prime pour la sécurité des livraisons futures : et des événements lointains ont donc un impact immédiat sur les prix du pétrole.
29En bref je crois, avec la majorité de l’industrie pétrolière, que l’explication des hauts prix du pétrole réside dans une croissance inattendue de la demande, et dans le délai nécessaire à l’ouverture de nouvelles capacités de production ; et les prix actuels ne me semblent pas être le signe avant-coureur que le monde commence à manquer d’énergies fossiles. Nous sommes aujourd’hui contraints par les capacités, non par les ressources. Les réserves prouvées, aux niveaux de consommation actuels, sont de plus de 40 ans de pétrole, plus de 65 ans de gaz et de plus de 150 ans de charbon. Depuis de nombreuses années, les réserves ont systématiquement continué à grandir : pour tout baril de pétrole produit et consommé, plus d’un baril vient s’ajouter aux réserves prouvées. Et la hausse des prix est en train de rendre exploitables de vastes nouvelles ressources – les eaux profondes et l’Arctique, les sables bitumineux, le pétrole extra-lourd –, devenues économiquement viables.
30D’autres préoccupations, qui alimentent la sensation de crise, ne résistent pas plus, selon moi, à l’analyse. Les grandes compagnies pétrolières sont souvent accusées de mal se comporter. La suspicion générale vis-à-vis des compagnies pétrolières privées se fonde sur une mémoire collective qui remonte à une époque où le marché était dominé par la Standard Oil, mémoire combinée au mécontentement des consommateurs face aux prix élevés de l’énergie. Cette mémoire collective ne correspond pas à la réalité d’aujourd’hui. L’industrie pétrolière est devenue une industrie compétitive, avec des opportunités de fusion et d’accès au marché, où les compagnies privées peu performantes ne peuvent survivre. Elle est soumise à de fortes régulations, et sous l’attention constante des médias, des organisations non gouvernementales (ONG) et des gouvernements, qui exigent d’elles un haut niveau de responsabilité. Elle a une forte culture scientifique et d’ingénierie, qui prend les questions de sécurité, de respect des normes opérationnelles et d’environnement très au sérieux. Et dans cette industrie, l’importance des multinationales pétrolières privées décline : les dix plus grandes compagnies pétrolières dans le monde en termes de production et de réserves sont des entreprises nationales comme Saudi Aramco et Gazprom, et les entreprises pétrolières de services proposent désormais une vaste palette de services, qui appartenaient hier au domaine exclusif des multinationales pétrolières privées.
31De même, l’idée court que les prix élevés de l’énergie déclenchent toujours une récession économique. Mais l’augmentation des prix de l’énergie depuis 2004 s’est accompagnée de taux élevés et synchrones de croissance dans le monde. Si cette coïncidence des prix élevés et d’une croissance élevée constitua une surprise pour beaucoup, on peut expliquer assez aisément pourquoi l’augmentation massive des prix du pétrole n’a pas encore conduit aux désastreuses conséquences économiques largement attendues. En termes réels, la récente augmentation des prix du pétrole a été moins forte que le pic de la fin des années 1970 – où, en prix d’aujourd’hui, le baril avait atteint 100 dollars – et elle s’est produite de manière moins abrupte. De plus, cette hausse des prix est intervenue dans un environnement à bas coûts, avec des taux d’intérêts bas et une part des salaires dans le produit intérieur brut (PIB) total particulièrement basse dans la plupart des économies consommatrices : ce qui a eu pour effet de rendre une hausse dans une autre catégorie de coûts plus tolérable. Et, point essentiel, le monde a déjà réalisé des ajustements significatifs face à la perspective de prix élevés de l’énergie. Depuis 1980, le PIB mondial a doublé, tandis que la consommation de pétrole n’a augmenté que d’un tiers : l’intensité pétrolière – la quantité de pétrole exigée pour produire une unité de PIB mondiale – a chuté de 38 %. Cette intensité pétrolière réduite reflète pour partie une efficacité en hausse – comme dans le cas de l’efficacité améliorée des consommations automobiles –, et pour une autre partie un effet de substitution, le pétrole étant par exemple remplacé par le gaz naturel pour le chauffage, la production d’électricité ou l’industrie. Quelle qu’en soit la raison, une intensité pétrolière plus basse a donc réduit l’impact de la hausse du prix du pétrole sur l’économie globale.
32Certains économistes considèrent en outre comme une erreur d’analyse fondamentale l’explication des problèmes des années 1970 par la hausse des prix de l’énergie : ces problèmes étaient essentiellement dus à des politiques gouvernementales inadaptées, et en particulier à leur échec à hausser les taux d’intérêt à temps pour empêcher qu’une hausse exceptionnelle des prix de l’énergie ne se transforme en une large inflation.
33Autre crainte exagérée, celle que les revenus pétroliers ne s’avèrent être une malédiction, plus qu’une chance. La Banque mondiale l’a montré, il y a quelques raisons à l’appui de la thèse de la ressource maudite. Sur les 40 dernières années, les pays producteurs de pétrole ont globalement connu une croissance plus faible que les pays sans pétrole. Mais certains pays semblent avoir fait bon usage des revenus tirés de leurs ressources – les États-Unis, la Malaisie, les Émirats arabes unis, la Norvège, etc. – et on peut même trouver aujourd’hui quelques preuves que les producteurs de pétrole font meilleur usage de leurs revenus. Plusieurs pays, en particulier la Russie, ont remboursé leurs dettes. Un certain nombre de pays – y compris l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, la Russie ou l’Iran – ont mis sur pied des fonds d’investissements et de stabilisation pour réguler l’utilisation des revenus pétroliers et se constituer un coussin de réserves étrangères. Et un grand nombre d’exportateurs de pétrole se sont récemment engagés dans l’Initiative sur la transparence des industries extractives (Extractive Industries Transparency Initiative, EITI), qui entend rendre compte, de manière transparente, de l’utilisation des revenus pétroliers, pour réduire le risque de dilapidation et améliorer les perspectives d’un usage efficient de ces ressources. Ce problème de l’usage optimal des revenus pétroliers représente un immense défi pour nombre de pays exportateurs, eu égard, surtout, aux très grandes attentes qu’ils génèrent – mais il est trop facile, et pessimiste, de prétendre que ces pays sont, dans tous les cas, condamnés à l’échec.
34Toutes ces questions – l’épuisement des ressources, les risques de récession, les problèmes d’exploitation ou le mal-développement – sont des questions sérieuses, mais aucune ne me paraît, examinée de près, constituer en elle-même une raison cohérente de justifier la perception actuelle de crise énergétique. Les préoccupations actuelles sur l’énergie renvoient avant tout aux problèmes de la sécurité énergétique et du changement climatique.
Quelles solutions ?
35Ma réaction instinctive, face au défi de la sécurité énergétique et du changement climatique, est de faire confiance au développement du commerce international et à une intégration économique croissante. Les marchés ouverts sont incroyablement puissants et souvent capables de favoriser la diffusion de l’innovation et l’adaptation à de nouvelles circonstances, de la manière la plus efficace qui soit.
36Analysons par exemple les réactions des marchés aux bouleversements de la production d’énergie et des infrastructures entraînés par les ouragans Rita et Katrina dans le golfe du Mexique à l’automne 2005. Ces ouragans ont bouleversé la production de gaz et de pétrole offshore, éliminant jusqu’à 3 Mb/j de la production. Ils ont aussi éliminé près de 5 Mb/j en capacité de raffinage complexe, soit 29 % de la capacité totale de raffinage américaine et un pourcentage similaire de la production américaine de carburants – bouleversement significatif à tout point de vue.
37Il n’y a pourtant pas eu de pénurie pour les consommateurs. Articulées à une flambée temporaire des marges de raffinage, à des décisions politiques comme l’ouverture des stocks d’urgence, ou la suspension de certaines spécifications très restrictives sur la qualité du gazole utilisable l’hiver, les importations ont pu couvrir la pénurie. Des marges fortement positives ont encouragé à traiter des quantités de brut supplémentaires dans les raffineries un peu partout dans le monde – beaucoup de celles-ci étant d’ailleurs bien moins sophistiquées que les raffineries habituellement utilisées. Les importations américaines sont ainsi montées jusqu’à 4 Mb/j. Au fur et à mesure que les marchés revenaient à l’équilibre, les marges mondiales de raffinage plongèrent, et les stocks américains se reconstituèrent.
38Dans ce cas, les marchés mondiaux ouverts ont fonctionné ; les approvisionnements ont été maintenus moyennant des tarifs et des marges temporairement plus élevés. Malgré un choc important, des approvisionnements en énergie sûrs et fiables ont pu être garantis. L’intégration actuelle du commerce international a donc permis aux incitations de marché de rediriger les produits là où on en avait le plus besoin. Il est plus difficile d’imaginer qu’une réponse, même de loin aussi efficace, aurait pu être donnée à partir des politiques administrées qui caractérisaient la réponse des nations consommatrices face aux chocs pétroliers des années 1970 et 1980.
39En plus des gains d’efficacité dus à cette interaction globale, efficacité qui peut donc compenser certaines perturbations localisées comme dans l’exemple des ouragans américains, l’intégration mondiale est un instrument de tout premier ordre pour prévenir les ruptures d’approvisionnement. Le commerce croissant de pétrole et de gaz a pour effet d’augmenter l’interdépendance mutuelle, et de décourager les actions bilatérales. Les bénéfices mutuels d’un commerce florissant constituent donc une importante contribution à la sécurité énergétique dans un système flexible et réactif.
40Les marchés ouverts sont un élément essentiel de réponse face aux problèmes posés. Ils doivent être encouragés par les politiques publiques, responsables de l’établissement des règles du jeu, par exemple afin de garantir la concurrence et d’interdire les abus de position dominante ou, en matière de sécurité des approvisionnements, pour persuader les exportateurs de maintenir ouvert l’accès à leurs ressources, ou encore appuyer le développement de sources d’approvisionnement alternatives. Les politiques publiques sont également nécessaires pour prendre en compte les externalités non reconnues par les prix du marché, comme le coût des émissions de carbone.
41Concernant la sécurité énergétique et le changement climatique, la technologie et les entreprises ont un rôle important à jouer, par exemple en développant des options locales d’énergie à faible émission de carbone. En revanche, l’encadrement réglementaire, qui relève des politiques publiques, déterminera largement la rapidité du secteur privé à développer et mettre en œuvre les technologies débouchant sur les solutions nécessaires. Les gouvernements peuvent créer un marché de l’énergie où des externalités comme les émissions de carbone ou la valeur de la sécurité énergétique seront reconnues et tarifées à leur juste valeur.
42À bien des égards, le processus est déjà en cours. Dans beaucoup de pays européens, il existe déjà un consensus sur la nécessaire réduction des émissions de carbone, consensus qui se traduit par un ensemble de politiques soutenant des filières à faible émission. L’une des politiques les plus réussies a été mise en œuvre au Danemark dans les années 1990. Le Danemark a ainsi encouragé le développement d’un marché concurrentiel des éoliennes, et ce mariage d’initiative politique et de dynamique de marché a été un succès durable, réduisant le coût unitaire de l’énergie éolienne ainsi produite, standardisant les modèles et élargissant l’échelle du marché. Les technologies des éoliennes ont donc effectué une percée grâce à la large compétitivité de leurs coûts, et leurs installations ont crû spectaculairement de 29 % par an depuis 1995. Au Danemark, l’énergie éolienne est désormais une alternative énergétique crédible. La croissance des capacités éoliennes nouvellement installées dépasse celle des nouvelles centrales nucléaires dans le monde depuis 8 ans ; elles représentent désormais 60 gigawatts (GW) dans le monde, et généreront près de 1 % de l’électricité mondiale en 2006. La pénétration des énergies éoliennes est évidemment très diverse selon les lieux, mais elle fait aujourd’hui la différence dans de nombreux pays – de l’Inde (environ 2 % de la production d’électricité) à l’Espagne (6 %) ou au Danemark (plus de 16 %).
43L’économie de l’énergie éolienne est encore soutenue par des incitations fiscales et des subventions, mais on peut admettre que ces dernières reflètent aussi les externalités supérieures de cette forme de production énergétique, qui ne génère pas de pollution ni d’émissions de carbone. Reconnaissant le potentiel de l’énergie éolienne, BP s’investit actuellement sur ce marché, avec l’ambition d’y gagner une position d’envergure, à partir d’un accord initial avec Clipper Wind Power pour la fourniture de 900 turbines, et de l’achat de Greenlight Wind, qui lui donne une position dans un développement pouvant aller jusqu’à une production de 8,5 GW d’énergie éolienne.
44Il faudra longtemps aux sources d’énergies alternatives comme l’éolien pour réduire notre dépendance vis-à-vis des énergies fossiles et faire baisser nos émissions de carbone. Dans ces conditions, qu’est-ce qui peut faire la différence ? Comment les politiques publiques et les marchés peuvent-ils s’associer pour diriger l’innovation vers la solution des problèmes de sécurité énergétique et du réchauffement climatique ?
45La meilleure façon de faire est sans doute d’attacher un prix au problème. Dans le cas du réchauffement climatique, si l’émission de carbone a son prix, on aura créé une incitation à réduire sa production.
46Le système européen d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre (European Union Emissions Trading Scheme, EU-ETS) va précisément dans ce sens. L’année 2005 a été sa première année de fonctionnement, avec des résultats d’ensemble mitigés. Un mécanisme de prix du carbone a été effectivement instauré. En 2005, il atteignait en moyenne 18,24 euros par tonne. Les prix montèrent progressivement de 2005 jusqu’à fin avril 2006, reflétant partiellement le prix du gaz par rapport à celui du charbon en Europe – comme prévu. Puis, il chuta au fur et à mesure qu’il s’avérait que les émissions seraient plus faibles que prévu pour plusieurs pays participants.
47On ne peut nier que ce nouveau marché ait connu quelques difficultés de démarrage. Si les premiers signes sont des indicateurs corrects, le système d’allocation nationale de permis d’émission de carbone, qui a conduit à la chute du mois d’avril, ne sera pas amélioré cette année. Les tentatives de protection des industries nationales demeurent. Et les prix n’ont pas encore eu d’impact clair sur les décisions de consommation de type d’énergie ou d’investissement – la consommation de charbon européenne a augmenté en Angleterre, en France et en Espagne, dopée par le prix relativement bas du charbon.
48Plus encore, l’EU-ETS connaît deux limites décisives. Système européen, il est restreint géographiquement par le nombre de pays qu’il peut couvrir. Et l’Europe n’est pas la région du monde qui connaît les plus graves problèmes d’émissions de carbone, en volume ou en croissance. L’EU-ETS est aussi limité par le sort réservé au protocole de Kyoto après 2012. Comme tous les modèles s’appuyant sur les marchés de permis d’émissions, il a besoin de repères pour établir le seuil supérieur autorisé de ces émissions de carbone. La liaison avec les objectifs du protocole de Kyoto a peut-être rendu l’introduction du modèle plus acceptable, mais elle signifie aussi qu’un nouveau mécanisme devra être trouvé pour 2012. Ce sont là des restrictions très importantes – précisément parce que nous avons besoin d’étendre ce marché. Toujours est-il que l’EU-ETS, en dépit de ces limites, constitue une première étape essentielle pour l’immense défi qui consiste à établir un système, fondé sur le marché, de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le système européen est désormais rejoint par l’ambitieux et nouveau dispositif californien, validé par le gouverneur Arnold Schwarzenegger, qui entend créer un grand marché de l’énergie électrique et des carburants à faible émission de carbone, afin d’obtenir une réduction de 25 % des émissions de carbone californiennes d’ici à 2020.
49Certes, l’idéal serait un système mondial, puisque le changement climatique est un problème mondial. De tels systèmes, en Californie et en Europe, développeront cependant déjà de grands marchés pour l’énergie à faible émission de carbone, qui pourront exploiter les forces du marché et de la concurrence pour avancer – par la voie de l’innovation, du commerce international et de l’intégration mondiale plutôt que par les barrières administratives, l’intervention et les subventions – et s’attaquer à l’un des plus grands problèmes d’aujourd’hui.
50L’intégration et le commerce mondiaux nous ont aidé à faire face à certains des pires chocs d’approvisionnement énergétique de l’histoire, comme l’impact des ouragans de 2005 aux États-Unis. L’innovation et l’intégration économique mondiale ont aidé à réduire l’impact des prix élevés sur l’économie mondiale et à développer de nouvelles sources d’énergie.
51Combinées à des politiques publiques qui garantissent des règles raisonnables, les mêmes logiques d’incitation de base propres au marché peuvent également contribuer à apporter des solutions au réchauffement climatique et à la sécurité des approvisionnements : deux vrais problèmes qui expliquent l’essentiel des préoccupations actuelles sur l’énergie. Si les gouvernements donnent les bonnes réponses, et si les entreprises réagissent avec énergie et enthousiasme, les défis actuels de l’énergie conduiront, avec le temps, à de faibles émissions de carbone et à un futur énergétique plus sûr.
Mots-clés éditeurs : réchauffement climatique, énergie, énergies alternatives, pétrole
Date de mise en ligne : 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/pe.064.0969Notes
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Meadows, D.L. et D.H., Randers, J. et Behrens, W.W., The Limits to Growth : a Report for The Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York, Universe Books, 1972 (Halte à la croissance, Paris, Fayard, 1974 pour la traduction française).