Notes
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Ce texte est issu de l’exposé présenté lors du colloque franco-iranien des 4 et 5 juillet 1978 au Centre d’études de politique étrangère. Il est paru simultanément dans la Revue de Relations internationales publiée par le Centre des hautes études internationales de l’Université de Téhéran.
1Ce texte a été publié pour la première fois dans Politique étrangère, no 5/1978.
2Ce bref exposé introductif n’a pas d’autre objet que de planter le décor qui doit servir de toile de fond à nos débats. Il ne prétend nullement présenter un tableau exhaustif ni, surtout, définitif de la situation mondiale. Mais il permettra peut-être, par les réactions qu’il provoquera, de dégager le minimum d’accord nécessaire à l’interprétation correcte des problèmes locaux ou régionaux qui intéressent plus directement les participants au colloque.
3Les réactions à prévoir sont d’autant plus normales que le point de vue présenté en guise d’introduction sera forcément empreint de subjectivité. Contrairement à une opinion assez répandue, le point de vue de Sirius n’existe pas. Existerait-il, qu’il serait d’ailleurs partiel et falsifié puisqu’il ne pourrait prendre en compte ce qui se passe du côté de la « face cachée de la terre ». Tout observateur est situé, topographiquement, politiquement et idéologiquement, quels que soient ses efforts en vue d’atteindre l’objectivité. Le seul point commun entre tous les participants réside dans la simultanéité des points de vue. Mais la coïncidence dans le temps ne suffira certainement pas à abolir la diversité des appréciations. Cette diversité constituant une richesse, il importe que les propos émis au début du colloque ne soient pas traités comme des conclusions mais comme des propositions à débattre.
4Pourquoi placer ces réflexions sous le vocable de « système » ? La question n’est pas indifférente. Pour qualifier le même exercice, on se serait contenté, autrefois, de parler d’analyse de situation. Dans une certaine mesure, il est vrai que l’utilisation du terme de système constitue une certaine concession à la mode : chacun sait que la théorie des systèmes connaît actuellement une grande vogue, et certains croient pouvoir, en se parant de ce vocable, donner plus de poids à leurs opinions. S’il ne s’agissait que de cela, mieux vaudrait renoncer à l’usage d’un terme qui n’aurait pas d’autre valeur que celle d’une étiquette ou d’une couche de peinture. Dans mon esprit, le terme de système est un outil de travail qui a déjà le mérite de nous dispenser d’utiliser d’autres concepts beaucoup trop ambitieux (comme celui de « société internationale ») ou beaucoup trop vagues (comme celui de « relations internationales »). En dehors de cette vertu négative, le terme de système a l’avantage de nous astreindre à rechercher, dans la confusion que nous offre le spectacle de la réalité, un minimum de cohérence dans la configuration des forces et dans le mode de fonctionnement des relations entre ces forces.
5À partir de cette incitation, il est possible d’établir rapidement l’existence d’un système international pour mieux analyser ensuite la nature et la signification de la crise qui affecte actuellement la vie de ce système.
La réalité du système mondial
6On entend généralement par « système » un ensemble de relations entre un nombre déterminé d’acteurs, placés dans un environnement spécifique et soumis à un mode de régulation adéquat. Cette définition abstraite est évidemment susceptible de nombreuses applications. Dans quelle mesure le concept de « système » est-il applicable aux relations internationales, autrement dit, pourquoi et en quel sens est-on fondé à parler d’un « système mondial » ?
7Pour répondre à cette question, il est important d’observer que le qualificatif (mondial) compte autant que le substantif (système).
8La première innovation réside, en effet, dans un changement d’échelle. On parlait autrefois, sans apporter beaucoup de rigueur à la définition, de « système européen » ou « bismarckien », etc. Si l’on est en droit, aujourd’hui, de parler de système « mondial », c’est essentiellement à cause des bouleversements apportés dans les relations internationales par le progrès technique et, notamment, par l’accélération des communications qui a eu pour effet de réduire, sinon d’abolir, les obstacles traditionnels du temps et de la distance. Deux exemples en apporteront la preuve. Dans le domaine de l’information, les communications sont désormais quasi instantanées, grâce à la radio et à la télévision dont les émissions peuvent être diffusées et captées sur toute la surface du globe par l’intermédiaire des satellites géostationnaires. Dans le domaine de la stratégie, le perfectionnement atteint par les missiles permet aux projectiles les plus puissants d’atteindre, sans grand risque d’être interceptés, les objectifs les plus éloignés en moins d’une demi-heure. L’espace ne peut donc plus être découpé en théâtres d’opérations séparés ; virtuellement, la planète constitue un champ stratégique homogène, dont toutes les parties sont interdépendantes.
9Ces deux exemples suffisent à montrer l’ampleur des innovations imputables au progrès technique. Ces changements sont constitutifs d’une situation qui est dépourvue de tout précédent historique. Il n’existe donc pas de point de comparaison à partir duquel nous pourrions traiter, sur la base de l’expérience acquise, les problèmes internationaux de notre temps. C’est pourquoi le recours à la notion de système peut nous aider à décrypter le type de relations dans lequel nous sommes désormais impliqués.
10Mais encore faut-il se garder, pour qu’une telle démarche reste féconde, de toute application mécanique de la théorie des systèmes. Plutôt que de rechercher des analogies factices, il importe de dégager les caractères spécifiques d’un système international qui représente, à beaucoup d’égards, un système original et sans équivalent.
11Le système mondial est d’abord un système unique, en ce sens qu’il englobe, par hypothèse, l’ensemble des relations internationales et qu’il ne comporte pas, contrairement aux systèmes partiels ou régionaux qui l’ont précédé, d’alternative. Certes, l’équilibre et les règles de fonctionnement de ce système peuvent connaître (et connaîtront certainement) des modifications substantielles ; mais ces modifications se produiront désormais à l’intérieur du système mondial et ne proviendront pas de l’irruption d’autres acteurs ou d’autres facteurs que ceux qui se trouvent déjà compris dans le système.
12De l’universalité des rapports compris dans les limites du système, il résulte une seconde caractéristique qu’on peut qualifier de « clôture » : pour utiliser le vocabulaire de l’analyse systématique, on peut dire que le système mondial est dépourvu d’environnement externe. Cela signifie que les contradictions inévitables que comporte le fonctionnement de tout système ne pourront pas être exportées, mais qu’elles se trouveront renvoyées à l’intérieur du système, dont les tensions se trouveront ainsi aggravées. Par là, le système « mondial » se distingue des systèmes internationaux partiels (comme le système européen des siècles passés) qui fonctionnaient avec une marge de sécurité. Cette marge était constituée par l’espace sur lequel les acteurs du système n’exerçaient pas de contrôle direct et dans laquelle ils pouvaient trouver les ressources nécessaires à alimenter leurs propres querelles ou à solder le compte de leurs différends.
13La troisième caractéristique du système mondial est sa complexité. Celle-ci tient au fait que ce système est, par hypothèse, la somme ou la récapitulation de tous les sous-systèmes qui le constituent. Aucun autre système n’atteint, par définition, un tel degré de complexité.
14Mais ce système est aussi hétérogène, dans la mesure où ses éléments constitutifs sont d’une extrême diversité. Il comprend bien entendu des États, mais des États très différents par leur taille, par leur puissance, par leur richesse et par la multiplicité des combinaisons qui les unissent entre eux. Il comprend aussi des organisations internationales et des forces transnationales parmi lesquelles figurent aussi bien des Églises que des firmes multinationales ou l’opinion publique.
15Enfin, ce système présente l’inconvénient majeur d’être dépourvu de mode de régulation adéquat, au moins sous la forme d’un pouvoir institutionnalisé et doté d’une autorité effective. À cet égard, nous restons toujours dans l’« état de nature », tel que Thomas Hobbes et ses disciples l’avaient imaginé. Certes, l’anarchie qui en résulte peut être compensée par différents mécanismes, tels que l’équilibre des forces ou la coopération internationale. Mais ce ne sont là que des palliatifs dont l’efficacité totale n’est jamais garantie. Le risque d’une explosion du système demeure donc permanent.
16C’est à partir de ces caractéristiques qu’on peut essayer d’analyser la crise qui affecte actuellement les relations internationales.
La « crise » du système mondial
17À vrai dire, la notion de « crise » est elle-même assez ambiguë. Si l’on y réfléchit un instant, il apparaît que la crise est plutôt une donnée permanente des relations internationales. En dehors de quelques périodes (assez rares) de stabilité, le monde a toujours été « en crise ». Encore la stabilité est-elle souvent plus apparente que réelle : la période de l’équilibre de la terreur peut-elle être considérée comme un modèle de stabilité ? Oui, si l’on considère l’absence de conflit armé entre les deux grandes puissances ; non, si l’on se souvient qu’à l’abri de cette « stabilité », la décolonisation a pu s’opérer aisément, introduisant ainsi un bouleversement radical dans les relations internationales. La « crise » d’aujourd’hui n’est d’ailleurs, pour une large part, que le développement des conséquences d’une crise qui n’a pas été considérée comme telle au moment où elle est survenue.
18La notion de crise est également relative. Elle est relative dans le temps, parce qu’il faudrait toujours préciser par rapport à quelle période se définit « la crise » : le xixe siècle, l’avant-guerre, l’après-guerre, la prospérité des années 1960 ? Aucune réponse ne s’impose absolument, mais le sens de la crise varie en fonction de la période de référence adoptée. Elle est aussi relative dans l’espace, car ce qui constitue un phénomène pathologique pour les uns représente parfois pour les autres un espoir ou l’indice d’un retour à la normale : la crise de l’énergie, avec la diversité des appréciations qu’elle entraîne en apporte la preuve.
19C’est pourquoi le recours au terme de crise ne peut être considéré autrement que comme une facilité de langage. L’analyse de situation à laquelle nous sommes invités doit être conduite en termes aussi neutres que possible, en évitant toute tentation de céder à la description pathologique. Dans cet esprit, je me propose de mettre l’accent sur les points suivants : 1) L’apparition de nouveaux types d’acteurs, 2) le déplacement des tensions, 3) les changements dans l’équilibre des forces, 4) les nouvelles combinaisons de forces.
Apparition de nouveaux types d’acteurs
20Il s’agit, pour l’essentiel, des firmes multinationales et de l’opinion publique.
21– Les firmes multinationales ne sont pas des acteurs récents, et elles ne sont pas les manipulateurs tout-puissants que l’on charge volontiers de tous les maux du siècle. Mais l’observation confirme que ces sociétés, grâce à la mobilité et à la rapidité de décision dont elles disposent, sont devenues l’un des éléments les plus dynamiques du jeu économique international. Elles semblent tout particulièrement être parvenues à échapper aux conséquences de la crise économique qui affecte, depuis le début des années 1970, la plupart des entreprises et des systèmes économiques de type capitaliste. La structure multinationale permet effectivement à des groupes privés de s’approprier des flux de capitaux et de richesses. L’opération est d’autant plus remarquable que ces firmes opèrent aussi bien dans les pays industrialisés que dans le Tiers-Monde et qu’elles commencent même à étendre leurs activités à l’intérieur des pays socialistes. Peu importe qu’il s’agisse là de la forme suprême du capitalisme ou de l’illustration de son déclin : le fait est que dans un monde où les rapports économiques prennent de plus en plus d’importance, les firmes multinationales sont devenues un type d’acteur avec lequel les autres doivent compter.
22– L’opinion publique a toujours fait, elle aussi, l’objet d’opinions contrastées. Il serait absurde de considérer qu’elle constitue désormais, à l’échelle du monde entier une force cohérente et omnipotente. Beaucoup de spécialistes estiment même qu’elle n’est pas en mesure d’exercer une action positive de nature à influencer la conduite des gouvernants. Cependant, son rôle négatif, comme force de blocage, apparaît de plus en plus nettement, qu’il s’agisse de l’opinion publique interne ou de l’opinion publique internationale. Pour illustrer le premier cas, il suffit de se référer à l’exemple des États-Unis, où l’opinion publique, traumatisée par l’affaire du Vietnam, paralyse toute velléité d’intervention militaire à l’étranger (cf. l’affaire angolaise) ; quant à la pression de l’opinion publique internationale, on peut en trouver la preuve dans les critiques adressées par les pays progressistes et par les mouvements de gauche contre la participation de Cuba à la conquête de l’Érythrée. Même si ces critiques ne suffisent pas à arrêter la participation des Cubains aux opérations militaires en cours, elles auront au moins pour effet d’affecter la crédibilité du discours et de la propagande, donc de l’influence de Cuba sur la scène internationale.
23Firmes multinationales et opinion publique ont d’ailleurs en commun de constituer des forces qui échappent au contrôle des États et qui contribuent, par leur action, à réduire la marge d’initiative dont disposaient traditionnellement les gouvernements en politique extérieure. Le caractère anarchique du système international s’en trouve indiscutablement aggravé.
Le déplacement des tensions
24Un système aussi complexe et hétérogène que le système international ne peut vivre à l’abri des tensions. Mais celles-ci changent à la fois de lieu et de nature.
25– La géopolitique des conflits fait apparaître des constantes. Tel est le cas du problème palestinien ou israélo-arabe, qui n’a aucunement progressé vers une solution quelconque depuis la dernière crise, marquée par la guerre d’octobre 1973. Mais de nouvelles zones conflictuelles ont fait leur apparition sur la carte : tel est le cas de l’Afrique, où les grandes puissances s’affrontent de plus en plus souvent à la faveur des querelles qui divisent les jeunes États africains ou qui les opposent les uns aux autres. Des risques majeurs existent désormais dans cette région qui semblait jusqu’ici en marge des tempêtes. De nouveaux conflits surgissent aussi dans des secteurs que l’on croyait, à tort, pacifiés après de longues années de guerre : tel est le cas de l’Indochine, où le Cambodge et le Vietnam s’affrontent par les armes et où la tension monte régulièrement entre le Vietnam et la Chine. Dans ces trois exemples, les grandes puissances se trouvent plus ou moins directement impliquées, illustrant par là le caractère planétaire de la compétition qui les oppose ; mais on aurait tort d’oublier que ces interventions épousent souvent des querelles locales qui ont leurs propres raisons et leur propre logique. La carte du monde ne se réduit pas à la juxtaposition de zones d’influence ; elle comporte des foyers d’incendie mal éteints qui attirent trop facilement des sauveteurs plus ou moins bien intentionnés.
26– Plus significative encore est sans doute la transformation survenue dans la nature des conflits. Deux points méritent d’être signalés à ce sujet.
27En premier lieu, la force et la richesse qui avaient été traditionnellement jointes l’une à l’autre tendent à se dissocier. Certains États, très puissants militairement, se trouvent en situation économique difficile : tel est le cas de l’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS), où la croissance stagne, et, dans une moindre mesure, des États-Unis qui éprouvent de sérieuses difficultés pour assurer l’équilibre de leur balance des paiements et la défense de leur monnaie. À l’inverse, des États qui disposent d’excédents monétaires considérables, comme l’Arabie Saoudite, ou qui font preuve d’un grand dynamisme commercial, comme la République fédérale d’Allemagne (RFA) ou le Japon, sont dépendants de puissances extérieures pour leur sécurité. La course à la richesse et la course à la force militaire suivent actuellement des voies divergentes. Cette distorsion souligne bien que le passage de la bipolarité à la multipolarité tient moins à l’augmentation du nombre des partenaires en présence qu’à la diversification des rôles tenus par les grandes puissances.
28On constate en second lieu que les enjeux se diversifient et se régionalisent de plus en plus. La sécurité demeure prioritaire dans les rapports Est-Ouest ; mais c’est la prospérité qui est principalement en cause dans les rapports Nord-Sud. Pour l’instant, ces enjeux demeurent séparés. Mais rien n’interdit de penser qu’ils pourraient un jour se combiner dans un mélange explosif : une menace contre la prospérité peut entraîner une réaction militaire ; un équilibre militaire peut être remis en question par un désastre économique. La stratégie des principaux acteurs s’en trouve profondément affectée, puisque chacun d’eux doit désormais faire face, simultanément, à de multiples menaces. Il ne s’agit plus de « guerre totale », mais de « stratégie tous azimuts », dans laquelle tous les facteurs de puissance et de vulnérabilité doivent être pris constamment en considération.
29Les changements intervenus dans la nature des conflits exigent donc des changements de mentalité, non seulement de la part du personnel dirigeant, mais aussi de la part de l’opinion publique.
Changements dans l’équilibre des forces
30La position des acteurs sur l’échiquier politique dépend de multiples facteurs, parmi lesquels les impératifs d’ordre intérieur jouent un rôle considérable. De ce point de vue, les événements récents font apparaître des modifications nombreuses dans plusieurs secteurs :
31– Le retrait américain. Depuis la chute du président Richard Nixon et, surtout, depuis l’accès de Jimmy Carter à la présidence, la politique extérieure des États-Unis a subi de profonds changements. Ceux-ci sont imputables à trois séries de causes : d’abord, le traumatisme subi par l’opinion américaine à l’issue de l’échec du Vietnam et du scandale du Watergate ; ensuite la revanche du Congrès sur la Présidence, à l’issue d’un débat constitutionnel provoqué par les deux mêmes crises ; enfin les atermoiements personnels dont fait preuve le président Carter face aux responsabilités qui incombent aux États-Unis. Le résultat ne se traduit pas, comme on aurait pu le croire, par un retour à l’isolationnisme, mais par des hésitations multiples et, surtout, par le refus systématique d’interventions militaires à l’extérieur. C’est pourquoi l’on peut dire que la diplomatie américaine est « en retrait » par rapport à la tradition interventionniste qui avait eu cours depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Même si ce retrait est provisoire, il constitue un facteur de déséquilibre dans le fonctionnement du système international.
32– La défection américaine est cependant compensée par l’aggravation de la crise qui sévit de plus en plus durement à l’intérieur du camp socialiste. L’action des « dissidents » a sapé l’autorité morale dont se réclamait le régime soviétique, cependant que la persistance d’une opposition nationale dans les démocraties populaires a terni l’image de la solidarité entre les pays frères. Ce sont là de redoutables facteurs de déstabilisation qui ont inquiété les Américains eux-mêmes (cf. la « doctrine Sonnenfeldt »). Mais c’est surtout l’aggravation du schisme sino-soviétique, depuis la mort de Mao Tsé-Tung, qui témoigne de l’ampleur de la crise. Non seulement la disparition du « Grand Timonier » n’a pas provoqué de détente entre Moscou et Pékin, mais alors que les nouveaux dirigeants chinois semblent décidés à liquider toutes les séquelles de la révolution culturelle sur le plan intérieur, ils redoublent d’animosité contre l’URSS dans tous les secteurs où les deux puissances ont l’occasion de se rencontrer. L’héritage politique du marxisme se trouve ainsi de plus en plus partagé ; la force d’attraction du mythe révolutionnaire en sort amoindrie, ce qui ne peut aller sans conséquences sur le dynamisme des mouvements politiques et sociaux qui cherchaient leur inspiration dans le modèle communiste.
33– Le retrait américain et les difficultés du « camp socialiste » auraient pu redonner sa chance à l’Europe. Il n’en a cependant rien été. Sans être le « géant » dont on parlait dans les années 1960, l’Europe des Neuf est un partenaire économique sérieux ; mais elle reste plus que jamais un « nain » politique. Malgré les engagements pris dans la « Déclaration sur l’identité européenne », l’Europe ne parvient pas à « parler d’une seule voix ». Bien plus, lorsque l’Europe doit faire face à des défis d’ordre extérieur, il semble que ses membres s’ingénient à prendre des positions divergentes ou séparées. On l’a vu lors de la guerre du Kippour et dans le déroulement des négociations consécutives à la crise de l’énergie. On vient encore de le vérifier à l’occasion des affaires du Zaïre, où l’accord n’a même pas pu se réaliser entre Européens pour organiser une intervention humanitaire. Il ne semble pas qu’on puisse espérer beaucoup mieux dans un proche avenir. Aussi longtemps que les pays du Marché commun préféreront assurer la défense de leurs intérêts particuliers plutôt que de rechercher leurs intérêts communs, l’Europe occidentale ne pourra pas offrir un contrepoids efficace à l’action de ceux que les Chinois désignent sous le nom de « superpuissances ».
34– Quant aux pays du Tiers-Monde, ils ont effectivement renforcé leur solidarité dans les négociations avec les pays industrialisés (groupe des « 77 », participation à la Conférence Nord-Sud, etc.), mais leur unité reste très fragile. Ils sont divisés entre eux par les conflits d’intérêts (entre nouveaux riches et pays pauvres, ou entre producteurs et consommateurs de pétrole), par les oppositions de régimes politiques qui mettent toujours aux prises « progressistes » et « conservateurs » (sans qu’on sache toujours bien où passe, à un moment précis, la ligne de partage entre les deux camps), enfin par les alliances contradictoires qu’ils concluent au gré des circonstances avec les grandes puissances. Même si le Tiers-Monde a pris une certaine conscience de son unité possible, il demeure une mosaïque de pays très dissemblables. Si la solidarité subsiste entre eux au niveau des revendications économiques contre les pays industrialisés, cette solidarité est sans doute moins forte qu’en 1974 ou en 1975 ; mais la cohésion politique, déjà très faible jusqu’au début des années 1970, n’a fait réellement aucun progrès malgré la survie des mythes et des rites institutionnels du non-alignement et du neutralisme.
35La combinaison de ces différents changements laisse une impression de désordre généralisé. Les forces ainsi dispersées peuvent-elles se combiner pour réaliser entre elles un nouvel équilibre ?
Les nouvelles combinaisons de forces
36La configuration des forces est toujours l’élément qui permet de caractériser un système diplomatico-stratégique.
37De ce point de vue, une première remarque s’impose : les blocs politico-militaires, qui sont un peu comme les buttes-témoin de la guerre froide, subsistent, apparemment intacts. L’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et le Pacte de Varsovie se font toujours face en Europe ; ils demeurent en quelque sorte figés dans la stature qu’ils avaient prise à la fin des années 1960, la France d’un côté, la Roumanie de l’autre faisant quelque peu bande à part.
38Mais ces structures n’ont plus la même signification ni le même rôle qu’auparavant. Entre les deux blocs qui s’affrontent en Europe, les relations ont été modifiées par l’évolution des rapports directs entre les deux principaux protagonistes. États-Unis et URSS sont, depuis le début des années 1970, à la recherche d’une entente dont le succès (ou l’échec) influe directement sur les relations avec leurs propres partenaires. Après une phase relativement euphorique (marquée par la signature des premiers accords SALT, Strategic Arms Limitation Talks), les rapports américano-soviétiques traversent une passe assez sombre : échec du Traité de commerce, dénonciation par les États-Unis de la violation des droits de l’homme en URSS, négociations bloquées pour les seconds accords SALT. Le règne de la méfiance explique la reprise de la course aux armements, sans qu’on puisse prévoir si la détente prévaudra de nouveau dans les rapports entre les deux « Grands ».
39S’il fallait s’en tenir à cet aspect de la situation, on pourrait parler d’un retour à la guerre froide. Mais la différence essentielle, par rapport aux années 1950, tient à ce que les États-Unis et l’URSS ne sont pas en mesure, malgré l’accumulation de leur puissance militaire, de contrôler aussi efficacement qu’ils le faisaient alors l’ensemble du jeu mondial.
40Parmi les facteurs de perturbation, il faut signaler l’orientation nouvelle de la politique chinoise. Celle-ci, appuyée sur la théorie des « trois mondes », prend une coloration de plus en plus anti-soviétique. Elle n’hésite pas à proposer des alliances à l’Europe et au Japon (contre les deux « superpuissances ») et à se rapprocher des États-Unis (contre le « social-impérialisme »). Tout en se proclamant solidaire du Tiers-Monde, elle ne perd aucune occasion de contrecarrer les initiatives soviétiques dans tous les compartiments de la scène internationale, quitte à appuyer au passage les régimes réputés les plus réactionnaires et les plus corrompus.
41Certes, la Chine, absorbée par les soucis de sa reconstruction interne et handicapée par son incapacité à intervenir militairement à longue distance de son territoire, ne peut prétendre dès maintenant rivaliser avec les deux super-grands. Mais le fait qu’elle soit disposée à un renversement complet de ses alliances pour mieux lutter contre le danger soviétique constitue un fait nouveau, de nature à bouleverser toutes les combinaisons diplomatico-stratégiques. L’avenir dépendra ici de l’évaluation que les pays occidentaux (États-Unis en tête, mais aussi peut-être Europe) feront des dangers que représentent, respectivement, la pression soviétique et l’offensive de charme de la Chine.
42Dans ces combinaisons, le Tiers-Monde demeure, pour les raisons déjà indiquées, un objet plutôt qu’un sujet de la politique mondiale. Il n’est en état ni de s’unir (même à l’échelon régional, comme le prouve l’impuissance totale de l’Organisation de l’unité africaine [OUA] face aux conflits qui déchirent le continent africain) ni de négocier en position de force avec ses partenaires du monde industrialisé (par suite de ses propres divisions internes et des alliances rivales que ses membres ont conclues avec les deux camps de l’Est et de l’Ouest). Cette situation comporte, à terme, un danger considérable. Car la pression démographique et la détention d’un stock considérable de matières premières constituent des facteurs de puissance qui avantageront forcément, à long terme, le Tiers-Monde par rapport à ses concurrents. Même si l’hypothèse d’une « révolte » du Tiers-Monde demeure une vue romantique, il n’y a pas lieu de se réjouir de l’état de stagnation, sinon de misère, dans lequel vivent les deux tiers de l’humanité. L’« homme malade » n’est pas seulement un fardeau encombrant à porter ; il peut être tenté par des solutions de désespoir et parvenir à jouer habilement des rivalités qui opposent ses créanciers et ses clients. Qui n’a rien à perdre est toujours un interlocuteur redoutable dans une situation conflictuelle.
Conclusion
43De ce rapide survol, quelles conclusions peut-on tirer ?
44Certains n’hésitent pas à parler d’un « retour à la guerre froide ». Il faut toujours se défier des formules fondées sur une interprétation cyclique de l’histoire. En l’espèce, la comparaison semble difficile, d’abord parce que les deux blocs qui s’affrontaient sont maintenant l’un et l’autre plus fragiles qu’autrefois, ensuite, parce que les tensions ne sont plus disposées de la même manière que dans les années 1950, enfin parce que les enjeux de la compétition planétaire sont maintenant beaucoup plus complexes qu’au temps de la rivalité Est-Ouest. Même si la tension américano-soviétique se prolonge, elle n’aura pas les mêmes effets qu’à l’époque où la Chine et le Tiers-Monde pouvaient être considérés comme quantité négligeable.
45D’autres commentateurs énoncent un diagnostic encore plus pessimiste, puisqu’ils n’hésitent pas à dire que la troisième guerre mondiale est commencée. On observera que ces appréciations émanent souvent d’hommes politiques dont les propos alarmistes ne peuvent être totalement désintéressés. De toute façon, un pronostic de ce genre relève pour l’instant du jugement de valeur, et son bien-fondé ne pourra être établi que par les historiens.
46De façon plus modeste, il vaut mieux reconnaître, même si cela n’est pas très satisfaisant pour les esprits pétris de logique, que le système international se trouve actuellement en état d’anarchie et de confusion. Encore faut-il tenter d’en discerner les raisons et les manifestations. D’un côté, on constate que l’équilibre qui nous épargne momentanément les risques d’explosion repose moins sur l’affrontement de deux coalitions bien structurées que sur un enchevêtrement de multiples combinaisons : la rigidité du système est moins grande que par le passé ; mais sa résistance aux chocs s’en trouve peut-être améliorée. D’un autre côté, les facteurs d’instabilité se sont accrus dans la plupart des domaines, et il en résulte une difficulté de plus en plus grande, pour n’importe quel pays, n’importe quelle force ou institution, à contrôler l’évolution de la situation mondiale.
47C’est pourquoi cette période est dangereuse, et nul ne peut prévoir si les changements, inévitables, s’accompliront dans le calme ou dans la douleur. Une seule chose est certaine : dans un climat de tension internationale extrême et dans un contexte où la puissance se dilue en de multiples éléments ou combinaisons, l’avenir du système international dépendra de plus en plus directement de ce qui se passera à l’intérieur des unités constitutives que sont les collectivités étatiques.
Notes
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Ce texte est issu de l’exposé présenté lors du colloque franco-iranien des 4 et 5 juillet 1978 au Centre d’études de politique étrangère. Il est paru simultanément dans la Revue de Relations internationales publiée par le Centre des hautes études internationales de l’Université de Téhéran.