1— En quoi le deuil périnatal est-il différent de la perte d’un proche qui a vécu ?
2Dès que l’on s’intéresse à l’attitude des sociétés face à la mort périnatale, on constate combien les groupes sociaux de par le monde ont donné à ces fœtus, à ces mort-nés, un statut très variable. S’ils ont une dimension précieuse ou sacrée dans quelques sociétés, on ne peut pas généraliser, même à l’échelle d’un continent, car la considération pour le fœtus décédé n’était pas favorable partout. Et c’était particulièrement le cas dans notre société, essentiellement pour des raisons religieuses. Nous avons historiquement hérité, pour les morts périnatales, d’un silence et d’une exclusion qui ont lourdement pesé sur les femmes, les familles qui y ont été confrontées. Pendant longtemps, la société, n’ayant pas compris ces deuils, n’a pas aidé l’entourage à les appréhender, à les soutenir. N’ayant pas partagé un peu de vie terrestre avec cet enfant, n’ayant pas construit de souvenirs avec lui, l’entourage pouvait, et peut encore, avoir du mal à accorder une attention particulière à son décès.
3— Après le décès d’un parent, le soutien de ses proches, et le temps, peut suffire ; pourquoi les parents d’un enfant mort-né, ou d’un fœtus décédé pendant la grossesse, peuvent avoir besoin d’une aide spécifique ? Notamment celle des associations de parents ?
4Face au silence social et médical et à l’absence de prise en charge communautaire, des effets délétères du deuil périnatal ont émergé à la fin du xxe siècle des relations de solidarité reposant sur l’engagement de quelques associations et l’investissement de plus en plus marqué de certains professionnels. Cela n’est pas qu’apparition de nouvelles normes, c’est aussi la démonstration de capacités humaines d’invention de nouvelles façons d’entourer, de venir en aide, en ne négligeant plus l’importance affective de tels décès — aussi précoces soient-ils — et en reconnaissant la primauté symbolique des rites. Les parents s’en sont saisis parce qu’ils avaient besoin d’être reconnus et considérés, et que « quelque chose soit fait » pour ces petits morts.
5— Est-ce que le rituel est forcément différent ?
6Le rituel est autre chose que le traitement du corps du défunt qui est soit inhumé, soit crématisé, dans notre société. Sans rite, la pratique funéraire est un « impensé » social et n’est qu’un geste technique.
7Les « rites sont dans le temps ce que la demeure est dans l’espace », comme l’écrivait très justement Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle. La demeure comme abri, lieu sûr, repère, nous intéresse tout à fait pour « penser » la fin de vie et le travail du trépas, quelle que soit la durée de cette vie. Et quels que soient les rites, car ils sont des productions sociales d’une grande variété : paroles, actes, gestes, symboles diffèrent selon les cultures.
8Avec le rite, nous comprenons que le marquage symbolique du passage est indispensable. Le mot rite, pour l’anthropologue, signifie une pratique réglée, collective et transmise, qui a souvent un caractère sacré (par son statut d’exception), et qui porte toujours une dimension symbolique (permettant de passer du sensible au sens).
9En fait, face à l’action dissolvante de la mort qui est toujours menace, rupture, séparation, le déroulement des rites, les élaborations symboliques, qui s’incarnent dans une configuration religieuse ou non, tendent à une coexistence apaisée des proches d’avec ceux qui les ont quittés. Quand ces activités rituelles n’ont pas lieu, comme ce fût le cas longtemps pour les morts périnatales, les proches se débrouillent seuls avec ce changement d’état qui n’est pas sans les bouleverser.
10— Vous avez parlé de « la confiscation des cendres, […] empêchement majeur à l’exercice d’une activité mémorielle collective ». De quoi s’agit-il ?
11Cet article a été écrit à une date où régnait un flou légal quant au statut des cendres après crémation pour tout type de décès. Il arrivait que celles-ci soient gardées au domicile, captées par les parents, un conjoint, etc. et confisquées, d’une certaine manière, au reste de la communauté familiale et au réseau d’interconnaissance. Parce qu’il a été considéré que la conservation des cendres dans un espace privé représentait un empêchement majeur à l’exercice d’une activité mémorielle collective, la loi a changé. Il est interdit de conserver les cendres du défunt dans une urne cinéraire chez soi, depuis 2008. La loi française considère dorénavant que leur place n’est pas dans le salon des particuliers, mais dans des espaces aménagés au sein des cimetières, comme des columbariums, ou encore des jardins du souvenir. Notre société n’étant pas un tout structuré avec rigidité, il y a eu un décalage entre les normes officielles et leur mise en pratique, mais aujourd’hui, la législation est bien connue et la réglementation sur la dispersion des cendres — possible à certaines conditions—l’est aussi. Le fait que les morts périnatales aient lieu à l’hôpital a facilité et accéléré, par rapport à d’autres décès, la mise en place de ces pratiques qui « désintimisent » la mort. La cérémonie que met en place, par exemple, Nos Tout-Petits à Herlies, ou celle qui est faite à St-Brieuc, montre bien l’importance, dans un cadre légal, de ritualiser et socialiser ces décès précoces.
12Pour rappel : seules les cendres des corps, ayant été crématisées avant le 19 décembre 2008 et qui ont été récupérées par la famille, peuvent être conservées à domicile. Il est important de relever également qu’il est interdit de répandre les cendres dans un jardin public (ou sur la voie publique en général) ou privé. À cet effet, des espaces spécialement aménagés doivent être installés dans les cimetières des communes.
13Après la crémation, les familles disposent d’un délai maximum d’un an pour prendre une décision sur l’utilisation des cendres du défunt (columbarium, cavurnes, jardin du souvenir…). Durant ce laps de temps, elles ne peuvent être conservées à domicile. Elles sont obligatoirement placées au crématorium ou dans un lieu de culte choisi par la famille du défunt ou dispersées conformément à la législation.
14— Quels rôles peuvent avoir les grands-parents dans le deuil périnatal ?
15Ils ont le rôle de parents des parents et, en plus, celui d’être confrontés au décès très précoce de leur petit-fils ou petite-fille ! Beaucoup d’entre eux parlent d’une double souffrance, mais ils ont bien peu de reconnaissance sociale dans cette épreuve.
16Plus âgés que les jeunes parents, ils sont en plus grande « familiarité » avec la mort et les morts, ils ont aussi une connaissance précieuse des rites funéraires et peuvent aider pour l’organisation des obsèques, pour peu que l’on pense à eux.
17Il est temps, sans doute, de développer une considération des grands-parents tels qu’ils sont et non pas tels qu’ils devraient être, notamment pour les professionnels. Rappelons que la montée de la professionnalisation des soins et de la mort tout au long du xxe siècle, comme l’essor de la médicalisation de nos existences a délégitimé les savoir-faire et les savoir-être familiaux et a contribué à faire que les plus âgés doutent de leur compétence. Ainsi, la place des grands-parents est-elle aujourd’hui disputée et discutée ? J’aime à citer le pédiatre J.-P. Dommergues qui résume bien, je crois, la recherche récurrente et impossible de leur « bonne » place en parlant d’eux comme des « intermittents du spectacle de la vie familiale ». Le fait que le père et la mère de l’enfant décédé soient les interlocuteurs privilégiés et souvent uniques des soignants complique certainement la communication sur la mort du bébé au sein de la constellation familiale. L’association Nos Tout-Petits a été la première en France à proposer des groupes de parole et d’entraide pour les grands-parents. C’est une bonne initiative, car tous ceux que j’ai écoutés dans le cadre d’une étude qualitative menée en France, au Québec et en Suisse romande ont dit leur solitude et l’incompréhension sociale de ce qu’ils vivent.
18— Est-ce qu’une association peut servir à associer la famille éloignée (pas seulement les parents du bébé) et les amis, qui peuvent être exclus (formellement ou non), de ce qui se passe à l’hôpital ?
19Bien sûr, certaines le font déjà en organisant des groupes pour les grands-parents, mais aussi pour les frères et sœurs. Mais au-delà des groupes de parole et d’écoute, la dynamique associative peut prendre en compte cet entourage, rappeler aux parents que c’est avec leurs familles et leurs amis — aussi maladroits peuvent-ils être parfois dans ce temps du deuil — qu’ils vont continuer à vivre…
20— Quel est le rôle de la photo dans le cas d’une mort périnatale ? Vous citez le témoignage de personnes qui regrettent de ne pas avoir pris de photo de leur enfant mort-né.
21Beaucoup de parents—que nous sommes ou avons été— se livrent à une activité fébrile d’accumulation de photographies de la grossesse, puis de leur enfant (surtout avec le numérique) et conservent les objets souvenirs, les lettres ou messages reçus au moment de sa naissance, des empreintes de mains et de pieds, des mèches de cheveux, les premiers dessins, etc. auxquels s’ajoutent des enregistrements de la voix et d’innombrables vidéos. Une telle construction dans le temps, de l’identité individuelle et familiale, a des effets considérables dans la mémoire conservée des adultes grandissants, puis vieillissants. Tout cela atteste d’une existence.
22— Pourquoi l’enfant mort pendant la période périnatale en serait-il privé ?
23Je crois vraiment que la conjuration du silence sur ces décès précoces a pu être rompue par l’avènement des photos que des professionnels ou des parents ont osé faire, mais aussi par l’activité de création telle que l’écriture de témoignages, et enfin par les rites auxquels ont été associés les membres de la famille et les amis.
24Tout cela fait support pour une mémoire collective et sort ces petits morts du statut d’inconnus sociaux, selon l’expression si juste de Maryse Dumoulin.
25— Pourquoi, pour des personnes qui n’ont pas été confrontées à ce type de deuil, cela paraît au contraire morbide ?
26Ces gens qui jugent morbide le fait de photographier les morts ne savent sans doute pas que dès que la photographie a existé, elle a permis, dans de nombreuses régions du monde, comme en France, de réaliser des clichés des vivants comme des morts. L’exposition « Le dernier portrait » au musée d’Orsay, en 2002, attestait de cette pratique de photographier les bébés morts au xixe siècle. Auparavant, la pratique qui consistait à faire le portrait d’un défunt, soit sur son lit de mort, soit dans son cercueil, avant sa mise en bière prenait la forme du masque mortuaire, de peintures ou dessins. Cette dernière technique est d’ailleurs toujours utilisée par les Britanniques, en maternité, lorsque le visage du petit mort est trop abîmé pour être photographié.
27— Pourquoi est-ce que les proches ont envie de faire comme si cet enfant n’avait pas existé ?
28Ce ne sont pas tous les proches qui réagissent ainsi. Beaucoup pour peu qu’on les écoute sur ce qu’ils perçoivent de cet événement disent par exemple leur étonnement devant l’ampleur du chagrin des parents pour un si petit mort. Ce qu’ils voudraient surtout c’est que cette peine n’existe pas. Ce qui est compliqué c’est la diversité des convictions philosophiques et religieuses, des idéaux culturels et familiaux qui s’expriment par l’attitude des proches. Cela dépend aussi de l’expérience de chacun quant à la parentalité et la mort.
29— À quoi sert au contraire de recevoir une carte d’anniversaire chaque année, au nom de son enfant décédé ?
30À signifier que la communauté (associative, familiale, soignante, amicale, etc.) n’oublie pas. Ce qui ne veut pas dire qu’on enferme les parents dans le statut exclusif et réducteur d’êtres vulnérables, parce qu’endeuillés. Ils doivent d’ailleurs pouvoir dire qu’ils ne souhaitent pas ou plus recevoir un tel courrier.