Couverture de PERNA_112

Article de revue

Le temps depuis le bébé. La disponibilité de l’entourage, facteur du développement cognitif du bébé

Pages 86 à 92

Notes

  • [1]
    Les travaux en lien avec la théorie de l’attachement ont bien montré que les enfants qui avaient bénéficié précocement de disponibilité précoce et durable devenaient des enfants puis des adultes plus autonomes, moins prompts à se désorganiser que ceux qui n’en avaient pas bénéficié.
  • [2]
    « Images, figures, signes par lesquels une personne peut s’évoquer elle-même comme un objet sensible du milieu (Larousse). Nous nous intéresserons surtout au processus, à la représentation au sens dynamique du terme. Pour parler des conséquences de ce processus, nous retiendrons ici comme équivalents les termes de « représentations » (au singulier ou au pluriel), d’« objets de connaissance » (Bullinger) ou d’« objets internes ».
  • [3]
    Le terme est d’A. Bullinger qui entend par là tous les gradients de matière et d’énergie (gravitation, lumière, sons, pressions, molécules odorantes…) présents dans notre environnement que nos organismes peuvent capter grâce à des surfaces sensibles.
  • [4]
    Au sens où l’entendait K. Popper pour qui l’essentiel de la démarche scientifique était de problématiser, de questionner le réel et de le transformer en problèmes. L’histoire des sciences montre que cette démarche est d’autant moins spontanée que les aspects du réel qu’il y aurait lieu d’interroger ont été structurants à l’égard de ce que nous sommes.
  • [5]
    On remarquera qu’en psychiatrie la tarification des soins est toujours à la peine, sauf là où les soins ont perdu leur spécificité d’aide à la personne et se résument à leur part chimiothérapique visant à modifier le fonctionnement d’un organisme.
  • [6]
    Cet aspect qu’on ne sait comment nommer revient à l’honneur aujourd’hui sous le nom de neurodéveloppement, avec ses avantages (nombreux) et ses risques (le dualisme encore : penser un pilote et l’intendance qui le sert).
Le temps est actif. Il produit. Que produit-il ? Le changement. Entre les deux (moments) il y a le mouvement.
Thomas Mann

1Espace et temps sont deux cadres structurants et indissociables de nos expériences quotidiennes. Cadres pratiques dont les outils de mesure se sont renouvelés au fil des siècles, ils sont aussi des cadres conceptuels toujours remis en question. Alors que la nature, voire la réalité du temps, continue d’être débattue, pourquoi les responsables d’édition d’une revue de périnatalité lui consacrent-ils son premier numéro ? Ce projet ambitieux répond à un besoin. En matière de santé, le manque de « temps » pour prendre soin est devenu une plainte récurrente. Par ses enjeux vitaux et développementaux, l’objet de cette plainte demande des réponses concrètes et urgentes. Mais quel est-il réellement et sous quelles formes y répondre ? Nous apporterons ici le point de vue d’un pédopsychiatre.

2Intuitivement, « prendre son temps » dans les soins, « passer du temps » avec un bébé, paraît important, et les études réalisées à ce sujet [1] en montrent le bénéfice : un bébé à l’égard duquel un adulte peut se rendre suffisamment disponible est un bébé dont les constantes vitales sont meilleures, plus stables, et qui se développe mieux. Mais s’agit-il de passer du temps avec le bébé, ou de lui être disponible ? S’il n’y a pas d’équivalence entre ces deux expressions, s’adapter aux rythmes d’un bébé, s’accorder émotionnellement sont bel et bien des phénomènes temporels. De surcroît, si notre propension à nous ajuster temporellement aux besoins d’un bébé né à terme et en bonne santé est manifestement innée, il n’en va pas de même à l’égard d’un prématuré, d’un bébé nécessitant des gestes de réanimation, d’enfants cérébrolésés ou porteurs de malformations. Ils sont alors nécessairement objets de soin et risquent de n’être plus que cela, sauf de manière épisodique lors de moments laissés à la discrétion de chacun. Dans ces contextes extraordinaires, passer du temps avec un bébé ne relève pas simplement de la spontanéité ou de la bonne intention mais du projet de soin. Que peut-on comprendre de ce qui se passe entre un bébé en soin et un adulte disponible à son égard qui aiderait à préciser un tel projet ? Quel est alors le cahier des charges du soignant ?

3Pour y réfléchir, dans la suite des travaux d’A. Bullinger [1–4], nous nous situerons « depuis le bébé » : bébé représenté de manière globale en tant qu’organisme doté d’un câblage neurologique complexe pour partie préprogrammé, interagissant avec un milieu, riche de son expérience anténatale, mais ne se connaissant pas nécessairement lui-même comme entité permanente, comme un lieu stable dans le temps. Cette approche permet d’éviter d’un côté l’adultomorphisme (en prêtant au bébé des capacités cognitives dont il ne dispose pas encore), et de l’autre les risques liés à un réductionnisme génétique ou biologique du développement humain. Nous argumenterons l’hypothèse de travail selon laquelle se rendre disponible à l’égard de ce qu’éprouve un bébé étaye et oriente son activité de connaissance. La disponibilité des adultes lui permet de se découvrir une entité définie spatialement, permanente dans le temps, malgré les discontinuités fonctionnelles dont il est le siège. Paradoxalement, nous verrons comment lors de ces discontinuités, de ces moments de désorganisation, d’émotion, d’inconfort ou de douleur, la disponibilité de l’entourage soutient le processus de connaissance. Mais pas plus que les physiciens de notre époque, nous ne saurons dissocier espace et temps, y compris dans leur représentation.

La représentation des phénomènes temporels

4Comme l’adulte, le bébé fait l’expérience de multiples phénomènes temporels. La vie de son organisme est tissée de ces phénomènes : repérants, ils sont aussi contraignants et de leur représentation [2] dépend son autonomie ultérieure.

5Au premier rang d’entre eux viennent les rythmes liés au fonctionnement de son organisme : rythmes cardiaque, respiratoire, transit digestif, alternance faim/satiété, vigilance/ sommeil, sans parler des effets des horloges biochimiques, métaboliques et hormonales, qui conditionnent son nycthémère. Ces rythmes sont en partie couverts par d’autres séquences liées au milieu dans lequel il vit et à l’organisation du groupe humain où il est né. Soumis à ces enchaînements qui structurent sa vie, il en fait l’expérience sans rien savoir du temps. Mais comment le temps vient-il à l’enfant, comment se forment les objets de connaissance relatifs au temps ? Anticiper, escompter quelque chose ou quelqu’un qu’on commence à se figurer, mettre en œuvre des comportements projetés et/ou pouvoir attendre qu’une situation se concrétise sans « se défaire » fonctionnellement, sans se désorganiser, sont des aspects décisifs de nos vies. Ce constat du caractère essentiel de la représentation du temps pour notre autonomie amène à examiner son installation. Comment et dans quelles conditions l’expérience des phénomènes auxquels un bébé est assujetti conduit-elle à leur représentation ? Il y a là comme une tautologie : représenter un événement vécu — c’est-à-dire le présenter de nouveau, le mettre devant soi par la pensée — est en soi un phénomène temporel. Représenter, c’est inscrire dans le temps. C’est aussi s’inscrire en tant qu’entité (relativement) stable dans le temps. Chacun peut témoigner que se représenter comme un processus à durée limitée ne va pas de soi, et qu’en la matière l’aide d’autrui reste très précieuse tout au long de la vie.

Le mouvement, phénomène temporel

6Les Écritures et certaines écoles psychanalytiques avancent l’idée qu’au commencement de nos vies est le verbe — et donc un autre qui nous attend. Mais indéniablement, il y a aussi les pulsations et le souffle, le mouvement et sa récurrence. En tant qu’êtres devenus parlants, une part de nos mouvements — celle que nous privilégions — est en rapport avec nos pensées, avec ce que nous pensons de nous-mêmes et ce que nous avons à faire. Il n’en va pas de même au début de la vie. Ce qui fait du bébé autre chose qu’un « sac à patates » collé au sol par la gravitation, ce qui organise initialement ses mouvements ne relève ni d’intention ni de projets. L’organisation tonique d’un bébé vigile, ses constantes vitales, ses capacités praxiques et communicationnelles sont en grande partie réactionnelles aux flux sensoriels [3] : flux qu’il subit (à l’occasion de manipulations, soins, déplacements…) ou que ses propres mouvements lui procurent (respiration, succion, mouvements généraux, étirements, éternuements…).

7Les gradients visuels, auditifs, tactiles… déclenchent des recrutements musculaires dont l’intensité et la diffusion s’amenuisent à mesure de la répétition des occurrences. Ce phénomène est habituellement décrit en termes d’habituation. Mais la diminution du recrutement tonique n’est pas le seul phénomène observable. S’y associe une orientation vers la source du stimulus. C’est en fait à une transformation progressive du mouvement que l’on assiste : il a une adresse, il devient spatialement orienté. Bullinger souligne que le moyen de cette transformation n’est pas en soi la répétition du stimulus : l’organisme crée à cette occasion des régularités d’interaction avec le milieu.

Le mouvement à l’origine de signaux internes

8Le recrutement musculaire (ajustements posturaux, mouvements) participe à l’évolutivité de la situation. Ce n’est pas parce que l’organisme est soumis de manière répétée à un stimulus sensoriel que la réponse se modifie, mais parce que sa mise en forme est source de signaux internes et qu’en s’associant aux signaux sensoriels ils influencent les réponses ultérieures. Les signaux sensoriels ne peuvent être traités indépendamment des signaux internes dont la présence est constante, liée au fonctionnement musculosquelettique et viscéral de l’organisme. Ce qui est à l’origine de la transformation des comportements du bébé est le fonctionnement de son organisme dans sa globalité : le matériau traité n’est pas le gradient sensoriel, mais les signaux associés aux interactions organisme–milieu.

9Bébé n’est donc pas seulement un chercheur en puissance [5]. Il est aussi un « monsieur muscle » : son recrutement tonique participe à son développement. Pourquoi attirer l’attention sur ce point qui peut apparaître évident ? Une première raison est de rendre à César ce qui lui appartient. Les progrès médicaux en lien avec les techniques de neuroimagerie ne doivent pas faire oublier que le cerveau est enfermé dans la boîte crânienne, sans contact avec l’environnement de l’organisme qu’il est supposé piloter. Ce qui vient du milieu est porté à sa connaissance non seulement par l’activité de ses capteurs sensoriels, mais par le fonctionnement de son organisme qui s’interpose et s’impose en toutes circonstances.

10La deuxième raison d’attirer l’attention sur la part du recrutement musculaire dans l’évolutivité des comportements du bébé est de souligner l’importance qu’il soit activement engagé, voire sollicité, et non soumis ou empêché de réagir. C’est son implication qui, en créant des régularités d’interaction, fait évoluer ses réactions vers des conduites instrumentales. Le bébé est d’autant plus acteur de son développement que cette possibilité lui est laissée et facilitée. La troisième raison est de rappeler le caractère global du développement : il n’est cognitif, moteur, émotionnel et social que du fait de la segmentation conceptuelle que nous lui appliquons. Cette partition tient à nos outils d’évaluation.

11Dans le développement précoce, régulation motrice et processus de représentation sont parties prenantes l’un de l’autre. Ce point de vue s’appuie sur l’équation suivante : observer qu’un mouvement s’est orienté, c’est signaler qu’il s’est spatialisé, ce qui revient à dire qu’il a désormais une adresse. C’est aussi remarquer qu’il n’est plus seulement en rapport avec des gradients sensoriels mais avec leurs sources, objets du milieu, ou plutôt en rapport avec des objets internes qui correspondent approximativement à ces sources. La répétition de son orientation conduit à la stabilisation de connexions neuronales. L’apparition de mouvements de plus en plus finement dirigés va de pair avec la consolidation de bassins de recrutement synaptiques où s’intègrent les signaux sensoriels et moteurs. Leurs contours se précisent d’une occurrence à l’autre. Remise en jeu, la mémoire est anticipation. Nous y verrons une première forme de représentation. Au nombre de ces objets internes se stabilise progressivement une connaissance dite de « soi », intégrant contours, envergure, couleur, consistance de l’organisme, découverts à l’occasion de ses interactions avec le milieu. Se construit une entité spatialisée « moi » qui s’autodésigne dans la deuxième année de vie.

12Comment cette connaissance stabilisée mais constamment remaniée lors de situations comparables donne-t-elle naissance à un objet permanent du milieu ? Nous reviendrons sur cette question après avoir précisé un aspect essentiel de ce processus de connaissance et d’instrumentation de l’organisme : les conditions qui rendent possible l’intégration des signaux sensoriels et moteurs.

Synchronie et covariance des signaux

13Nous avons placé au cœur de notre vision du développement la liaison des signaux sensoriels et toniques. Selon Bullinger, cette liaison dépend de la synchronie et la covariance des signaux. C’est leur simultanéité et leur isomorphisme qui permettent une intégration sous-corticale. S’entendre crier permet de moduler ce cri, ce qu’empêche la surdité. Se cogner à l’occasion d’un mouvement brusque permet d’en régler l’ampleur, ajustement empêché si la situation ne se répète pas ou n’advient pas. En l’absence de liaison avec des signaux sensoriels, le recrutement moteur ne se modifie pas, et la représentation est à la peine.

14La production des signaux et leur liaison peuvent être contrariées ou empêchées par des facteurs propres à l’organisme (déficits des appareils sensoriels, hypotonies d’origine génétique, ischémies des zones de traitement…) ou par des facteurs environnementaux (carences, sur- et dysstimulations). Informé de ces particularités, l’entourage peut modifier l’environnement. Donnons trois exemples. Lorsque la surdité d’un bébé est dépistée, mettre à sa disposition des signaux vibratoires (par autocontact) et visuels (chez le partenaire et lui-même) permet un ajustement tonique et la modulation de sa production sonore bien qu’elle lui soit inaudible. Accentuer les contrastes visuels dans l’environnement où se meut un bébé hypotonique, le déposer sur une surface ferme, vibrante et sonore comme le bois plutôt que dans un transat ou un couffin moulé, facilitent son redressement. Autre exemple : aider un bébé qui a trouvé un bénéfice immédiat à verrouiller le fonctionnement de son organisme dans un schéma d’extension à s’enrouler autour de son bassin, c’est éviter que ses autocontacts se fassent plus rares (bras en chandelier et membres inférieurs abandonnés) et les liaisons sensorimotrices aussi : c’est empêcher que son développement ultérieur aille durablement de guingois, c’est prévenir l’installation de handicaps.

15Pour résumer, on retiendra que le fonctionnement musculosquelettique et viscéral de l’organisme n’est informatif que dans la mesure où les signaux qu’il génère peuvent s’apparier à des signaux sensoriels isomorphes et, vice versa, qu’un environnement sensoriellement riche est de peu d’utilité à terme si le bébé ne fait que le subir. Ces observations portent à être attentif autant à son environnement sensoriel qu’à sa posture et à son engagement moteur.

L’entourage du bébé, source de signaux sensoriels et soutien postural

16Revenons maintenant sur ce point laissé de côté, essentiel dans ce qui nous occupe ici : l’organisme peut-il se représenter comme entité permanente avec les mêmes moyens qu’il représente les objets matériels du milieu ? Par ses mouvements et ses variations posturales, il peut découvrir son enveloppe corporelle dans un environnement matériel adapté qui facilite des retours sensoriels redondants. Mais comment peut-il se connaître comme entité temporellement stable alors qu’au-delà de sa forme, sa consistance, sa répartition tonique, son fonctionnement viscéral varient — et c’est quelquefois peu dire — d’un moment à l’autre, selon qu’il est tranquille ou en alerte, affamé ou repu, surpris ou alangui, stressé ou affalé, désorganisé ou rassemblé ? Quels retours sensoriels subtils et continus obtient-il à ce qui l’anime de l’intérieur, quand la mise en forme associée à son envie est suivie tantôt de plaisir tantôt de surprise, voire de colère puis d’effondrement ? « Objet » continuellement animé, où trouve-t-il les ingrédients nécessaires à l’installation de régularités d’interaction et à l’extraction d’invariants ? Quels facteurs environnementaux lui permettent de passer d’une succession d’éprouvés en rapport avec des états toniques discrets et multiples, à un sentiment continu de soi riche de toute la gamme des émotions ?

17Pour se connaître un, entité tantôt joyeuse tantôt inquiète, engourdie, alarmée ou haletante, rien de tel que l’effet miroir d’autrui, d’un autrui disponible, c’est-à-dire (étymologiquement) « libre d’esprit pour agir selon ce qu’il perçoit » des réactions du bébé. L’adulte attentif à ce qu’il vit fait alors office de portemanteau sensoriel personnalisé en même temps que de support à une mise en forme posturale. Le caractère décalé de cette image est là pour rappeler que l’amour, l’attention, l’empathie se manifestent : ce sont leurs manifestations subtiles, continues, redondantes (quelquefois réfléchies, délibérées) qui sont le moyen d’un appariement continu de signaux sensoriels synchrones et covariants avec son état tonique. « Depuis le bébé », l’ajustement de l’adulte se manifeste dans son champ visuel (par la mimique, sourire ou gravité du regard, écarquillement des yeux, mobilisation de la bouche…), tactile (caresse, pressions plus ou moins appuyées…), auditif (inflexions prosodiques), olfactif (selon la proximité et notre état interne), vestibulaire et gravitationnel (positionnement et manipulations du bébé)…Les « oh » et les « ah », les haussements de sourcils, l’intensité du regard, l’arrondissement de la bouche, la fermeté de la main fluctuent en continu selon le tempo des mouvements de l’enfant.

La fonction miroir du dialogue tonicoémotionnel

18Ces comportements d’ajustement à l’état émotionnel d’autrui ont un nom :Wallon [6] les a décrits comme un dialogue tonique. Il s’agit plus précisément d’un dialogue tonicoémotionnel : l’adulte s’engage dans une réponse émotionnelle [7] — spontanée ou pensée, quelquefois pesée — correspondant à l’état tonique du bébé. Cet ajustement déclenche habituellement en retour une modification du comportement du bébé, et ainsi de suite pourvu que l’encordage dure suffisamment longtemps, que l’adulte attende les réponses du bébé (et ne se dégage qu’avec mille précautions), méritant alors le nom de dialogue. Via le dialogue tonique, l’adulte en interaction avec un bébé est la « rolls » des sources sensorielles adaptées à ses besoins. Adaptés aux rythmes biologiques du bébé, ces moments d’accordage prennent du temps, temps qui permet à l’adulte de respecter le délai d’ajustement postural du bébé, d’observer sa réaction et de se resynchroniser délibérément si nécessaire.

19Les variations comportementales de l’adulte viennent comme en miroir de l’état du bébé. Cet aspect a été mis en avant par les psychanalystes à la fin du siècle dernier [8,9] comme un facteur essentiel de la connaissance de soi par l’enfant. Élargissant le focus, Bullinger rappelle que la fonction miroir du dialogue tonique met en jeu chez les deux partenaires des manifestations comportementales perceptibles ainsi que des capteurs, des voies et des centres de traitement intègres. Les signaux électriques que génèrent les capteurs sensoriels du bébé reproduisent et enrichissent, sur un mode mineur ou majeur, la structure spatiotemporelle de ceux que suscite son engagement tonique du moment. De la production par un tiers de signaux appareillables à son état interne (production qu’il contribue à entretenir s’il en a la capacité et si on lui en laisse la possibilité), il retire des informations se rapportant à une entité. Une matrice de cet objet interne se stabilise bien qu’il soit mobile, articulé, de consistance fluctuante, sujet à des bouleversements neurovégétatifs. Elle se précise et se complexifie de ce qu’il éprouve et qui peut, grâce à l’attention de tiers, s’y intégrer à mesure. Il utilisera quelques mois plus tard leur prosodie et leurs mots pour évoquer ces moments d’instabilité et lui-même comme sujet clignotant puis quasi permanent [10]. Ces emprunts sonores (« papeur », « gentil », « atan », « cor », « pabon » et « Yaya » ou « Toto », avant d’aller vers « tu » puis « je »…) qu’il fait aux figures de référence sont des témoignages audibles de la manière dont il tire profit de ces accompagnements. Représenter puis nommer, et s’en trouver moins ébranlé. Points de couture du cognitif.

La connaissance de soi comme lieu dans le temps

20À l’instar de la connaissance de soi comme lieu, c’est aussi de ses mouvements et ajustements posturaux que le bébé tire son inscription dans le temps. Plus encore que dans sa spatialisation, le dialogue tonique y occupe une place essentielle. Trevarthen [11], Stern [12], Tronick et Cohn [13], Meltzoff et Moore [14] pour ne citer qu’eux ont magistralement décrit et commentés ces appariements observables dès les premières heures de vie sous forme d’imitation, de « danses », de chorégraphies. Transcrits graphiquement, ces ajustements multimodaux forment sur une portée musicale des lignes mélodiques isomorphes à celles de l’enregistrement des comportements du bébé [15]. Synchronisées sur ce que les mères perçoivent, les cadences de leurs gestes et chants s’accordent parfaitement aux mouvements et vocalisations des bébés, comme une externalisation des rythmes biologiques internes. Dans ces conditions, les correspondances durables qu’un bébé trouve à ses variations de forme, de consistance et d’envergure constituent des expériences discontinues sur fond de continuité. S’appuyant sur des prédispositions innées, la synchronisation actualise dans un milieu culturel donné des outils de socialisation qui le serviront pour le meilleur comme pour le pire la vie durant.

21Les objets internes qui se construisent — et plus particulièrement l’objet « moi » — vont peser lourd dans la suite de son développement. De plus en plus assuré de lui-même via ce « moi » qui se maintient vaille que vaille, le nourrisson peut se hasarder dans d’autres espaces. Un cercle vertueux s’engage, l’enfant s’autonomisant en partie des facteurs environnementaux. Trouvant appui sur la mémoire de ces expériences projetée sous forme d’anticipations, il lui est moins nécessaire de se mettre en mouvement ou, au contraire, de s’abstraire toniquement lors des moments de transition. Leur potentiel déstabilisant est en quelque sorte pris en charge par la fonction miroir du partenaire. A contrario, l’impossibilité de s’appuyer sur une cogestion tonicoémotionnelle se paye cher, avec la nécessité de produire des signaux sensoriels ou toniques pour conserver un éveil organisé. Les observations réalisées par les chercheurs mentionnés ci-dessus montrent que les interactions sociales avec un tiers disponible restent des viatiques où chacun espère trouver des retours sensoriels à ce qu’il ne connaîtra jamais complètement : ses propres réactions.

22La disponibilité des adultes est un investissement d’avenir : la stabilisation d’un « creuset postural » [3] large, ayant pu intégrer à mesure ces avatars toniques grâce à ces appariements sensoriels, résistera aux ébranlements à venir sans qu’il lui soit nécessaire d’en appeler au sensoriel (et donc souvent au mouvement) pour conserver un minimum d’organisation fonctionnelle dans les transitions. Les représentations relaient les signaux sensoriels comme facteurs de régulation tonique. En termes psy, l’enfant devient sujet non seulement de ses actes, mais aussi de ses réactions. Il n’est plus nécessaire de produire des signaux pour savoir où on « habite ». Le relatif silence postural que requièrent la scolarité et les apprentissages devient possible.

23Les effets du dialogue tonicoémotionnel, souvent parlés en termes de pare-excitation, contenance ou enveloppe par les psychologues, ont été décrits ici comme des moyens matériels, indexés sur le facteur temps, des progrès moteurs et cognitifs du bébé. Le développement de son potentiel biologique, quelles que soient ses particularités, dépend des flux sensoriels et des appuis posturaux qu’apportent, sans y penser ou en y pensant, des adultes disponibles. Sans élargir le propos, rappelons l’importance des cascades de dialogues toniques. Dialogues tonicoémotionnels des professionnels entre eux, tantôt grande, tantôt petite matriochka selon le jour, selon leur degré d’exposition et de tolérance au malheur. Dialogues des professionnels et des parents bien sûr, parents de ce fait moins impulsifs ou moins paralysés, acteurs de dialogues toniques en première ligne.

Quelle mise en pratique ?

24Comme bien d’autres aspects fondamentaux de nos vies, la disponibilité accordée au bébé par certains de ses proches est restée longtemps non problématisée [4]. Souvent cantonnés aux mères ou aux nourrices, ces ajustements de la première année de vie semblaient aller de soi, et ils n’étaient pas remarqués comme un phénomène particulier. L’attention portée à ce que vit un bébé n’est réellement devenue un objet d’étude et de valorisation sociétale (à défaut d’être encore budgétisée) qu’au siècle dernier. C’est à propos de leurs formes extrêmes — scandaleusement trop (relations dites fusionnelles) ou trop peu (délaissement) — qu’un questionnement relatif à leur fonction est né en médecine, plus précisément en psychiatrie, où des soins dits « relationnels » ont alors été prodigués. Ils y sont restés cloisonnés, avant de tomber en désuétude…en l’absence de moyens et de méthodes pour en mesurer l’efficacité.

25Faute d’avoir été modélisé en même temps que les autres actes thérapeutiques, cet aspect des soins est passé à la trappe quand, dans les années 1980, la nécessité de chiffrer leur coût a plongé chacun dans la perplexité [5]. Ce manque revient partout en boomerang, et particulièrement aux deux extrêmes de la vie, quand l’être humain n’est pas encore ou n’est plus autonome. Des événements dits « indésirables » toujours plus nombreux conduisent aujourd’hui à se poser la question de la nature et de la fonction de ce qui a été négligé. Des mots ont été inventés pour en parler : à propos des enfants, des personnes handicapées et des vieillards, on met l’accent sur l’importance de la « bienveillance », de la « bientraitance », et l’on forme ceux qui s’y prêtent — c’est-à-dire souvent ceux qui en ont le moins besoin — au « savoir-être ». Mais pour savoir-être ou prendre soin, les aidants familiaux et les professionnels demandent du temps. Ils demandent à pouvoir réaliser les actes techniques qu’impose l’état de santé de l’enfant en étant plus disponibles, attentifs à ce qu’il éprouve.

26Décrire cet aspect des soins et rendre compte de sa nécessité font aujourd’hui l’objet de travaux spécifiques. Ils restent encore beaucoup l’affaire des « psy » (qui d’accueillir les états émotionnels d’autrui ont fait profession) tant les spécialités médicales étaient progressivement devenues étanches les unes par rapport aux autres. Si cette situation tend à se modifier, le risque de cantonner cette mission à la parentalité, et/ou de la déléguer aux spécialistes de la vie psychique au motif de défaut d’expertise, existe encore. Il n’est donc pas inutile de rappeler qu’il ne s’agit pas seulement d’amour (encore que cela ne fasse pas de mal) et que c’est à l’occasion des interactions ordinaires avec le bébé, lorsqu’il fait l’objet de soins, soins médicaux ou autres, qu’il a besoin d’un encordage tonicoémotionnel [16] pour son développement.

Conclusion

27Les observations qui viennent d’être exposées pour argumenter l’hypothèse de travail qu’avance Bullinger à propos de la fonction des liaisons sensorimotrices dans le développement précoce n’étaient certes que des rappels cliniques bien connus de tous. Mais la perspective dualiste du développement, encore largement véhiculée dans les études de médecine, par nous-mêmes en tant que professionnels et par les médias, continue de faire barrage à des pratiques dites intégratives des soins. L’objet des soins valorisés financièrement reste l’organisme, voire l’appareil ou la cellule, tandis que les soins de l’âme ou de l’esprit [6] le sont éthiquement (mais sont prudemment non chiffrés). On ne saurait nier que les approches somatiques, avec des techniques très performantes, ont fait la preuve de leurs avantages. Mais le domino des complémentarités disciplinaires et le jeu de délégations — comme si une personne pouvait se substituer à une autre — qu’engendrent les surspécialisations trouvent aujourd’hui des limites économiques et humaines.

28Les facteurs humains, relationnels, dont nous avons souligné la fonction doivent gagner toute leur place dans les balances bénéfices/risques discutées chaque jour dans les maternités et les services de néonatologie. Car il n’y a pas que le temps et les moyens qui manquent : chacun ayant fait bande à part pour mieux appréhender l’objet de ses soins, il manque aussi des mots pour en parler ensemble. Considérer le bébé comme acteur, auteur de son développement autant qu’objet de soins médicaux n’est pas seulement une question éthique et philosophique à évoquer par principe. Assisté de ceux qui l’accueillent, c’est physiologiquement, nécessairement, que le bébé est acteur de son développement. Paradoxalement, les concepteurs de robots sociaux [17] ont bien compris cette dimension : ils l’ont instrumentalisée et la proposent déjà sur le marché. À n’en pas douter, ces robots seront très utiles (et le sont déjà au Japon auprès des personnes âgées). Comme dans toute solution, parions que les effets secondaires ne manqueront pas non plus.

29Plus immédiatement, les compétences accrues des équipes de périnatalité rendent aujourd’hui possible une vision plus globale des besoins. L’accompagnement des parents sans discontinuité de la grossesse au postnatal, la mise en place de la fonction de référents et des soins de développement [18] sont des pistes de travail de plus en plus empruntées. Reste à inscrire la disponibilité des professionnels dans le projet de soin, à décrire cette fonction, à la faciliter (et il ne s’agit pas que de temps au lit du patient), à la valoriser, et à en mesurer les effets. Attendre un bébé, c’est le rendre capable d’attendre, c’est gagner du temps.

30Liens d’intérêts : L’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt.

Bibliographie

Références

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  • 14
    Meltzoff AN, Moore K (1977) Imitation of facial and manual gestures by human neonates. Science 198 :75–8
  • 15
    Trevarthen C (1999) Musicality and the intrinsic motive pulse : evidence from human psychobiology and infant communication. Musicae Scientiae, special issue 1999–2000, 155–215
  • 16
    Livoir-Petersen MF (2008) Le dialogue tonicoémotionnel : un gué permettant au bébé de passer d’une succession d’états toniques à des états d’âme. Contraste 28–29, pp 41–70
  • 17
    Vandemeulebroucke T, de Casterle DB, Gastmans C (2018) Quelles sont les expériences et perceptions des personnes âgées à l’égard des robots d’assistance sociale dans les soins aux personnes âgées ? Une revue systématique des données probantes qualitatives. Aging and Mental Health 22 :149–67
  • 18
    Martinet M (2010) Les soins de soutien au développement, une invitation à l’interaction. Revue Soins pédiatrie-puériculture 256 :16–8

Mots-clés éditeurs : représentation, sensorialité, disponibilité, régulation tonique, développement cognitif, développement moteur, temps, dialogue tonique, connaissance de soi, sensori-motricité

Mise en ligne 01/04/2021

https://doi.org/10.3166/rmp-2019-0051

Notes

  • [1]
    Les travaux en lien avec la théorie de l’attachement ont bien montré que les enfants qui avaient bénéficié précocement de disponibilité précoce et durable devenaient des enfants puis des adultes plus autonomes, moins prompts à se désorganiser que ceux qui n’en avaient pas bénéficié.
  • [2]
    « Images, figures, signes par lesquels une personne peut s’évoquer elle-même comme un objet sensible du milieu (Larousse). Nous nous intéresserons surtout au processus, à la représentation au sens dynamique du terme. Pour parler des conséquences de ce processus, nous retiendrons ici comme équivalents les termes de « représentations » (au singulier ou au pluriel), d’« objets de connaissance » (Bullinger) ou d’« objets internes ».
  • [3]
    Le terme est d’A. Bullinger qui entend par là tous les gradients de matière et d’énergie (gravitation, lumière, sons, pressions, molécules odorantes…) présents dans notre environnement que nos organismes peuvent capter grâce à des surfaces sensibles.
  • [4]
    Au sens où l’entendait K. Popper pour qui l’essentiel de la démarche scientifique était de problématiser, de questionner le réel et de le transformer en problèmes. L’histoire des sciences montre que cette démarche est d’autant moins spontanée que les aspects du réel qu’il y aurait lieu d’interroger ont été structurants à l’égard de ce que nous sommes.
  • [5]
    On remarquera qu’en psychiatrie la tarification des soins est toujours à la peine, sauf là où les soins ont perdu leur spécificité d’aide à la personne et se résument à leur part chimiothérapique visant à modifier le fonctionnement d’un organisme.
  • [6]
    Cet aspect qu’on ne sait comment nommer revient à l’honneur aujourd’hui sous le nom de neurodéveloppement, avec ses avantages (nombreux) et ses risques (le dualisme encore : penser un pilote et l’intendance qui le sert).
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